LA DESCENTE CYCLIQUE
John Deyme de Villedieu
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CH I |
DI.L’AN MIL
NEUF CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUF |
« L’an mil neuf cens
nonante neuf sept mois,
Du ciel viendra un grand Roy d’effrayeur
Resusciter le grand Roy d’Angolmois,
Avant après Mars régner par bonheur ».
Il est, comme on le voit, tout
à fait plausible que Michel de Nostre-Dame ait voulu désigner ici
la fin juillet de 1999. Mais de quoi s’agit-il en réalité ? Que sont
ces grands Rois dont l’un devrait être « effrayant » et dont l’autre
serait « ressuscité » ?
Beaucoup ont vu dans ce quatrain
la prédiction d’une éclipse solaire. On pourrait dire alors qu’ils
n’ont guère abusé de leur perspicacité. Il est vrai qu’une éclipse
totale de soleil, selon les calculs, sera visible tout près de Paris
en 1999, et plus précisément le 11 août. Il est même vrai, de surcroît,
que ce 11 août de notre calendrier grégorien correspondrait, avec
un décalage de 13 jours, au 29 juillet du calendrier julien en vigueur à l’époque de Nostradamus. On voit,
en passant, combien aurait été précise, plusieurs siècles à l’avance,
la détermination de cette date. En revanche, on devine mal quel intérêt
pouvait bien avoir le célèbre astrologue à fixer la date de cette
éclipse particulière, plutôt que celle de 1961, totale elle aussi,
dans le Midi de la France, sans parler des dizaines d’autres, partielles,
et cela pour le seul XXe siècle. A moins, bien entendu, que cette éclipse
de 1999 ne doive s’accompagner de faits marquants, autrement importants
pour le monde que le seul spectacle parisien de l’éclipse en soi.
Que nous apporte alors le « grand
Roy d’effrayeur » ? Rien de clair. Certains, par exemple, croient voir
là l’intronisation du fameux « Grand Monarque ». Mais comme chacun
interprète ce « Grand Monarque » à son goût, nous n’en sommes pas
plus avancés. On sait d’ailleurs combien de déformations et d’amoindrissements
a dû subir ce qu’il peut y avoir d’authentique dans le thème du
Grand Monarque, et R. Guénon considérait toutes ces manoeuvres comme
particulièrement suspectes et dangereuses.
Enfin, outre ces étrangetés,
il n’est pas rare de rencontrer des divergences formelles entre ce
qu’écrit Nostradamus et les observations de ceux qui semblent ne
l’avoir pas tous lu avec la même attention, ni sans doute avec la
même méthode. C’est ainsi, par exemple, que selon M. Jean-Charles
de Fontbrune, les prophéties se seraient arrêtées à la date de 1999.
Or Nostradamus déclare lui-même, dans sa Lettre à César,
que ses « vaticinations » s’étendent « depuis maintenant jusqu’en
l’an 3797 ».
Que croire en tout cela ? D’autant
que M. Jean-Charles Pichon, de son côté, conteste la réalité de
1999, date critique fournie par Nostradamus dans son quatrain, et la
fait correspondre à 1316, début des grandes épidémies, calamité
que traduirait le « grand Roy d’effrayeur », si nous avons bien suivi
l’ « exégète » (19), ce dont nous ne sommes nullement certain…
On voit bien, devant ces quelques
exemples, que Nostradamus, du fait de ses obscurités ou des interprétations
que l’on a voulu en tirer, n’apporte guère de soutien réellement
explicite à l’hypothèse d’une fin de cycle en 1999 (20). Du moins
ces dernières considérations illustrent-elles de façon adéquate
les remarques faites quelques pages plus haut concernant la vanité
de certains commentaires de textes prophétiques, ou que l’on prend
en tout cas pour tels.
***
2. Nous examinerons maintenant
un témoignage célèbre que l’on ne nous pardonnerait sans doute
pas de taire, car il « date approximativement un événement retentissant
dont la connaissance s’est transmise depuis l’antiquité jusqu’à
nos jours, et qui est susceptible d’éclairer quelque peu notre sujet.
Il s’agit de la catastrophe qui mit fin au règne des Atlantes en
engloutissant leur île merveilleuse. La source qui nous en informe
est actuellement considérée comme un récit légendaire par la plus
vaste majorité des « spécialistes » attitrés. Mais la fin, relativement
proche, de notre monde n’est-elle pas, elle aussi, considérée comme
purement imaginaire ? C’est qu’aujourd’hui, en effet, les gens
qui font l’opinion, qui entretiennent et dirigent certains « courants
mentaux », n’admettent de différence entre le légendaire et l’imaginaire
qu’en ce que le légendaire n’est rien d’autre que de l’imaginaire
consacré par les anciennes superstitions (21). Entrons donc dans le
légendaire traditionnel, puis voyons dans quelle mesure s’en rapproche
ou s’en éloigne le légendaire platonicien ayant trait à l’Atlantide.
Si nous continuons à envisager
la date hypothétique de 1999,77 comme désignant la fin de notre civilisation, elle marquerait alors
également la fin de la Cinquième et dernière grande Race dont nous
sommes, selon toute apparence, les ultimes représentants, malheureusement
fort déchus. Cette Race, comme chacune des quatre autres Races du Manvantara, devrait avoir une durée de 12.960 ans, cette durée
correspondant à ce que les Anciens appelaient une Grande Année. Si
toutes les hypothèses que nous avons admises sont exactes, la quatrième
Race aurait été détruite 12.960 ans avant 1999,77, c’est-à-dire
en 10.960,23 avant notre ère. Or d’après le récit que Platon
prête à Critias, Solon aurait appris, à Sais, d’un très vieux
prêtre égyptien, que l’Atlantide s’était effondrée sous l’océan
9.000 ans plus tôt (22). Cette conversation se trouvant ainsi placée,
de façon fort approximative mais suffisante ici, au début du 6e siècle
avant J.-C., cela situerait la fin des Atlantes, donc de la quatrième
Race, vers 9.600 avant notre ère. Ce qui ferait un peu moins d’un
millénaire et demi d’écart avec les résultats obtenus lorsqu’on
prend en compte les renseignements fournis par René Guénon et les
précisions apportées par Michel de Socoa. Cet écart serait-il dû
à une imprécision de Solon, ou à une distraction du très vieux prêtre
de Sais ? Est-ce la mémoire de Critias qui se trouve fautive, bien qu’il
ait appelé à son aide la déesse Mnémosyne avant d’entamer son
récit ? Et même s’il se flatte d’avoir appris par coeur, « étant
enfant », les manuscrits de Solon (23) ? Rappelons aussi que, selon le
dire même de Platon, dans le Timée et le Critias, le renseignement en question semble bien être,
à partir des archives égyptiennes, un renseignement de cinquième
main (24). Si, malgré cette incertitude, on voulait accepter les 9.000
ans précis du récit platonicien tout en tenant compte des durées
cycliques transmises par René Guénon, la fin de notre Manvantara,
ou cycle humain, devrait être reportée de 1.999 à (12.960 - 9.600
=) 3.360 environ, c’est-à-dire presque jusqu’à la moitié du quatrième
millénaire après J.-C. Ce qui accorderait encore à l’espèce humaine
plus d’un millénaire de vie et de continuels « progrès » !
En vérité, cette prolongation
ne nous paraît guère vraisemblable. Les hommes, nos contemporains,
si l’on en juge d’après les talents qu’ils exhibent sans vergogne,
ne peuvent pas être bien loin de leur terme. Ils ressemblent trop au
portrait que s’accordent à faire d’eux diverses traditions pour
les jours de la fin, et cette fin, dès lors, devrait être assez proche.
