LA GRANDE DÉESSE
Sous quelques-uns de ses innombrables aspects
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JOHN DEYME DE VILLEDIEU
(1ère partie)
 
I - Féminité

a) Abîme primordial et Voix resplendissante

     La Grande Déesse représente sans doute pour l’humanité le Mystère le plus secret et la Source d’inépuisables interrogations. Profondeur « féminine » de la Déité, elle a pu, en des temps oubliés, être adorée en tant que telle, mais elle n’est plus guère aujourd’hui qu’un terme générique remontant à la nuit des siècles et qui a désigné, au cours de l’Histoire, d’innombrables personnifications de l’idée de Féminité.

     On ne saurait énumérer toutes les vertus de la Grande Déesse, et celles dont les hommes ont pu prendre conscience, ont été réparties de façon inégale parmi les diverses divinités du monde, en général selon leur affinité avec le climat spirituel des civilisations concernées. Cependant, chez la plupart de ces grandes déesses, on retrouve bien des traits communs, même s’ils nous sont quelquefois révélés par le biais d’expressions différentes, dans des « circonstances » fort variées, et cela nous permet de reconstituer l’essentiel des vertus de leur universel Modèle.

     Mises à part les facultés indicibles de cette Grande Déesse, car elle est la Toute-Puissance du Principe Suprême, mystère devant quoi doit s’arrêter toute spéculation, deux choses nous ont frappé dans la plupart des cas : d’une part, l’immensité de l’empire sur lequel s’exerce sa souveraine influence, et d’autre part, son exceptionnelle durée puisqu’elle s’étend d’un bout à l’autre de la Manifestation universelle.

     Nous envisagerons donc divers aspects de la Grande Déesse et, pour commencer, celui qu’elle revêt au moment de la Création, ou du moins juste « avant », et dont ne nous rendent compte, évidemment, que certaines figures ou abstractions.

     Tout, alors, était-il Silence, Repos, Éternité ? Mais ce ne sont là qu’expressions typiques du langage humain, fatalement borné, approximations incertaines ou obscures, imaginations téméraires, pour désigner ce qu’aucun humain ne saurait jamais ni connaître, ni même imaginer.

     Silence ? Repos ? Éternité ? Nous ne projetons là que l’inverse de notre présente réalité : le vacarme de notre civilisation, nos journées qui par leur trépidation l’emportent sur nos courts sommeils que beaucoup croient tissés d’inutilité, enfin le rythme capricieux de notre temps insaisissable.

     En fait, la plus véridique approche, pour parler de ce qui précède le Commencement du monde, serait de procéder par négation : pas de vacarme, pas d’alternance, pas de succession, pas rien. Mais en vérité, si telle était alors la Réalité, comment aurait-elle changé d’une manière aussi radicale dans cette immuabilité des choses ? Reste la réponse, décevante mais certaine, que de la naissance à la mort, nous sommes tous plongés, plus ou moins irrémédiablement, dans les fantasmes de l’apparence, dans l’aberration mentale de l’illusion, providentiellement protégés que nous sommes, par ce manteau de brumes, de l’éclat mortel, pour nous, de la Vérité nue.

     Nous ne sommes conscients que d’images et de rythmes depuis l’aurore de notre humanité, et chaque peuple nous a légué les siens, dans sa quête obstinée d’absolu. De ceux que nous avons retenus au cours de notre propre recherche, nous ne citerons qu’un choix assez limité parmi les moins incertains, en dépit de cette incertitude dans laquelle doit fatalement baigner jusqu’au plus attentif effort de l’intelligence humaine.

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    La tradition hébraïque, dans le Sepher ha Zohar, nous décrit nombre de « gestes » et d’« esquisses » accompagnant le déclic du phénomène que nous appelons la Manifestation universelle. Il s’agit en réalité d’un seul « mouvement », dont la « durée » infinitésimale se réduit en vérité à « rien ». Le Très Mystérieux « frappe » son Vide illimité, et le Vide alors résonne, Voix formidable, tandis que du même coup se met à resplendir « un point sublime et mystérieux » du nom de Reshith telle est l’origine du Monde et, pour commencer, celle des Elohim.

     Notons que le Zohar, à notre connaissance, ne parle pas, à ce sujet, de « mouvement ». Simplement, le Très Mystérieux « frappe » son Vide. D’un seul coup ? On ne saurait compter, puisque le Nombre n’existe pas encore. Dieu, en effet, crée hors du Temps, sans mouvement à strictement parler, car hors du Temps il n’est pas d’Espace où ce mouvement pourrait se déployer. Ce « frappement », donc, n’est qu’une image statique, non spatiale, et représente sans doute le premier « battement » immobile d’une cadence universelle à la sonorité inouïe.

     Le « battement » originel que relate le Zohar, et qui se rapporte au son primordial, évoque en notre mémoire le rôle cosmique du Tambour ainsi que certains échos traditionnels. Battre le tambour, c’est faire tomber du ciel la pluie fertilisante, car en tant que cet instrument représente le tonnerre, il est symbole de fécondation, voire de mort, laquelle jouera dans la suite de ces pages un rôle important. Il y a en effet, entre la mort et la fécondation, une relation dont le souvenir nous a été transmis à travers la nuit des temps, et dont on cite souvent l’écho que nous en donne l’Évangile de Jean (12:24) : « si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais s’il meurt il porte beaucoup de fruit ». Ce mystère touche évidemment de fort près le couple humain, mais il s’exprime aussi sous toutes sortes de formes à travers l’éblouissante diversité de la Vie universelle.

