SYMBOLOS
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Art - Culture - Gnose

Cet étude n'a pas été inclus dans aucun des recueils posthumes de l'œuvre de R. Guénon : le travail fut écrit en 1921 pour La Revue de Philosophie, mais il n'y fut publié pas, ayant paru finalement dans les Etudes Traditionnelles (nos 429 a 431, Janvier-Juin 1972) par M. Vâlsan, grâce à l'amabilité de l'aîné des fils de l'auteur.
RENÉ GUÉNON
LES DUALITÉS COSMIQUES
(inédit dans ses livres)
 

Il arrive parfois, plus souvent même qu’on ne le croit communément, que les théories scientifiques les plus récentes rejoignent, par les conséquences qu’elles impliquent, certaines conceptions anciennes, généralement oubliées ou dédaignées pendant l’époque qui précéda immédiatement la nôtre, et qu’on s’obstine encore trop souvent à ignorer de parti pris. Ces rapprochements peuvent sembler étranges à certains esprits, et pourtant c’est là un fait, et un fait extrêmement important au point de vue de l’histoire dès idées ; si l’on en tenait compte autant qu’on le devrait, on pourrait être amené à modifier bien des conclusions. Pour nous, il n’y a pas d’idées véritablement nouvelles (nous ne parlons que des idées, bien entendu, et non de leurs applications pratiques), mais ce qui donne l’illusion de la nouveauté et de l’originalité, c’est que les mêmes idées ont pu, suivant les époques, être présentées sous des formes extrêmement diverses, pour s’adapter à des mentalités également différentes ; on pourrait dire que ce n’est pas ce qui est pensé qui varie, mais seulement la façon de le penser. C’est ainsi que, par exemple, la moderne « philosophie des sciences » finit par coïncider à certains égards avec l’ancienne « cosmologie », bien qu’elle ait un tout autre point de départ et qu’elle procède par une voie en quelque sorte inverse. Certes, il ne faudrait pas croire que, en partant des sciences, et surtout des sciences expérimentales, il soit possible d’atteindre le domaine de la métaphysique pure ; la distance est trop grande et la séparation est trop profonde ; mais on peut du moins pénétrer jusqu’à un certain point dans le domaine intermédiaire entre celui de la métaphysique et celui de la science au sens ou l’entendent les modernes, domaine qui était dans l’antiquité et au moyen âge, comme il l’est encore pour les Orientaux, celui de ce que nous appellerons les « sciences traditionnelles ». Ces sciences étaient traditionnelles surtout en ce qu’elles avaient, directement ou indirectement, un fondement d’ordre métaphysique, en ce qu’elles n’étaient en somme qu’une application des principes métaphysiques à tel ou tel point de vue plus ou moins spécial, et ce cas était notamment celui des spéculations cosmologiques ; il n’en est aucunement de même pour les conclusions philosophiques tirées des sciences actuelles, mais la coïncidence, quand elle se produit, n’en est que plus remarquable. Le point de vue des anciens était essentiellement synthétique ; celui des modernes, au contraire, apparaît comme analytique, et, s’il est susceptible de donner partiellement les mêmes résultats, ce n’est que par une voie beaucoup plus longue et comme détournée ; les conclusions en acquièrent-elles du moins plus de rigueur et de sûreté ? On le croit d’ordinaire, en raison du prestige qu’exerce sur les esprits la science dite positive ; cependant, il nous semble que l’origine inductive des conceptions dont il s’agit leur communique un caractère qui ne peut être que celui de simples hypothèses, alors que, dans l’autre cas, elles participaient de la certitude qui est inhérente à la métaphysique vraie ; mais celle-ci est devenue tellement étrangère à l’intellectualité occidentale moderne que, pour justifier cette assertion, il nous faudrait entrer dans de longs développements. Peu importe d’ailleurs ici, car notre intention n’est point de rechercher présentement la supériorité de l’un ou de l’autre des deux points de vue, mais seulement de signaler quelques-uns de ces rapprochements auxquels nous avons fait allusion en premier lieu, et cela a propos du récent livre de M. Emile Lasbax : Le problème du mal [1], qui contient des vues particulièrement intéressantes sous ce rapport.

Ce livre nous apparaît comme l’expression d’un très louable effort pour se dégager des cadres assez étroits de la philosophie classique, qu’on a grand tort de qualifier parfois de « traditionnelle », puisque, issue principalement de la « révolution cartésienne », elle s’est présenté dès son origine comme l’effet d’une rupture avec la tradition, on se rapproche donc de celle-ci, dans une certaine mesure, quand on s’éloigne de cette philosophie classique, et même dès qu’on se rend compte que la façon spéciale dont elle pose et traite les questions est loin d’être la seule possible. C’est là, précisément, ce que M. Lasbax nous parait avoir compris, et peut-être ne le doit-il pas uniquement au souci de renouveler la philosophie en s’inspirant de la science, car il n’est pas de ceux qui méprisent le passé d’autant plus qu’ils l’ignorent davantage ; nous ne saurions le suivre jusque dans ses conclusions, trop mystiques à notre gré, mais nous n’en sommes que plus à l’aise pour indiquer, en toute impartialité, le grand intérêt de quelques-uns des aperçus que contient son ouvrage.

Nous nous permettrons pourtant une observation préliminaire : M. Lasbax, qui se croit et s’affirme dualiste, l’est-il véritablement ? Il est permis d’en douter, quand on le voit déclarer, par exemple, que « le dualisme est une forme d’existence postérieure à l’unité primitive de l’être homogène et immortel ; l’unité est à l’origine, et la dualité n’est que dérivée, puisqu’elle résulte de la scission de l’être créé sous l’influence d’une volonté négative » (p. 372). Une doctrine pour laquelle la dualité n’est pas primitive ne saurait être qualifiée proprement de dualisme ; on n’est pas dualiste par cela seul qu’on admet une dualité, même si l’on se refuse à réduire l’un de ses termes à l’autre ; il est vrai que, dans ce dernier cas, on n’est pas moniste non plus, mais cela prouve simplement qu’il y a des conceptions auxquelles de semblables dénominations ne sont pas applicables : ce sont celles qui résolvent l’opposition apparente en l’intégrant dans un ordre supérieur. Il y a des doctrines de ce genre qu’on a l’habitude de dénaturer en les interprétant dans un sens dualiste, et c’est ce qui arrive notamment pour celle de Zoroastre, dont les Manichéens n’ont eu, semble-t-il, qu’une compréhension incomplète et grossière : Ahriman n’est pas « l’éternel ennemi » d’Ormuzd, et il ne suffit pas de dire qu’ « il doit être un jour définitivement vaincu » (p. 11) ; en réalité d’après l’Avesta, il doit être réconcilié dans l’unité du Principe suprême, appelé Akarana, mot qui signifie à la fois « sans cause » et « sans action », ce qui en fait très exactement l’équivalent du « non-agir » de la métaphysique extrême-orientale, ainsi que du Brahma neutre et « non qualifié » de la doctrine hindoue. D’ailleurs, ce n’est pas dans ces doctrines traditionnelles, d’une façon générale, qu’on peut trouver un dualisme véritable, mais seulement dans l’ordre des systèmes philosophiques : celui de Descartes en est le type, avec son opposition de l’esprit et de la matière qui ne souffre aucune conciliation, ni même aucune communication réelle entre ses deux termes.

