CHAPITRE VII
AU SUJET DE RENÉ GUÉNON
(suite)
 

LE SENS CACHE DANS L'ŒUVRE DE RENE GUENON. Jean-Pierre Laurant. Ed. L'Age d'Homme, Lausanne 1975. 276 pp.

   Ce livre consacré à l’étude de la pensée et l’œuvre de Guénon commence avec son enfance et sa jeunesse, et son auteur utilise la méthode historique, qui n’a pas de raison de contrarier mais qui peut au contraire enrichir les perspectives essentielles et verticales de l’œuvre de Guénon.

   L’insertion, dès les premières pages, d’un horoscope de Guénon et d’incidents et attitudes psychologiques de ses premières années et de sa jeunesse révèle une intention "d’humaniser" le personnage du métaphysicien français, ce qui ne relativise pour nous en aucune manière l’extraordinaire synthèse guénonienne et ses facultés de provoquer l’éveil intellectuel chez ses lecteurs, en fonction bien évidement des aptitudes (quelles qu’elles soient) de ces lecteurs. Ultérieurement, l’auteur commence à souligner les influences et les premières sources où Guénon s’abreuva, parmi lesquelles celle de son professeur de philosophie A. Leclère semble être l’une des plus importantes ; de notre côté, nous insistons de nouveau sur le fait que, pour nous, ces influences et références ne diminuent en rien son extraordinaire summa et sa fonction. L’on peut dire de même sur l’analyse de quelques poèmes de jeunesse et les fragments d’un roman entaché des influences occultistes de l’époque ;

   L’on peut même constater, à travers les thèmes et les titres dont traitent ces compositions littéraires, un intérêt profond pour les sujets ésotériques qui se manifeste pratiquement dès l’enfance. De fait, Guénon n’aborde pas seulement les thèmes ésotériques qu’ont traités des prédécesseurs comme F. de Rougemont, De Brière, F. Portal, St Yves d’Alveydre, etc., ou des contemporains, mais aussi les questions propres à l’ésotérisme occidental présent dans la Tradition Hermétique elle-même, et qui n’ont jamais cessé de se poser, avec plus ou moins de bonheur, comme c’est précisément le cas. J.-P. Laurant témoigne par ailleurs du passage de Guénon dans quelques-unes des institutions du milieu pseudo-spiritualiste de l’époque, qu’il finit par bien connaître, et qu’il rejettera et dénoncera par la suite, ce que reflètent clairement deux de ses œuvres, bien connues de nos lecteurs : L’Erreur Spirite et La Théosophie, Histoire d’une Religion, que Laurant résume dans le chapitre IV. Il résume également, dans le chapitre V, Orient et Occident et La Crise du Monde Moderne. Dans les chapitres VI et VII, il synthétise de nouveau correctement l’essentiel d’autres œuvres de Guénon, tout en donnant quelques informations intéressantes sur sa vie quotidienne, basées sur divers livres et documents. Nous devons reconnaître que ce travail de synthèse et tout à fait remarquable, bien que l’auteur, historien de profession, donne une importance particulière à la vision de la "philosophie de l’histoire" du métaphysicien français. L’existence de Guénon peut en quelque sorte être divisée en trois périodes : 1886-1912, 1912-1930, date de son départ définitif pour Le Caire et 1930-1951, année de sa mort. Laurant établit aussi, pour ainsi dire, cette division au cours de son livre, et le développement de la troisième période débute au chapitre IX de son travail. Les informations apportées ici sont nombreuses et d’un grand intérêt ; d’un côté, une synthèse de la pensée de Guénon, et de l’autre, un portrait de ce dernier dans son environnement quotidien, familier et d’une grande simplicité, ce qui conduisit Schuon à affirmer, après lui avoir rendu visite, que l’image de cet homme ne correspond en rien à son œuvre. Tout au long de cette étude, l’on peut constater le désir d’objectivité de J.-P. Laurant et reconnaître qu’il a atteint son but, malgré l’expression directe ou indirecte de ses idées.

