CHAPITRE V
(QUELQUES EXPRESSIONS DE L'ÉSOTÉRISME ACTUEL)

ADDENDA

Écrits de Guénon où l’on souligne la différence entre Religion et Métaphysique
Les notes en bas de page à ce sujet sont incluses

- « On peut comprendre maintenant pourquoi nous disions précédemment qu'il est difficile d'appliquer rigoureusement le terme de religion en dehors de l'ensemble formé par le Judaïsme, le Christianisme et l'Islamisme, ce qui confirme la provenance spécifiquement judaïque de la conception que ce mot exprime actuellement. C'est que, partout ailleurs, les trois parties que nous venons de caractériser ne se trouvent pas réunies dans une même conception traditionnelle ; ainsi, en Chine, nous voyons le point de vue intellectuel et le point de vue social, d'ailleurs représentés par deux corps de tradition distincts, mais le point de vue moral est totalement absent, même de la tradition sociale. Dans l'Inde également, c'est ce même point de vue moral qui fait défaut : si la législation n'y est point religieuse comme dans l'Islam, c'est qu'elle est entièrement dépourvue de l'élément sentimental qui peut seul lui imprimer le caractère spécial de moralité ; quant à la doctrine, elle est purement intellectuelle, c'est-à-dire métaphysique, sans aucune trace non plus de cette forme sentimentale qui serait nécessaire pour lui donner le caractère d'un dogme religieux, et sans laquelle le rattachement d'une morale à un principe doctrinal est d'ailleurs tout à fait inconcevable. » (Introduction Générale à l'étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. IV: « Tradition et religion »).

- « Il serait probablement impossible d'assigner une date précise à ce changement qui fit du Christianisme une religion au sens propre du mot et une forme traditionnelle s'adressant à tous indistinctement ; mais ce qui est certain en tout cas, c'est qu'il était déjà un fait accompli à l'époque de Constantin et du Concile de Nicée, de sorte que celui-ci n'eut qu'à le 'sanctionner', si l'on peut dire, en inaugurant l'ère des formulations 'dogmatiques' destinées à constituer une présentation purement exotérique de la doctrine. » (Aperçus sur l'ésotérisme Chrétien, ch.: « Christianisme et Initiation » ).

- « D'autre part, il va de soi que le même enseignement doctrinal n'est pas compris au même degré par tous ceux qui le reçoivent ; parmi ceux-ci, il en est donc qui, en un certain sens, pénètrent l'ésotérisme, tandis que d'autres s'en tiennent à l'exotérisme parce que leur horizon intellectuel est plus limité » (L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. I: « Généralités sur le Vêdânta »).

- « .nous avons toujours eu le plus grand soin d'indiquer qu'une influence spirituelle intervient aussi bien dans les rites exotériques que dans les rites initiatiques, mais il va de soi que les effets qu'elle produit ne sauraient aucunement être du même ordre dans les deux cas, sans quoi la distinction même des deux domaines correspondants ne subsisterait plus. Nous ne comprenons pas davantage en quoi il serait inadmissible que l'influence qui opère par le moyen des sacrements chrétiens, après avoir agit tout d'abord dans l'ordre initiatique, ait ensuite, dans d'autres conditions et pour des raisons dépendant de ces conditions mêmes, fait descendre son action dans le domaine simplement religieux et exotérique, de telle sorte que ses effets ont été dès lors limités à certaines possibilités d'ordre exclusivement individuel, ayant pour terme le 'salut', et cela tout en conservant cependant, quant aux apparences extérieures, les mêmes supports rituels, parce que ceux-ci étaient d'institution christique et que sans eux il n'y aurait même plus eu de tradition proprement chrétienne. » (Aperçus sur l'ésotérisme Chrétien, ch.: « Christianisme et Initiation »).

