Bas-relief du Rameseum. Le dieu parle à Ramsès 
le Grand.
Bas-relief du Rameseum. Le dieu parle à Ramsès
le Grand. Trad. J.F. Champollion.
Principes généraux de l’écriture…,
Paris 1836
I. LES LIVRES HERMÉTIQUES (I) *
FEDERICO GONZALEZ
    Pour le judaïsme, le christianisme et l’islam, c’est-à-dire pour les traditions « du livre », l’Ancien et le Nouveau Testament et le Coran sont le pivot de leur révélation et le centre autour duquel gravitent toutes leurs pensées et tous leurs actes ; de fait, ces textes sacrés sont également des livres religieux où l’on retrouve des dogmes et des lois morales. Mais tel n’est pas le cas de tous les livres sacrés, car il en existe d’autres dont les textes, qui sont tout aussi révélateurs que d’autres, ne contiennent pas de dogme, ni ne sont pris à titre d’onction quasi superstitieuse ou légaliste, ou encore littérale, sinon comme un témoignage de la lumière de la sagesse se répandant de tous côtés, sans contraintes ni limites d’aucune sorte, et à laquelle l’homme devrait accéder de son plein gré par l’incarnation du rôle dévolu à l’Homme Véritable17, à l’Anthropos hermétique. Ainsi le Corpus Hermeticum, un ensemble de livres sacrés émanant d’un courant de pensée traditionnelle placé sous l’égide du dieu Hermès, ou Hermès Trismégiste, déité gréco-égyptienne considérée comme le dieu de l’Éloquence (le Verbe, le Logos) et de l’Enseignement, grand initiateur aux Mystères de la Cosmogonie et psychopompe, dont le patronage s’irradie à partir d’Alexandrie sur tout le monde méditerranéen depuis les premiers siècles de notre ère jusqu’à nos jours, sur tout ce qui peut être considéré comme l’Occident ou sa sphère d’influence culturelle. Signalons que ce courant, de lignée ancienne puisque Hermès est le dieu égyptien Thot, et les Hermetica sont les livres sacrés de Thot, comprend des auteurs importants de l’Antiquité grecque, romaine et byzantine, et a également été déterminant pour d’importantes personnalités de l’Islam. Par ailleurs, cette philosophie a traversé le Moyen Age européen et ce même Corpus Hermeticum était connu, entre autres, de Bernard de Tours et Théodoric de Chartres (XIIe siècle), cette dernière donnée prenant toute son importance si l’on considère ce que l’école de cette ville a représenté au siècle suivant et durant tout le Moyen Age en général ; mais c’est néanmoins à la Renaissance que ce courant de pensée et les livres de l’Hermetica acquirent leur pleine signification grâce à la traduction du Corpus par Marsile Ficin, complétée par la suite par Francesco Patrizzi, et que ces textes furent édités par l’Académie platonicienne de Florence qui avait remplacé, historiquement et géographiquement, le phare lumineux d’Alexandrie, et dont le faisceau s’est perpétué ponctuellement jusqu’à aujourd’hui. Cela ne devrait du reste pas nous étonner puisque, nous l’avons dit, la Tradition Hermétique possède d’indéniables relations et une parenté étroite avec les religions mystériques égyptiennes, grecques et romaines, avec Platon et le néoplatonisme, les gnoses et le christianisme, –avec lesquels elle partage des concepts cosmogoniques et théogoniques analogues–, sans exclure les sources hébraïques et « orientales », en particulier la Chaldée.