   Quant à la lutte contre le Mal, qu’il mena toute sa vie et que certains ont pris pour un aspect paranoïaque de sa psychologie, il est évident que Guénon voyait chez ces entités concrètes qui l’incarnaient ­quelles qu’elles soient ou qu’il imagine­ l’immense bataille cosmique (à l’instar du chaman en transe) amplifiée par la période cyclique ­la fin du Kali Yuga­ qu’il devait vivre. Beaucoup de ce qu’il a écrit, surtout dans ses polémiques, n’est sans doute pas seulement le besoin de se défendre contre l’Adversaire, mais aussi les armes pour le repousser ; ce sont des malédictions (qui forment part de l’art de mal(mau)- dire) en parfaite corrélation avec les immenses bénédictions qu’il a apportées à ses lecteurs.

   Le dixième et dernier chapitre parachève le livre et donne tout son sens à cette investigation qui obéit jusqu’au bout à des principes d’objectivité et de bon sens, car tout en constatant les nombreux mérites de l’œuvre de Guénon ­réellement fondamentaux et décisifs pour nous comme pour beaucoup d’autres­, il est fait mention de ses parties obscures et complexes ainsi que de certaines attitudes du métaphysicien français. Ainsi, la négation du christianisme, et non pas de la religion et de l’Église Romaine, comme voie d’accès à la Connaissance, en oubliant le personnage de Jésus et le Nouveau Testament, qui prend sa source dans l’Ancien ; en omettant l’œuvre anonyme des monastères, comme c’est encore le cas de nos jours pour les bénédictins dans plusieurs parties du monde, et les grands écrivains chrétiens qui forment cette Tradition (les Apocryphes, Origène et Clément d’Alexandrie, saint Grégoire de Nazianze, Maxime Le Confesseur, saint Denis l’Aréopagite, Maître Eckhart et les mystiques de Munich, Jacob Böhme, Nicolas de Cusa, Angelus Silesius, etc.) ; lorsqu’il affirme qu’en Italie, le rattachement traditionnel ne s’est pas perdu de Pythagore à Virgile et de Virgile à Dante, et qu’il ne s’obtiendrait apparemment que par une initiation officialisée qui, semble-t-il, n’existe plus depuis le Moyen Âge, ou sur le mont Athos où l’on pourrait peut-être obtenir les « instructions techniques » (sic) nécessaires, ou dans l’acceptation du métissage de plusieurs formes traditionnelles, ou lorsqu’il déclare que l’on peut être rattaché à plusieurs organisations traditionnelles si elles ne sont pas incompatibles entre elles, ou encore pire, lorsqu’il cite inexplicablement à ce sujet une désagréable sentence qui dit que « deux précautions valent mieux qu’une ».

   Il faut d’autre part noter que beaucoup des lettres qui expriment ce genre de choses sont datées d’après 1946, lorsque F. Schuon décide de se séparer officiellement de Guénon. Toutes sortes d’antagonismes se créent alors entre ceux qui avait pris Guénon comme guide, s’accroissent après sa mort et subsistent encore de nos jours. La diaspora s’accentue entre les plus anciens collaborateurs d’Études Traditionnelles et s’il n’y a pas de continuation de l’œuvre de Guénon c’est qu’il n’existe pas de consensus à suivre pour le faire. J.-P. Laurant affirme sur ce point que « Guénon lui-même (...) a engendré la confusion parmi ses continuateurs », phrase avec laquelle nous sommes d’accord.

   Beaucoup d’autres sujets sont abordés dans ce chapitre où l’on trouve aussi bien la narration des derniers instants du maître français que des objections à son œuvre, en passant par quelques détails touchant la dernière partie de son existence et celle de certains de ses proches. L’impossibilité d’institutionnaliser l’œuvre guénonienne est mise en avant avec raison, et l’on souligne surtout qu’il a ouvert une voie de compréhension "globale", opérante dans nos instances intérieures et qui provoque, grâce à un choc, l’ouverture d’une source de création. C’est peut-être le meilleur livre sur Guénon et il mériterait d’être enfin traduit en espagnol.