Accorder à des êtres aussi nocifs, aussi résolument meurtriers, encore
plus d’un millénaire pour saccager le monde serait faire preuve d’un
optimisme vraiment excessif. Et leurs attitudes actuelles, leurs comportements,
nous font songer à cette parole des Écritures selon laquelle les temps
derniers seraient abrégés, car sans cette décision miséricordieuse,
personne, à cause du mal ambiant, ne pourrait être sauvé.
Que ce soit à propos de l’Atlantide
ou à d’autres sujets, on a beaucoup discuté les textes de Platon.
A tort et à raison, sans doute : cela dépend du point de vue auquel
on se place. Il est vrai que pour notre race impatiente le philosophe
n’est pas toujours immédiatement clair, car il s’étend parfois
sur des détails très concrets qui paraissent inopinés dans leur contexte,
ou se lance dans de longues considérations que l’on est tenté de
prendre pour des digressions. Il est également vrai qu’en bien des
cas on a sous-estimé et peut-être désapprouvé l’étendue de son
humour. Or l’humour n’est qu’une certaine disposition de l’esprit
qui ne saurait lui retirer son sérieux qu’en apparence, mais qui
risque de déconcerter. Et lorsque ce sont des mythes qui sont ainsi
présentés, on comprend qu’aient pu être induits en erreur des lecteurs
modernes, réfractaires à tout symbolisme, et prompts, de ce fait,
à croire que Platon se moque ou s’amuse. Peut-être s’amuse-t-il
en effet parfois dans le ton qu’il adopte, mais sans doute veut-il
aussi, et avant tout, instruire en amusant. Ce qui n’est pas pareil.
Nous pensons, pour notre part,
sans prétendre à plus de crédit que n’en mérite notre médiocre
compétence, que Platon, essentiellement philosophe dans ses écrits
(25), et qui ne nous semble guère y avoir voulu faire oeuvre d’ « historien »,
comme certains se l’imaginent pourtant, a surtout profité du mythe
atlantidien pour faire de l’île mystérieuse le séjour d’un peuple
dont il présente la carrière comme un modèle à considérer sous
les rapports les plus opposés, et dont le contraste est particulièrement
saisissant. Tout d’abord, il s’agissait d’un modèle à suivre,
aussi longtemps que ces gens restèrent les dignes fils de Poséidon.
« Tant que la nature du dieu se fit sentir suffisamment en eux, ils
obéirent aux lois et restèrent attachés au principe divin auquel
ils étaient apparentés. Ils n’avaient que des pensées vraies et
grandes en tout point, et ils se comportaient avec douceur et sagesse
(…). N’ayant d’attention qu’à la vertu (…), ils n’étaient
pas enivrés par les plaisirs de la richesse et, toujours maîtres d’eux-mêmes,
ils ne s’écartaient pas de leur devoir ». Aussi leur prospérité
ne faisait-elle que s’accroître. Mais finalement, d’édifiant qu’il
était, leur comportement devint odieusement exemplaire. En effet, « quand
la portion divine qui était en eux s’altéra par son fréquent mélange
avec un élément mortel considérable et que le caractère humain prédomina
(…), ils se conduisirent indécemment (…), tout infectés qu’ils
étaient d’injustes convoitises et de l’orgueil de dominer. Alors
le dieu des dieux, Zeus (…), résolut de les châtier pour les rendre
plus modérés et plus sages » (26).
Ce récit est tout à fait
conforme à ce que l’on trouve dans d’autres traditions concernant
la dégénérescence fatale qui guette les hommes, les ronge, et dont
la conséquence est toujours, selon l’ampleur du cycle en question,
la fin de leur peuple, celle de leur Race, ou même, enfin, celle de
toute leur espèce. Un tel aperçu des choses, à défaut d’être
optimiste, comme le souhaiteraient sans doute nos modernes contemporains
(27), montre tout au moins que Platon, d’après les termes et les
images mêmes qu’il utilise ici et ailleurs, n’ignore pas les caractères
fondamentaux de la doctrine cyclique et de ce qui s’y rapporte. Cela
nous est déjà une bonne raison pour prêter attention à « son » mythe,
et ne pas croire, comme bien d’autres, qu’il a purement et simplement
tout inventé pour le seul plaisir de nous exposer une fois de plus
ses théories sociales.
Il est encore une chose qui
nous incite à croire que Platon, loin d’avoir inventé, s’est contenté
de transmettre. La source égyptienne nous paraît tout à fait plausible,
et même si Proclus (28) n’en apportait pas le témoignage, nous persisterions
à n’y voir rien d’impossible. Mais nous pensons surtout que Platon,
comme bien d’autres Grecs avertis, devait, concernant les cycles,
disposer de sources géographiquement plus proches que l’Égypte.
Dans un cas comme dans l’autre, il n’avait donc nul besoin, quant
au fond du problème, d’avoir recours à son imagination. Ce qu’il
ne nous semble pas avoir inventé, en tout cas, bien qu’il puisse
y avoir plus d’un doute sur son exactitude, c’est sa « datation »
du cataclysme. Cette datation, il est vrai, nous la trouvons « incertaine ».
Mais quelle datation ne l’est pas, s’agissant d’époques aussi
reculées ? Certes, l’écart de plus d’un millénaire avec notre
propre « datation », plus plausible croyons-nous, n’est pas sans laisser
perplexe. On pourrait peut-être, pourtant, risquer ici une explication
pour atténuer cette perplexité.
Selon Platon (29), dont les
explications, par ailleurs, nous paraissent correspondre sensiblement
aux réalités géographiques actuelles, l’île de l’Atlantide était
véritablement immense. « Plus grande que la Libye et l’Asie réunies »,
au sens de l’époque, elle constituait à elle seule, dans l’Atlantique,
un continent d’importance équivalente, sinon même quelque peu supérieure,
à celle de l’actuel continent australien. Son engloutissement « dans
l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes », s’il
faut l’admettre dans sa brutale soudaineté, a dû marquer les esprits
d’une façon durable. Mais une telle catastrophe a-t-elle pu être
datée avec toute la précision souhaitable au cours de la période
de trouble et d’incertitude qui suit toujours la fin d’un cycle,
quelque partiel qu’il soit ? N’en résulte-t-il pas une certaine
obscurité, une certaine perte de conscience qui, à son moindre degré
d’importance cosmique, est pourtant à l’image du sandhya,
cet intervalle entre deux grands cycles, ce « passage par le non-manifesté »,
comme l’écrivait René Guénon ?
Il reste finalement que cette
« erreur » d’un gros millénaire sur une période de près de 11.000
ans n’est pas assez importante pour ruiner le récit de Platon dans
l’usage que nous en avons fait, et permettre de l’écarter sans
plus de scrupule. Tout ce que nous avons examiné de ce récit, dans
ses lignes essentielles, paraît correspondre à des données traditionnelles.
Comme en bien d’autres endroits de ses dialogues, le philosophe, c’est
plus que vraisemblable, a dû, sans sacrifier son sujet du moment et
sans abandonner non plus tout humour ni toute malice, rappeler au passage
une civilisation ancienne dont il avait connaissance, mais sans pour
autant pouvoir, ou vouloir, en donner des détails plus précis, notamment
quant à la date qui marqua sa fin (30).
