LETTRE REÇUE *

Laeken, le 24 mai 2006 

Yves LÉON Laeken,
Rue Jan Bollen, 8
B-1020 BRUXELLES
    

Monsieur Laszlo TOTH
Directeur des éditions Archè
Via Troilo, 2
I - 20136 MILANO
ITALIA



(correction du 22 février 2007)
Cher Monsieur,

                                                           Voilà plus de vingt ans, en tant que libraire, que je connais vos éditions malheureusement trop peu représentées à Bruxelles mis a part la Librairie, Saint-Honoré (qui vient de déménager à la galerie des Tongres, B-1040 Bruxelles, Belgique). Je tiens aujourd’hui à vous faire savoir combien l’ensemble de vos livres publiés, sont néanmoins prisés en Belgique.

    Je viens de lire attentivement le livre de Louis de MAISTRE, L ‘Énigme de René Guénon et les « Supérieurs Inconnus  », paru chez vous en 2004.

    En feuilletant ce livre dans lequel l’auteur s’attelle à épingler tout ce qu’il a pu dans quelques livres de René Guénon, à tort ou à raison (comme dans certains cas : par ex. p. 372 à propos de l’énigmatique Morgan qui s’avérerait être Sir Henri Morgan), l’auteur va jusqu’à dire que René Guénon ne révèle pas ses sources lorsqu’il utilise le Baptême de Lumière de Narad Mani (alias Hiran Singh) paru dans La France Antimaçonnique, comme fondement à son Théosophisme, et ne rapportait pas ses sources de façon exacte, ou bîen qu’il n’indiquait pas les « éditions utilisées et avec une grande approximation, procédé typique de ceux qui puisent à des sources de deuxième ou troisième main, en se souciant peu de la précision que réclame une documentation soignée de caractère historique, chose très différente de la publication de vérités inattaquables. » (pp. 370-371).

    Que René Guénon ne cite pas exactement Narad Mani n’a en soi aucune importance dans la mesure ou ce qui est rapporté est conforme à ce qui est paru sous la plume du Swamy, que ce dernier en soi l’auteur véritable ou pas, puisque cela aussi a été mis en doute. Quant au fait que le Swamy ne soit pas cité comme celui qui fournit une bonne partie des matériaux de son Théosophisme (p. 64), cela pourrait être dû tout simplement au fait que le Swamy Narad Mani n’ait pas souhaité être cité, ou que Guénon n’ai pas voulu le mentionner pour des raisons qui sont peut-être toutes autres. On pourrait par exemple invoquer comme cause à ce silence les imprécisions mêmes contenues dans les pages du Swamy. Du reste, les lecteurs de La France antimaçonnique ont certainement dû immédiatement faire le lien avec le livre de René Guénon lorsque celui-ci fut publié en 1921. René Guénon le savait et s’il avait voulu cacher ses sources, il aurait certainement procédé tout autrement lors de la rédaction de son livre afin de ne pas être percé à jour; étant donné que René Guénon connaissait le Swamy, la rédaction de son livre sur la Société Théosophique à partir du Baptême de Lumière, a dû recevoir un accord direct ou indirect du Swamy lui-même. Aussi, est-il impensable que René Guénon se soit passé d’un accord direct de Clarin de la Rive, le directeur de la revue; puisque ce dernier aurait pu très facilement attaquer René Guénon pour plagiat; or, il n’a fait l’objet d’aucune tracasserie à ce sujet !

    Que René Guénon n’indique pas toujours les éditions des livres dont il parle et en outre parfois de façon approximative lorsque qu’il le fait, comme le dit l’auteur; si cela demande de procéder à certaines recherches, cela n’exige pas un grand effort pour en trouver les références exactes; comme nous allons maintenant le voir.

    Précisément à ce propos, la question d’un des noms du Centre suprême – Agarttha – que René Guénon reprend de Saint Yves d’Alveydre, alors que Saint Yves s’est fondé sur Jacolliot, qui lui, employait le nom Asgartha, lorsqu’il écrivit à Julius Evola qu’il n’y avait aucune parenté étymologique entre Asgard (ou Asgartha) et Agarttha; il doit être donné, en effet, certaines précisions.

    Tout d’abord, il faut replacer la lettre de René Guénon à Evola dans son contexte historique. Elle date du 14 octobre 1933, quelques mois après l’élection d’Hitler qui eut lieu le 30 janvier 1933. Ceci dit, il est vrai qu’entre Asgartha[1] ou Asgard[2] et Agarttha, il y a une parenté étymologique évidente, ce que René Guénon savait d’autant mieux qu’il donne implicitement le nom d’Asgartha en citant les références de Jacolliot en note de la première page du Roi du Monde, mais sans donner l’orthographe du nom, afin de ne pas trop attirer l’attention sur Asgard.