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RENE GUENON, TEMOIN DE LA TRADITION. Jean Robin. Guy Trédaniel. Paris 1978. 353 pp.

   Dans l’article précédent nous émettions la possibilité d’éditer en espagnol le livre soumis à examen ; nous pourrions de même recommander aux éditeurs qui se consacrent à l’ésotérisme la publication de ce livre de Jean Robin, car tous deux sont les meilleures études sur Guénon qui, comme nos lecteurs le savent bien, est considéré comme le plus grand métaphysicien du XXe siècle, ce dont témoigne l’ensemble de son œuvre. Et ce sont précisément ces ceux ouvrages qui ont le plus respecté et exposé la pensée de Guénon et, corrélativement, le parcours existentiel et intellectuel de son auteur. D’autre part, les deux livres sont équilibrés, objectifs et bien documentés, avec une grande quantité d’information obtenue de ses textes et de son abondante correspondance, traitée de façon lucide et amène. Il y a cependant entre eux une grande différence, que Jean Robin se charge de préciser dès le départ : tandis que Laurant utilise une méthode historique, qui semblerait relativiser la pensée de Guénon en fonction des influences qu’il aurait pu recevoir de son milieu et de son caractère, ainsi que d’autres auteurs, Robin considère que le personnage du grand métaphysicien français est providentiel pour son époque, et que sa fonction transcende n’importe quelle étiquette puisque Guénon incarne pour son temps une détermination de type céleste et vertical, idée qu’il développe tout au long de son étude et qu’il partage avec Michel Vâlsan.

   La chose nous semble néanmoins plus simple, car nous considérons que les deux façons de voir ne sont pas incompatibles mais complémentaires, comme la verticalité et l’horizontalité, comme l’éternité et l’histoire ; outre cela, les différents niveaux de lecture d’une chose, d’un phénomène, d’un être, c’est-à-dire d’un symbole, se superposent sans la moindre difficulté et sans nécessité de l’affecter, et Guénon lui-même précise que les différents degrés, ou plans, de l’Être Universel n’ont pas de raison de s’exclure ­comme le fait le monde moderne­ mais sont au contraire simultanés et en parfaite harmonie ; du temps de Platon, l’on déclare déjà que le temps ­et tout ce qu’il marque­ est une image mouvante de l’éternité. Ainsi l’existence mouvementée, paradoxale, psychosomatique et intellectuelle de R. G. a aussi une raison d’être, un destin manifeste, bien que nous ne sachions pas exactement lequel dans ses formes les plus anecdotiques, évidement de moindre importance en regard de sa pensée et son message, qui sont la raison de l’attrait de ses œuvres pour d’innombrables lecteurs qualifiés qui s’y sont abondamment abreuvés. Nous jugeons quant à nous, qu’une surestimation du métaphysicien peut conduire à le croire infaillible, alors que, d’un autre côté, une humanisation exagérée de sa personnalité peut l’assimiler à tout autre produit de ce siècle, situation qui n’est pas nouvelle et qui a accompagné tous les grands personnages ayant divulgué la Science Sacrée, et encore plus lorsque l’on tient compte du paradoxe que représente la Manifestation Universelle.