Sous couvert de ce que l’on
appelle l’ « utopie platonicienne », et que, dans une émission des
« Lundis de l’Histoire », le 6 mai 1985, sur « France Culture », M.
Emmanuel Le Roy Ladurie qualifiait, facétieusement peut-être, d’ « utopie
communiste », il nous paraît évident que nous sont transmis au contraire
divers éléments d’une doctrine ancienne et respectable. La forme
« utopique » a-t-elle été délibérément choisie par le philosophe
parce que plus attrayante et plus propice au badinage ? Certains commentateurs,
de leur coté, ne voient-ils pas et ne veulent-ils pas faire voir, dans
cette « utopie », un simple tissu de rêveries irréalisables ? Mais
ne seraient-ce pas plutôt les utopies modernes qui seraient purs mirages ?
Pourquoi ne pas admettre que ce terme désigne tout simplement, comme
l’indique son étymologie, quelque chose qui n’est plus en aucun
lieu, qui n’était déjà plus en aucun lieu du temps même de Platon, mais dont la réalité, à sa manière, s’était
affirmée quelque part en une époque depuis longtemps révolue ?
M. François Châtelet se demande,
vers la fin de son Platon, si le philosophe avait l’espoir
d’influer, à travers son oeuvre, « sur le destin effectif de ses
contemporains ». Et la réponse, poursuit l’auteur, se trouve dans La République, où Socrate « déclare qu’en tout état de cause,
si le modèle de la Callipolis n’est pas applicable politiquement, chacun a au moins la possibilité
d’en user pour régler sa conduite personnelle ». Or le mythe d’Er,
qui suit, et que M. François Châtelet interprète à sa manière,
pourrait, pensons-nous, laisser entendre que toute acquisition de la
doctrine est susceptible d’apporter une aide précieuse, sinon pour
tous, en ces temps de dégénérescence athénienne, du moins pour quelques-uns,
et notamment dans une existence ultérieure. Voilà pourquoi, dit-on,
il vaut mieux éviter de boire trop d’eau du Léthé.
c) Une cyclologie salutaire
1. On voit, par les quelques
exemples que nous avons tenu à citer, combien sont aléatoires, parfois,
les spéculations sur les dates réelles des cycles. C’est pourquoi,
sans qu’il soit interdit, bien au contraire, de se poser certaines
questions, il est sage d’observer beaucoup de circonspection dans
la façon de traiter les réponses, qu’il s’agisse de celles que
l’on nous propose ou de celles que nous formulons à partir de nos
propres réflexions.
On a critiqué, à propos des
cycles et des considérations qu’ils entraînent, certaines attitudes
plus ou moins fatalistes (31). Ce que l’on entend par là dénoncer,
pensons-nous, c’est une prédisposition à la passivité menant à
l’acceptation de toute chose, sans aucun discernement, ni la moindre
velléité de réaction d’ordre mental ou psychique. C’est bien
là du fatalisme, en effet, que dissimule parfois un optimisme béat,
parfois une résignation muette, et dont on ne saurait trop dénoncer
les effets nocifs. Malheureusement avec fort peu de chances de succès,
car c’est une attitude d’esprit tout à fait commune depuis très
longtemps, et qui, à notre époque d’indolence affective, d’engourdissement
cérébral, d’avachissement généralisé, ne cesse de se développer
et de se répandre victorieusement dans toutes les couches de la population,
et jusque dans des milieux où l’instruction, la culture, voire la
réflexion, ne devraient pas être de vains mots. Curieux individus
que nos contemporains, plus ou moins convaincus de disposer à leur
gré de leurs personnes et de leurs destinées ! Certes, ils se déplacent
partout sans pratiquement aucune entrave, mais tout en se rendant compte
assez confusément de la dépendance qu’entraînent leurs ressources
réduites et leurs libertés rognées, ils semblent parfaitement ignorer
qu’ils ne font jamais rien d’autre, à leur travail ou dans leurs
loisirs, que ce que l’on a décidé qu’ils feraient. Or, les manipulations
dont ces gens sont victimes, sur toute la planète aujourd’hui, ne
s’arrêtent pas à diverses stratégies économiques ou à des manoeuvres
d’assujettissement. On les mène en fait vers le génocide généralisé
et définitif, souvent même sans que le crime paraisse profiter à
personne vraiment (32).
Les quelques rares contemporains
dont on n’a pas réussi à « laver » le cerveau, restent saisis
mais impuissants devant cette absence d’esprit critique, cet asservissement,
ce grégarisme qu’exploite, et qu’explique d’ailleurs, en notre
monde pourtant imbu d’égalitarisme, la caste « seigneuriale » qui
en tond les troupeaux. Comment comprendre cette inertie de l’âme,
cette apathie profonde, ce renoncement au moindre sursaut, toute cette
étrange léthargie qu’interrompent seulement de temps à autre les
besoins matériels les plus âcres et les plus communs ? Comment admettre,
jusque sur le plan social le plus primaire, ces démissions en chaîne
de malheureux financièrement surimposés, honteusement assistés, grugés ?
Tout cela ne brosse-t-il pas un tableau peu flatteur du prétentieux
homme moderne, un tableau assez lugubre en vérité ? Et nous n’en
exceptons évidemment pas les malins de la nouvelle caste « seigneuriale »
dont plus d’un, sorti du troupeau bêlant, en a cependant conservé
la mentalité envieuse, cupide, et, devant l’électorat, l’esprit
servile. Comment, alors, de telles masses, exploiteuses ou exploitées,
toutes sous hypnose dirait-on, échapperaient-elles, les unes à la
négation, les autres au fatalisme qui, en dépit de toutes les mises
en garde, semblent bien devoir résulter seuls de toute intrusion plus
ou moins profane dans les questions de cycles ?
Nous ne saurions entreprendre
ici de montrer en quoi la fatalité peut intervenir dans la vie humaine
sans pour autant être fatale. D’autres l’ont fait, bien avant nous,
et non des moindres (33). Nous nous contenterons, quant à nous, de
répéter ce que nous disions un peu plus haut. La fatalité ne frappe
les individus que dans la mesure où ils s’y prêtent eux-mêmes par
leur passivité, par leur docilité à suivre toutes les injonctions
du Destin sans vouloir prêter l’oreille à la voix intérieure qui
leur dit de n’en rien faire. Il n’est que trop facile de se laisser
aller à la pesanteur, à la nonchalance, à l’hébétude qui annihilent
peu à peu la volonté intime et personnelle. Au contraire, il faut
se dresser, faire violence à nos instincts les plus primaires qui nous
tirent vers le bas, car, on nous l’a dit, c’est par la violence
que l’on conquiert les cieux. Tel n’est-il pas d’ailleurs le sens
véritable de la « grande guerre sainte » ? Mais en quoi cela pourrait-il
encourager ou tout simplement intéresser une race matérialiste dont
les seuls appétits la portent à satisfaire avant tout les besoins
et les caprices du corps, ce conglomérat d’atomes si vite appelé
à se défaire ?
L’attitude fataliste, insouciante
ou passive, qui est celle de trop de gens devant les événements de
la vie la plus courante, se voit naturellement adoptée aussi devant
les révélations de la cyclologie où l’enchaînement des époques
et des faits peut paraître inéluctable (34). Or, là encore, s’il
est une certaine inéluctabilité des choses, il est pourtant une grande
part de liberté dévolue aux hommes. S’ils renoncent à s’en prévaloir,
par insouciance ou par mollesse, ils ne doivent s’en prendre qu’à
eux-mêmes lorsqu’ils tombent sous le joug du sort. Il faut retirer
des mouvements et des soubresauts de l’histoire ce qu’ils peuvent
nous enseigner, et modeler notre attitude intérieure d’après cet
enseignement, au lieu de laisser aux circonstances le soin de le faire.