     Ce n’est en fait pas la seule note traditionnelle que ces propos du texte hébraïque nous remettent en mémoire. Ainsi, Reshith, ce principe qui fut « à l’origine de tout », et que précède seul un monde inconnaissable, ne serait-il pas le « Un », l’Etre universel, le Verbe ? On pourrait le penser, à entendre les mots de saint Jean dès le début de son évangile. « Au commencement était le Logos (…). Toutes choses par lui ont paru (…). En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ».

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     Si nous admettons, avec les Anciens, que la Grande Déesse est la « représentation » de tout ce qui, de la Déité transcendante, consent à se manifester aux Sages les plus éminents, alors nous reconnaîtrons qu’elle devrait englober non seulement l’Univers tout entier, dans sa triple acception corporelle, subtile et spirituelle, mais encore son principe causal qui est le Verbe.

     Or, comme nous le rappelle René Guénon dans Le Symbolisme de la Croix (p. 36, note 33), le Verbe revêt un aspect intérieur qui est Pensée et un aspect extérieur qui est Parole. Faut-il alors admettre que la Grande Déesse assume également ces deux aspects, et donc qu’elle s’identifie entièrement au Verbe, ou ne doit-on lui attribuer que l’aspect le plus extérieur qui est la Parole ou le Son, mais aussi la Lumière puisque cette dernière n’est que seconde par rapport au Son ?

     Que la Grande Déesse soit une sorte de personnification du Son créateur et de la Lumière nous paraît assuré, mais il serait certainement enrichissant, pour notre sujet, d’étudier le Son et la Lumière en ayant en vue leurs rapports respectifs avec le Temps et l’Espace dont la Déesse, précisément, est instigatrice.

     L’œil, la Lumière et l’Espace sont corrélatifs. Selon la tradition hindoue, l’œil est projecteur de lumière, et selon la Kabbale hébraïque, le rayonnement engendre l’étendue. En effet, du mystère de l’Avir hébraïque, ou Ether, comme le rapporte René Guénon, « jaillit la lumière (Aor), qui réalise l’étendue par son rayonnement à l’extérieur » (Symboles Fondamentaux de la Science sacrée, p. 434). C’est que « les rayons solaires font apparaître les choses qu’ils éclairent, les rendent visibles, donc peuvent être dits symboliquement les “manifester” ». Et l’« on pourra dire aussi que ces rayons “réalisent” l’espace, en le faisant passer de la virtualité à l’actualité » (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, p. 32).

     L’oreille, le Son et le Temps devraient, eux aussi, être corrélatifs. L’oreille et le son, de toute évidence, se correspondent, et même, semble-t-il, avec un aspect de réciprocité qui existe d’ailleurs dans toutes les perceptions sensibles puisque la sensation est « l’acte commun du sentant et du senti », comme le disait Aristote. Ainsi, de même que le rayon lumineux va de l’œil à l’objet perçu et de ce dernier à l’œil, de même l’onde sonore, qui nous paraît se propager seulement de la cloche battante à l’oreille, doit aussi aller, d’une manière ou d’une autre, de celle-ci à celle-là, l’une à la « rencontre » de l’autre. C’est qu’en effet, le véritable organe de l’ouïe, comme les autres, est intérieur, l’oreille n’étant que son instrument, et cet organe de l’ouïe est, lui aussi, mis en rapport avec l’Ether dont il est « une portion », participant ainsi de la même nature, comme l’explique René Guénon dans ses Études sur l’Hindouisme (p. 67-68) : or « c’est dans l’Ether que réside la cause du son » (p. 64), et ce dernier y est produit par un mouvement vibratoire (p. 63). De manière semblable, le message « vibratoire » du Ciel ne serait-il perçu par l’« ouïe » humaine appropriée que lorsque celle-ci « vibre » à la rencontre de ce message ? Mais quoi qu’il en soit, il y a dans l’ouïe une qualité d’aptitude et une possibilité d’adhésion. Toute oreille ne saurait apprécier une musique céleste, et ce ne sont pas tous les hommes qui peuvent se trouver, par l’oreille, enchaînés à la langue d’Ogma-Visage de Soleil, mais seulement ceux dont l’oreille vibre à l’unisson, c’est évident, et adhère alors sans restriction à ce qu’elle entend. Du reste, seuls ceux qui tendent patiemment cette oreille spirituelle, peuvent capter la voix éloquente d’Ogma, dieu du panthéon celtique et inventeur, dit-on, de l’alphabet ogamique dont l’usage est réservé à la magie ou la divination.

     Mais pour en revenir plus précisément à notre sujet, c’est par le mouvement vibratoire, son rythme, son tempo, que nous pouvons établir une relation entre le Son et le Temps. Le Temps, d’ailleurs, n’est-il pas produit par le son qu’émet le tambour de Shiva au cours de sa danse cosmique ? L’Espace lui aussi, du reste, est en rapport avec son contenu, l’Ether, et donc avec le Son ; mais l’Ether, source des quatre autres éléments, n’est-il pas, en principe et en fait, en relation avec chacun d’eux ?

     Lumière et Son, Espace et Temps, la Grande Déesse en est la Rectrice car elle englobe la Manifestation universelle dont elle est aussi la Cause extériorisante, aspect subordonné du Verbe ; mais en est-elle aussi la Cause supérieure, la Pensée ?

     On a vu que le Verbe est Pensée, intérieurement, et Parole, extérieurement. Cela pourrait rappeler, dans la Kabbale, deux Sephirot qui, selon Henri Sérouya, se trouvent mises en rapport avec le Verbe : Hokhmah et Binah. Hokhmah, mâle, est présenté parfois comme le Verbe silencieux, alors que Binah, femelle, serait le Verbe articulé, la Voix, qui contient tout. Ces deux Sephiroth sont respectivement assimilées à la Sagesse et à l’Intelligence. Or Sophia, la Sagesse, n’est-elle pas une appellation de la Grande Déesse ?