   Les quatre premiers chapitres, représentant le tiers du livre qui en contient douze, développent progressivement un point de vue sur Guénon et son œuvre d’un intérêt singulier, qui exprime de nombreuses précisions sur sa pensée, fondées autant sur ses écrits que sur sa correspondance ou sur les opinions émises par des personnages de l’époque ayant été en contact direct avec lui ; sont examinés de même divers éléments non compris dans d’autres études mais les complétant. Dans le chapitre V, intitulé L’Initiation, sont exposés différents points de l’œuvre de Guénon sur le sujet qui ont été mentionnés aussi par d’autres herméneutiques et que leur appartenance au discours même de Guénon rend particulièrement intéressants. Plus loin, un point appartenant au même thème est abordé sur lequel nous souhaitons insister : il s’agit de la pseudo-initiation et la contre-initiation. Dans le chapitre L’Adversaire, l’auteur s’étend sur certains concepts appartenant à la pseudo-initiation et la contre-initiation ; nous devons confesser que ces termes, créés par Guénon lui-même, n’ont pas éveillé en nous un grand intérêt, vu que le premier est une déviation qui concerne un grand nombre de gens qui, de fait, ne savent pas distinguer le vrai du faux dans leur forme la plus élémentaire, et pour lesquels on ne peut absolument rien faire car, tout simplement, "ça ne leur rentre pas", ce qui en langage de Guénon équivaut à n’être pas qualifiés. Quant au second, nous avons toujours évité le sujet, car ce serait une façon bien simple de discréditer l’adversaire en lui attribuant l’étiquette de contre-initiatique, tout comme il pourrait le faire à notre encontre, sans que rien n’en devienne plus clair pour autant. D’un autre côté, dans un monde comme celui où nous vivons, tout est contre-initiatique, raison pour laquelle certains agents de cette attitude ne nous semblent pas assez important pour leur accorder une attention qu’ils ne méritent pas et qui pourrait même déboucher sur une paranoïa. Cependant, certains faits étant survenus dans notre entourage et ayant un rapport étroit avec une loge qui travaillait depuis des années de façon traditionnelle, nous ont amenés à la conclusion que ceux qui souhaitaient sa destruction ou sa dissolution, en s’en emparant et en la dénaturant, répondaient justement au qualificatif de contre-initiatique. En effet, certains éléments de cet acabit tentèrent de manipuler la Connaissance et même l’opportunité de l’Initiation au bénéfice de leurs intérêts personnels. D’autres se décidèrent pour une lecture fragmentaire de Guénon et, se basant sur ce qu’ils supposaient être "l’orthodoxie", s’attaquèrent au vénérable et aux past-master de leur loge, non en utilisant leur grade, puisqu’ils n’étaient que simples apprentis tout juste agréés, mais leur docte ignorance et leurs préjugés démocratiques ; de simples agitateurs aux prétentions révolutionnaires appliquées à tort à la métaphysique et à la hiérarchie de la Connaissance.

   Ainsi, les appelés au sommet doivent connaître ces agents ­conscients, plus ou moins conscients, ou inconscients­ de la contre-tradition et, au lieu de simplement les accueillir, opérer une sélection exhaustive ­quoique ceux dont nous parlons n’aient atteint aucun de leurs objectifs­ pour le bien de leur Ordre d’appartenance, dont il doivent préserver la pureté en le protégeant de ces professionnels du chaos, qui peuvent arriver à former des bandes organisées et s’allier entre eux (même si leurs intérêts sont diamétralement opposés) dans le but d’empêcher le déroulement normal d’une expression initiatique traditionnelle et de réguler celle qu’ils souhaitent vainement manipuler afin de la détruire. « Seth-Typhon, symbole de la contre-initiation, se présente avant tout, naturellement, comme l'adversaire de l'initiation... et de ceux qui la représentent, à quelque titre que ce soit » nous dit Jean Robin, après nous avoir appris que Guénon lui-même fut victime des attaques de ces entités durant toute sa vie, parfois physiquement.