- « S'il y avait encore une initiation virtuelle, comme certains l'ont envisagé dans les objections qu'ils nous ont faites, et si par conséquent ceux qui ont reçu les sacrements chrétiens, ou même le seul baptême, n'avaient dès lors nul besoin de rechercher une autre forme d'initiation quelle qu'elle soit, comment pourrait-on expliquer l'existence d'organisations initiatiques spécifiquement chrétiennes, telles qu'il y en eut incontestablement pendant tout le moyen âge, et quelle pourrait bien être alors leur raison d'être, puisque leurs rites particuliers feraient en quelque sorte double emploi avec les rites ordinaires du Christianisme ? On dira que ceux-ci constituent ou représentent seulement une initiation aux 'petits mystères', de sorte que la recherche d'une autre initiation se serait imposée à ceux qui auraient voulu aller plus loin et accéder aux 'grands mystères' ; mais, outre qu'il est fort invraisemblable, pour ne pas dire plus, que tous ceux qui entrèrent dans les organisations dont il s'agit aient été prêts à aborder ce domaine, il y a contre une telle supposition un fait décisif : c'est l'existence de l'hermétisme chrétien, puisque, par définition même, l'hermétisme relève précisément des 'petits mystères' ; et nous ne parlons pas des initiations de métier, qui se rapportent aussi à ce même domaine, et qui, même dans les cas où elles ne peuvent être dites spécifiquement chrétiennes, n'en requéraient pas moins de leurs membres, dans un milieu chrétien, la pratique de l'exotérisme correspondant.  » (Ibid.).

- « Parmi ces écoles auxquelles nous venons de faire allusion, nous pouvons mentionner comme exemple les alchimistes, dont la doctrine était surtout d'ordre cosmologique ; mais, d'ailleurs, la cosmologie doit toujours avoir pour fondement un certain ensemble plus ou moins étendu de conceptions métaphysiques. On pourrait dire que les symboles contenus dans les écrits alchimiques constituent ici l'exotérisme, tandis que leur interprétation réservée constituait l'ésotérisme ... ». (Introduction Générale à l'étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. IX: « Exotérisme et ésotérisme »).

- « C'est très exactement à ce point que s'arrêtent les conceptions que l'on peut dire proprement religieuses, qui se réfèrent toujours à des extensions de l'individualité humaine, de sorte que les états qu'elles permettent d'atteindre doivent forcément conserver quelque rapport avec le monde manifesté, même quand ils le dépassent, et ne sont point ces états transcendants auxquels il n'est pas d'autre accès que par la Connaissance métaphysique pure. » (L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI: « Le 'voyage divin' de l'être en voie de libération »).

- « Nous venons de voir qu'il y a des cas où la distinction des deux domaines exotérique et ésotérique n'apparaît pas comme absolument tranchée, du fait même de la façon particulière dont sont constituées certaines formes et qui établit une sorte de continuité entre l'un et l'autre ; par contre, il est d'autres cas où cette distinction est parfaitement nette, et il en est notamment ainsi lorsque l'exotérisme revêt la forme spécifiquement religieuse. » (Aperçus sur l'Initiation, ch. XXIV: « La prière et l'incantation »).

- « Une tradition vraiment initiatique ne peut pas être 'hétérodoxe' ; la qualifier ainsi, c'est renverser le rapport normal et hiérarchique entre l'intérieur et l'extérieur. L'ésotérisme n'est pas contraire à l' 'orthodoxie', même entendue simplement au sens religieux ; il est au-dessus ou au-delà du point de vue religieux, ce qui, évidemment, n'est pas du tout la même chose ; et, en fait, l'accusation injustifiée d' 'hérésie' ne fut souvent qu'un moyen commode pour se débarrasser de gens qui pouvaient être gênants pour de tout autres motifs.  » (Aperçus sur l'ésotérisme Chrétien, ch.: « Le langage secret de Dante et des 'Fidèles d'Amour', II »).