    La raison donnée à Evola sur le fait qu’il n’y a aucune parenté étymologique entre les deux noms, semble dès lors évidente. Connaissant les accointances de Julius Evola avec le régime fasciste de Mussolini et son admiration pour celui du nouveau Reich – dont la « mystique » était fondée sur un renouveau du culte des anciens dieux germains dont Asgard était[3] le Centre secret –, René Guénon a certainement voulu éviter que le rapprochement entre les deux noms puisse faire croire que ces régimes étaient les nouvelles couvertures du Centre suprême.[4]

    Qu’Hitler ait voulu faire ce rapprochement est certain, quand on sait que l’Ordre Noir a absolument voulu conquérir l’Elbrouz – le fameux volcan du Caucase sur lequel Prométhée fut enchaîné –, considérée comme la Montagne sacrée d’Asgard, étant donné que la tradition germanique établissait le Centre suprême de l’époque précisément dans la région caucasienne[5] ce qui fut considéré comme une « victoire du feu sur la glace », du feu prométhéen, s’entend[6]. Cela n’a malheureusement pas empêché certains de faire le rapprochement entre ce nom du Centre suprême – Agarttha – et le Nazisme, quand on sait que dans Le Matin des magiciens, Jacques Bergier dit tout bonnement : « Le Nazisme, c’est René Guénon plus les panzerdivisions »

    Quant au nom de Shamballa, qui est un autre nom pour le Centre suprême, René Guénon le connaissait très bien, puisqu’il le mentionne dans une lettre à Arturo Reghini, datée du 16 novembre 1924 (in, Les Nombres Sacrés, Archè, Milano, 1981 p. 206). La raison pour laquelle il ne reprend pas ce nom alors qu’il adopte Agarttha est très certainement le fait que René Guénon ne voulait absolument pas qu’on fasse un amalgame avec la « Grande Loge Blanche » désignée comme étant Shamballa, qui est en réalité un produit propre à la Société Théosophique, qualifiée par René Guénon comme étant « une caricature ou une parodie imaginaire de l’Agarttha (/Shamballa). » (Le Roi du Monde, Gallimard, 1979, p. 71)[7]

    Dans une lettre à Geticus, alias Vasile Lovinescu (1905-1984), datée du Caire, le 9 juillet 1934, René Guénon déclare :

« [...] Pour votre question concernant Bô Yin Râ[8] il est à peine besoin de dire que je ne peux aucunement admettre sa prétention d’être un envoyé de la « Grande Loge Blanche » (?) ; je l’ai d’ailleurs déclaré notamment dans les notes additionnelles de la 2ème. édition du Théosophisme (p. 329)[9]. Il semble seulement, d’après certains rapprochements que j’ai pu faire, qu’il ait été en relation avec une organisation qui a son origine en Asie centrale, mais dont le niveau n’est pas des plus élevés. [...] »
    Étant donné que les théosophistes assimilaient précisément leur « Grande Loge Blanche » avec Shamballa, cet extrait de correspondance montre bien que René Guénon refusait absolument que l’on confonde la véritable Shamballa (ou Agarttha[10]) avec la « Grande Loge Blanche » dont Bô Yin Râ prétendait être un des envoyés, bien qu’il n’était par ailleurs pourtant plus théosophiste[11].


   
Sous certains aspects, ce livre est un mauvais procès; d’autant plus qu’il verse dans le travers qu’il dénonce !

    En effet, citant une phrase d’une lettre de René Guénon parlant de l’Agha Khan comme étant un agent très actif de la « contre-initiation » (p. 624), il confère en note 20, au livre The Memoirs of Aga Khan, Simon & Schuster, New York, 1954, pp. 261-262; alors que cet extrait sort d’une lettre de René Guénon du 24 février 1936, adressée à Geticus (alias Vasile Lovinescu) qui est référencée dans le livre pourtant édité chez vous, qu’il ne cite pas : A. de DÀNAAN, Les secrets de la Tara Blanche, Archè, 2003, p. 155.

    En outre, concernant la question de l’arrêt de l’Ordre du Temple Rénové, l’auteur ne donne pas les raisons invoquées par René Guénon lui-même, qui l’ont amené à se retirer de ce projet, malgré le fait que celles-ci soient pourtant bien connues depuis la parution de la première édition du livre de Jean Robin sur René Guénon.

    Pour terminer par l’affaire des Polaires, il faut savoir que dans sa lettre du 25 avril 1935 à A. Reghini (ibidem, p. 217) René Guénon n’était pas dupe du côté « sinistre » – dans les deux sens du mot – de la méthode.

    Ce livre est néanmoins intéressant à plus d’un égard; par contre, il serait juste de faire connaître ces quelques notes à son auteur, à moins de me transmettre son adresse – s’il vous a autorisé à la donner – afin de pouvoir correspondre directement avec lui.

En souhaitant longue vie à vos publications et en vous remerciant d’avance, recevez, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus cordiaux.

P.S : Je viens de me procurer le livre de Xavier Accard sur René Guénon, mais je ne l’ai pas encore lu ; ce qui ne devrait pas tarder.