     Si l’Espace et le Temps peuvent être rapportés aux Sephiroth Binah et Hokhmah, Binah succédant à Hokhmah, comme l’Espace au Temps, la Grande Déesse semble bien désigner non seulement la Voix, mais aussi la Pensée, qui garde le Silence. Elle représenterait donc vraiment le Verbe, producteur des mondes, et, si elle est tout ce que n’est pas la Déité proprement dite, elle s’identifierait en fait à l’Etre universel.

b) Le Son, le Vide, la Femme

     Dans le texte du Zohar, le son est mis en rapport avec le vide et paraît en provenir sous l’effet de l’impulsion créatrice. Or, on retrouve curieusement l’écho de cette parenté dans le voisinage de deux racines linguistiques, ce qui pourrait donner à penser que ces conceptions existaient déjà à l’époque où s’élaborait le langage humain.

     L’européen kan– évoque des idées de sonorité : cela va, semble-t-il, des bruits les plus quelconques, les plus divers, jusqu’aux chants les mieux rythmés, les plus mélodieux, et ceux, plus savants encore, qui interviennent dans la magie et dans la prophétie. Avec le grec kanakhê, qui dérive de la racine kan–, nous retrouvons plusieurs de ces significations parmi celles que nous fournit le dictionnaire de Bailly, sans parler d’intéressantes applications dans la mythologie.
Kanakhê, ce peut être un bruit retentissant, métallique ; un grincement de dents ; mais c’est aussi le son d’un instrument de musique, comme la lyre et la flûte. Le mot comporte d’ailleurs une idée de résonance qui nous paraît lui être essentielle. Tout cela, sous le rapport qui nous concerne ici, c’est-à-dire de la création ou de la production des choses et des mondes, est assez éloquent.

     La Lyre, comme d’autres instruments à cordes qui lui ressemblent, est symbole d’Harmonie cosmique, de cette harmonie où toute chose est installée à sa place, en son temps. Mais le Cosmos, soumis notamment aux conditions spatiales et temporelles, voit se renouveler les choses au cours du devenir. C’est pourquoi l’instrument sonore possède un double effet : il condense et dissipe, construit et détruit. La lyre d’Amphion élève les murailles de Thèbes, et la vina de la déesse Sarasvati, shakti de Brahmâ, émet le son créateur. En revanche, on sait ce qu’il advint des remparts de Jéricho au bout du septième jour, lorsque, après les sept processions autour de la ville, les trompettes retentirent renforcées par les cris du peuple. Mais ce rôle de dissipation ou d’annihilation ne s’exerce pas seulement sur le plan corporel. Ainsi la harpe de David dissout l’esprit mauvais qui trouble Saül, et toute musique qui ravit l’âme, réduit à néant, du même coup, les apparences trompeuses de notre monde. Il en va pareillement pour la Flûte dont l’influence peut être fécondante sur terre, mais aussi conduire au Paradis. On retrouve ainsi l’aspect féminin du Verbe créateur dans la résonance que favorise un objet creux comme la Flûte, mais aussi comme la Lyre originelle, faite d’une carapace de tortue, et l’aspect féminin en question ressort également avec la vina de Sarasvati, déesse en laquelle on pourrait voir la personnification de la musique des Sphères.

     La racine européenne kan- associe d’autre part la faculté sonore à des images d’oiseaux, comme cela se produit dans d’autres racines. Ainsi, dans l’indo-européen ker-IV, le concept de « cri » amène celui de « corbeau », et dans notre racine kan-, c’est l’idée de « chanter » qui s’accompagne du français « cigogne », de l’anglais hen (poule), ainsi qu’en allemand de Huhn (poule) et de Hahn (coq). Or la cigogne, comme tous les oiseaux migrateurs, évoque un rythme de va-et-vient qui n’est pas tout à fait étranger à cet autre rythme qu’est le son, et on lui attribue des dons qui ne sont pas sans rapport avec la vertu créatrice, puisque, dit-on, c’est cet oiseau qui apporte les enfants dans les foyers, et que son seul regard favorise la conception. Quant au coq, symbole solaire, il est le veilleur qui par son cri annonce le jour, mais il est aussi un emblème de résurrection, car sa voix est une fanfare qui terrifie les puissances nocturnes, et on l’a comparée à celle du Christ appelant à la prière et à la lumière, comme le rapporte Charbonneau-Lassay dans le Bestiaire du Christ. Mais qu’on l’entende dans un sens spirituel ou cosmique, le chant du coq est toujours précurseur de la clarté, et dans la présente étude, il est évident qu’on le voit fort bien annoncer l’aube de la Manifestation universelle, de cette Vie qui est « la lumière des hommes ».

     Les oiseaux sont des animaux célestes à leur manière, ils revêtent souvent un caractère sacré, et le symbolisme ne manque pas d’en faire état. Ils représentent le monde angélique, les états supérieurs de l’être avec lesquels se trouve mis en correspondance celui qui a appris le « langage des oiseaux » une fois parvenu au centre du Monde. Toutes les traditions de la terre ont exprimé sous forme d’oiseau la spiritualité, depuis l’âme individuelle jusqu’à l’Esprit universel. Aussi, leur simple mention à l’occasion de cris, de chants ou même de bruits ordinaires, confère souvent à ces manifestations sonores une hauteur de signification qui n’est pas à négliger, comme c’est ici le cas. Et de cette multitude de sens se dégage aussi l’idée de l’immense Voix cosmique, première Créatrice.