Comme nous ne nous proposons pas d’entrer ici dans la discussion du dualisme, nous nous contenterons de dire ceci : on peut constater dans les choses, non pas seulement une dualité, mais bien des dualités multiples, et toute la question est en somme de situer exactement chacune de ces dualités dans l’ordre d’existence auquel elle se réfère et hors duquel elle n’aurait plus aucun sens. Maintenant, toutes ces dualités, qui peuvent être en multiplicité indéfinies, ne sont-elles finalement que des spécifications ou des modes d’une dualité unique, plus fondamentale que toutes les autres, et qui revêtirait des aspects divers suivant les domaines plus ou moins particuliers dans lesquels on l’envisage ? En tout cas, dans l’ordre métaphysique pur, il ne saurait plus y avoir aucune dualité, parce qu’on est au-delà de toute distinction contingente ; mais il peut y en avoir une dès qu’on se place au point de départ de l’existence, même considérée en dehors de toute modalité spéciale et dans l’extension la plus universelle dont elle soit susceptible.

M. Lasbax se représente la dualité, sous toutes ses formes, comme une lutte entre deux principes : c’est là une image qui, pour nous, ne correspond vraiment à la réalité que dans certains domaines, et qui, transportée au-delà de ses justes limites, risque fort de conduire à une conception tout anthropomorphique ; on ne le voit que trop quand les deux tendances en présence sont définies, en dernier ressort, comme l’expression de deux volontés contraires. Ce pourrait être là un symbolisme utile, mais rien de plus, et encore à la condition de ne pas en être dupe ; malheureusement, au lieu d’assigner simplement au point de vue psychologique sa place dans l’ordre cosmique, on tend à interpréter celui-ci psychologiquement. Nous voyons bien la raison d’une semblable attitude : c’est que le problème est ici posé en termes de bien et de mal, ce qui est un point de vue tout humain ; il en était déjà ainsi pour Platon lorsque, au Xe livre des Lois, il envisageait deux « âmes du monde », l’une bonne et l’autre mauvaise. C’est encore la même raison qui fait exagérer l’opposition entre les deux principes ou les deux tendances, au détriment de ce qu’on peut appeler leur complémentarisme : S’il s’agit de bien et de mal, on ne peut évidemment parler que de lutte et d’opposition ; et M. Lasbax va jusqu’à déclarer que, « à vrai dire, la complémentarité n’est qu’une illusion », et que « c’est sur l’opposition qu’il convient de mettre l’accent » (p. 369). Pourtant, si l’on se dégage des considérations morales, l’opposition n’existe que dans le domaine spécial de la dualité envisagée, et, du point de vue supérieur où elle est résolue et conciliée, ses deux termes ne peuvent plus se présenter que comme complémentaires ; c’est donc plutôt l’opposition qui nous apparaît comme illusoire, ou du moins comme appartenant à un degré moins profond de la réalité. La est une des grandes différences entre la position de M. Lasbax et celle des anciennes doctrines traditionnelles : c’est que celles-ci ne se préoccupaient point de fonder des « jugements de valeur » ; et, pour nous, de tels jugements n’ont de sens et de portée que pour l’être même qui les formule, parce qu’ils n’expriment que de simples appréciations purement subjectives ; nous nous tiendrons donc en dehors de ce point de vue de la « valeur », autant que nous le pourrons, dans les considérations qui vont suivre.

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M. Lasbax, disions-nous plus haut, n’a point le mépris du passé : non seulement il invoque volontiers, à l’appui de ses vues, les antiques traditions cosmogoniques de l’Orient, mais encore il lui arrive d’admettre la légitimité de spéculations dont il est de mode de ne parler que pour les tourner en dérision. C’est ainsi que, faisant allusion à la solidarité qui unit toutes les parties de l’Univers et aux rapports de l’humanité avec les astres, il déclare nettement que l’influence de ceux-ci sur celle-là est « si réelle que certains sociologues n’ont pas craint de créer, tant pour les sociétés animales que pour les sociétés humaines, une théorie exclusivement cosmogonique des migrations aussi bien que des phénomènes sociaux les plus complexes, rejoignant au terme suprême de la positivité les conceptions astrologiques que Comte attribuait dédaigneusement à la période métaphysique de sa loi des trois états » (p. 348). Cela est tout à fait vrai, et c’est un exemple de ces rapprochements dont nous avons indiqué l’existence ; mais il y a un certain mérite et même un certain courage à dire des choses, alors que tant d’autres, qui doivent pourtant savoir ce qu’il en est, gardent à ce sujet un silence obstiné. D’ailleurs, ce qui est vrai pour l’astrologie l’est aussi pour bien d’autres choses, et notamment pour l’alchimie ; nous sommes même surpris que M. Lasbax n’ait jamais fait mention de cette dernière, car il se trouve précisément que ses conceptions nous ont souvent fait penser à quelques théories des hermétistes du moyen âge ; mais il ne cite dans cet ordre d’idées que Paracelse et Van Helmont, et encore sur des points très spéciaux, se référant exclusivement à la physiologie, et sans paraître se douter de leur rattachement à une doctrine beaucoup plus générale.

Il faut renoncer à la conception courante d’après laquelle l’astrologie et l’alchimie n’auraient été que des stades inférieurs et rudimentaires de l’astronomie et de la chimie ; ces spéculations avaient en réalité une tout autre portée, elles n’étaient pas du même ordre que les sciences modernes avec lesquelles elles semblent présenter quelques rapports plus ou moins superficiels, et elles étaient avant tout des théories cosmologiques. Seulement, il faut bien dire que, si ces théories sont totalement incomprises de ceux qui les dénoncent comme vaines et chimériques, elles ne le sont guère moins de ceux qui, de nos jours, ont prétendu au contraire les défendre et les reconstituer, mais qui ne voient dans l’astrologie rien de plus qu’un « art divinatoire », et qui ne sont même pas capables de faire la distinction, qu’on faisait fort bien autrefois, entre la « chymie vulgaire » et la « philosophie hermétique ». Il faut donc, quand on veut faire des recherches sérieuses sur ces sortes de choses, se méfier grandement des interprétations proposées par les modernes occultistes, qui, malgré toutes leurs prétentions, ne sont dépositaires d’aucune tradition, et qui s’efforcent de suppléer par la fantaisie au savoir réel qui leur fait défaut. Cela dit, nous ne voyons pas pourquoi on s’abstiendrait de mentionner à l’occasion les conceptions des hermétistes, au même titre que n’importe quelles autres conceptions anciennes ; et ce serait même d’autant plus regrettable qu’elles donnent lieu à des rapprochements particulièrement frappants.

Ainsi pour prendre un exemple, M. Lasbax rappelle que Berzelius « avait formulé cette hypothèse hardie que l’explication dernière de toute réaction devait se ramener, en fin de compte, à un dualisme électrochimique : l’opposition des acides et des bases » (p. 188). Il eût été intéressant d’ajouter que cette idée n’appartenait pas en propre à Berzelius et que celui-ci n’avait fait que retrouver, peut-être à son insu, et en l’exprimant autrement, une ancienne théorie alchimique ; en effet, l’acide et la base représentent exactement, dans le domaine de la chimie ordinaire, ce que les alchimistes appelaient soufre et mercure, et qu’il ne faut pas confondre avec les corps qui portent communément ces mêmes noms. Ces deux principes, les mêmes alchimistes les désignaient encore, sous d’autres points de vue, comme le soleil et la lune, l’or et l’argent ; et leur langage symbolique en dépit de son apparente bizarrerie, était plus apte que tout autre à exprimer la correspondance des multiples dualités qu’ils envisageaient, et dont voici quelques-unes : « l’agent et le patient, le mâle et la femelle, la forme et la matière, le fixe et le volatil, le subtil et l’épais » [2]. Bien entendu, il n’y a pas d’identité entre toutes ces dualités, mais seulement correspondance et analogie, et l’emploi de cette analogie, familier à la pensée ancienne, fournissait le principe de certaines classifications qui ne sont à aucun degré assimilables à celles des modernes, et qu’on ne devrait peut-être même pas appeler proprement des classifications ; nous pensons notamment, à cet égard, aux innombrables exemples de correspondances qu’on pourrait relever dans les textes antiques de l’Inde, et surtout dans les Upanishads [3]. Il y a là l’indice d’une façon de penser qui échappe presque entièrement aux modernes, du moins en Occident : façon de penser essentiellement synthétique, comme nous l’avons dit, mais nullement systématique, et qui ouvre des possibilités de conception tout à fait insoupçonnée de ceux qui n’y sont point habitués.