    Précisons que, lorsque nous faisons référence aux textes sacrés, initiatiques et sapientiels pris de façon « religieuse » ou dévote, de manière fanatique, dogmatique, légaliste ou littérale, nous ne débattons pas des textes en soi, que nous admirons et révérons pour la plupart, sinon du niveau de lecture qui en est fait. D’autre part, ces livres révélateurs sont transmis par les religions officielles au milieu de leur pompe, et la diffusion de ces livres ésotériques justifierait, peut-être, l’existence d’institutions religieuses dont l’unique but est d’apporter le véritable message, la Connaissance salvatrice, à l’homme –et par conséquent, leur seule fonction est de relier celui-ci à l’Esprit, qui demeure en lui–, et qui malgré cela s’occupent de questions matérielles (alors que l’on sait que la matière n’est pas transcendante) ou sociales, pour ne donner que deux exemples d’inversion. L’on peut en outre considérer que pour le lecteur actuel, victime, qu’il le veuille ou non, d’une programmation héritée et imposée par la culture profane, tout texte ne suivant pas une séquence rationnelle –voire explicative– de ses éléments, ou ne comportant pas en général thèse et démonstration, est une chose sans valeur. De fait, seraient ainsi disqualifiés –comme ils le sont dans les écrits modernes– tous les textes sacrés universels, pour être incohérents ou absurdes. Cette attitude le conduit également à relever des contradictions dans l’écriture, ce qui arrive parfois, bien que nombre d’entre elles ne le soient qu’en apparence ; de même si un livre est taxé de vague ou confus, car il ne l’est pas toujours selon d’autres paramètres, d’un jugement plus ouvert. L’on recherche en réalité quelque chose de fixe et d’officiel, d’où le refus, si ce n’est la phobie, des textes appelés apocryphes, voire des simples manuscrits –qui sont passés entre les mains de nombreux copistes à des époques différentes et dans des langues diverses–, ainsi que la méfiance que peut provoquer une littérature qui ne soit pas datée avec exactitude ; remarquons également les préjugés ou la crainte envers tout ce qui est anonyme18.

    Mais le plus curieux est que cette attitude inconsciente se trouve présente dans l’œuvre des critiques, et même des commentateurs de ces textes, qui sont en fait les gens qui ont le plus travaillé dessus, et d’autre part que de nombreux spécialistes des livres sapientiels, de la Connaissance, et d’œuvres sacrées transmises et répétées par la Tradition, soient paradoxalement lus sous des conditionnements culturels, religieux, scientifiques (universitaires) et particuliers, au point que ces commentateurs finissent par ne plus capter la pensée qu’ils étudient et commentent. Le meilleur exemple en est l’œuvre de Platon : ses « spécialistes » se plaignent, d’une part, de son obscurité « théorique », aggravée par son style s’exprimant sous forme de dialogues qui incluent différents points de vue sur la cosmogonie et des opinions divergentes sur certains sujets –exemple qu’ils imitent consciencieusement–, de l’autre ils ne trouvent dans son œuvre –et sa pensée– aucune chose fixe qu’ils pourraient classifier, ni de propositions logiques, sauf dans quelques fragments qui ne s’ajustent pas toujours les uns aux autres ou qui leur semblent s’opposer. Ce qui fait que tout l’appareil critique et philologique élaboré, qui est d’une grande valeur dans une certaine perspective (établissement de textes, traductions, notes érudites), nécessaire, utile et éclaircissant sur un plan horizontal, devient dans une autre totalement nul en ce sens que, dans la plupart des cas, il ne constitue ni une herméneutique, ni même une exégèse de l’œuvre, sujet qui ne figure pas dans leurs intentions bien que ce soit le plus important ; cela quand ils ne sont pas capables de comprendre que le langage dans lequel ils sont écrits est précisément celui de la métaphysique, qui est toujours évasif.