   Dans le chapitre appelé Le Sheikh Abdel Wahed Yahia, l’auteur nous dit : : « L'Islam lui-même ne sera donc pas épargné, et rien ne sera sauvé de sa structure exotérique, seul son ' noyau ' ésotérique étant préservé. D'ailleurs, les commentateurs musulmans autorisés sont unanimes à voir dans la Seconde Venue de Jésus une restauration de l'Islam. C'est donc seulement après la destruction du royaume de l'Antéchrist, et dans une perspective proprement eschatologique, que se manifestera ‘concrètement’ l'aspect universel de cette tradition, prédisposée par l'économie providentielle à servir d'arche pour l'ésotérisme des autres formes traditionnelles. »

   « On s'interrogera peut-être sur la nécessité d'un tel ‘support’, puisque aussi bien toutes les traditions doivent, d'une manière ou d'une autre, se remanifester. C'est qu'en fait, cette mise en lumière de l'aspect intérieur de toutes les formes ­ puisqu'il n'est rien de caché qui ne doive être révélé ­ ne pourra avoir lieu que dans un ‘cadre’ unique; car, ‘il n'y aura qu'un seul troupeau, un seul pasteur’ (Saint Jean X, 16). Mais ne s'agirait-il pas alors, tout simplement, de la remanifestation de la Tradition primordiale en tant que telle ? »

   Dans une autre partie du livre, il nous parle d’un thème particulièrement important : celui des Afrâd et de El Khidr, et cite deux lettres écrites par Guénon à Coomaraswamy à la suite de la publication par ce dernier d’une étude sur Khwajâ Kadir, appelé en Islam Seyidna El Khidr. L’on sait que la fonction de El Khidr est celle de Maître des Afrâd, qui sont ces êtres d’exception s’étant initiés ­pour diverses raisons­ individuellement, sans gourou visible, que l’on appelle les solitaires. En effet, les Afrâd ont reçu leur Connaissance directement, par le biais de leur intuition intellectuelle, sans opportunité d’initiation effective, et ne sont donc pas sous la juridiction du Qutb, ne sont pas dépendants du Pôle, et leur fonction est donc indéterminée, liée à l’apparition du maître intérieur et de la réalité essentielle transcendantale, ce qui pourrait ­comme le suggère Robin­ avoir été le cas de Guénon qui ne souhaite pas traiter le sujet personnellement puisque, ainsi qu’il en informe Coomaraswamy, tout ceci le touche de très près.

   Enfin, J. Robin souligne le thème important de Agartha, et le Roi du Monde, et termine avec la doctrine des cycles selon la Tradition Hindoue, amplement expliquée par Guénon et très respectueusement exposée et appliquée à notre temps par l’auteur.

   Il est évident que ce compte-rendu est un peu court en regard du vaste programme traité par Jean Robin, car son travail nous propose un "voyage" en quelque sorte analogue à l’œuvre de Guénon. Néanmoins, l’auteur développe par la suite certains points en germe dans ce livre, et les aborde d’une façon assez personnelle, donc problématique ; et, quoiqu’ils soient discutables, ils n’en sont pas moins possibles, ce qui pour certains outrepasse l’authentique pensée "guénonienne", bien que certaines insinuations de Guénon sur d’obscurs topiques pourraient ouvrir la voie à ce genre de développement. Mais ils ont pour nous une importance secondaire par rapport au gros de l’œuvre, et il y a bien une raison pour qu’ils n’aient pas été longuement et clairement traités par le sheikh Abdel Wahed Yahia.


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ESOTERISME ET CHRISTIANISME AUTOUR DE RENE GUENON. Marie-France James. Préface de J.-A. Cuttat. Nouvelles Editions Latines. Paris 1981. 479 pp.