En ce qui concerne ces dernières remarques, nous pensons être d’accord avec M. Lasbax, qui se fait des premiers âges de l’humanité terrestre une tout autre conception que celles qu’on rencontre ordinairement lorsqu’il s’agit de l’ « homme primitif » conception beaucoup plus juste à notre avis, bien que nous soyons obligés de faire quelques restrictions, d’abord parce qu’il est des passages qui nous ont rappelé d’un peu trop près certaines théories occultistes sur les anciennes races humaines, et ensuite en raison du rôle attribué à l’affectivité dans la pensée antique, préhistorique si l’on veut. Aussi loin que nous pouvons remonter sûrement, nous ne trouvons aucune trace de ce rôle prépondérant ; nous trouverions même plutôt tout le contraire ; mais M. Lasbax déprécie volontiers l’intelligence au profit du sentiment, et cela, semble-t-il, pour deux raisons : d’une part l’influence de la philosophie bergsonienne, et, d’autre part, la préoccupation constante de revenir finalement au point de vue moral, qui est essentiellement sentimental. Même à ce dernier point de vue, c’est pourtant aller un peu loin que de voir dans l’intelligence une sorte de manifestation du principe mauvais ; en tout cas, c’est se faire une idée beaucoup trop restreinte de l’intelligence que de la réduire à la seule raison, et c’est pourtant ce que font d’ordinaire les « anti-intellectualistes ».

Notons à ce propos que c’est dans l’ordre sentimental que les dualités psychologiques sont le plus apparentes, et que ce sont exclusivement les dualités de cet ordre que traduit à sa façon la dualité morale du bien et du mal. Il est singulier que M. Lasbax ne se soit pas aperçu que l’opposition de l’égoïsme et de la sympathie équivaut, non point à une opposition entre intelligence et sentiment, mais bien à une opposition entre deux modalités du sentiment ; cependant, il insiste à chaque instant sur cette idée que les deux termes opposés, pour pouvoir entrer en lutte, doivent appartenir à un même ordre d’existence, ou, comme il le dit, « à un même plan ». Nous n’aimons pas beaucoup ce dernier mot, parce que les occultistes en ont usé et abusé, et aussi parce que l’image qu’il évoque tend à faire concevoir comme une superposition le rapport des différents degrés de l’existence, alors qu’il y a plutôt une certaine interpénétration. Quoi qu’il en soit, nous ne voyons guère, dans l’ordre intellectuel, qu’une seule dualité à envisager, celle du sujet connaissant et de l’objet connu ; et encore cette dualité, qu’on ne peut représenter comme une lutte, ne correspond-elle pour nous qu’à une phase ou à un moment de la connaissance, loin de lui être absolument essentielle ; nous ne pouvons insister ici sur ce point, et nous nous bornerons à dire que cette dualité disparaît comme toutes les autres dans l’ordre métaphysique, qui est le domaine de la connaissance intellectuelle pure. Toujours est-il que M. Lasbax, quand il veut trouver le type de ce qu’il regarde comme la dualité suprême, a naturellement recours à l’ordre sentimental, identifiant la « volonté bonne » à l’Amour et la « volonté mauvaise » à la Haine ; ces expressions anthropomorphiques, ou plus exactement « anthropopathiques », se comprennent surtout chez un théosophe mystique tel que Jacob Bœhme, pour qui, précisément, « l’Amour et la Colère sont les deux mystères éternels » ; mais c’est un tort que de prendre à la lettre ce qui n’est en vérité qu’un symbolisme assez spécial, d’ailleurs moins intéressant que le symbolisme alchimique dont Bœhme fait aussi usage en maintes circonstances.

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La dualité que les traditions cosmogoniques de l’antiquité placent au début, d’une façon presque générale, est celle de la Lumière et des Ténèbres ; et c’est là, en tout cas, celle qui présente le plus nettement ce caractère d’opposition sur lequel insiste M. Lasbax. Toutefois, ce serait interpréter fort mal cette conception que d’y voir simplement le symbole d’une dualité morale : les notions de bien et de mal n’ont pu s’y rattacher que secondairement et d’une façon quelque peu accidentelle, et cela même dans l’Avesta ; ailleurs, elles n’apparaissent même pas, comme dans l’Inde où la Lumière est assimilée à la connaissance et les Ténèbres à l’ignorance, ce qui nous transporte dans un tout autre domaine. C’est la lutte de la Lumière et des Ténèbres qui est représentée, dans les hymnes védiques, par la lutte d’Indra contre Vritra ou Ahi [4], comme elle l’était chez les Egyptiens par celle d’Horus contre Typhon. Maintenant, si l’on veut y voir la lutte de la vie et de la mort, ce n’est là qu’une application assez particulière ; nous savons qu’il est difficile à la mentalité occidentale moderne de s’affranchir de ce que nous appellerions volontiers la « superstition de la vie », mais nous n’en pensons pas moins qu’il est illégitime d’identifier à l’existence universelle ce qui n’est qu’une condition d’un de ses modes spéciaux ; cependant, nous n’y insisterons pas davantage pour le moment.

Ce qui est remarquable, c’est que l’égoïsme, ou plutôt l’attrait de l’existence individuelle, qui est pour M. Lasbax la tendance mauvaise par excellence, est exactement ce que représente le Nahash hébraïque, le serpent de la Genèse ; et il doit assurément en être de même partout où le serpent symbolise pareillement une puissance ténébreuse. Seulement, si l’opposition est entre l’existence individuelle et l’existence universelle, les deux principes ne sont pas du même ordre ; M. Lasbax dira que la lutte n’est pas entre des états, mais entre des tendances ; pourtant, des tendances sont bien encore des états au moins virtuels, des modalités de l’être. Il nous semble que ce qu’il faut dire, c’est que des principes d’ordre différent peuvent, par une sorte de réflexion, recevoir une expression dans un degré déterminé de l’existence, de telle sorte que ce ne sera pas entre les termes de la dualité primitive qu’il y aura conflit à proprement parler, mais seulement entre ceux de la dualité réfléchie, qui n’a par rapport à la précédente que le caractère d’un accident. D’autre part, on ne peut pas même dire qu’il y ait symétrie entre deux termes tels que la Lumière et les Ténèbres, qui sont entre eux comme l’affirmation et la négation, les Ténèbres n’étant que l’absence ou la privation de la Lumière ; mais si, au lieu de les considérer « en soi », on se place dans le monde des apparences, il semble qu’on ait affaire à deux entités comparables, ce qui rend possible la représentation d’une lutte ; seulement, la portée de cette lutte se limite évidemment au domaine ou elle est susceptible de recevoir une signification. Il n’en est pas moins vrai que, même avec cette restriction, la considération de la lutte ou de ce qui peut être ainsi représenté analogiquement serait tout à fait impossible si l’on commençait par poser deux principes n’ayant absolument rien de commun entre eux : ce qui n’a aucun point de contact ne saurait entrer en conflit sous aucun rapport ; c’est ce qui arrive notamment pour l’esprit et le corps tels que les conçoit le dualisme cartésien. Cette dernière conception n’est pas du tout équivalente à celle, nullement dualiste d’ailleurs, de la forme et de la matière chez Aristote et chez les scolastiques, car, « comme le remarque M. Bergson, les Grecs n’avaient pas encore élevé de barrières infranchissables entre l’âme et le corps » (p. 68), et nous ajouterons qu’on ne le fit pas davantage au moyen âge, mais, dans la doctrine aristotélicienne, il s’agit bien plutôt d’un complémentarisme que d’une opposition, et nous y reviendrons plus loin.