- « Toute connaissance que l'on peut dire vraiment initiatique résulte d'une communication établie consciemment avec les états supérieurs ; et c'est à une telle communication que se rapportent nettement, si on les entend dans leur sens véritable et sans tenir compte de l'abus qui en est fait trop souvent dans le langage ordinaire de notre époque, des termes comme ceux d' 'inspiration' et de 'révélation' »* (Aperçus sur l'Initiation, ch. XXXII: « Les limites du mental ».)

En note au bas de page :

* « Ces deux mots désignent au fond la même chose, envisagée sous deux points de vue quelque peu différents: ce qui est 'inspiration' pour l'être même qui le reçoit devient 'révélation' pour les autres êtres à qui il le transmet, dans la mesure où cela est possible en le manifestant extérieurement par un mode d'expression quelconque. »

*

- « Tout cela, d'ailleurs, ne nous empêche pas d'admettre que les conceptions religieuses sont susceptibles d'une transposition par laquelle elles reçoivent un sens supérieur et plus profond, et cela parce que ce sens est aussi dans les Écritures sacrées sur lesquelles elles reposent ; mais, par une telle transposition, elles perdent leur caractère spécifiquement religieux, parce que ce caractère est attaché à certaines limitations, hors desquelles on est dans l'ordre métaphysique pur. D'autre part, une doctrine traditionnelle qui, comme la doctrine hindoue, ne se place pas au point de vue des religions occidentales, n'en reconnaît pas moins l'existence des états qui sont envisagés plus spécialement par ces dernières, et il doit forcément en être ainsi, dès lors que ces états sont effectivement des possibilités de l'être ; mais elle ne peut leur accorder une importance égale à celle que leur donnent les doctrines qui ne vont pas au-delà (la perspective, si l'on peut dire, changeant avec le point de vue), et, parce qu'elle les dépasse, elle les situe à leur place exacte dans la hiérarchie totale. » (L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI: « Le 'voyage divin' de l'être en voie de libération »).

- « Un des points des plus importants est celui-ci : l'action, quelle qu'elle soit, ne peut aucunement libérer de l'action ; en d'autres termes, elle ne saurait porter de fruits qu'à l'intérieur de son propre domaine, qui est celui de l'individualité humaine. Ainsi, ce n'est pas par l'action qu'il est possible de dépasser l'individualité, envisagée d'ailleurs ici dans son extension intégrale, car nous ne prétendons nullement que les conséquences de l'action se limitent à la seule modalité corporelle ; on peut appliquer à cet égard ce que nous avons dit précédemment à propos de la vie, qui est effectivement inséparable de l'action. De là, il résulte immédiatement que le «salut », au sens religieux où les Occidentaux entendent ce mot, étant le fruit de certaines actions, ne peut être assimilé à la Délivrance ; et il est d'autant plus nécessaire de le déclarer expressément et d'y insister que la confusion entre l'un et l'autre est constamment commise par les orientalistes. » (Ibid., ch. XXII: « La Libération finale »).

- « Métaphysique et religion ne sont pas et ne seront jamais sur le même plan; il résulte de là, d'ailleurs, qu'une doctrine purement métaphysique et une doctrine religieuse ne peuvent ni se faire concurrence ni entrer en conflit, puisque leurs domaines sont nettement différents. » (Orient et Occident, 2e partie, ch. IV: « Entente sans fusion »).

- « ... l'ésotérisme est essentiellement autre chose que la religion, et non pas la partie 'intérieure' d'une religion comme telle, même quand il prend sa base et son point d'appui dans celle-ci comme il arrive dans certaines formes traditionnelles, dans l'Islamisme par exemple* ; et l'initiation n'est pas non plus une sorte de religion spéciale réservée à une minorité, comme semblent se l'imaginer, par exemple, ceux qui parlent des mystères antiques en les qualifiant de 'religieux'. Il ne nous est pas possible de développer ici toutes les différences qui séparent les deux domaines religieux et initiatique, car, plus encore que lorsqu'il s'agissait seulement du domaine mystique qui n'est qu'une partie du premier, cela nous entraînerait assurément fort loin... ". (Aperçus sur l'Initiation, ch. III: « Erreurs diverses concernant l'initiation »).