     Une seconde racine kan-, indo-européenne celle-ci, nous fournit des significations nouvelles, différentes, mais non sans rapport avec kan-I. En effet, elle désigne une certaine idée de vacuité, de quelque chose de creux et, semble-t-il, d’une manière générale, de relativement allongé : ainsi le roseau dont on fait les flûtes, et divers conduits susceptibles d’émettre quelque son, fût-il bruyant, comme celui du canon.

     Un creux, plus localisé encore, nous semble-t-il, qu’une vacuité, n’est rien d’autre qu’un vide circonscrit, limité dans son extension. Ce n’est donc pas ce « vide sans limite » que frappa « la Très Mystérieuse Puissance », mais ce peut en être une image symbolique acceptable dans notre monde corporel. Naturellement, le « frappement » qu’exerce « la Très Mystérieuse Puissance » dans son Éternité, se répercute en notre bas monde, temporel et spatial, selon des ondes, des oscillations, des vibrations dont l’amplitude est indéfiniment variée, et en toutes sortes de domaines.

     Outre la notion de creux, la racine kan-II apporte celles de règle, de canon juridique, de canevas, toutes choses qui guident, servent de modèles, ou fournissent un plan à suivre ; et ce rôle « directeur », dans son domaine légal ou abstrait, n’est-il pas en somme l’exact équivalent de celui que jouent, dans leur domaine technique, les tuyaux et les canaux qui, quant à eux, « conduisent » l’air, le gaz ou l’eau vers la juste destination, et que nous propose comme exemples significatifs la même racine étymologique ?

     Finalement, la racine kan-II comporterait dans l’ensemble deux significations très générales l’une pratique, artisanale, et l’autre théorique, normative. On arriverait ainsi, d’une part, à la notion de cavité conductrice, et celle-ci ne résonnerait que par suie du frottement de ce qu’elle conduit et qui s’exerce sur ses parois, comme par exemple l’air sur le bois de la flûte. Mais, d’autre part, on aboutirait aussi aux canevas qui servent de modèles, aux règles qui imposent peu à peu les comportements, et jusqu’au droit ecclésiastique fondé sur les canons de l’Église, en somme tout un ensemble de lois et d’obligations conditionnant la vie des êtres qui s’y trouvent soumis et qui, dès lors, sont amenés à répondre à ces instigations. Nous nous trouvons alors devant l’une des applications découlant de la pensée du Zohar pour faire « résonner le vide », il faut le « frapper ».

     Sans doute ce rapprochement de l’idée de vacuité avec ce que l’on sait du contexte juridictionnel, et cela dans la même racine linguistique, pourrait susciter quelques sourires, car l’on ne saisit pas immédiatement le rapport profond qui unit ces deux idées. Or nous allons le retrouver parmi les caractéristiques de la féminité proprement dite.

     Cependant, avant d’aborder ce dernier point, et toujours sous le rapport des significations correspondantes des deux racines kan-, ajoutons encore, à toutes fins utiles, qu’il n’est pas exceptionnel de découvrir, dans un même voisinage linguistique, les notions de « cri », d’« oiseaux » et de « creux ». Ainsi une même syllabe peut rapprocher de la racine européenne gal-, qui signifie « crier », le latin gallus (coq) et le grec galaia qui désigne un navire et d’où dérivent des mots tels que « galère » et « galion », choses ventrues et creuses comme tous les vaisseaux. On peut d’ailleurs rencontrer des exemples semblables dans d’autres racines : kel-, ker-,… Ces séries de définitions parallèles ne sont pas rares, du reste, comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer.

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     D’une racine linguistique, non plus indo-européenne cette fois-ci, mais sémitique, nous retirons d’intéressantes indications où se rejoignent la notion de « femme » et celle de « sphère organique », laquelle n’est pas sans nous rappeler la vacuité originelle puis productrice dont nous parlions plus haut.

     Cette idée de « creux » qui évoquait l’indo-européen kan-, nous la retrouvons dans l’hébreu gan, de l’expression « gan-bi’eden » que Fabre d’Olivet trouve fort mal traduite par les appellations de « jardin d’Eden », de « jardin en Eden », ou de « Paradis de délices » qui nous vient de la traduction grecque. Il préfère, quant à lui, traduire le mot gan par le terme de « sphère » ou d’« enceinte organique ». Dans son ouvrage, La Langue Hébraïque Restituée, il fait du mot en question un commentaire assez détaillé que nous avons trouvé très éclairant.

     L’hébreu gan « n’a jamais eu d’autre sens, dit-il, que celui d’une enveloppe, d’une enceinte protectrice. Ce mot qui tient au nom même donné à la femme par un grand nombre de peuples, signifie encore une enveloppe, dans l’italien gonna, dans l’anglais gown, dans le français gaîne, et même dans l’ancien celte gun ou goun (…). Quant à l’étymologie hiéroglyphique du mot , la voici. Ce mot mystérieux s’élève évidemment sur la racine , exprimant toute idée d’objet enveloppant et contenant sans effort, s’ouvrant et s’étendant même pour contenir et recevoir, laquelle est terminée par le signe final et extensif  » (II p. 76, note).

     La racine de ce mot, GN, donne naturellement les mêmes significations de clôture, d’enceinte, de limite, de protection, et le G initial évoque symboliquement « la gorge de l’homme, tout conduit, tout canal, tout objet creux et profond » (Vocabulaire radical, p. 27 et 23). On voit que les significations principales de ce mot, sous le rapport de la vacuité, sont fort voisines de celles de la racine kan-, si elles ne lui sont pas identiques.