    Le Corpus Hermeticum, et les textes de type philosophique qu’il comprend (sans oublier le corpus magico-astrologique au discours parallèle) ont eu une étrange destinée au cours de l’histoire. Chaleureusement évoqués dans les premiers siècles du christianisme par des auteurs ésotériques et philosophes, ils arrivent au Moyen Age en ayant conservé tout leur prestige chez les théologiens et les sages (à l’instar de leur versant magico-astrologique : Picatrix, Turba Philosophorum) et atteignent la Renaissance –via Gémiste Pléthon et le grec orthodoxe Bessarion, tous deux attachés aux enseignements du byzantin Michel Pselos–, où l’Académie de Florence, dirigée par Marsile Ficin, les consacrera en en publiant une traduction de Ficin lui-même, sur commande de Cosme de Médicis, en même temps que les œuvres de Platon. Par la suite, Francisco Patrizzi (qui fait d’Hermès le contemporain de Moïse de même que ses œuvres), « publia sa « Nouvelle Philosophie Universelle », y joignant une version du Corpus Hermeticum d’après le texte grec de Turnèbe et Foix de Candale, dont il élabora une nouvelle traduction en latin, ainsi que l’édition de l’Asclepius et de quelques uns des Hermetica conservés par Stobée, avec la version latine correspondante. Patrizzi compila ainsi dans ce volume la plus vaste collection d’Hermetica jamais réunie jusqu’alors et les prit comme point de départ pour fonder sa nouvelle philosophie » (Frances Yates, Giordano Bruno y la Tradición Hermética. Ariel, Barcelone 1983). L’on sait que les créateurs de la Renaissance –philosophique, statuaire, picturale, artisanale, scientifique, etc.–, c’est-à-dire les sages, auteurs du mouvement révolutionnaire de cette époque avant que la faction de pensée « humaniste » ne triomphe du courant hermétique (sujet sur lequel nous ne pouvons nous étendre ici mais qui est de toute façon lié à la doctrine des cycles), firent de telles découvertes dans ces documents qu’ils pensaient même que ces textes étaient les plus sapientiels, donc les plus anciens d’où dérivaient ceux de Moïse, Orphée, Pythagore, Platon, etc., et que leur contenu révélait les enseignements d’Hermès-Noûs, donc de l’Esprit Divin.19

    L’on voit que ces textes, qui ont inspiré la Renaissance avec Pythagore, Platon, les néoplatoniciens, la Kabbale hébraïque, les sciences de la nature, la magie naturelle et l’antiquité égyptienne, grecque et romaine, ont en fait modelé la culture de cette période, et en quelque sorte la nôtre, la contemporaine, car par le biais de la Renaissance ces livres et leur contenu ont perduré jusqu’à nos jours, se manifestant dans un courant hermétiste qui comprend l’alchimie, toujours spirituelle, dans son ensemble, et toutes les sciences qui invoquent la paternité ou la protection d’Hermès ou sont liées à cette transmission si particulière d’énergies et de sympathies, dont l’ensemble des Hermetica exprime clairement la pensée, puisque Hermès lui-même est considéré comme le conservateur et le propagateur de la sagesse occulte et son nom doit être pris davantage comme celui d’une influence spirituelle que comme celui d’une personne.

    Pour cela la Renaissance vénérait ces textes et pratiquait leur philosophie ; car la Beauté, l’Intelligence et la Sagesse qu’ils renfermaient est un message réitéré d’une façon ou d’une autre par toutes les gnoses puisqu’il découle d’une Tradition Unanime, polaire, c’est-à-dire verticale, à laquelle l’homme peut avoir accès, comme l’indiquent les même textes. L’adéquation de la société de la Renaissance aux Hermetica a représenté leur splendeur historique, conjointement avec les enseignements pythagoricien, platonicien, néoplatonicien, kabbalistique et chrétien20 avec lesquels ils coïncident sur bien des points, sans qu’aucun de ces enseignements ne soit forcément « syncrétique » selon l’actuelle acception du terme.

    D’où le sentiment d’injustice que nous inspire la façon qu’ont certains érudits modernes, soit rationalistes du type « grec classique », soit avec des préjugés chrétiens, ou bien « grammairiens », tous influencés par la vision littérale du monde moderne, de traiter ces écrits qu’ils mésestiment, nous l’avons dit, pour être des fragments prétendument incohérents, obscurs, ou contradictoires, sans songer que tous les livres sacrés ont les mêmes caractéristiques ni voir les constants flamboiements de lumière, de doctrine et de poésie qui émanent de ses textes. Il se pourrait, croyons-nous, qu’une datation excessive et peut-être la surestimation de ces livres à la Renaissance, en ceci qu’ils étaient comparés à leur avantage non seulement avec la Bible –à laquelle ils étaient antérieurs– mais aussi avec tout autre texte, aient déterminé dans une large mesure leur ultérieure dévalorisation, car à partir du moment qu’Isaac Casaubon, en 1614, découvrit l’erreur de datation au moyen d’une étude philologique et stylistique de ses parties, et qu’il le situa aux premiers siècles du christianisme, le Corpus Hermeticum commença à être relégué et déconsidéré, presque rendu coupable d’escroquerie et d’une mystification historique devant être payée par les textes eux-mêmes dont la condamnation serait l’oubli, et même le dédain.21