En note au bas de page :

* « C'est pour bien marquer ceci et éviter toute équivoque qu'il convient de dire 'ésotérisme islamique' ou 'ésotérisme chrétien', et non pas, comme le font certains, 'Islamisme ésotérique' ou 'Christianisme ésotérique' ; il est facile de comprendre qu'il y a là plus qu'une simple nuance. »

*

- « Maintenant, on pourrait, pour plus de commodité, diviser les organisations traditionnelles en 'exotériques' et 'ésotériques', bien que ces deux termes, si on voulait les entendre dans leur sens le plus précis, ne s'appliquent peut-être pas partout avec une égale exactitude ; mais, pour ce que nous avons actuellement en vue, il nous suffira d'entendre par 'exotériques' les organisations qui, dans une certaine forme de civilisation, sont ouvertes à tous indistinctement, et par 'ésotériques' celles qui sont réservées à une élite, ou, en d'autres termes, où ne sont admis que ceux qui possèdent une 'qualification' particulière. Ces dernières sont proprement les organisations initiatiques ; quant aux autres, elles ne comprennent pas seulement les organisations spécifiquement religieuses, mais aussi, comme on le voit dans les civilisations orientales, des organisations sociales qui n'ont pas ce caractère religieux, tout en étant pareillement rattachées à un principe d'ordre supérieur, ce qui est dans tous les cas la condition indispensable pour qu'elles puissent être reconnues comme traditionnelles. D'ailleurs, comme nous n'avons pas à envisager ici les organisations exotériques en elles-mêmes, mais seulement pour comparer leur cas à celui des organisations ésotériques ou initiatiques, nous pouvons nous borner à la considération des organisations religieuses, parce que ce sont les seules de cet ordre qui soient connues en Occident, et qu'ainsi ce qui s'y rapporte sera plus immédiatement compréhensible. » (Ibid., ch. VIII: « De la transmission initiatique »).

- « Nous ferons remarquer ensuite que qui dit 'secte' dit nécessairement, par l'étymologie même du mot, scission ou division; et, effectivement, les 'sectes' sont bien des divisions engendrées, au sein d'une religion, par des divergences plus ou moins profondes entre ses membres. Par conséquent, les 'sectes' sont forcément multiplicité, et leur existence implique un éloignement, dut principe, dont l'ésotérisme est au contraire, par sa nature même, plus proche que la religion et plus généralement l'exotérisme, même exempts de toute déviation. C'est en effet par l'ésotérisme que s'unifient toutes les doctrines traditionnelles, au-delà des différences, d'ailleurs nécessaires. dans, leur ordre propre, de leurs formes extérieures ; et, à ce point de vue, non seulement les organisations initiatiques ne sont point des 'sectes', mais elles en sont même exactement le contraire. »

« En outre, les 'sectes', schismes ou hérésies, apparaissent toujours comme dérivées d'une religion donnée, dans laquelle elles ont pris naissance, et dont elles sont pour ainsi dire comme des branches irrégulières. Au contraire, l'ésotérisme ne peut aucunement être dérivé de la religion ; là même où il la prend pour support, en tant que moyen d'expression et de réalisation, il ne fait pas autre chose que de la relier effectivement à son principe, et il représente en réalité, par rapport à elle, la Tradition antérieure à toutes les formes extérieures particulières, religieuses ou autres. L'intérieur ne peut être produit par l'extérieur, non plus que le centre par la circonférence, ni le supérieur par l'inférieur, non plus que l'esprit par le corps ; les influences qui président aux organisations traditionnelles vont toujours en descendant et ne remontent jamais, pas plus qu'un fleuve ne remonte vers sa source. Prétendre que l'initiation pourrait être issue de la religion, et à plus forte raison d'une 'secte', c'est renverser tous les rapports normaux qui résultent de la nature même des choses * ; et l'ésotérisme est véritablement, par rapport à l'exotérisme religieux, ce qu'est l'esprit par rapport au corps, si bien que, lorsqu'une religion a perdu tout point de contact avec l'ésotérisme **, il n'y reste plus que 'lettre morte' et formalisme incompris, car ce qui la vivifiait, c'était la communication effective avec le centre spirituel du monde, et celle-ci ne peut être établie et maintenue consciemment que par l'ésotérisme et par la présence d'une organisation initiatique véritable et régulière. »