Sur le thème de l’opposition, il y a lieu de signaler tout spécialement la façon dont M. Lasbax envisage la dualité des forces d’expansion et d’attraction : nous ne saurions y voir avec lui un cas particulier de la lutte de la vie et de la mort, mais il est très intéressant d’avoir pensé à assimiler la force attractive à la tendance individualisatrice. Ce qu’il y a encore de curieux, c’est que cette opposition de la force attractive et de la force expansive, présentée ici comme tirée des théories scientifiques modernes, est une des interprétations dont est susceptible le symbolisme de Caïn et d’Abel dans la Genèse hébraïque. Maintenant, nous nous demandons jusqu’à tel point on peut dire que la force expansive n’agit pas à partir d’un centre, qu’elle n’est pas « centrifuge », tandis que la force attractive, par contre, serait véritablement « centripète » ; il ne faudrait pas chercher à assimiler la dualité des forces d’expansion et d’attraction à celle des mouvements de translation et de rotation : entre ces dualités différentes, il peut y avoir correspondance, mais non identité, et c’est ici qu’il faut savoir se garder de toute systématisation.

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Pour M. Lasbax, ni l’une ni l’autre des deux tendances opposées, sous quelque forme qu’on les envisage, n’existe jamais a l’état pur dans les choses ; elles sont toujours est partout simultanément présentes et agissantes, de telle sorte que chaque être particulier, et même chaque partie de cet être, offre comme une image de la dualité universelle. Nous retrouvons là la vieille idée hermétique de l’analogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme, idée que Leibnitz appliquait à ses monades lorsqu’il regardait chacune d’elles comme contenant la représentation de tout l’univers. Seulement, il peut y avoir, suivant les cas, prédominance de l’une ou de l’autre des deux tendances, et celles-ci sembleront alors s’incarner dans des éléments en opposition : on a ainsi la dualité biologique du système cérébro-spinal et du système sympathique, ou bien, à un autre degré, celle du noyau et du cytoplasme dans la cellule, à l’intérieur de laquelle se reproduit ainsi un conflit analogue à celui que présente l’ensemble de l’organisme ; et cette dernière dualité se ramène à la dualité chimique de l’acide et de la base, que nous avons déjà signalé.

La considération de cette sorte d’enchevêtrement de dualités multiples, analogues et non identiques entre elles, soulève une difficulté : s’il est certaines de ces dualités qu’on peut faire correspondre terme à terme, il peut ne pas en être de même pour toutes. Pour faire comprendre ceci, nous prendrons comme exemple la théorie des éléments telle que la concevaient les Grecs, Aristote en particulier, et telle qu’elle se transmit au moyen âge ; on y trouve deux quaternaires, comprenant chacun deux dualités : d’une part, celui des qualités, chaud et froid, sec et humide, et, d’autre part, celui des éléments, feu et eau, air et terre. Or les couples d’éléments opposés ne coïncident pas avec les couples de qualités opposées, car chaque élément procède de deux qualités combinées, appartenant à deux dualités différentes : le feu, du chaud et du sec ; l’eau, du froid et de l’humide ; l’air, du chaud et de l’humide ; la terre, du froid et du sec. Quant à l’éther, considéré comme cinquième élément, et que les alchimistes appelaient pour cette raison « quintessence » (quinta essentia), il contient toutes les qualités dans un état d’indifférenciation et d’équilibre parfait ; il représente l’homogénéité primordiale dont la rupture déterminera la production des autres éléments avec leurs oppositions. Cette théorie est résumée dans la figure, d’un symbolisme d’ailleurs purement hermétique, que Leibnitz a placée en tête de son De arte combinatoria. Maintenant, le chaud et le froid sont respectivement des principes d’expansion et de condensation, et correspondent ainsi rigoureusement aux forces antagonistes du dualisme mécanique ; mais pourrait-on en dire autant du sec et de l’humide ? Cela paraît bien difficile, et c’est seulement par leur participation du chaud et du froid qu’on peut rattacher les éléments, feu et air d’une part, eau et terre d’autre part, à ces deux tendances expansive et attractive que M. Lasbax envisage d’une façon un peu trop exclusive et systématique. Et ce qui complique encore la question, c’est que, à des points de vue différents, des oppositions également différentes peuvent être établies entre les mêmes choses : c’est ce qui arrive, pour les éléments, suivant que l’on s’adresse à l’alchimie ou à l’astrologie, car, tandis que la première fait appel aux considérations précédentes, la seconde, en répartissant les éléments dans le zodiaque, oppose le feu à l’air et la terre à l’eau ; ici, par conséquent, l’expansion et la condensation ne figurent même plus dans une opposition ou une corrélation quelconque. Nous ne pousserons pas plus loin l’étude de ce symbolisme, dont nous avons seulement voulu montrer la complexité ; nous ne parlerons pas non plus de la théorie hindoue des éléments, dont les bases sont très différentes de celles de la théorie grecque, et où l’application des trois gunas fournirait cependant des points de comparaison fort intéressants pour ce dont il s’agit ici.

Si l’on considère spécialement l’opposition du chaud et du froid, on est amené à envisager quelques questions particulièrement importantes, que M. Lasbax pose à propos des principes de la thermodynamique. Il discute à ce point de vue la théorie du Dr Gustave Le Bon [5], d’après laquelle « il convient de distinguer entre deux phases radicalement opposées de l’histoire du monde », formant « un cycle complet : d’abord condensation de l’énergie sous forme de matière, puis dépense de cette énergie », c’est-à-dire dissociation de la matière ; notre période actuelle correspondrait à la seconde phase ; et, « comme rien n’empêche de supposer que la matière, retournée à l’éther, recommence à nouveau sa phase condensatrice, les périodes alternantes de la vie de l’univers doivent se succéder sans fin : l’hypothèse s’achève dans l’idée antique de la “grande année”, dans la conception nietzschéenne de l’éternel retour » (p. 195). Pour notre part, cette théorie nous fait penser moins à la « grande année » des Perses et des Grecs, période astronomique qui apparaît surtout comme liée au phénomène de la précession des équinoxes, qu’aux cycles cosmiques des Hindous, où les deux phases qui viennent d’être décrites sont représentées comme le jour et la nuit de Brahmâ ; de plus, on trouve également dans la conception hindoue cette idée de la formation de toutes choses à partir de l’éther primordial, auquel elles doivent retourner dans la dissolution finale ; cela, le Dr Le Bon doit le savoir sans doute aussi bien que nous, mais il ne parle jamais de ces coïncidences pourtant assez frappantes. Nous devons ajouter, toutefois, que les théories cosmogoniques de l’Inde n’admettent point l’ « éternel retour », dont l’impossibilité est d’ailleurs métaphysiquement démontrable : d’un cycle à un autre, il n’y a jamais répétition ni identité, mais seulement correspondance et analogie, et ces cycles s’accomplissent, suivant l’expression de M. Lasbax, « sur des plans différents » ; à vrai dire, il n’y a que notre cycle actuel qui commence et aboutisse à l’éther considéré comme le premier des éléments corporels, car il n’y a que celui-là qui se réfère à l’existence physique. Il résulte de là que les conditions d’un cycle ne sont point applicables aux autres, bien qu’il doive toujours y avoir quelque chose qui leur correspondra analogiquement : ainsi, l’espace et le temps ne sont que des conditions spéciales de notre cycle, et ce n’est que d’une façon toute symbolique qu’on pourra en transporter l’idée en dehors des limites de celui-ci, pour rendre exprimable dans quelque mesure ce qui ne le serait pas autrement, le langage humain étant nécessairement lié aux conditions de l’existence actuelle.