    C’est ainsi que le Père André-Jean Festugière, traducteur du Corpus Hermeticum et auteur de l’œuvre en quatre tomes La Révélation d’Hermès Trismégiste22, une autorité en la matière et dont le mérite est indubitable, parle d’une contradiction dans la pensée contenue dans les Hermetica, et qui serait également présente dans l’œuvre de Platon. D’un côté, il signale que l’une des doctrines qu’ils comprennent admet que le monde est pénétré de la divinité et qu’il est donc beau et bon et que la contemplation de ce monde, œuvre divine, rapproche de son Créateur. D’un autre côté, il observe que, dans les textes, le monde créé apparaît également comme mauvais, n’étant pas l’Œuvre du Premier Dieu, sinon celle du Démiurge, son fils, la deuxième personne de la Divinité, un Dieu aussi terrible qu’est terrible la Création assujettie à la destruction, la maladie, la vieillesse et la mort. En fait, ce n’est que dans la mentalité du Père Festugière qu’existe cette contradiction qui ne peut être justifiée que dans le cadre d’un esprit rationaliste. Dans cette double perception, qu’il appelle « doctrine », pourquoi l’un des termes serait-il incompatible et exclusif par rapport à l’autre ? Dans les « doctrines » de tous les peuples l’on parle d’une double nature de l’homme, qui pour cette raison est l’intermédiaire entre le ciel et la terre. Comme tout chrétien le sait, il s’agit de la distinction entre la part la plus subtile, associée à l’esprit, et la plus grossière, liée à la matière. Ce qui est reconnu dans le microcosme est valable pour le macrocosme. Et la création merveilleuse, l’Œuvre d’un Être Infini, n’est pas incompatible avec une geôle où se trouveraient pris l’Esprit et la déité ; il n’y a pas non plus de raison pour qu’une façon de voir le monde différente et simultanée soit obligatoirement associée à quelque chose d’aussi mutable qu’une vision « optimiste » ou « pessimiste ». En outre, n’était cette prison cosmique, la Révélation Hermétique et la voie qu’elle propose (ainsi que sa cosmogonie) n’auraient plus de raison d’être, et même le Monde Intermédiaire ne serait rien ; a fortiori lorsque l’on regarde Hermès comme un psychopompe ou, ce qui revient au même, le Pymandre comme un Pasteur capable de nous guider, jusqu’à faire de la prison notre demeure, et ordonner notre sortie du cosmos. D’autre part, la chute de l’homme moderne plongé dans les ténèbres qu’il préfère à la lumière est décrite dans ces livres, dans la Koré Kosmou et l’Apocalypse de l’Asclepius qui annoncent pour l’Égypte Mythique, Centre du Monde, une complète inversion des valeurs.23

    Mais le plus important est que cette dualité de ce qui vole et de ce qui rampe, des ténèbres et de la lumière, est inscrite au cœur même de la déité, qui sans relâche conjugue les opposés produisant l’harmonie cosmique, car « tout doit résulter de l’opposition et de la contrariété : et il est impossible qu’il en soit autrement » (voir Appendice I, X 10). Cependant, l’Identité Suprême n’a pas de nom, et plus encore, elle est inconnaissable et l’on ne peut lui appliquer aucune détermination, ne pouvant apparaître de manière rationnelle qu’en termes négatifs, ce qui fait de la Connaissance Divine un paradoxe infiniment majestueux.