« Maintenant, pour expliquer comment la confusion que nous nous attachons à dissiper a pu se présenter avec assez d'apparence de raison pour se faire accepter d'un assez grand nombre de ceux qui n'envisagent les choses que du dehors, il faut dire ceci : il semble bien que, dans quelques cas, des 'sectes' religieuses aient pu prendre naissance du fait de la diffusion inconsidérée de fragments de doctrine ésotérique plus ou moins incomprise ; mais l'ésotérisme en lui-même ne saurait aucunement être rendu responsable de cette sorte de 'vulgarisation', ou de 'profanation' au sens étymologique du mot, qui est contraire à son essence même, et qui n'a jamais pu se produire qu'aux dépens de la pureté doctrinale. Il a fallu, pour que pareille chose ait lieu, que ceux qui recevaient de tels enseignements les comprissent assez mal, faute de préparation ou peut-être même de 'qualification', pour leur attribuer un caractère religieux qui les dénaturait entièrement : et l'erreur ne vient-elle pas toujours, en définitive, d'une incompréhension ou d'une déformation de la vérité? » (Ibid., ch. XI: « Organisations initiatiques et sectes religieuses »).

En notes au bas de page :

* « Une erreur similaire, mais encore aggravée, est commise par ceux qui voudraient faire sortir l'initiation de quelque chose de plus extérieur encore, comme une philosophie par exemple ; le monde exerce son influence 'invisible' sur le monde profane, ou indirectement, mais par contre, à part le cas anormal grave dégénérescence de certaines organisations, il ne saurait aucunement être influencé par celui-ci. »

** « Il faut bien remarquer que, quand nous disons 'point de contact' cela implique l'existence d'une limite commune aux deux domaines, et par laquelle s'établit leur communication, mais n'entraîne par là aucune confusion entre eux. »

*

- « Un autre point d'une importance capitale est le suivant : l'initiation, à quelque degré que ce soit, représente pour l'être qui l'a reçue une acquisition permanente, un état que, virtuellement ou effectivement, il a atteint une fois pour toutes, et. que rien désormais ne saurait lui enlever. Nous pouvons remarquer qu'il y a là encore une différence très nette avec les états mystiques, qui apparaissent comme quelque chose de passager et même de fugitif, dont l'être sort comme il y est entré, et qu'il peut même ne jamais retrouver, ce qui s'explique par le caractère 'phénoménique' de ces états, reçus du dehors, en quelque sorte, au lieu de procéder de l' 'intériorité' même de. l'être *. » (Ibid., cap. XV: « Des rites initiatiques »).

En note au bas de page :

* « Ceci touche à la question de la 'dualité' que maintient nécessairement le point de vue religieux, par là même qu'il se rapporte essentiellement à ce que la terminologie hindoue désigne comme le 'Non-Suprême'. »