Cette dernière remarque permet de répondre à l’objection que M. Lasbax adresse au Dr Le Bon, et qui porte sur la séparation établie par celui-ci entre les deux phases ascendante et descendante de l’histoire du monde, que la doctrine hindoue compare aux deux phases de la respiration, et qu’on peut appeler, si l’on veut, évolution et involution, bien que ces termes puissent prêter à équivoque : ces deux mouvements de sens inverse doivent, non pas occuper deux périodes successives dans le temps, mais se manifester simultanément pendant toute la durée de l’existence du monde, comme il arrive pour les phénomènes correspondants de construction et de destruction des tissus dans la vie organique des individus. Cette difficulté disparaît si l’on admet que le point de vue de la succession chronologique n’est en réalité que l’expression symbolique d’un enchaînement logique et causal ; et il faut bien qu’il en soit ainsi, dès lors qu’il n’y a qu’un cycle particulier qui est soumis à la condition temporelle, hors de laquelle tous les états ou les degrés de l’existence universelle peuvent être envisagés en parfaite simultanéité. D’ailleurs, même à l’intérieur du cycle actuel, les deux phases opposées ne sont pas nécessairement successives, à moins qu’on n’entende seulement par là un ordre de succession logique ; et, ici encore, on doit pouvoir retrouver dans chaque partie une image de ce qui existe dans la totalité du cycle ; mais, d’une façon générale, les deux tendances doivent prédominer successivement dans le développement chronologique du monde physique, sans quoi le cycle, en tant qu’il est conditionné par le temps, n’arriverait jamais à se compléter ; nous ne disons pas à se fermer, car la conception de cycles fermés est radicalement fausse comme celle de l’ « éternel retour » qui en est l’inévitable conséquence.

Signalons encore que les deux phases dont nous venons de parler se retrouvent également dans les théories hermétiques, où elles sont appelées « coagulation » et « solution » : en vertu des lois de l’analogie, le « grand œuvre » reproduit en abrégé l’ensemble du cycle cosmique. Ce qui est assez significatif, au point de vue où nous venons de nous placer, c’est que les hermétistes, au lieu de séparer radicalement ces deux phases, les unissaient au contraire dans la figuration de leur androgyne symbolique Rebis (res bina, chose double), représentant la conjonction du soufre et du mercure, du fixe et du volatil, en une matière unique [6].

Mais revenons à l’opposition du chaud et du froid et aux singulières antinomies qui semblent en résulter : « en fait, la loi de Clausius nous représente le monde marchant à son repos et y trouvant la mort à une température élevée, puisque la chaleur est la forme la plus “dégradée” de l’énergie utilisable. D’autre part, toutes les inductions de la physique stellaire nous permettent d’affirmer que, plus nous remontons dans le passé, plus les températures des différents corps et des différents astres nous apparaissent supérieures à ce qu’elles sont aujourd’hui » (p. 198). Il ne saurait en être autrement, si la fin du cycle doit être analogue à son commencement : l’abaissement de la température traduit une tendance à la différenciation, dont la solidification marque le dernier degré, le retour à l’indifférenciation devra, dans le même ordre d’existence, s’effectuer corrélativement, et en sens inverse, par une élévation de température. Seulement, il faut admettre pour cela que le refroidissement des systèmes sidéraux ne se poursuivra pas indéfiniment ; et même, si nous sommes actuellement dans la seconde phase du monde comme le pense le Dr Le Bon, c’est que le point d’équilibre des deux tendances est déjà dépassé. L’observation, du reste, ne peut guère nous renseigner là-dessus directement, et, en tout cas, nous ne voyons pas de quel droit on affirmerait que le refroidissement progressif doit être continu et indéfini ; ce sont là des inductions qui dépassent considérablement la portée de l’expérience, et pourtant c’est ce que certains, au nom de l’astronomie, n’hésitent pas à opposer aux conclusions de la thermodynamique. De là ces descriptions de la « fin du monde » par congélation, qui « nous font songer à cet ultime cercle du Royaume du Mal où Dante place le séjour de Lucifer dans sa Divine Comédie » (p. 200) ; mais il ne faut pas confondre des choses essentiellement différentes : ce à quoi Dante fait allusion, ce n’est pas la « fin du monde », mais plutôt le point le plus bas de son processus de développement, qui correspond à ce que nous pourrions appeler le milieu du cycle cosmique si nous envisagions ses deux phases comme purement successives. Lucifer symbolise l’ « attrait inverse de la nature », c’est-à-dire la tendance à l’individualisation ; son séjour est donc le centre de ces forces attractives qui, dans le monde terrestre, sont représentées par la pesanteur ; et notons en passant que ceci, quand on l’applique spécialement à ce même monde terrestre va nettement à l’encontre de l’hypothèse géologique du « feu central », car le centre de la terre doit être précisément le point où la densité et la solidité sont à leur maximum. Quoiqu’il en soit, l’hypothèse de la congélation finale apparaît comme contraire à toutes les conceptions traditionnelles : ce n’est pas seulement pour Héraclite et pour les Stoïciens que « la destruction de l’univers devait coïncider avec son embrasement » (p. 201) ; la même affirmation se retrouve à peu près partout, des Purânas de l’Inde à l’Apocalypse ; et nous devons encore constater l’accord de ces traditions avec la doctrine hermétique, pour laquelle le feu est l’agent de la « rénovation de la nature » ou de la « réintégration finale ».

Pourtant « la science a essayé de concilier les deux hypothèses : l’incandescence finale de l’univers et son refroidissement progressif », par exemple en admettant, comme le fait Arrhenius, que « le refroidissement détruit la vie sur notre planète, tandis que l’embrasement, qui ne se produit que longtemps après, marque la ruine et l’effondrement de tout le système solaire » (p. 201). S’il en était ainsi, la fin de la vie terrestre, au lieu de marquer le terme du mouvement cyclique, coïnciderait seulement avec son point le plus bas ; c’est que, à vrai dire, la conception des cycles cosmiques n’est pas complète si l’on n’y introduit la considération de cycles secondaires et subordonnés, s’intégrant dans des cycles plus généraux ; et c’est surtout à ces cycles partiels que semble se rapporter l’idée de la « grande année » chez les Grecs. Alors, il n’y a pas seulement une « fin du monde », mais il doit y en avoir plusieurs, et qui ne sont pas du même ordre ; congélation et embrasement trouveraient ainsi leur réalisation à des degrés différents ; mais une interprétation comme celle d’Arrhenius nous paraît n’avoir qu’une portée beaucoup trop restreinte.