Autre chose, enfin, est à
prendre en considération, c’est que, derrière ce que nous appelons
parfois un mal, peut se cacher un bien dont nous aurions le plus grand
tort de ne pas tirer parti, ou de ne pas nous réjouir. Aussi devons-nous
rester vigilants devant le « double aspect ‘bénéfique’ et ‘maléfique’
sous lequel se présente la marche même du monde, en tant que manifestation
cyclique (…). D’un côté, si l’on prend simplement cette manifestation
en elle-même, sans la rapporter à un ensemble plus vaste, sa marche
tout entière, du commencement à la fin, est évidemment une ‘descente’
ou une ‘dégradation’ progressive, et c’est là ce qu’on peut
appeler son sens ‘maléfique’ ; mais, d’un autre côté, cette
même manifestation, replacée dans l’ensemble dont elle fait partie,
produit des résultats qui ont une valeur réellement ‘positive’
dans l’existence universelle, et il faut que son développement se
poursuive jusqu’au bout, y compris celui des possibilités inférieures
de l’‘âge sombre’, pour que l’‘intégration’ de ces résultats
soit possible et devienne le principe immédiat d’un autre cycle de
manifestation, et c’est là ce qui constitue son sens ‘bénéfique’ ».
Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que ces deux points de vue soient
« en quelque sorte symétriques », car, en réalité, le « maléfique »
n’a rien que de « transitoire », alors que le « bénéfique » possède
« un caractère permanent et définitif ». De fait, il n’y a même
plus là aucune corrélation, car seul demeure « ce qui est, et qui
ne peut pas ne pas être, ni être autre que ce qu’il est » (35).
***
2. Nous avons mis en garde
contre certains excès dans la crédulité et l’acceptation passive
de tout ce qui se dit ou s’écrit, mais nous n’avons pas entendu
nier la réalité de bien des choses, ni même, comme on vient de le
voir, leur intérêt. Si la doctrine des cycles, par exemple, représentait
un savoir nuisible, elle n’aurait jamais vu le jour dans les temps
anciens, car, à l’inverse des nôtres, ils étaient respectueux de
la santé mentale et spirituelle des hommes. Si certaines datations
risquaient en elles-mêmes d’être néfastes, nous doutons fort qu’un
homme comme René Guénon ait pris, quant à lui, la responsabilité
de fournir tel indice pouvant conduire quelqu’un à la découverte
d’une date précise, hypothétique certes, mais indicative d’une
présumée « fin des temps ». C’est du reste, on l’a vu, ce qu’a
fait Michel de Socoa en proposant 1999.
Sans même essayer de dater
les événements avec une trop grande précision, ce qui ne présente
guère d’intérêt qu’historique, il est des hommes « qui ont gardé,
avec le dépôt de certaines connaissances traditionnelles, les notions
permettant de reconstituer la figure d’un ‘monde perdu’, aussi
bien d’ailleurs que de prévoir ce que sera, tout au moins dans ses
grands traits, celle d’un monde futur ». En effet, « en raison même
des lois cycliques qui régissent la manifestation, le passé et l’avenir
se correspondent analogiquement, si bien que, quoi qu’en puisse penser
le vulgaire, de telles prévisions n’ont pas en réalité le moindre
caractère ‘divinatoire’, mais reposent entièrement sur ce que
nous avons appelé les déterminations qualitatives du temps » (36).
Que de telles connaissances
aient été, et soient encore, à la disposition de ceux qui en sont
dignes, il n’en faut pas douter. Sinon, comment expliquer que l’on
rencontre dans des textes passablement anciens, les Purânas par exemple, une peinture si étonnamment caractéristique des moeurs
et de la civilisation de nos contemporains ? Sur une échelle plus vaste,
d’ailleurs, il est encore des yogîs, pensons-nous, dont l’esprit
« voyage » dans d’autres « mondes planétaires » passés et futurs.
Il est certaines lois cycliques,
les plus intéressantes sans doute sous le rapport de la succession
et de la « couleur » des diverses phases du temps, qui permettent de
comprendre la doctrine dans ce qu’elle a de plus essentiel. Il en
est d’autres, aussi, dont les précisions numérales permettent de
projeter les résultats précédemment obtenus dans diverses périodes
de l’Histoire et dont l’application autorise ainsi de nombreux rapprochements
instructifs, soit que ceux-ci fassent apparaître des ressemblances
entre des cycles de même parenté qualitative et s’éclairant alors
mutuellement, soi qu’ils montrent au contraire des différences dues
à la progression irréversible du temps, illustration de l’adage
selon lequel on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
Quoi qu’il en soit, René
Guénon, nous l’avons vu, avant même de fournir en 1937 ses premières
informations assez détaillées sur « la doctrine des cycles cosmiques »,
avait déjà donné dès 1931, dans une simple note, la précision qui
devait permettre à Michel de Socoa d’avancer la date « fatidique »
de 1999. Certes, la précision consentie ne désignait que « le point
de départ d’une ère connue », sans plus d’éclaircissements sur
cette « ère ». Mais enfin, il est bien évident qu’elle autorisait
des recherches plus sélectives, et le choix de Michel de Socoa, loin
de manquer de vraisemblance, était au contraire tout à fait prévisible.
N’en est-on pas alors induit à supposer, à admettre même, que René
Guénon avait dès 1931, puis en 1937, d’excellentes raisons pour
se départir de certaines réserves dans lesquelles il s’était jusque
là tenu ? Et n’est-il pas tentant, aussi, de s’interroger sur la
nature de ces raisons ?
Il semble, comme l’observe
M. Jean Robin, que ce soit pour répondre aux sollicitations d’Ananda
K. Coomaraswamy, qu’en 1937, « Guénon se résolut à traiter la question
des cycles cosmiques ». Il en exposait déjà les difficultés en 1936
dans une lettre à son correspondant d’Amérique où l’on trouve
d’intéressants détails (37). Mais ne peut-on penser aussi que des
raisons moins personnelles l’engageaient à se prononcer enfin de
façon plus explicite sur cette importante question ? Et même, n’étaient-ce
pas déjà ces raisons qui lui avaient dicté sa brève mais capitale
révélation de 1931 ?
Ce qui ne fait aucun doute,
c’est que le tournant des années 30 s’est avéré particulièrement
sinistre (38). Dès 1929, la crise éclate presque simultanément en
Europe et en Amérique. Elle est tout à fait générale, touchant les
secteurs économique, social, politique, diplomatique, et l’on pourrait
même parler d’une véritable crise de notre civilisation, crise qui
conduisit à la Seconde Guerre mondiale (39). Il suffit de lire l’histoire
de l’époque en question pour reconnaître que l’épithète de sinistre s’applique bien, en effet, à l’ensemble de ces masses
moutonnières dont les troupeaux, comme saisis du tournis, se précipitent
d’eux-mêmes vers l’abattoir. De fait, on pourrait voir là le modèle
d’une déliquescence dont nous subissons présentement le reflet amplifié,
non pas dans sa durée, certes, qui ne peut qu’être réduite, mais
sous le rapport de l’intensité et de la densité événementielles
(40).