    L’homme est donc un médiateur, non seulement par sa fonction centrale, mais aussi comme un petit démiurge dans une création qui a existé depuis toujours et toujours inachevée, vivante, en constante métamorphose, et qu’il peut transformer puisqu’il est le point ou l’unité où convergent toutes les énergies créationnelles, le faîte et le sens du plan divin établissant les contacts qui révèlent les analogies, car le monde sensible se reflète dans le monde intelligible tout comme le monde intelligible se reflète dans le monde sensible. Cela est possible grâce à un réseau où l’Amour est le protagoniste et le mariage (Hieros Gamos) entre le Ciel et la Terre une copulation perpétuelle. Dans un autre symbolisme, cela équivaut à une chaîne d’initiés (Le Fil d’Or) qui se transmet du Noûs au Pymandre, de celui-ci à Hermès, d’Hermès à Tat et de ce dernier à tous les Adeptes et théurges de la Tradition Hermétique. Ainsi le Corpus Hermeticum constitue une révélation et la simple compréhension de ses énoncés forme une Gnose, puisque nous sommes la matière de ce que nous connaissons et que le Verbe Primordial se manifeste dans l’humain, permettant la résurgence de l’homme pneumatique, paradigme de l’initié, sachant lire les signes de la nature et les symboles changeants de son aventure cosmique, s’adaptant aux circonstances de son voyage, assimilé à la Connaissance, que transmet le texte du Corpus Hermeticum.

    La Connaissance, c’est-à-dire la Réalisation Spirituelle, est aussi éloignée de la religion que de la magie, selon l’acception générale de ces termes dans le monde moderne ; celles-ci s’érigent même le plus souvent en ennemies implacables du processus initiatique. En font foi le judaïsme à outrance, le christianisme intégriste et l’islamisme fondamentaliste. Inutile de mentionner la littéralité de la magie dite cérémoniale (toujours assujettie à la dualité cause-effet) par rapport aux traditions archaïques utilisant les formules, les sortilèges et les talismans dans un contexte de croyances et de symboles cosmogoniques groupaux, sans jamais les séparer de leur ultime raison d’être, ainsi que par rapport à la « magie naturelle » de la Renaissance et ce que sont véritablement les correspondances et analogies en tant que vecteurs d’accès à la cosmogonie, l’ontologie et la métaphysique, c’est-à-dire la Voie Symbolique dans sa verticalité ascendante, qui se manifeste dans le microcosme comme différents états de l’Être Universel. Il faut remarquer que les mots religion et magie pris dans leur sens le plus large et ésotérique peuvent être valides, comme c’est le cas chez certains auteurs de langue anglaise, où l’habitude les utilise sans trop de précision ; même dans cette langue, les termes mysticisme et occultisme ont une signification générale qui est en quelque sorte légitimée par l’usage. Néanmoins, en matière de doctrine, à savoir de la propre compréhension intellectuelle de ces concepts, il est nécessaire de les redéfinir car ils peuvent signifier des notions diamétralement opposées à ce qu’ils expriment véritablement et nier l’intuition de l’Identité Suprême, donc faire obstacle au travail des apprentis de la Science Sacrée.

    À la Renaissance et dans la Tradition Hermétique en général (ainsi que dans les traditions archaïques), l’on souligne la figure du théurge en tant qu’idéal de l’Homme de Connaissance (encore que ce ne soit pas un « érudit », voire même qu’il ne sache lire ni écrire), celle de l’Adepte, celle du Philosophe ou de l’Artiste, celle du Maître Constructeur, mais jamais celle du moine, frère ou religieux, bien que certains l’aient été. Comme on le voit, la Théurgie, parfois involontaire, ou plutôt sans buts concrets ni spécifiques, est comprise dans le processus alchimique ; dans la plupart des cas, celui-ci ne passe pas par la religion, où paradoxalement l’on retrouve aussi les symboles de la Connaissance et vont se réfugier ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent l’atteindre par eux-mêmes, c’est-à-dire ceux qui ont été touchés par une grâce qui ne leur permet pas de transcender ce niveau, beaucoup desquels, au lieu d’accepter sereinement leurs limitations, prétendent faire des « grandes religions » le moyen ou la voie officielle de la métaphysique, erreur qui valorise le moins et le confond avec ce qui est plus.