[1]  Que Jacolliot ne donne pas seulement dans Les fils de Dieu, il y a aussi Le spiritisme dans le monde, pp. 27-28 (éd. Albert Lacroix, Paris, 1873) que René Guénon ne cite pas dans le Roi du Monde, paru en 1927, bien qu’il connaissait également ce livre, puisqu’il le cite dans Le Théosophisme (Ed. Traditionnelles, Paris, 1978, p. 94). Les références de l’éditeur et de la date de parution de ce dernier livre, que René Guénon ne donnent pas, n’ont pas été difficiles à trouver.

[2]  « Le Jardin de I’Ase » : l’Ase étant Odin (ou Thor, précédemment, selon certains). René Guénon cite ce nom à propos de ce que dit Renan d’une fabrique d’Ases en Asie centrale dans ses Dialogues philosophiques, sous la forme de « Asgaard », dans Le Théosophisme (Ed. Traditionnelles, Paris, 1978, p. 86).

[3] Si le Centre suprême porte toujours ce nom, entre autres, il faut savoir que la voie même des anciens Germains fut intégrée – par Charlemagne semble-t-il – au Christianisme. C’est probablement la raison pour laquelle Hitler qui se prenait aussi pour le « nouveau Charlemagne », malgré son « Catholicisme », prôna le retour des anciens dieux germains

[4] Il faut savoir que le régime fasciste se voulut le nouvel héritier de l’antique Empire romain, dont Enée, le fondateur de la tradition romaine, était originaire de Troie – ville qui, pour les Germains, a pour nom Asgard ou Asgaard –, en fait un centre secondaire d’Asgard dont Troie était alors le centre au Proche Orient. La Ynglinga-saga identifie Troie à Asgard en attribuant cette identification à Frédégar (cf Snorri STURLUSON, La Saga des Ynglingar, Ed. du Porte-Glaive, Paris, 1990, P. 19 [une édition plus ancienne de ce texte se trouve dans, Melle. R. DU PUGET, Les Eddas, Librairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres, Paris, p. 25]; tout comme la Trojumanna-sagii de Dares Phrygius). Il y eut une intervention en ce sens du Groupe de Ur, dont deux des représentants auprès de Mussolini furent A. Reghini et un certain Eklatos.

[5] Tout comme Stalingrad était vue comme la ville même du Centre suprême.

[6] Eric Hoesli, A la conquête du Caucase, Ed. des Syrtes, Paris, 2006, 4e partie.

[7] René Guénon utilise l’orthographe anglaise « Shamballa » qui est celle de la ville du même nom au nord de Delhi en Inde; qu’il ne faut évidemment pas confondre avec la véritable Shamballa ou Chambhala qui est « Chang Shamballa » (prononcez Tchang), ou la « Shamballa du Nord », comme le disent les Tibétains.

[8] Dans une lettre à Julius Evola (Le Caire, 13 juin 1949) publié dans La Destra, n° de mars 1972, reproduite en annexe de Julius Evola, Symboles et mythes de la tradition occidentale, Archè, Milano, 1980; René Guénon dit : « [...] C’est pourquoi je m’étonne que vous paraissiez avoir une certaine estime pour Meyrink, et d’autant plus qu’il avait en outre adhéré au mouvement de Bô Yin Râ, pour lequel vous avez manifestement aucune considération [...]. » (Cf Alexandre de DÀNAAN, Un envoyé de la Loge Blanche, Bô Yin Râ, de la Taychou Marou au Grand Orient de Patmos, Archè; Milano, 2004, p. 22, note 15 : « Voir par exemple les considérations de Julius Evola sur BYR dans la revue Ultra, XVIII, 2. 5. 1924, pp 114-116. »

[9] Pour l’édition de 1978 aux Editions Traditionnelles, cette note est à la p. 331.

[10]  Cf Alexandre de DÁNAAN, Un envoyé de la Loge Blanche, Bô Yin Râ, de la Taychou Marou au Grand Orient de Patmos, Archè ; Milano, 2004, p. 18. L’auteur signale que Alessandro Grossato localise Agarthi ou Agartu dans le Kazakhistan [Kazakhstan] actuel (A. Grossato, Alain Danielou e René Guénon : un incontro mancato, dans La Corrispondanza fra Alain Danièlou e René Guénon 1947-1950, firenze 2002, p. 21, note 25.) Agarthi est le nom que donne Ossendowski alors qu’Agartu est un nom trouvé par Jean-Pierre Laurant dans la géographie de l’ancienne Egypte. A. de Dánaan a malheureusement un préjugé à l’encontre du Bouddhadharma qu’il semble ne pas bien connaître, lorsqu’il affirme, p. 37, note 37 que le Dharma du Bouddha est anti-social et anti-humain.

[11] Ibidem, p. 38.


NOTE

* 

Cette lettre nous a été envoyée par M. Yves Léon depuis Bruxelles en nous sollicitant sa publication dans cette Web.