Cette dégradation des choses
a-t-elle compté dans les raisons qui ont pu pousser Guénon à faire
en 1937 le tableau qu’on sait de la descente cyclique, à en expliquer
les causes et le mécanisme vivant, ou même, déjà en 1931, à en
« dater » un des accidents majeurs, fût-ce avec discrétion et mystère ?
Ces révélations ne s’adressaient-elles pas à ceux qui, animés
d’un légitime désir de comprendre, se voyaient ainsi pourvus d’éléments
susceptibles de leur faciliter l’interprétation très approchée
des circonstances dans lesquelles ils se trouvaient pris ? Faut-il voir,
même, dans ces démarches assez nouvelles, une intention d’alerter
les quelques rares esprits capables de mesurer l’urgence qu’il y
avait à réagir ? Mais de quelle réaction ? Sans vouloir parler d’inéluctabilité
absolue, la descente cyclique, pour ceux qui la comprennent et l’admettent,
n’est-elle pas terriblement déterminée ?
Cependant, comme nous le disions
plus haut, il convient de se défaire de toute attitude fataliste, de
ne pas s’abandonner à un optimisme aveugle ni à une morne résignation.
Il est vrai qu’il existe un certain déterminisme des choses, mais
il est loisible à l’homme, dans le cadre assez large de ce déterminisme,
d’avoir recours à son libre arbitre. Nul n’est tenu de consentir
aux événements ni aux « courants mentaux » que suscitent les « puissances
infernales ». Sans doute le spectacle n’est-il pas réjouissant d’un
monde qui se meurt dans de laides convulsions, mais n’y a-t-il pas
toujours intérêt à prendre conscience de ce qui se passe pour en
limiter l’incidence, ou du moins pour en transformer l’impact sur
nous-mêmes et sur d’autres ? Quand une civilisation se décompose,
que gagnerait-on à fermer les yeux ? Une observation calme et détachée
des situations permet de les apprécier à leur juste valeur, d’en
comprendre les causes et, même s’il est trop tard pour remédier
à ces situations et les modifier de façon quelque peu appréciable,
il est du moins possible de réformer une mentalité fautive, responsable
de notre déchéance, et ainsi d’avancer d’un cran, à force de
contrition véridique et de vigilance, vers une spiritualité dont les
fruits se retrouveront plus tard, « ailleurs », dans des « futurs »
dont le mystère est aujourd’hui insoupçonnable.
Dès 1927, René Guénon n’avait
pas manqué de nous avertir des résistances que nous serions appelés
à rencontrer. « Nous entrons, disait-il, dans un temps où il deviendra
particulièrement difficile de ‘distinguer l’ivraie du bon grain’ »,
et ce ne seront pas les secours illusoires des « savoirs » modernes
qui pourront nous tirer d’embarras. Ni les « subtilités dialectiques »
de quelque philosophie que ce soit, ni les « vérités » scientifiques
chères aux scientistes, n’apporteront autre chose que des « causes
d’égarement » et l’occasion d’efforts « dépensés en pure perte »,
réduisant ainsi à néant tout désir de réaction saine et sincère.
« Ceux qui arriveront à vaincre
tous ces obstacles, et à triompher de l’hostilité d’un milieu
opposé à toute spiritualité, seront sans doute peu nombreux ; mais
(…) ce n’est pas le nombre qui importe, car nous sommes ici dans
un domaine dont les lois sont tout autres que celles de la matière.
Il n’y a donc pas lieu de désespérer ; et, n’y eût-il même aucun
espoir d’aboutir à un résultat sensible avant que le monde moderne
ne sombre dans quelque catastrophe, ce ne serait pas encore une raison
valable pour ne pas entreprendre une oeuvre dont la portée réelle
s’étend bien au-delà de l’époque actuelle », car « rien de ce
qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu » (41).
Cette « oeuvre », cette « réaction »,
auxquelles René Guénon nous convie, nous pouvons tous y participer,
dans la mesure de nos forces, de nos moyens, de nos aptitudes, et aussi
dérisoire que puisse nous paraître la moindre victoire intérieure
sur l’ « ennemi », elle n’en sera pas moins un pas en avant, que
d’autres pas compléteront bientôt, dans la longue voie universellement
rédemptrice de la « grande guerre sainte ».
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CH. II |
LES PLAINTES
D’HESIODE |
a) Le tournant du quatrième
Age
1. « D’or fut la première
race d’hommes périssables que créèrent les immortels, habitants
de l’Olympe ». C’était au temps de Cronos. Puis fut créée la
race d’argent. Et Zeus créa une troisième race, celle de bronze.
Tout était de bronze, « car le fer noir n’existait pas » (42).
Après que se furent écoulées,
au gré de la descente cyclique, les trois premières races de notre
humanité, Zeus, poursuit Hésiode, « en créa encore une quatrième
(…), race divine des héros que l’on nomme demi-dieux ». Ils périrent
à leur tour, « les uns devant les murs de Thèbes aux sept portes (…),
les autres (…) à Troie »… Et, se plaint alors le poète grec, « plût
au ciel que je n’eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux
de la cinquième race (43), et que je fusse ou mort plus tôt ou né
plus tard. Car c’est maintenant la race du fer. Ils ne cesseront ni
le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d’être consumés
par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Du moins trouveront-ils
encore quelques biens mêlés à leurs maux. Mais l’heure viendra
où Zeus anéantira à son tour cette race d’hommes périssables :
ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père
alors ne ressemblera plus à ses fils, ni les fils à leur père ; l’hôte
ne sera plus cher à son hôte, l’ami à son ami, le frère à son
frère, ainsi qu’aux jours passés. A leurs parents, sitôt qu’ils
vieilliront, ils ne montreront que mépris ; pour se plaindre d’eux,
ils s’exprimeront en paroles rudes, les méchants ! et ne connaîtront
même pas la crainte du ciel. Aux vieillards qui les ont nourris ils
refuseront les aliments (44). Nul prix ne s’attachera plus au serment
tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme
tout démesuré qu’iront leurs respects ; le seul droit sera la force,
la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des
mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous
les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage amer,
au front haineux, qui se plait au mal. Alors, quittant pour l’Olympe
la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles
blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers
les Eternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre
le mal il ne sera point de recours ».
***
2. Dès l’abord, il est une
possibilité qu’il convient d’écarter. Même si Paul Mazon, dans
sa traduction, utilise l’expression de « cinquième race », ce n’est
pas, comme on pourrait le croire, de la cinquième et dernière grande
Race que veut nous parler Hésiode. Celle-ci correspond en effet à
la cinquième et dernière Grande Année, et se développe, de ce fait,
non seulement pendant le quatrième Age, mais aussi, déjà, pendant
la deuxième moitié du troisième Age. Elle occupe la scène du monde
aussitôt après le cataclysme atlantidien, c’est-à-dire depuis 10.960,23 avant notre ère, et jusqu’à la fin des temps. De fait,
cinq grandes Races humaines, rappelons-le, se succèdent au cours du Manvantara, chacune dans l’une de ses cinq Grandes Années ; et
l’on ne saurait confondre ces Grandes Années, toutes de même durée,
avec les quatre Ages que les Anciens assignaient à l’humanité et
dont les durées dégressives correspondent aux nombres 4,3,2 et 1 (45).
Il paraît évident que lorsque
Hésiode parle de ses trois premières « races », c’est aux générations
ayant vécu aux Ages d’Or, d’Argent et d’Airain qu’il se réfère.