     Enfin le mot gan, comme le fait observer Fabre d’Olivet, se retrouve dans les noms qui désignent la femme chez bien des peuples. Ainsi le vieux haut allemand cone, le grec gunê, les mots anglais quean et queen, et aussi, peut-être, Gunna, nom propre, forme familière du vieux norrois Gunnhildr.

     Si la féminité se trouve souvent associée à la signification de « cavité » ou de « creux » que possèdent la racine indo-européenne kan- et le mot hébreu gan, elle peut l’être aussi à la notion de juridiction comme nous l’avons vu dans la racine indo-européenne, et elle peut l’être encore en hébreu dans la racine ShDH qui a le sens de femme et de royauté, de champ et de région également, d’où l’idée de domaine et de seigneurie. La racine indo-européenne dem- a donné non seulement le grec dôma (construction), mais l’ancien français dan (seigneur) et le français « dame » ou « demoiselle ». Il est vrai que le concept de « femme » ou de « dame » est souvent confondu avec celui de « royauté » ou de « seigneurie » dont les prérogatives juridiques sont évidentes. Cela ressort de bien des mythes, celtiques notamment, et l’étymologie l’atteste aussi bien souvent. Ainsi la racine gotique fra donne le gotique franja (seigneur) et le vieux haut allemand frouwa (femme). Enfin, le vieux haut allemand ban (juridiction) n’est peut-être pas sans rapport avec l’irlandais ban (femme).

     « Dans le gouvernement comme dans le mariage, nous dit Coomaraswamy, le pouvoir revient à la femme, et l’autorité à l’homme. Le tyran ou la virago abusent du pouvoir féminin; avec un roi légitime et une femme véritable, il est exercé en accord avec la justice » (La Doctrine du Sacrifice, p. 147, note). Or « des potentialités sataniques et mortelles sont inhérentes au Pouvoir Temporel : quand la Royauté ne poursuit que ses seuls intérêts, quand le Pouvoir prétend régner sans tenir compte de la Justice, quand la « femme » réclame ses « droits », ces potentialités mortelles deviennent réalité; comme la famille et la maison, le roi et le royaume sont détruits et le désordre (anrita) prévaut » (Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, p. 104-105). On voit ainsi, une fois de plus, que la roche tarpéienne est toujours bien proche du Capitole quand il s’agit des affaires humaines.

     Or, cet aspect fâcheux que Coomaraswamy relève dans la nature de la Féminité, nous allons le retrouver avec l’image des vicissitudes que subirait la Shekhinah, ou des tromperies qu’ourdirait Mâyâ au détriment des humains, humiliations et malveillance peu dignes de la divinité et que l’on peut diversement interpréter selon le point de vue auquel on se place : en effet, ce ne sont pas de minces personnages qu’atteignent ces indignités, mais deux personnifications de la Grande Déesse appartenant, l’une à la tradition hébraïque, l’autre à la tradition hindoue, et toutes deux investies, par leur qualité féminine même, des hautes et basses responsabilités du pouvoir temporel.

     Il n’en demeure pas moins qu’avec la Féminité, quand elle reste authentique, on n’est jamais très loin de l’idée de lumière, signification de l’indo-européen bha-II, ni du Verbe sonore dont rend compte l’indo-européen bha-I, avec le sens de « parler », d’« expression » et de « destinée, ce qui ajoute à son idée de créativité une nouvelle idée de programmation cosmique. On sait du reste que le grec phônê, qui dérive de cette dernière racine, a le sens de « voix » et de « parole ». L’on rejoint ainsi l’idée de sonorité dont nous étions parti avec la racine européenne kan.

     Nous nous intéresserons maintenant aux deux personnifications de la Grande Déesse déjà évoquées, et qui sont, chacune dans sa tradition, malgré les aléas cités, représentatives de la plus véridique Lumière qui puisse se concevoir. Les auteurs qui ont abordé le sujet, n’ont pas manqué de souligner la lumière exceptionnelle qu’incarnent ces deux entités spirituelles hautement remarquables, illuminatrices qu’elles sont des mondes manifestés et même d’une part de leur source.

c) Shekhinah et Mâyâ

     L’étendue est incommensurable de tout ce qu’il faudrait dire de la Grande Déesse, sans parler de tous les commentaires qu’appelleraient ses innombrables aspects. Un livre n’y suffirait guère sans doute, et il ne faudrait jamais perdre de vue qu’étant, comme nous le disions plus haut, la Toute-Puissance du Principe Suprême, elle participe dans une large mesure de son Indéchiffrable Mystère. Reste ce qui est déchiffrable, mais qui n’a pas été déchiffré peut-être dans son entier. Nous essayerons de rendre compte ici de quelques-uns de ces aspects les plus connus à travers ce que l’on nous en dit dans ces deux personnifications de la Grande Déesse que sont la Shekhinah hébraïque et la Mâyâ hindoue.

     Selon Paul Vulliaud, que cite René Guénon dans Le Roi du Monde (p. 56), « le Tabernacle de la Sainteté de Jehovah, la résidence de la Shekinah, est le Saints des Saints qui est le cour du temple, qui est lui-même le centre de Sion (Jérusalem), comme la sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le centre du monde ». Aussi, la Shekhinah, considérée comme « présence divine » au sein du peuple juif, est également vue comme Lumière.

     Cette présence de la Shekhinah, aspect féminin du Principe au milieu d’Israël, revêt une importance toute particulière puisque le nom même de Shekhinah provient de la même racine que le terme de mishkhân qui désigne le Tabernacle : cette racine, shakhan, signifie « habiter, demeurer, résider ». Aussi, Jacques Bonnet ne manque-t-il pas d’insister sur ces dernières significations dans ses « considérations sur la Shekhinah » (revue Études Traditionnelles, 1982, p. 70…). Cette présence, du reste, témoignage patent de la faveur divine, « devenait visible sous la forme de la colonne de nuée qui guidait les Hébreux depuis leur sortie d’Egypte « IHWH allait devant eux, le jour dans une colonne de nuée pour les diriger sur la route, la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer » (Exode 13.21) ».