*

- « En fait, les rites exotériques n'ont pas pour bout, comme les rites initiatiques, d'ouvrir à l'être certaines possibilités de connaissance, ce à quoi tous ne sauraient être aptes et, d'autre part, il est essentiel de remarquer que, bien que nécessairement ils fassent aussi appel à l'intervention d'un élément d'ordre supra-individuel, leur action n'est jamais destinée à dépasser le domaine de l'individualité. Ceci est très visible dans le cas des rites religieux, que nous pouvons prendre plus particulièrement pour terme de comparaison, parce qu'ils sont les seuls rites exotériques que connaisse actuellement l'Occident : toute religion se propose uniquement d'assurer le 'salut,' de ses adhérents, ce qui est une finalité relevant encore de l'ordre individuel, et, par définition en quelque sorte, son point de vue. ne s'étend pas au delà; les mystiques eux-mêmes n'envisagent toujours que le 'salut' et jamais la 'Délivrance', tandis que celle-ci est, au contraire, le but dernier et suprême de toute: initiation *. » (Ibid.).

En note au bas de page :

*« Si l'on dit que, suivant la distinction que nous préciserons plus loin, ceci n'est vrai que des 'grands mystères', nous répondrons que les 'petits mystères', qui s'arrêtent effectivement aux limites des possibilités humaines, ne constituent par rapport à ceux-ci qu'un stade préparatoire et ne sont pas à eux-mêmes leur propre fin, tandis que la religion se présente comme un tout qui se suffit et ne requiert aucun complément ultérieur. »

*

- « Nous avons dit précédemment que les rites religieux et les rites initiatiques sont d'ordre essentiellement différent et ne peuvent avoir le même but, ce qui résulte nécessairement de la distinction même des deux domaines exotérique et ésotérique auxquels ils se rapportent respectivement ; si des confusions se produisent entre les uns et les autres dans l'esprit de certains, elles sont dues avant tout à une méconnaissance de cette distinction, et elles peuvent l'être aussi, en partie, aux similitudes que ces rites présentent parfois malgré tout, au moins dans leurs formes extérieures, et qui peuvent tromper ceux qui n'observent les choses que 'du dehors'. Cependant, la distinction est parfaitement nette lorsqu'il s'agit des rites proprement religieux, qui sont d'ordre exotérique par définition même, et qui par conséquent ne devraient donner lieu à aucun doute ; mais il faut dire qu'elle peut l'être moins dans d'autres cas, comme celui d'une tradition où il n'y a pas de division en un exotérisme et un ésotérisme constituant comme deux aspects séparés, mais où il y a seulement des degrés divers de connaissance, la transition de l'un à l'autre pouvant être presque insensible, ainsi qu'il arrive notamment pour la tradition hindoue ; cette transition graduelle se traduira naturellement dans les rites correspondants, si bien que certains d'entre eux pourront présenter, à certains égards, un caractère en quelque sorte mixte ou intermédiaire. » (Ibid., cap. XXIII: « Sacrements et rites initiatiques »).

- « ... l'upanayana confère la qualité de dwija ou 'deux fois né' ; il est donc expressément désigné comme une 'seconde naissance', et l'on sait que, d'autre part, cette expression s'applique aussi en un sen s très précis à l'initiation. Il est vrai que le baptême chrétien, très différent d'ailleurs de l'upanayana à tout autre égard, est également une 'seconde naissance', et il est trop évident que ce rite n'a rien de commun avec une initiation ; mais comment se fait-il que le même terme 'technique' puisse être appliqué ainsi à la fois dans l'ordre des samskâras (y compris les sacrements) et dans l'ordre initiatique ? La vérité est que la 'seconde naissance', en elle-même et dans son sens tout à fait général, est proprement une régénération psychique (il faut faire bien attention, en effet, que c'est au domaine psychique qu'elle se réfère directement, et non pas au domaine spirituel, car ce serait alors une 'troisième naissance') ; mais cette régénération peut n'avoir que des effets uniquement psychiques eux-mêmes, c'est-à-dire limités à un ordre plus ou moins spécial de possibilités individuelles, ou elle peut, au contraire, être le point de départ d'une 'réalisation' d'ordre supérieur ; c'est seulement dans ce dernier cas qu'elle aura une portée proprement initiatique, tandis que, dans le premier, elle appartient au côté plus 'extérieur' des diverses formes traditionnelles, c'est-à-dire à celui auquel tous participent indistinctement *. » (Ibid.)