Nous n’avons envisagé précédemment qu’un côté de la question, qui est encore beaucoup plus complexe que nous ne l’avons dit ; si l’on se place à un point de vue différent, les choses apparaîtront naturellement sous une tout autre perspective. En effet, si la chaleur paraît représenter la tendance qui mène vers l’indifférenciation, il n’en est pas moins vrai que, dans cette indifférenciation même, la chaleur et le froid doivent être également contenus de façon à s’équilibrer parfaitement ; l’homogénéité véritable ne se réalise pas dans un des termes de la dualité, mais seulement là ou la dualité a cessé d’être. D’autre part, si l’on considère le milieu du cycle cosmique en regardant les deux tendances comme agissant simultanément, on s’aperçoit que, loin de marquer la victoire complète, au moins momentanément, de l’une sur l’autre, il est l’instant où la prépondérance commence à passer de l’une à l’autre : c’est donc le point où ces deux tendances sont dans un équilibre qui, pour être instable, n’en est pas moins comme une image ou un reflet de cet équilibre parfait qui ne se réalise que dans l’indifférenciation ; et alors ce point, au lieu d’être le plus bas, doit être véritablement moyen sous tous les rapports. Il semble donc qu’aucune des deux forces adverses n’arrive jamais, dans tout le parcours du cycle, à atteindre le terme extrême vers lequel elle tend, parce qu’elle est toujours contrariée par l’action de l’autre, qui maintient ainsi un certain équilibre au moins relatif ; et d’ailleurs, si l’une ou l’autre atteignait ce terme extrême, elle perdrait dès lors sa nature spécifique pour rentrer dans l’homogénéité primordiale, parce qu’elle serait parvenue au point au-delà duquel la dualité s’évanouit. En d’autres termes, le point le plus haut et le point le plus bas sont comme l’ « infini positif » et l’ « infini négatif » des mathématiciens, qui se rejoignent et coïncident ; mais cette jonction des extrêmes n’a aucun rapport avec l’affirmation hégélienne de l’ « identité des contradictoires » : ce qui apparaît comme contraire à l’intérieur du cycle ne l’est plus quand on sort de ses limites, et c’est ici que l’opposition, désormais résolue, fait place au complémentarisme. Du reste, cet aspect du complémentarisme apparaît dès qu’on envisage un certain équilibre entre les deux tendances ; mais voici encore une autre antinomie : l’équilibre relatif est nécessaire pour maintenir la différenciation, puisque celle-ci disparaîtrait si l’une des deux tendances l’emportait complètement et définitivement ; mais l’équilibre parfait, dont cet équilibre relatif est comme une participation, équivaut au contraire à l’indifférenciation. Pour résoudre cette antinomie, il faut se rendre compte que l’opposition de la différenciation et de l’indifférenciation est purement illusoire, qu’il n’y a pas là une dualité véritable, parce qu’il n’y a aucune commune mesure entre les deux termes ; nous ne pouvons entrer dans les développements que comporterait ce sujet ; mais, quand on a compris cela, on s’aperçoit que, en dépit des apparences, les deux forces antagonistes ne tendent pas, l’une vers la différenciation, l’autre vers l’indifférenciation, mais que différenciation et indifférenciation impliquent respectivement la manifestation et la non-manifestation de l’une et de l’autre à la fois. La manifestation s’effectue entre deux pôles extrêmes, mais qui ne sont proprement deux que du point de vue de cette manifestation, puisque, au-delà de celle-ci, tout rentre finalement dans l’unité primitive. Ajoutons qu’il faudrait prendre garde de ne pas appliquer à des cycles particuliers et relatifs ce qui n’est vrai que de l’Univers total, pour lequel il ne saurait être question d’évolution ni d’involution ; mais toute manifestation cyclique est du moins en rapport analogique avec la manifestation universelle, dont elle n’est que l’expression dans un ordre d’existence déterminé ; l’application de cette analogie à tous les degrés est la base même de toutes les doctrines cosmologiques traditionnelles.

On est ainsi conduit à des considérations d’une portée proprement métaphysique ; et, quand on transpose les questions sur ce plan, on peut se demander ce que deviennent ces « jugements de valeur » auxquels la pensée moderne attache tant d’importance. Deux voies qui ne sont contraires qu’en apparence et qui conduisent en réalité au même but semblent bien devoir déclarées équivalentes ; en tout cas, la « valeur » sera toujours chose éminemment relative, puisqu’elle ne concernera que les moyens et non la fin. M. Lasbax considère la tendance à l’individualisation comme mauvaise ; il a raison s’il veut dire qu’elle implique essentiellement la limitation, mais il a tort s’il entend opposer réellement l’existence individuelle à l’existence universelle, parce que, là encore, il n’y pas de commune mesure, donc pas de corrélation ou de coordination possible. D’ailleurs, pour toute individualité, il y a en quelque sorte un point d’arrêt dans la limitation, à partir duquel cette individualité même peut servir de base à une expansion en sens inverse ; nous pourrions citer à ce propos telle doctrine arabe suivant laquelle « l’extrême universalité se réalise dans l’extrême différenciation », parce que l’individualité disparaît, en tant qu’individualité, par là même qu’elle a réalisé la plénitude de ses possibilités. Voilà une conséquence qui devrait satisfaire M. Lasbax, si le point de vue du bien et du mal n’exerçait pas sur lui une si grande influence ; en tout cas, malgré la différence des interprétations, nous ne croyons pas qu’il puisse contredire en principe cette thèse, commune à toutes les doctrines métaphysiques de l’Orient, que le non-manifesté est supérieur au manifesté.

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Un des aspects les plus généraux de la dualité cosmique est l’opposition des deux principes qui, dans notre monde, sont représentés par l’espace et le temps ; et, dans chacun des deux, la dualité se traduit d’ailleurs encore, d’une façon plus spéciale, par une opposition correspondante : dans l’espace, entre la concentration et l’expansion ; dans le temps entre le passé et l’avenir[7]. Les deux principes auxquels nous faisons allusion sont ceux que les doctrines de l’Inde désignent par les noms de Vishnu et de Shiva : d’une part, principe conservateur des choses ; d’autre part, principe, non pas destructeur comme on le dit d’ordinaire, mais plus exactement transformateur. Il faut remarquer, d’ailleurs, que c’est la tendance attractive qui semble s’efforcer de maintenir les êtres individuels dans leur condition présente, tandis que la tendance expansive est manifestement transformatrice, en prenant ce mot dans toute la valeur de sa signification originelle. Or il y [a] ceci de curieux, que M. Lasbax dénonce la première comme une tendance de mort, destructrice de la véritable activité vitale, et qu’il définit la vie comme « une volonté de rayonnement et d’expansion » (p. 214) ; la puissance destructrice serait donc pour lui l’antagoniste de celle que l’on considère habituellement comme telle. A vrai dire, il n’y a là qu’une question de point de vue, et, pour pouvoir parler de destruction, il faudrait avoir soin de dire par rapport à quoi on veut l’entendre : ainsi, la puissance expansive et transformatrice est bien véritablement destructrice des limitations de l’individualité et, plus généralement, des conditions spéciales et restrictives qui définissent les divers degrés de l’existence manifestée ; mais elle n’est destructrice que par rapport à la manifestation, et à la suppression des limitations aboutit à la plénitude de l’être. Au fond nous sommes donc d’accord avec M. Lasbax sur ce point ; mais où nous différons de lui, c’est que nous ne regardons la vie que comme une condition spéciale d’existence manifestée : si donc on admet que le sens de son activité est dirigé vers l’expansion, il faudra en conclure qu’elle tend à se détruire elle-même ; peut-être le seul moyen d’échapper à cette contradiction au moins apparente est-il de renoncer à poser la question en termes de vie et de mort parce qu’un tel point de vue, quoi qu’en pense M. Lasbax, est beaucoup trop particulier. De même, quand on envisage les deux principes comme nous venons de le faire il n’est pas possible de n’accorder à l’un d’eux qu’un caractère purement négatif : tous deux peuvent avoir un aspect positif et un aspect négatif, de même qu’ils peuvent avoir un côté actif et un côté passif [8] ; sans doute, tout ce qui est limitation est bien véritablement négatif quand on l’envisage métaphysiquement c’est-à-dire dans l’universel, mais, par rapport aux existences individuelles, c’est une détermination ou une attribution positive ; le danger, ici comme en toutes choses, est donc toujours de vouloir trop systématiser.