Pour ce qui est des générations du quatrième Age, traditionnellement
nommé « Age de Fer » dans l’Occident ancien, Hésiode y distingue
deux groupes la « race divine des héros » et la « race du fer » qu’il
désigne comme étant la cinquième. Or selon le texte, quatre « races »
seulement sont créées, car le poète ne parle pas de création pour
sa cinquième « race ». Cela ne laisse-t-il pas supposer que cette dernière
« race » n’est en réalité que le résultat d’une dégénérescence
au sein même de la quatrième « race », d’une chute ayant conduit
de la « race divine des héros » à la « race du fer » ? Cette nouvelle
génération, à laquelle Hésiode regrette d’appartenir, il semble
en marquer la dégradation progressive par l’emploi de verbes au futur.
Ceci pourrait confirmer qu’en dépit de leur dureté de fer, les hommes,
au temps d’Hésiode, ne faisaient qu’amorcer la courbe de leur décadence.
Ce n’est que plus tard, d’ailleurs, lorsqu’ils « naîtront avec
des tempes blanches », que Zeus anéantira aussi à leur tour les hommes
de cette dernière « race ». Comme Poseidon, 12.960 ans auparavant,
avait anéanti les Atlantes.
***
3. De ce qui précède il résulte
que les deux dernières « races » auxquelles se réfère Hésiode, interviennent
toutes deux, selon ses propres explications, dans la seule durée du
quatrième Age et ne représentent donc, dans leur totalité, qu’une
portion ultime de la cinquième grande Race, et par conséquent ses
derniers représentants avant la fin des temps (46).
Ce premier point acquis, il
serait intéressant de préciser, dans ce quatrième Age, le moment
où la « race divine des héros » disparaît pour céder la place à
la « race du fer ». Or la première trouve sa fin sous les murs de Thèbes
et à Troie. Sans doute ne sont-ce qu’une image et une datation approximatives
que nous propose Hésiode, mais si la « race divine des héros » ne
se trouve pas totalement anéantie à Thèbes et à Troie, il
est certain que beaucoup de guerriers y sont immolés et surtout qu’ils
y tombent dans des guerres fratricides (47). C’est le cas de Thèbes
du moins, et comme on peut le supposer exemplaire, c’est sans doute
celui de bien d’autres cités à cette époque. Quant à la guerre
de Troie, on sait qu’elle est déclenchée par la conduite aberrante
du Troyen Pâris qui ne craint pas de violer l’hospitalité de Ménélas,
roi de Sparte, en enlevant sa femme Hélène. Si l’on ajoute, à ces
divers aperçus d’une « histoire » brumeuse, les exactions commises
par les Grecs en Troade, puis chez eux à leur retour, ne semble-t-il
pas que tous ces malheurs et ces méfaits, que beaucoup veulent nous
présenter comme des fables purement imaginaires, pourraient bien n’être
autre chose, en réalité, qu’une synthèse fort significative, et
représenter la trace d’une singulière dégradation des moeurs, dégradation
qui se produit toujours de façon plus ou moins remarquable à quelque
point crucial d’un cycle, qu’il soit grand ou petit ?
Ne reconnaît-on pas déjà,
à la lecture de ces récits, homériques ou autres, bien des tares
qu’Hésiode reproche à la « race du fer » ? Ne voyons-nous pas déjà,
chez les « héros » qu’il glorifie, la dureté de ce métal qui désigne
le dernier Age ? N’est-ce pas celle d’Achille et de sa cruelle inflexibilité ?
« Ton coeur est de fer », lui dit Hector mourant. Que penser aussi de
la haine fratricide, du viol et du meurtre devant les autels ? Ne sont-ce
pas là des signes de cette redoutable « démesure » que condamne le
poète, et dans laquelle il dénonce la cause de la fin des races ? (48)
Ainsi donc, si l’on en croit
ces témoignages « littéraires », il semble bien que la fameuse guerre
de Troie marque le tournant de cette époque et que, non seulement dans
les circonstances de son déroulement, mais dans celles de l’immédiat
après-guerre, fertiles en cruautés, elle atteste la décadence de
cette race « héroïque » qu’exalte Hésiode. Certes, ce ne sont là
que légendes peut-être, mais l’Histoire et l’Archéologie les
ont tant de fois niées avant de se rendre tardivement à l’évidence
de leur réalité, que nous prêtons toujours à ces légendes, quant
à nous, la plus grande attention.
Nous allons d’ailleurs revenir
plus longuement sur ces récits longtemps considérés par les gens
« crédibles » comme de simples fantaisies poétiques, et nous nous
bornerons pour l’instant à une seule constatation : il semble que
l’on tienne aujourd’hui pour certain que cette guerre dont retentit
toute la littérature grecque, ne peut être que celle qu’ont entreprise
les Mycéniens, et qui s’est achevée par la destruction de la célèbre
ville de Priam (49). L’Histoire et l’Archéologie elle-même en
fixent la chute à l’an 1240 avant J.-C. Il est alors fort significatif
de constater que, dans le schéma cyclique adopté dans notre étude,
la date correspondant au milieu du quatrième Age est celle de 1240,23 avant notre ère.
b) Les « héros » et la
« race du fer »
1. Hésiode, en évoquant la
guerre de Troie, entend, de toute évidence, en faire un jalon important
dans l’histoire grecque. Et si cette guerre, par la grâce d’Homère,
a pris des teintes mythiques, il est tout à fait certain aussi qu’elle
appartient à l’Histoire. Le tournant décisif que nous décrit Hésiode
se trouve en effet marqué, aussi clairement que possible, semble-t-il,
dans les grands événements de cette époque (50). La « race divine
des héros » qui détruisirent Troie vers 1240 avant notre ère, désigne
à coup sûr les Achéens, ces Indo-européens arrivés en Grèce, dit-on,
un millénaire plus tôt, puis fondateurs de la brillante civilisation
mycénienne quatre siècles avant la guerre troyenne. Quant à l’exécrable
« race du fer » que décrit le poète, elle ne semble pouvoir représenter
qu’un nouveau rameau des Indo-européens, et ce sont ces « barbares »
arrivés moins d’un siècle après la chute de Troie, et qui auraient
détruit les grands centres mycéniens, tuant, pillant puis brûlant
tout sur leur passage. Si ce n’étaient pas déjà les Doriens, car
certains historiens paraissent hésiter à le croire, il semble bien,
en tout cas, que cela ait été du moins « le triomphe des épées de
fer sur les glaives de bronze dont se servaient encore les Mycéniens »,
comme l’écrit Pierre Waltz (51). Triomphe du fer, métal « noir »,
qui ne manque pas de se produire avec assez d’à-propos en ce temps
qu’une déjà vieille tradition appelait « Age de Fer », et que l’Inde
connaissait comme l’âge « noir » ou « sombre » du Kali-Yuga.
Ceci dit, que savait au juste
Hésiode de ces mouvements de l’Histoire, et que voulait-il nous en
dire qui ne fût pas plus ou moins nimbé de l’auréole mythique ?
Les événements qu’il relate le précédaient d’un demi-millénaire,
et bien des précisions avaient dû s’en perdre. On pourrait alors
se demander, comme nous le disions plus haut, si les deux « races »
dont il nous entretient, et dont il idéalise si manifestement la première
tout en dépréciant si sévèrement la seconde, se présentaient au
moment de leur rencontre sous des couleurs aussi contrastées.
Cette « race du fer » dont
Hésiode critique les excès et qu’il distingue pour cela de la race
des « héros », ne se montrait peut-être pas tellement plus dure, plus
barbare, que cette dernière en cette période transitoire dont nous
parlons et dont elles subissaient toutes deux l’influence « fatidique ».