     La luminosité inhérente à la Shekhinah possède un caractère d’universalité dont René Guénon précise l’origine. Ainsi que nous venons de le voir, le Tabernacle, vu comme Centre du Monde, « était destiné à être, suivant le langage de la Kabbale hébraïque, le lieu de manifestation de la Shekinah ou “présence divine”, c’est-à-dire, en termes extrême-orientaux, le point où se reflète directement l’ “Activité du Ciel”, et qui est proprement (…) l’“Invariable Milieu”, déterminé par la rencontre de l’“Axe du Monde” avec le domaine des possibilités humaines ; et ce qu’il est particulièrement important de noter à cet égard, c’est que la Shekinah était toujours représentée comme “Lumière”, de même que l’“Axe du Monde” était (…) assimilé symboliquement à un “rayon lumineux” » (La Grande Triade, p. 138-139). Il résulte alors de ces correspondances, il faut le souligner, que la Shekhinah est « présence divine » pour la tradition hébraïque, de la même façon que l’Axe du Monde est présence principielle au sein de la Manifestation universelle, ce qui ne manque pas d’assurer leur étroite parenté, sinon même leur identification pratique.

« A un autre point de vue, nous dit René Guénon, la Shekinah est la synthèse des Sephiroth ; or dans l’arbre séphirothique, la « colonne de droite » est le côté de la Miséricorde, et la « colonne de gauche » est le côté de la Rigueur ; nous devons donc aussi retrouver ces deux aspects dans la Shekinah ». En effet, tant que l’homme reste proche de la Shekhinah, celle-ci est pour lui « main bénissante », mais s’il pèche et s’éloigne de la Shekhinah, elle devient pour lui « main de rigueur » (Le Roi du Monde, p. 25-26).

     Le Sepher ha Zohar, en ce qui concerne les origines du Monde, nous propose, quant à lui, un récit kabbalistique d’« amours » pré-cosmiques, si l’on peut donner ce nom à la relation indéfinissable unissant un couple de principes plus qu’essentiellement primordiaux, relation qui donne « naissance » à ce que nous appelons l’Etre universel, et d’où se trouve issu tout ce qui existe.

     Cet Acte créateur, que l’on nous décrit comme une fusion amoureuse, voire érotique, et parfois en termes fort crus, est, dans sa pureté immarcescible, le « fait » métaphysique dont la répercussion dans le Cosmos est le modèle incompris d’où découlent depuis des millénaires toutes les unions humaines, qu’elles soient ou non légitimes, tous les accouplements et les copulations animales, sans parler de leurs aberrations coupables, voire criminelles, dont s’émerveillent béatement et sottement nos contemporains les plus naïfs ou les plus corrompus.

     Le Zohar raconte qu’avant le péché d’Adam, le Kaddosh Barouch Hou et la Shekhinah étaient étroitement unis et ne faisaient qu’Un. Or depuis, la Rigueur l’a emporté sur la Clémence, et la Shekhinah s’est retrouvée en exil, séparé du Saint-Bénit-Soit-Il. La colère de Dieu, qui est le Mal, se traduit dans le monde d’En bas par la faute originelle. Mais après le rachat des fautes humaines, à la Fin des Temps, la Shekhinah exterminera Samaël, le Mal, et s’unira de nouveau au Kaddosh Barouch Hou. En attendant, son exil se poursuit, et elle vit dans l’humiliation et la servitude (Guy Casaril : Rabbi Simeon Bar Yochaï et la Cabbale, p. 103, 104, 109, 110).

     La Kabbale a une touchante image pour dépeindre cette tragique situation. « La Shekina était désignée dans le Zohar comme “la belle vierge qui n’a pas d’yeux”, elle les avait perdus en exil à force d’avoir pleuré » (Gershom G. Scholem : La Kabbale et sa symbolique, p. 159).

     On traduit souvent aussi cette grande déréliction comme l’aspect ténébreux de la Shekhinah. Du fait de la prépondérance alternée des puissances de la Grâce et de la Justice qu’elle englobe, il arrive qu’à certaines périodes la Shekhinah soit « prisonnière des forces de la Justice », qu’elle « goûte au côté amer ». Alors sa Grâce s’obscurcit. Il semble que cela se produise pendant son activité démiurgique, et se trouve en rapport avec les exils de la Shekhinah, que l’on présente quelquefois, non plus comme un bannissement par son Époux, mais « comme une victoire des forces démoniaques ». En somme, la Shekhinah, comme privée des influences spirituelles de son Époux, tomberait-elle victime du Mal ? (Gershom G. Scholem : ibid., p. 123-127).

     Cependant, en plus d’un cas, ne nous présenterait-on pas des images dues à un point de vue humain bien limitatif ? Ainsi, le rôle trop souvent dévolu aux hommes, dans cette affaire, n’est-il pas étrangement « flatteur », et donc plutôt suspect d’inanité ? La Shekhinah se serait-elle trouvée « exilée » du fait de leurs péchés dérisoires, voire de leur consternant abrutissement ? Serait-ce enfin de leur amendement et de leur purification, comme on nous le laisse entendre, que dépendrait la réunion de cette entité divine à un Dieu jusque là, et depuis si longtemps, « séparé » d’elle ?