   L’auteur de ce travail, catholique pratiquante, canadienne de Montréal, a fait sa thèse sur René Guénon, et en partie sur son œuvre. La photographie reproduite dans le livre nous présente une dame d’âge mûr. Nous signalons cette futilité parce que le portrait nous a ramené soudainement dans une atmosphère familière, celle du néothomisme catholique et des événements pré et post-conciliaires antérieurs à la Théologie de la libération, ou, par euphémisme, celle que Rome soutient aujourd’hui en tant que Anthropologie de la libération. En effet, au sein d’une ambiance de préjugés, provinciale si l’on veut, ou du moins complètement fermée, circonspecte, peut-être esthète selon les conceptions de la beauté de Paul Claudel et le jeune dynamisme, peut-être alors un tant soit peu "libérale", mais en tout cas néo-officielle de Jacques Maritain et de sa femme Raïssa, et le certificat religieux de Garrigou Lagrange, prêtre du néothomisme, l’auteur expose le fruit de ses investigations en 479 folios. Dès les premières pages, les préjugés contre la Maçonnerie, et aussi l’Islam, sont évidents, il semblerait même que les doctrines orientales sont considérées comme "suspectes", ainsi que tout ce qui n’est pas le catholicisme et le néothomisme comme doctrine officielle de l’Église, ce qui était, certes, la pensée théologico-religieuse de la première moitié de ce siècle, période qui correspond par ailleurs aux activités de Guénon et son œuvre, et que l’auteur prend pour objet de son étude.

   Mais, en raison de son attitude conditionnée d’emblée, elle est capable d’affirmer que les catholiques d’alors, malgré que quelques-uns aient pu être abusés par Guénon, restèrent vigilants, comme elle l’est sûrement elle-même, ainsi qu’ il apparaît dans la suite du livre.

   « Mais les plus perspicaces n'ont pas été dupes longtemps ­ sinon jamais ­ de l'orientation fondamentale de l’œuvre et du projet guénoniens qui tendaient á rien de moins qu’à relativiser la personne du Christ et la radicale nouveauté de la Révélation judéo-chrétienne et á réinterpréter la doctrine et la tradition chrétiennes á la lumière des principes ésotéro-ocultistes. » (page 15).

   D’un point de vue historique, elle a réalisé un louable travail qui apporte une grande quantité de matériel documentaire, où l’on remarque de nombreuses lettres et communications personnelles, inédites jusqu’à cet ouvrage, en particulier de la jeunesse de Guénon, son union avec les milieux ésotériques occidentaux et ses relations avec les milieux chrétiens français avant son installation définitive au Caire. Le livre se lit avec intérêt, ce qui n’est pas étonnant vu la grandeur du personnage sujet de la biographie, et les chemins étranges et inextricables de sa vie qui aboutissent à un Destin aussi Universel que Providentiel, malgré les efforts constants de James pour opacifier, amoindrir et salir ­si l’on peut dire­ le personnage de Guénon, auquel elle reconnaît néanmoins certains mérites généraux et intellectuels qui pourraient eux aussi être suspects d’une certaine manière, au point de présenter la nièce de Guénon, religieuse, témoignant qu’il négligea sa tante Berthe, son épouse, sur le point de mourir ; nous rappellerons seulement que cette nièce était comme une fille pour Guénon. Nous trouvons lassante sa façon astucieuse de tenter de diaboliser la figure du grand métaphysicien tout en opposant sa pensée à celle de l’Église de Rome, point sur lequel nous sommes d’ailleurs d’accord, tout comme avec le cardinal Daniélou qui, dans son œuvre Essai sur le Mystère de l’Histoire, dans le chapitre « Grandeur et faiblesse de René Guénon », établit clairement la différence entre la pensée de Guénon et celle de l’Église de Rome, en particulier sur ce qui se rapporte à l’historicité de Jésus-Dieu. La préface de J. A. Cuttat (Jean Thamar) est trop généreuse.

ESOTERISME, OCCULTISME, FRANC-MAÇONNERIE ET CHRISTIANISME AUX XIX ET XX SIECLES. Marie-France James. Nouvelles Editions Latines. Paris 1981. 268 pp.

   Cet ouvrage constitue un dictionnaire de biographies d’auteurs et personnages de cette époque. Le livre, sûrement construit à partir de fiches rassemblées durant les recherches préliminaires à l’œuvre commentée précédemment, sera peut-être plus utile et plus agréable à ceux qui connaissent la pensée guénonienne, car l’auteur n’y fait pratiquement pas de commentaires et produit ses brèves biographies de personnages extraordinaires en semblant presque ne pas s’apercevoir qu’ils le sont, d’une façon quasiment aussi linéaire que pratique pour ses lecteurs, tout en citant ses sources. La préface à ce précieux index, de la main d’Émile Poulat, est également intéressante et explicative.