    Remarquons à ce sujet que les livres de l’Hermetica se propagent dans un monde et un temps où la Théurgie et la Philosophie allaient main dans la main au point que la figure du sage et celle du mage, ou plutôt du théurge, se confondaient, et où les textes appartenant au Corpus Hermeticum paraissent simultanément avec d’autres manuscrits et auteurs, notamment de nombreuses collections de formules et recettes magiques, de médecine, d’astronomie-astrologie et d’alchimie, encore conservées à l’heure actuelle, et placées sous l’égide d’Hermès, ou Mercure, ou Hermès Trismégiste, qui consistent surtout en correspondances et analogies entre les astres, l’être humain, les règnes minéral, végétal et animal, et autres pratiques rituelles individuelles en rapport avec la cosmogonie, le plan intermédiaire et les sciences de la nature. Festugière établit là –nous l’avons vu– une double division entre magie populaire et la philosophie du Corpus Hermeticum ; à titre provisoire, cette division nous paraît acceptable dans la mesure où tout ce qui est lié à la magie et aux pratiques rituelles est très apprécié et appréhendé par un grand nombre de gens dont la compréhension des symboles, mythes et rites est très relative, même s’ils ont également leur part dans ces enseignements ; nous croyons cependant que cette division ne peut être prise en compte que si l’on excepte le fait que les courants « populaires » et « philosophiques » sont indissolublement liés dans la Tradition Hermétique, tout comme les livres « populaires » le sont avec le Corpus Hermeticum, ainsi que l’on peut le constater –pour ne citer qu’un exemple– au sujet de l’unité de la matière. Nous nommerons ici une série de livres et de textes appartenant à ces Hermetica, appelés astrologiques ou magiques, et qui n’ont pas encore été l’objet de toute l’attention des spécialistes, ce qui serait pourtant d’un grand intérêt. Un Livre des Teintures Naturelles attribué à Hermès, connu par les citations et commentaires qu’en fait Zosime dans son Livre du Compte Final, donne plus l’impression d’être un traité sur le symbolisme des couleurs et leurs multiples significations qu’un ouvrage pratique sur la teinture, vu l’évidente impossibilité d’obtenir des teintures de certains matériaux ; La Transe de Salomon qui débute par une énumération de noms sacrés gravés en hiéroglyphiques par Hermès Trismégiste et traite aussi de la fabrication de talismans selon des données astrologiques, que ce soient ces statuettes creuses d’Hermès ou autres, qui devaient renfermer à l’intérieur un sort écrit sur papyrus, comme dans le cas de la découverte de la Table d’Émeraude. Mérite une attention toute particulière le Liber Hermetis Trismegisti, considéré essentiellement comme un traité astrologique –à l’instar du Monomoirai qui référençait les dieux de chacun des trois cent soixante degrés du Zodiaque et n’existe plus, mais qui est cependant le thème du chapitre 25 du Liber– traduction latine d’un florilège grec du Ve siècle comprenant des enseignements plus anciens, de caractère égyptien, que l’on pense avoir été retouchés au IIe ou IIIe siècle après J.-C., provenant d’un grand corpus intégral astrologique hermétique de l’époque ptolémaïque, parmi lesquels celui qui se réfère aux décans (que l’on retrouve dans les textes déjà conservés dans les temples trois mille ans avant J.-C. ainsi que traité dans le Fragment VI de Stobée) ; d’autre part, ce manuscrit est parvenu directement à l’Occident médiéval à travers les grecs, sans la participation des arabes, ce qui fut le cas, en revanche, du Picatrix et de la Turba Philosophorum ; un autre traité astrologique est, comme son nom l’indique : De la domination et la puissance des douze lieux. Plusieurs volumes, toujours fondés sur la notion de mouvement des astres par rapport aux éléments cosmiques et les analogies secrètes qui les unissent, traitent de médecine et de recettes où entrent des éléments minéraux, végétaux et animaux, d’affinités devant être invoquées et conjuguées en accord avec le moment et le lieu en fonction de la relation propre à chaque astre avec l’opérateur, en vertu des liens intimes entre le macrocosme et le microcosme. C’est le cas du Livre Sacré d’Hermès à Asclépios ainsi que d’autres textes. Nous ajouterons le De XV herbis lapidibus et figuris, attribué à Hénoch ; de même le De XV Stellis, écrit par Hermès (qui nous est parvenu via l’Islam), parfois appelé aussi Quadripertitum Hermetis (en raison du quaternaire des thèmes : étoiles, pierres, plantes et talismans, et une préface sur les vertus du nombre 4), également attribué à Hénoch dans l’une de ses formes résumées. Il faut ajouter à ces titres ceux de Iatromathematika d’Hermès à Amon l’Égyptien, et les Kyranides, d’Hermès, considéré comme assez important, qui porte principalement sur l’attraction et la répulsion, c’est-à-dire les sympathies et antipathies qui animent le cosmos ; mérite une mention spéciale le manuscrit égyptien de Leyde écrit en démotique et en grec, trouvé à Thèbes en 1828 –divisé en deux parties qui sont conservées l’une à Thèbes même et l’autre au Musée Britannique–, dont le contenu d’oracles et de formules magiques, médicales et botaniques, constitue un exemple clair de cette littérature hermétique à laquelle ne manquent ni l’astrologie, ni les lapidaires, ni les bestiaires. Les Sept Chapitres ou livres d’Hermès seront la référence de nombreux hermétistes et textes d’alchimie du Moyen Age et de la Renaissance et sont toujours édités aujourd’hui.24 D’autres textes mentionnent des livres similaires bien que les originaux en question n’aient pas encore été retrouvés. Certains auteurs ajoutent aux Hermetica les œuvres de Bolos de Mendes, les écrits de Zosime, de Synesius, d’Olympiodore y de Stephanus d’Alexandrie produits entre le IIe et le VIIe siècle de notre ère, ou encore le corpus des alchimistes grecs et les nombreux fragments alchimiques d’Hermès qui le constituent.25 Mentionnons également les textes appelés Définitions, ou D’Hermès Trismégiste à Asclépios, écrits arméniens publiés pour la première fois en 1956 avec une traduction russe que Pierre Mahé, qui les a étudiés, situe au Ie siècle avant l’ère chrétienne, et qui bien que portant le même titre que le Livre XVI du Pymandre sont des textes différents. Il faut joindre aux Hermetica, dans leur aspect sapientiel, ceux qui font partie des manuscrits de Nag-Hammadi.26