     Mais nous n’entrerons pas plus loin, ici, dans des considérations qui nous paraissent être d’ordre par trop affectif, voire utilitaire, beaucoup plus qu’authentiquement spirituel. Au lecteur de comparer entre elles les idées que nous lui avons exposées, et de choisir celles qui lui paraîtront le plus susceptibles de convenir à ses affinités intellectuelles ou affectives.

     De la glorieuse Shekhinah, nous préférons, quant à nous, garder l’image d’une resplendissante et inabordable luminosité.

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     Pour autant qu’il soit permis de rapprocher entre elles des traditions assez éloignées l’une de l’autre du fait de l’écart des mentalités, de la différence des langages et des inévitables décalages de l’espace et du temps, on pourrait dire que la Très Mystérieuse Puissance et son Vide sans limite, mis en scène par le Zohar, représentant en somme, malgré quelques particularités, un couple qui offre une indéniable parenté avec celui que forment Brahma et Mâyâ dans l’Hindouisme.

     Mâyâ, écrit Ananda K. Coomaraswamy, est « le “moyen” de toute création, divine ou humaine ». Selon Shankara, elle est « la Non-Révélée, la Puissance (Shakti) du Seigneur, l’inconnaissable avidyâ sans commencement (…), ce par quoi tout ce monde en mouvement est appelé à naître (…) et au moyen de quoi la Servitude et la Délivrance sont l’une et l’autre rendues effectives ». Ici, poursuit Coomaraswamy, « avidyâ, synonyme de “Puissance”, ne peut signifier simplement “Ignorance”, mais plutôt “mystère” (…) en opposition avec vidyâ, “ce qui peut être connu” : avidyâ est la Potentialité qui ne peut être connue que par ses effets, par tout ce qui est mâyâ-maya » (Hindouisme et Bouddhisme, p. 173-174).

     Or, cela n’est pas sans nous rappeler le Vide originel dont nous parlait le Zohar, et d’où s’opère la naissance de tout l’Univers.

     Lorsqu’on évoque la Mâyâ de l’Hindouisme, deux idées peuvent venir à l’esprit. Tout d’abord, c’est qu’elle « est de l’Absolu la surface réverbérante à innombrables facettes qui magnifie toute créature qui s’y mire directement ». Elle l’est en tant que Shakti de Brahma, et donc Toute-Puissance du Principe Suprême. Or, aussi prestigieuse qu’elle soit, Mâyâ n’est qu’un aspect du Principe dont elle est cependant, en toute légitimité, inséparable, « et, si on l’en distingue pour la considérer “séparativement”, elle n’est plus que la “Grande Illusion” (Mahâ-Moha) » et revêt alors « son sens inférieur et exclusivement cosmique » (R. Guénon : L’homme et son devenir selon le Vêdânta, p. 91-92, note). Cette deuxième idée est d’ailleurs peut-être la première qui nous revienne à la mémoire. Qui n’a entendu parler des sortilèges de cette grande magicienne qu’est Mâyâ ?

     Le point de vue « séparatif », qui éloigne illégitimement Mâyâ du Principe, et qui, du même coup la « dénature », n’est pas sans nous rappeler l’« exil » de la Shekhinah dont nous parlions plus haut. Il s’agit, en tout cela, de la même question, mais envisagée sous des angles légèrement différents. L’important, tout de même, est que dans les deux cas la responsabilité de la « séparation » est attribuée aux humains. Chez les Juifs, c’est le péché de l’homme que l’on met en cause, et ce n’est du reste que lorsque les fautes humaines, à la fin des temps, auront été rachetées, que la Shekhinah se retrouvera de nouveau unie avec le Kaddosh Barouch Hou. En milieu hindou, la mentalité étant tout autre, c’est plutôt à l’ignorance des hommes que l’on s’en prend, car c’est elle qui les fait succomber aux jeux allusifs de Mâyâ. Les considérations qui suivent aideront peut-être à mieux saisir les disparités parfois légères entre le sérieux et l’enjouement, lequel peut facilement glisser à la confusion.

     Il est une famille latine dont les mots donnent une idée de l’étendue des significations de ce qu’on appelle Lîlâ dans la tradition hindoue, c’est-à-dire le Jeu divin. Il se mêle pourtant en outre, à ces significations joyeusement ludiques, bien des notations nettement péjoratives. Il y a le latin ludus qui est jeu et moquerie, puis ludere qui est aussi jouer, mais également simuler et duper. Les autres significations s’enchaînent, se confirmant et se complétant dans la même diversité pour le moins déroutante : alludere (jouer, folâtrer, badiner, faire allusion, favoriser), illudere (se jouer, se moquer, outrager, endommager), illusio (ironie, illusion, tromperie, moquerie)… Il n’est pas difficile de deviner, sous ces déviations déplaisantes de ce qui était à l’origine une sorte de rituel sacré, les amères et décevantes expériences de ceux qui se sont laissé illusionner par certains détours indispensables des allusions symboliques.

     Or, nous dit René Guénon, dans ses Études sur l’Hindouisme, « ce qui est proprement illusoire, c’est le point de vue qui fait considérer la manifestation comme extérieure au Principe; et c’est en ce sens que l’illusion est aussi « ignorance » (avidyâ) (…) ; c’est là, pourrait-on dire, l’autre face de Mâyâ, mais à la condition d’ajouter que cette face n’existe que comme conséquence de la façon erronée dont nous envisageons ses productions » (p. 103-104).