Nous avons fait allusion précédemment à l’existence de certains « points d’arrêt », dans l’histoire du monde aussi bien que dans la vie des individus : c’est comme si, lorsque l’équilibre est près d’être rompu par la prédominance de l’une des deux tendances adverses, l’intervention d’un principe supérieur venait donner au cours des choses une impulsion en sens inverse, donc en faveur de l’autre tendance. Là réside en grande partie l’explication de la théorie hindoue des avatâras, avec sa double interprétation suivant les conceptions shivaïste et vishnuiste ; pour comprendre cette double interprétation, il ne faut pas penser seulement à la correspondance des deux tendances en présence, mais surtout à cette sorte d’antinomie à laquelle donne lieu la conception de l’équilibre cosmique, et que nous avons exposée plus haut : si l’on insiste sur le maintien, par cet équilibre, de l’état actuel de différenciation, on a l’aspect vishnuiste de la doctrine ; si l’on envisage au contraire l’équilibre comme reflétant l’indifférenciation principielle au sein même du différencié, on en a l’aspect shivaïste. En tout cas, dès lors qu’on peut parler d’équilibre, c’est qu’il faut sans doute moins insister sur l’opposition des deux principes que sur leur complémentarisme ; d’ailleurs le rattachement à l’ordre métaphysique ne permet pas d’autre attitude.

A part ce dernier point, la considération des deux principes dont nous venons de parler s’accorde avec celle de M. Lasbax, d’abord en ce que ces principes, sous quelque modalité qu’on les envisage, apparaissent en quelque sorte comme symétriques et se situent à un même degré d’existence, et ensuite en ce qu’ils sont également actifs l’un et l’autre, bien qu’en sens contraire. M. Lasbax déclare en effet que « l’opposition n’est pas entre un principe actif qui serait l’esprit et un principe passif qui serait la matière ; les deux principes sont, au contraire essentiellement actifs » (p. 428) ; mais il convient d’ajouter qu’il entend caractériser ainsi « l’ultime dualité du monde », qu’il conçoit d’une façon beaucoup trop anthropomorphique, comme une lutte de deux volontés ». Tel n’est pas notre point de vue : la dualité que nous avons envisagé en dernier lieu, bien que d’une portée extrêmement étendue, n’est pas véritablement ultime pour nous ; mais, d’autre part, la dualité de l’esprit et de la matière, telle qu’on l’entend depuis Descartes, n’est qu’une application très particulière d’une distinction d’un tout autre ordre. Nous nous étonnons que M. Lasbax écarte si facilement la conception de la dualité sous l’aspect de l’actif et du passif, alors qu’il insiste tant, d’un autre côté, sur la dualité des sexes, qui pourtant ne peut guère se comprendre autrement. Il n’est guère contestable, en effet, que le principe masculin apparaît comme actif et le principe féminin comme passif et que d’ailleurs ils sont bien plutôt complémentaires que vraiment opposés ; mais c’est peut-être justement ce complémentarisme qui gêne M. Lasbax dans la considération de l’actif et du passif, où l’on ne peut guère parler d’opposition au sens propre de ce mot, parce que les deux termes en présence, ou les principes qu’ils représentent à un certain point de vue, ne sont pas d’un seul et même ordre de réalité.

Avant de nous expliquer davantage sur ce sujet, nous signalerons la façon très ingénieuse dont M. Lasbax étend la dualité des sexes jusqu’au monde stellaire lui-même, en adaptant à sa conception la récente théorie cosmogonique de M. Belot, qu’il oppose avantageusement à celle de Laplace, sur laquelle elle paraît avoir en effet une supériorité fort appréciable quant à la valeur explicative. Envisagés suivant cette théorie, le système solaire et les systèmes sidéraux deviennent véritablement des organismes ; ils forment un « règne cosmique » soumis aux mêmes lois de reproduction que le règne animal ou végétal, et que le règne chimique où le dualisme s’affirme dans l’atome par la coexistence d’électrons positifs ou négatifs » (p. 344). Il y a une grande part de vérité, à notre sens, dans cette idée, d’ailleurs familière aux anciens astrologues [9] d’ « entités cosmiques » ou sidérales analogues aux êtres vivants ; mais le maniement de l’analogie est ici assez délicat et il faut avoir soin de définir avec précision les limites dans lesquelles elle est applicable, faute de quoi on risque d’être entraîné à une assimilation injustifiée ; c’est ce qui est arrivé à certains occultistes, pour qui les astres sont littéralement des êtres possédant tous les organes et toutes les fonctions de la vie animale, et nous eussions aimé voir M. Lasbax faire au moins une allusion à cette théorie pour marquer dans quelle mesure la sienne propre en diffère. Mais n’insistons pas sur les détails ; l’idée essentielle est que « la naissance de l’univers matériel », résultant de la rencontre de deux nébuleuses qui jouent d’ailleurs des rôles différents, « exige la présence antérieure de deux parents, c’est-à-dire de deux individus déjà différenciés », et que « la production successive des phénomènes physiques n’apparaît plus comme une suite d’innovations ou de modifications accidentelles, mais comme la répétition, sur une trame nouvelle, de caractères ancestraux diversement combinés et transmis par l’hérédité » (p. 334). Au fond, la considération de l’hérédité, ainsi introduite n’est pas autre chose qu’une expression, en langage biologique, de cet enchaînement causal des cycles cosmiques dont nous parlions plus haut ; il serait toujours bon de prendre certaines précautions quand on transpose des termes qui n’ont été faits que pour s’appliquer à un certain domaine, et il faut dire aussi que, même en biologie, le rôle de l’hérédité est loin d’être parfaitement clair. Malgré tout, il y a là une idée fort intéressante, et c’est déjà beaucoup que d’arriver à de semblables conceptions en partant de la science expérimentale, qui, constituée uniquement pour l’étude du monde physique, ne saurait nous faire sortir de celui-ci ; quand nous arrivons aux confins de ce monde, comme c’est le cas, il serait vain de chercher à aller plus loin en se servant des mêmes moyens spéciaux d’investigation. Au contraire, les doctrines cosmologiques traditionnelles, qui partent de principes métaphysiques, envisagent d’abord tout l’ensemble de la manifestation universelle, et ensuite il n’y a plus qu’à appliquer l’analogie à chaque degré de la manifestation, selon les conditions particulières qui définissent ce degré ou cet état d’existence. Or le monde physique représente simplement un état de l’existence manifestée, parmi une indéfinité d’autres états ; si donc le monde physique a deux « parents », comme dit M. Lasbax, c’est par analogie avec la manifestation universelle tout entière, qui a aussi deux « parents » ou, pour parler plus exactement et sans anthropomorphisme, deux principes générateurs [10].