NOTES
*
17
    Il serait bon que l’on puisse lire ainsi certains livres bibliques comme ceux de Moïse, les prophéties, les psaumes, les livres de sagesse, les évangiles (en particulier celui de saint Jean), saint Paul, etc., tels qu’ils sont et qu’ils ont été écrits, sans aucune connotation dogmatique.
18
    L’on a souvent reproché au Corpus Hermeticum, et pas seulement au Pymandre, que son texte soit parfois confus, voire contradictoire, ou écrit de la main d’auteurs différents. À ce propos, nous voudrions citer l’introduction à l’Évangile de saint Jean, publiée dans la Bible de Jérusalem (édition espagnole Desclée de Brouwer, Bilbao, 1984) : « Il est assez difficile de découvrir le plan précis selon lequel saint Jean a voulu exposer ce mystère du Christ. Notons avant tout que l’ordre dans lequel se présente l’évangile offre un certain nombre de difficultés : succession difficile des chapitres 4, 5, 6, 7 1-24 ; anomalie dans les chapitres 15-17 qui viennent après l’adieu 14 31 ; situation hors de contexte de fragments comme 3 31-36 et 12 44-50. Il est possible que ces anomalies proviennent de la façon dont a été composé et édité l’évangile : il serait en réalité le résultat d’une lente élaboration, avec des éléments d’époques diverses, des retouches, des ajouts, diverses rédactions d’un même enseignement, ayant été publié définitivement non pas par saint Jean lui-même sinon, après sa mort, par ses disciples, 21 24 ; ceux-ci auraient inséré dans la trame définitive de l’évangile des fragments johanniques qu’ils ne voulaient pas voir se perdre et dont la place n’était pas rigoureusement déterminée. »
19
    À ce sujet, et sur d’autres thèmes liés à Hermès et aux livres Hermétiques, voir les travaux d’Antoine Faivre, et plus particulièrement : The Eternal Hermes, from Greek God to Alchemical Magus Phanes Press, 1995, Grand Rapids (MI), Etats-Unis ; encore d’Antoine Faivre, avec ses collaborateurs (M. Sladek, P. Lory, M. Allen, C. Vasoli, I. Pantin, J. Telle), Présence d'Hermès Trismégiste, éditions Albin Michel, « Cahiers de l'Hermétisme », Paris 1988; voir également C. H. Dodds, The Bible and the Greeks, Hodden & Stoughton, Londres 1935. En 1904, R. Reitzenstein, dans son Pymandre (où il traduisait le livre XIII du Corpus), arrivait à la conclusion du contexte égyptien des Hermetica, que l’on considère aujourd’hui comme gréco-égyptiens.
20
    Le christianisme en général et le catholicisme en particulier n’ont jamais attaqué ou censuré le contenu du Corpus Hermeticum ; au contraire, il a été reconnu et utilisé en quelques occasions par ses propres théologiens et beaucoup de ses prêtres.
21
    L’importance des livres Hermétiques vient pour une grande part du fait que Thot soit le scribe divin et le Dieu de l’écriture ; certains auteurs de la fin du siècle dernier et du début de celui-ci, comme Frédéric du Portal et E.-A. Wallis Budge, ont étudié le rapport entre les hiéroglyphes égyptiens et différentes formes d’expression graphique. Voir sur le thème des langages symboliques hermétiques : The Alphabetic Labyrinth: The letters in History and imagination, Johanna Drucker, Thames & Hudson, New York, 1995; et évidemment, malgré que ce soit en détriment de l’égyptologie actuelle, les Principes Généraux de l’Écriture Sacrée Égyptienne, Jean-François Champollion. Institut d’Orient, Paris, 1984.
22     Éditions Les Belles Lettres. Paris, 1989.
23