En note au bas de page :

* « La limitation des effets de la régénération accomplie en mode exotérique explique pourquoi elle ne peut en aucune façon tenir lieu de l'initiation ou en dispenser, bien que l'une et l'autre aient en commun le caractère de 'seconde naissance' entendu au sens le plus général. »

*

Et sur la Théologie:

- « ... et ce qu'elle [la question des rapports de la métaphysique et de la théologie] implique essentiellement est, au fond, une comparaison entre deux modes de pensée différents, la pensée métaphysique pure et la pensée spécifiquement religieuse. »

« Le point de vue métaphysique, avons-nous dit, est seul vraiment universel, donc illimité ; tout autre point (le vue est, par conséquent, plus ou moins spécialisé et astreint, par sa nature propre, à certaines limitations. . Maintenant, cette limitation essentielle, qui est d'ailleurs évidemment susceptible d'être plus ou moins étroite, existe même pour le point de vue théologique ; en d'autres termes, celui-ci est aussi un point de vue spécial.. Ces confusions n'ont pas manqué de se produire en fait, et elles ont pu aller jusqu'à un renversement des rapports qui devraient normalement exister entre la métaphysique et la théologie, puisque, même au moyen âge qui fut pourtant la seule époque où la civilisation occidentale reçut un développement vraiment intellectuel, il arriva que la métaphysique, ... fut conçue comme dépendante à l'égard de la théologie ; et, s'il put en être ainsi, ce ne fut que parce que la métaphysique, telle que l'envisageait la doctrine scolastique, était demeurée incomplète, de sorte qu'on ne pouvait se rendre compte pleinement de son caractère d'universalité, impliquant l'absence de toute limitation, puisqu'on ne la concevait effectivement que dans certaines limites, et qu'on ne soupçonnait même pas qu'il y eût encore au delà de ces limites une possibilité de conception. ... ... et il est certain que les Grecs, même dans la mesure où ils firent de la métaphysique vraie, auraient pu se tromper exactement de la même manière, si toutefois il y avait eu chez eux quelque chose qui correspondît à ce qu'est la théologie dans les religions judéo-chrétiennes ... ». (Introduction Générale à l'étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. VI: « Rapports de la métaphysique et de la théologie »).

- « L'influence de l'élément sentimental porte évidemment atteinte à la pureté intellectuelle de la doctrine, et elle marque en somme, il faut bien le dire, une déchéance par rapport à la pensée métaphysique ... ». « Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai que le sentiment n'est que relativité et contingence, et qu'une doctrine qui s'adresse à lui et sur laquelle il réagit ne peut être elle-même que relative et contingente ; et ceci peut s'observer particulièrement à l'égard dit besoin de 'consolations' auquel répond, pour une large part, le point de vue religieux. La vérité, en elle-même, n'a point à être consolante ; si quelqu'un la trouve telle, c'est tant mieux pour lui, certes, mais la consolation qu'il éprouve ne vient pas de la doctrine, elle ne vient que de lui-même et des dispositions particulières de sa propre sentimentalité. Au contraire, une doctrine qui s'adapte aux exigences de l'être sentimental, et qui doit donc se revêtir elle-même d'une forme sentimentale, ne peut plus être dès lors identifiée à la vérité absolue et totale ; l'altération profonde que produit en elle l'entrée d'un principe consolateur est corrélative d'une défaillance intellectuelle de la collectivité humaine à laquelle elle s'adresse. D'un autre côté, c'est de là que naît la diversité foncière des dogmes religieux, entraînant leur incompatibilité, car, au lieu que l'intelligence est une, et que la vérité, dans toute la mesure où elle est comprise, ne peut l'être que d'une façon, la sentimentalité est diverse, ,,et la religion qui tend à la satisfaire devra s'efforcer de s'adapter formellement le mieux possible à ses modes multiples qui sont différents et variables suivant les races et les époques. » (Ibid.).