N’appartenaient-elles pas toutes deux à ce même Age que toute l’antiquité
a dénommé « Age de Fer » ? Même en tenant compte d’une dégénérescence
accélérée en cet Age terminal, peut-on imaginer que l’une de ces
« races », à son crépuscule, ait été beaucoup plus « chevaleresque »,
plus « tendre » que l’autre à son aurore ? Leurs moeurs n’étaient-elles
pas tout simplement celles du siècle ? Comme il apparaît clairement
dans le tableau proposé plus haut, la race « héroïque » dont Hésiode
nous chante les hauts faits, avait entamé sa carrière au début du
quatrième Age, et il est évident qu’au bout de plus de 3000 ans,
lorsque ses descendants tombaient, « les uns devant les murs de Thèbes
(…), les autres (…) à Troie », il s’agissait de guerriers dont
les traditions et le comportement s’étaient sans nul doute passablement
abâtardis. La rudesse et les sauvages désordres de ces années de
transition ne pouvaient guère être l’apanage d’un seul peuple,
ni même d’une seule race (52). Les impressions des Troyens qui, de
leurs remparts, assistaient au spectacle d’Achille, tout à sa vindicte
profanatrice, traînant derrière son char le cadavre d’Hector afin
de le déchiqueter ; les sentiments des Troyennes qui, au cours du sac
de leur cité, voyaient se précipiter sur elles les Danaens déjà
ensanglantés par le massacre (53) ; les impacts enfin de tous ces « hauts
faits » étaient-ils bien différents de ceux qu’éprouvèrent, quelques
décades plus tard, les populations mycéniennes lorsque fondirent sur
elles les envahisseurs, doriens ou autres ?
Bien entendu, la guerre n’a
jamais comporté beaucoup de douceurs, mais, n’en déplaise à ses
grossiers contempteurs modernes, il arrive toujours un moment, au cours
des temps, où le peuple le plus pacifique, pour défendre son intégrité,
doit prendre les armes. Alors, il est des manières de combattre qui
valent mieux que d’autres parce qu’elles comportent plus de dignité,
et c’est pourquoi il existait autrefois des codes, plus ou moins respectés
certes, mais qu’aujourd’hui l’on repousse, purement et simplement,
au nom d’un confusionnisme criminel (54). Or tous les vrais guerriers
(55) savent, et ont toujours su, qu’il est diverses façons de conduire
la guerre : les unes sont respectables, glorieuses parfois, voire héroïques,
tandis que les autres sont indignes, méprisables et déshonorantes
(56). C’est seulement dans les périodes de décadence que l’on
fait fi de toute règle. Et sous ce rapport, la guerre de Troie, en
plus d’une de ses péripéties, a sans doute inauguré et tout au
moins illustré bien des bassesses. Homère, qui en a chanté les gloires
ambigus quelque 400 ans après, en avait une connaissance peut-être
plus vraie que ce que l’on en veut ordinairement découvrir dans ses
« chants ». Un aède historien ? Et pourquoi pas ? N’est-ce pas grâce
à lui que Schliemann, contre l’avis et les sarcasmes de tous les
spécialistes, découvrit le site de Troie ? Outre l’Histoire, d’ailleurs,
telle qu’elle pouvait alors se pratiquer, outre aussi bon nombre de
poèmes précurseurs (57), Homère ne disposait-il pas de certaines
connaissances traditionnelles, couramment transmises, en son temps,
dans les lieux appropriés ? Averti des lois cycliques et sachant qu’il
parlait d’une fin de « race », n’en a-t-il pas exposé, en toute
connaissance de cause, les travers caractéristiques ?
Or si la fin des « héros »
achéens ne se pare guère, en certains épisodes de la guerre de Troie,
de couleurs beaucoup plus édifiantes que celles dont s’agrémente
le souvenir de l’invasion dorienne quelques décades plus tard, pourquoi
Hésiode marque-t-il une telle différence entre les premiers, dont
il fait une « race divine », et ceux qui les ont suivis, selon lui malheureux
et méprisables ? En quoi ces temps tumultueux, plutôt qu’un simple
stade parmi d’autres dans la dégradation des choses, seraient-ils
un jalon si déterminant de l’histoire de la Grèce et la limite séparant
deux catégories humaines dans lesquelles Hésiode va jusqu’à voir
deux « races » distinctes ?
Certes, tout homme, en ces
jours anciens, lorsqu’il se reportait au lointain passé, ne le concevait
qu’auréolé de grandeur, peuplé de demi-dieux dont on contait les
exploits retentissants (58). Et nous sommes tenté de croire qu’au-delà
de la guerre de Troie, fait historique dont Homère nous donne une geste
poétique, tragique, parfois enrichie de légendaire, tachée d’excès
cruels, voire sacrilèges, Hésiode se référait moins à des faits
inscrits dans l’Histoire qu’à des traditions immémoriales, plus
floues peut-être, pour certaines, mais plus authentiquement glorieuses.
Cela pourrait laisser supposer, alors, que le poète, tout en déplorant
d’être né dans la « race du fer », savait en même temps que coulait
dans ses veines le sang des premiers Achéens. Cependant, pour avoir,
avec tant de sûreté dans une époque aussi trouble, situé la fin
de sa « race » héroïque au moment des grands combats de Thèbes et
de Troie, ne fallait-il pas qu’il eût, après le hiatus historique
du XIe siècle, quelque source plus convaincante que ses propres réflexions,
mieux fondée aussi que les quelques échos recueillis, sur la place
publique, de la bouche de vieillards assoupis, échos retransmis et
déformés de génération en génération à partir du témoignage
des survivants de ce qui fut, dit-on, un véritable cataclysme ? Comme
Homère, Hésiode n’avait-il pas accès aux sources de certains Mystères
dont la vérité, fidèlement mémorisée, était en quelque sorte plus
authentiquement « historique » que l’Histoire elle-même ?
Quoi qu’il en soit, enfin,
des motifs qui ont pu porter Hésiode à procéder à sa sévère dichotomie,
nous allons en trouver une confirmation dans ce qui suit : de part et
d’autre de 1240,23, cette date transitionnelle que nous avons
déterminée dans le Kali-Yuga, se sont effectivement développées
deux « races », comme le dit le poète, ou du moins deux civilisations,
voire deux phases d’une même civilisation, dont les caractères diffèrent
sensiblement, ne serait-ce que dans les résultats respectivement obtenus.
***
2. Si le fer apporte à tout
l’ensemble du quatrième Age une signature bien déplaisante, il reste
que certaines lois cycliques ont pu, au milieu de cet Age, en laisser
apparaître clairement, aux yeux de tous, en en exagérant la violence,
le caractère déplorable jusque là sous-jacent et, pour ainsi dire,
non encore développé. Ce fut comme le signal d’un tournant, et,
sinon comme un gage de violence accrue, du moins peut-être comme un
gage de violence plus pernicieuse et dont la perfidie croissante, par
la suite, devait en augmenter la malignité. Aussi n’est-il pas surprenant
qu’Homère, pour restituer le climat décadent et sauvage de ces temps
évanouis, ait mêlé, dans les replis de ces âmes glorieuses qu’il
voulait dépeindre, quelques-uns des traits grossiers, brutaux ou malsains
dont il voyait ou percevait (59) peut-être autour de lui, trois cents
ans après l’invasion dorienne, et comme un souvenir d’elle, des
exemples quotidiens. Ces exemples, du reste, il savait bien qu’ils
étaient, en temps de paix, une marque plus certaine encore de décadence
que les excès dont s’accompagne toujours, par la force des choses,
une campagne militaire.