Les deux principes dont il s’agit maintenant sont proprement les deux pôles entre lesquels se produit toute manifestation ; ils sont ce que nous pouvons appeler « essence » et « substance », en entendant ces mots au sens métaphysique, c’est-à-dire universel, distingué de l’application analogique qui pourra ensuite en être faite aux existences particulières. Il y à là comme un dédoublement ou une polarisation de l’être même, non pas t en soi », mais par rapport à la manifestation, qui serait inconcevable autrement ; et l’unité de l’être pur n’est point affectée par cette première distinction, pas plus qu’elle ne le sera par la multitude des autres distinctions contingentes qui en dériveront. Nous n’entendons pas développer ici cette théorie métaphysique, ni montrer comment la multiplicité peut être contenue en principe dans l’unité ; d’ailleurs, le point de vue de la cosmologie (nous ne disons pas de la cosmogonie, qui est plus spéciale encore) n’a pas à remonter au-delà de la première dualité, et pourtant il n’est aucunement dualiste dès lors qu’il laisse subsister la possibilité d’une unification qui le dépasse et qui ne s’accomplit que dans un ordre supérieur. Cette conception de la première dualité se retrouve dans des doctrines qui revêtent les formes les plus différentes : ainsi, en Chine, c’est la dualité des principes Yang, masculin et Yin, féminin ; dans le Sânkhya de l’Inde, c’est celle de l’acte pur et de la puissance pure. Ces deux celle de Purusha et de Prakriti ; chez Aristote c’est [ces] principes complémentaires ont leur expression relative dans chaque ordre d’existence, et aussi dans chaque être particulier pour nous servir ici du langage aristotélicien, tout être contient une certaine part d’acte et une certaine part de puissance, ce qui le constitue comme un composé de deux éléments, correspondant analogiquement aux deux principes de la manifestation universelle ; ces deux éléments sont la forme et la matière, nous ne disons pas l’esprit et le corps, car ils ne prennent ce dernier aspect que dans un domaine très particulier. Il serait intéressant d’établir à ce sujet certaines comparaisons, et d’étudier par exemple les rapports qui existent entre ces conceptions d’Aristote et celles de Leibnitz, qui sont, dans toute la philosophie moderne, celles qui s’en rapprochent le plus, sur ce point comme sur bien d’autres, mais avec cette réserve que, chez Leibnitz, l’être individuel apparaît comme un tout se suffisant à lui-même, ce qui ne permet guère le rattachement au point de vue, proprement métaphysique ; les limites de cette étude ne nous permettent pas d’y insister davantage.

En reprenant pour plus de commodité la représentation des « plans d’existence », à laquelle revient si souvent M. Lasbax, mais en n’y attachant d’ailleurs qu’une signification purement symbolique, nous pourrions dire qu’il y a lieu d’envisager à la fois, dans les dualités cosmiques, une « opposition verticale » et une « opposition horizontale ». L’opposition verticale est celle des deux pôles de la manifestation universelle et elle se traduit en toutes choses par l’opposition ou mieux par le complémentarisme de l’actif et du passif sous tous leurs modes ; cet aspect, que néglige beaucoup trop M. Lasbax, est pourtant celui qui correspond à la plus fondamentale de toutes les dualités. D’autre part, l’opposition horizontale, c’est-à-dire celle où les deux termes en présence sont symétriques et appartiennent véritablement à un même plan, est l’opposition proprement dite, celle qui peut être représentée par l’image d’une « lutte », encore que cette image ne soit pas partout aussi juste qu’elle peut l’être dans l’ordre physique ou dans l’ordre sentimental. Quant à faire correspondre terme à terme les dualités qui appartiennent respectivement à des deux genres, cela ne va pas sans bien des difficultés ; aussi M. Lasbax éprouve-t-il quelque embarras à rattacher les principes masculin et féminin à l’expression de ses deux « volontés adverses » s’il paraît, en thèse générale, résoudre la question en faveur de l’élément féminin, parce qu’il croît affirmer par là la supériorité de l’espèce sur l’individu, on peut lui objecter que bien des doctrines cosmologiques présentent pourtant la force expansive comme masculine et la force attractive comme féminine, et cela en les figurant symboliquement par la dualité du « plein » et du « vide » ; ce sujet mériterait quelque réflexion. D’ailleurs, le « plan de l’espèce » n’est pas vraiment supérieur à celui de l’individu, il n’en est en réalité qu’une extension, et tous deux appartiennent à un même degré de l’existence universelle ; il ne faut pas prendre pour des degrés différents ce qui n’est que des modalités diverses d’un même degré, et c’est ce que fait souvent M. Lasbax, par exemple quand il envisage les multiples modalités possible de l’étendue. En somme, et ce sera là notre conclusion, les données de la science, au sens actuel de ce mot, peuvent nous conduire à envisager une extension indéfinie d’un certain « plan d’existence », celui qui est effectivement le domaine de cette science, et qui peut contenir bien d’autres modalités que le monde corporel qui tombe sous nos sens ; mais, pour passer de là à d’autres plans, il faut un tout autre point de départ, et la vraie hiérarchie des degrés de l’existence ne saurait être conçue comme une extension graduelle et successive des possibilités qui sont impliquées sous certaines conditions limitatives telles que l’espace ou le temps. Cela, pour être parfaitement compris, demanderait assurément d’assez longs développements ; mais nous nous sommes surtout proposés ici, en indiquant certains points de comparaison entre des théories d’origine et de nature fort diverses, de montrer quelques voies de recherches qui sont trop peu connues, parce que les philosophes ont malheureusement l’habitude de se renfermer dans un cercle extrêmement restreint.

 

NOTES

[1] 1 vol. in 8º de la Bibliothèque de philosophie contemporaine ; F. Alcan, Paris, 1919.

[2] Dom A.-J. Pernéty, Dictionnaire mytho-hermétique (1758), art. Conjonction, p. 87.

[3] Voir en particulier la Chhândogya Upanishad.

[4] C’est évidemment par un lapsus que M. Lasbax a écrit (p. 32) Agni au lieu d’Ahi, ce qui n’est pas du tout la même chose.

[5] La naissance et l’évanouissement de la matière.

[6] Voir l’Amphitheatrum Sapientiae Æternae de Khunrath, les Clefs d’Alchimie de Basile Valentin, etc.

[7] Signalons aussi à ce propos, pour compléter ce que nous avons dit de la théorie des éléments, la considération d’une dualité de propriétés contenue dans un même élément, où elle reproduit en quelque sorte les dualités plus générales : par exemple, la polarisation de l’élément igné en lumière et chaleur, sur laquelle des données particulièrement curieuses sont fournies par les traditions musulmanes relatives à la création et à la chute.

[8] Dans le symbolisme hindou, chaque principe a sa shakti, qui en est la forme féminine.

[9] Cf. les théories sur les « esprits planétaires », l’angéologie judaïque et musulmane, etc.

[10] La théorie de la « naissance de l’univers », telle que l’expose M. Lasbax, permettrait encore d’intéressants rapprochements avec des symboles comme celui de l’ « oeuf du monde », qui se rencontrent dans la cosmogonie hindoue et dans bien d’autres traditions anciennes ; ces symboles sont d’ailleurs applicables à toute la manifestation universelle, aussi bien qu’à l’une quelconque de ses modalités prise à part.

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