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LES NOMBRES SACRÉS, DANS LA TRADITION PYTHAGORICIENNE MAÇONNIQUE. Arturo Reghini. Arché. Milano 1981. 217 pp.

   L’auteur énonce l’assimilation de la Franc-Maçonnerie avec la Tradition Hermétique, et de toutes deux avec la tradition pythagoricienne, dans la mesure où elles sont régies par les nombres et la géométrie, ce qui est évident dans la Maçonnerie. Il continue par un exposé magistral, en sept chapitres denses et synthétiques, de son point de vue en mettant tout particulièrement l’accent sur le sens des numéros et des figures géométriques et les propriétés immuables qui leur sont assignées suivant les pythagoriciens, et sur la totalité des traditions, y compris les plus archaïques, ajouterons-nous. Le développement est clair et retient toute l’attention, ouvrant des possibilités infinies à ceux qui captent correctement la symbolique qui s’y trouve enfermée, directement liée au potentiel de la cosmogonie et à l’étude de la forme cosmique comme support de méditation et de réalisation métaphysique.

   Il y a cependant d’autres éléments de ce livre que nous souhaitons aussi commenter. En effet, le travail est précédé d’un avant-propos de l’éditeur et dans son épilogue sont publiées plusieurs lettres de Guénon à Reghini. L’on peut voir que l’édition poursuit également un autre but : le désir légitime d’apparenter deux auteurs traditionnels contemporains qui furent, de fait, unis par la connaissance mutuelle de leurs œuvres et articles, ce dont l’on s’aperçoit au travers de leur relation épistolaire.

   Arturo Reghini est né à Florence, en Italie, le 12 novembre 1878, au sein d’une ancienne famille du cru ; intelligent et précoce, il ne tarda pas à développer une immense culture, et c’est ainsi qu’on peut le voir, dans sa jeunesse, fréquenter écrivains, artistes, philosophes et hommes de science parmi lesquels il se fait remarquer comme mathématicien et philologue, dans les cafés réservés à ces débats comme le Caffé delle Giube Rosse et le Paszkowski. Animant les cercles spirituels face au matérialisme qui s’imposait à la fin du XIXe siècle, il fonde la revue Bibliothèque Philosophique, suivie de Atanòr et Ignis. Maçon du 33ème degré, il tente de restaurer l’esprit maçonnique traditionnel dans plusieurs loges et même dans diverses sociétés ésotériques. Travailleur infatigable pour ses idées, il participe activement dans la société italienne et européenne de son temps. Son œuvre est vaste et remarquable (comme ses travaux sur Dante), souvent liée à des intérêts immédiats en raison de son caractère inquiet et de son travail de diffusion. Mais ses deux grandes œuvres sont : Pour une Restitution de la Géométrie Pythagoricienne suivie de Les Nombres Pythagoriciens, en sept volumes, encore inédits aujourd’hui et sur lesquels se base l’ouvrage que nous commentons.

   Le principal parallèle entre les activités et l’influence de Guénon et Reghini s’établit sur le fait que tous deux sont des représentants de la Philosophie Pérenne et des réformateurs, ou mieux, des "adaptateurs" de la Doctrine à leur temps. L’on pourrait également signaler leur profonde compréhension du symbolisme géométrique et arithmétique que Guénon met en évidence dans Le Symbolisme de La Croix et dans Les Principes du Calcul Infinitésimal, et tout au long de son discours. De là vient son intérêt démontré pour l’œuvre de Reghini ­chose peu fréquente chez lui­ et inversement, le profond respect de ce dernier pour l’œuvre guénonienne qui se révèle dans sa correspondance, au point de diffuser sa pensée en Italie parmi de nombreux amis et élèves, dont Julius Evola.



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