     De son côté, Ananda K. Coomaraswamy apporte le même genre de précisions. Ce n’est pas le simple spectacle des choses, nous dit-il, « mais la vision profane, celle des sciences empiriques ou de l’humanisme, que le Vêdânta appelle “illusion” (moha) (…). La Mâyâ est à proprement parler les “moyens-par-lesquels” opère le GrandMagicien (mâyin), la “mesure” (racine ma, comme dans nirmâ, “créer”, qui ressortit à la nature divine) ; et (…) la faute n’incombe pas à la nature divine, mais à celui qui est illusionné. Ce que nie Shankara, c’est la réalité ultime des choses telles qu’elles sont perçues “dans l’ignorance” objectivement et elles qu’elles sont en elles-mêmes, mais non la réalité ultime des choses “telles qu’elles sont en Dieu” » (revue Études Traditionnelles, 1977, p. 88-89).

     Rien, du reste, ne saurait offrir aux humains de lumière plus éclairante que Mâyâ, « surface réverbérante » de l’Absolu. Comme toute lumière, elle illumine ce qui s’offre à la vue, et les reliefs de la Manifestation s’en trouvent plus particulièrement mis en valeur. Les creux, naturellement, restent dans la pénombre, et l’œil des mortels est captivé par les choses illuminées, alors que lui échappent les choses plus discrètes, plus difficilement visibles. Mais la responsabilité n’en incombe nullement à la divine Mâyâ. Ce qu’éclaire le plus brillamment Mâyâ en ce bas monde, ce sont, par la force des choses, les évidences, car Mâyâ éclaire pour tous, mais la grande majorité des humains ne sont sensibles qu’à ces évidences éblouissantes. Or tout ce qui brille n’est pas d’or, et le sage, moins hypnotisé que les naïfs par les évidences, guette dans les ombres les mystères discrets. Il arrive, alors, que les plus grands, pourtant eux-mêmes tout à fait ignorés des autres hommes, finissent par découvrir une Ténèbre plus resplendissante que le Jour. Et Mâyâ resplendit aussi dans cette Ténèbre qu’elle illumine du dedans.

     En fait, à dire vrai, Mâyâ n’est pas une « illusion », mais en tant qu’Art du Grand Mâyin, elle est « plutôt le moyen de créer une apparence, quelle qu’elle soit » ; cela ne signifie pas que cette apparence n’existe pas, mais qu’elle est d’ordre « quantitatif », « matériel », « au sens étymologiquement équivalent du mot Mâtrâ, “mesure” » (A. K. Coomaraswamy : Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, p. 30, note). Mâtrâ, précise encore René Guénon, « est l’équivalent étymologique de materia ; mais ce qui est ainsi “mesuré”, ce n’est pas la “matière” des physiciens, ce sont les possibilités de manifestation qui sont inhérentes à l’esprit (Âtmâ) ». En effet, poursuit Guénon, le sanscrit mâtrâ est l’équivalent exact de l’hébreu middah ; « or dans la Kabbale, les middoth sont assimilées aux attributs divins, et il est dit que c’est par elles que Dieu a créé les mondes » (voir le chapitre « Mesure et manifestation », dans Le Règne de la Quantité, p. 29 et 33).

     On voit le rapport de ces dernières observations avec ce qui a trait à la production du Monde manifesté. Comme le disait plus haut Coomaraswamy, la Mâyâ est bien la mesure avec laquelle s’effectue cette production, et en tant que Shakti, l’activité productrice de Brahma, n’est-elle pas, du reste, l’une des personnifications les plus accomplies de la Grande Déesse ?

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     Malgré la brièveté de ces considérations et leur diversité parfois déconcertante, on aura pu relever l’étroite proximité qui rattache au Principe Suprême la Mâyâ hindoue ainsi que la Shekhinah hébraïque, images marquantes, l’une comme l’autre, de la Féminité universelle. En réalité, parler de proximité, bien que fort étroite, c’est manière de mieux se mettre à la portée de l’entendement humain, séparateur par instinct, mais c’est alors faire un pas vers l’hérésie. Quel que soit le degré de la proximité, celle-ci implique toujours quelque séparation. Contact n’est pas union. Or c’est en vérité plus que d’union, même, qu’il s’agit ici, car c’est d’unité et, en fait, d’Unité métaphysique.

     Lorsqu’il est question de « séparation » ou d’« exil », c’est toujours d’une situation de crise que l’on parle, quelle qu’en soit la durée, et si elle se prolonge, c’est à cause d’un point de vue humain résolument fautif. Or ce point de vue n’est pas seulement celui du simple spectateur de la vie, ou celui encore du lecteur ordinaire : il entache trop souvent le regard que les commentateurs, ces lecteurs « professionnels », jettent sur les notions traditionnelles qu’ils nous présentent, regard qui varie en outre naturellement de l’un à l’autre, ne serait-ce que pour sacrifier à la manie bien moderne de l’originalité. Ce point de vue « séparatif » du fait des circonstances actuelles, est le résultat d’une tendance permanente à tout dissocier, et c’est celle qui affecte l’être humain plongé dans la multiplicité tentaculaire des « détails » qui l’assiègent et compromettent toute démarche synthétique. Il doit se garder, à tout instant, d’accorder aux enchevêtrements individuels une importance qu’ils n’ont pas, car ils retiennent souvent inutilement son attention sur les circonstances insignifiantes de la vie où s’enchaînent d’innombrables incidences événementielle, toute cette écume superflue des jours.

     Tel est, du reste, le rôle dévolu au tourbillon cosmique du samsâra : offrir aux humains, dans tout ce fatras, l’opportunité de « rassembler ce qui est épars », ou lui abandonner la malchance de s’y perdre ; de se noyer ainsi dans les détails dérisoires, qu’ils soient séducteurs ou agressifs, plutôt que de soulever le voile des apparences qui ne font que masquer la sereine et souveraine Réalité des choses.


(2ème partie)

NOTE

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Article publié par la revue française VERS LA TRADITION dans son Nš 101 : Septembre - Octobre - Novembre 2005.


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