    « … puisqu’il convient aux sages de connaître à l’avance toutes les choses futures, il en est une qu’il est nécessaire que vous sachiez. Un temps viendra où il paraîtra que les égyptiens ont honoré leurs dieux en vain, avec la vénération de leur cœur, au moyen d’un rite assidu : toute leur adoration sacrée échouera, inefficace, et sera privée de fruit. Leurs dieux laisseront la terre et retourneront dans les cieux ; ils abandonneront l’Égypte ; cette contrée, qui fut jadis la demeure des liturgies sacrées, à présent veuve de ses dieux, ne jouira plus de leur présence. Des étrangers empliront ce pays, cette terre, et non seulement l’on n’aura plus soin des observances sinon que, chose affligeante, de prétendues lois statueront, sous peine de châtiments prescrits, de s’abstenir de toute pratique religieuse, de tout acte de vénération ou de culte envers les dieux. Alors cette très sainte terre, patrie des sanctuaires et des temples, sera entièrement couverte de sépulcres et de morts. Ô Égypte, Égypte, il ne restera de tes cultes que des légendes et tes fils, plus tard, n’y croiront même plus… » (Asclepius, 24).

    « Les hommes arracheront les racines des plantes et examineront les qualités des sucs. Ils scruteront les natures des pierres et ouvriront en deux ces êtres vivants privés de raison ; que dis-je, ils dissèqueront leurs semblables avec le désir d’observer comme ils sont formés. Ils tendront leurs mains audacieuses jusqu’à la mer et, abattant les bois qui croissent seuls, ils se transporteront les uns les autres de rive en rive jusqu’aux terres lointaines. Ils investigueront même la nature occultée au fond des sanctuaires inaccessibles. Ils rechercheront la réalité jusqu’en hauteur, avides de connaître par leurs observations quel est l’ordre établi du mouvement céleste. Mais ceci sera encore peu de chose. » (Fragments extraits  de Stobée, XXIII 45).

24
    Les Sept Chapitres d’Hermès, pour l’édition espagnole : Ed. Atalanta, Mataró, Barcelone, 1995 ; Le Papyrus de Leyde (idem); et également le Traité des Talismans ou Figures Astrales (1658), Obelisco, Barcelone, 1995.
25
    Pour plus d’information et de références bibliographiques, ainsi que des traductions de textes, voir Festugière : La Révélation d’Hermès Trismégiste, Tome 1.
26
    Textes Gnostiques, Bibliothèque de Nag Hammadi I. Pour l’édition espagnole Ed. Trotta, Madrid, 1997.