- « ... l'universel ne saurait s'enfermer tout entier dam un point de vue spécial, non plus que dans une forme quelconque, ce qui est d'ailleurs la même chose au fond. Même pour les vérités qui peuvent recevoir la traduction dont il s'agit, cette traduction, comme toute autre formulation, n'est jamais forcément qu'incomplète et partielle, et ce qu'elle laisse en dehors d'elle mesure précisément tout ce qui sépare le point de vue de la théologie de celui de la métaphysique pure. Ceci pourrait être appuyé par de nombreux exemples ; mais ces exemples eux-mêmes, pour être compris, présupposeraient des développements doctrinaux que nous ne saurions songer à entreprendre ici : telle serait, pour nous borner à citer un cas typique parmi bien d'autres, une comparaison instituée entre la conception métaphysique de la 'délivrance' dans la doctrine hindoue et la conception, théologique du 'salut' dans les religions occidentales, conceptions essentiellement différentes, que l'incompréhension de quelques orientalistes a pu seule chercher à assimiler, d'une manière d'ailleurs purement verbale. » (Ibid.).

- « Dans l'Islamisme, au contraire, la distinction des deux points de vue [religieux et métaphysique] est presque toujours très nette ; cette distinction permet de voir là mieux encore que partout ailleurs, par les rapports de l'exotérisme et de l'ésotérisme, comment, par la transposition métaphysique, les conceptions théologiques reçoivent un sens profond. » (Ibid., 2e p., ch. IX: « Ésotérisme et exotérisme »).

- « ... toute vérité théologique peut être transposée en termes métaphysiques, mais sans que là réciproque soit vraie, car il est des vérités métaphysiques qui ne sont pas susceptibles d'être traduites en termes théologiques. D'autre part, ce n'est jamais là qu'une correspondance, et non une identité ni même une équivalence ; la différence de langage marque une différence réelle de point de vue, et, dès lors que les choses ne sont pas envisagées sous le même aspect, elles ne relèvent plus du même domaine ; l'universalité, qui caractérise la métaphysique seule, ne se retrouve aucunement dans la théologie. » (L'Erreur spirite, ch. X: "La question du satanisme").

*

Il faut ajouter à tout ceci les citations assez nombreuses publiées dans SYMBOLOS Nș 9-10, 1995: « Brève sur la Nécessité de l’Exotérisme » qui constitue le chapitre précédent de ce livre, qui comprennent une lettre à Rodolfo Martinez Espinosa, ainsi que le contenu de lettres envoyées à Goffredo Pistoni également paru dans ce numéro (p. 309-321). Ajoutons également ce qu’il a écrit dans des lettres adressées à Basile Lovinescu et qui étaient encore inédites (Nș 17-18, 1999, lettres du 3-9-1935, 29-9-1935, etc.) et dans celle remise à Louis Caudron, d’Amiens, en avril 1935, qui dit textuellement : « Quant aux rites catholiques, il est très vrai que, bien qu'ils soient d'ordre uniquement religieux et non initiatique (et que dans les conditions présentes ils ne puisent plus même servir de base ou de point de départ pour une réalisation initiatique), les effets en sont bien loin d'être négligeables. Seulement, d'un autre côté, il ne faudrait pas risquer que cela devienne une entrave par rapport à des possibilités d'un autre ordre qui pourraient se présenter par la suite ; c'est là ce qui complique la question et me fait hésiter à y répondre d'une façon affirmative... ».

« En tout cas, il n'est pas douteux que les rites religieux en eux-mêmes et tant que rien d'autre ne vient s'y superposer, sont faits bien plutôt pour maintenir l'être dans les prolongements de l'état individuel que pour lui permettre de dépasser celui-ci. »

web analytics