Plus que dans les prouesses
extérieures qui, par ces temps de transition et de guerres, devaient
se ressembler passablement d’un peuple à l’autre, c’est sans
doute dans la nature foncière de ces hommes, dans une certaine manière
d’être plus que de faire, que résidait alors la différence, différence
dès lors plus difficile à percevoir en cette période transitoire.
Le passage de l’une à l’autre de ces deux « races », de ces deux
époques, qui se produisit au milieu de l’Age de Fer, ne fut donc
pas si soudain quant à ses effets immédiatement visibles. Tout ce
tournant du quatrième Age baignait dans une violence généralisée
qui sévit pendant quelques décades, davantage même en certaines régions,
et qui ne variait guère de l’un à l’autre camp. D’ailleurs,
d’une « race » à l’autre, comme nous le disions, ce n’est peut-être
pas tant le caractère extérieur des actes perpétrés qui change,
mais la raison, l’esprit, la nature, la règle qui les inspirent.
On peut massacrer sous l’effet d’une haine pure venue d’une sensibilité
outragée, ou par le fait d’une brutalité grossière, fruste, à
base d’indifférence et de froideur désinvolte. Ajoutons que ces
violences dont l’Histoire, dans le monde égéen, nous fournit des
exemples sur plus d’un siècle, témoignent d’un état des moeurs
qui, au tournant médian de plus de six millénaires, a bien pu se manifester,
en Egéide et ailleurs, pendant plusieurs siècles sans que les historiens
en aient toujours relevé des traces formelles.
Ce n’est que l’ordre une
fois rétabli, que certains lettrés ont pu mesurer la déchéance culturelle
notable survenue entre la « race » précédente et la nouvelle. Encore
ne pensons-nous pas que de telles constatations soient nées purement
et simplement de la comparaison d’un présent plutôt médiocre avec
le souvenir vécu d’un passé plus ou moins glorieux. Hésiode et
Homère, nous le savons, ne parlent pas de ce passé par expérience
directe, mais par ouï-dire et en tenant compte, très vraisemblablement,
des échos qu’avaient pu laisser certaines traditions, non seulement
au sujet de la guerre de Troie, où la « race » glorieuse vint plus
ou moins finir, mais surtout au sujet des origines de cette « race »,
plus authentiquement héroïques sans doute. Il est vrai, en effet,
qu’au début d’une nouvelle période cyclique, fût-elle celle du Kali-Yuga, il se produit toujours une sorte de redressement, quelque
apparence, parfois trompeuse, qu’il puisse prendre. Puis, au fil des
siècles et des années, les choses se détériorent et s’aggravent,
comme même ont fini par l’admettre quelques-uns de nos contemporains.
Nous parlions plus haut du
caractère plus ou moins profond dont la connaissance pouvait seule
permettre de distinguer les deux « races » qu’oppose entre elles Hésiode. Mais ce caractère, en réalité,
est celui que communique à chacune le « climat » de l’époque où
s’écoule sa vie. Et ces deux « races », en fait, n’en sont qu’une
seule à laquelle son histoire confère deux caractères successifs
au cours d’un mouvement général de décadence que scinde pourtant,
en deux phases distinctes, le basculement historique médian que nous
étudions. Tout se passe comme si la deuxième « race » recueillait
en quelque sorte, des mains de la première, au point où il en était
alors de son usure, le flambeau d’une culture où la fumée l’emporte
de plus en plus sur la flamme. C’est à un certain degré de dégénérescence
de la première « race » que se reconnaît l’entrée en scène de
la seconde « race » : le crépuscule de celle-là, dirait-on, côtoie
l’aurore de celle-ci, jusqu’à s’y fondre. En fait, ce sont deux
mentalités qui se succèdent et se mêlent un instant au cours d’un
mouvement uniformément accéléré, et dont l’articulation médiane
représente le moment où telle orientation de la pensée, en bout de
course, assume une nouvelle direction, comme la solidification du monde,
un jour, s’avère être convertie en une dissolution qui paraît la
contredire.
Sans doute, nous l’avons
vu, le moment du passage de l’une à l’autre de ces mentalités
se laisse assez facilement situer après coup dans l’histoire européenne,
car il correspond à la transition qui relie et sépare deux vagues
successives de la race indo-européenne, celle des Achéens et celle
des Doriens. Mais il en va tout autrement lorsqu’on souhaite s’enquérir
des particularités respectives de ces deux peuples. Certes, on peut
se faire une certaine opinion sur les Doriens, ce que facilite par exemple
notre connaissance des Spartiates, leurs descendants les plus purs.
En revanche, les Achéens sont bien plus mystérieux. Leurs derniers
représentants, les Mycéniens, ont très vite été pénétrés de
culture crétoise, et de plus, ce que les spécialistes en savent, croyons-nous,
s’appuie à peu près exclusivement sur des vestiges archéologiques.
Grande et riche civilisation, certes, que la mycénienne, raffinée
même, c’est incontestable, mais que savons-nous de la pureté de
leur éthique ? Cela, d’ailleurs, ne nous renseignerait guère sur
ce qu’étaient leurs ancêtres achéens, moins raffinés sans doute,
mais peut-être beaucoup plus authentiquement exemplaires. Quel pouvait
être, chez eux, le caractère profond de la culture ? Leur religion
aurait pu y jeter quelque lumière. Or, que nous en est-il parvenu ?
L’âge du bronze, dans le monde égéen, rendait partout un culte
à la Grande Déesse, comme l’indiquent les statues trouvées dans
les ruines des sanctuaires. C’est une information d’ordre bien général,
mais cela confirmerait une dominance de la caste guerrière à ces mêmes
époques lointaines, ce qui rejoindrait certaines découvertes ou suppositions
des historiens. S’agissant de peuples qui, sans aucun doute, vivaient
déjà dans le Kali-Yuga, nous nous garderons bien d’en exalter
trop naïvement les mérites hypothétiques. En vérité, tout n’est-il
pas nécessairement de plus en plus relatif à mesure que l’on s’éloigne
du seul Absolu (60) ?
C’est peut-être bien aux
premiers Achéens, voire à leurs prédécesseurs, que se référait
Hésiode lorsqu’il évoquait, plein de révérence, la « race divine
des héros que l’on nomme demi-dieux ». Quant à ceux qui, à leur
manière, ont illustré à Troie la période immédiatement prédorienne,
ils n’étaient que les derniers de leur « race », comme le laisse
clairement entendre le poète, et ils n’étaient sans doute pas si
dépourvus de cette dureté de fer que l’on impute à leur Age. Même
si l’on fait la part de l’emphase poétique, les récits homériques
qui, nous l’avons vu, ne peuvent être pure fiction, sont pleins de
rudesse héroïque, certes, mais aussi, parfois, d’une sauvagerie
particulièrement haineuse. Les Mycéniens étaient-ils plus civilisés,
plus « aristocrates » que les Doriens ? Cela paraît fort probable, mais,
encore une fois, que dire de leurs moeurs ? Si l’on songe à la fin
tragique des Atrides, au lendemain de la guerre de Troie, il est évident
que leurs conceptions de l’honneur étaient devenues passablement
sanglantes, dénaturées et que quelque chose de cette violence, à
travers le légendaire, correspondait bien avec le moment cyclique désastreux
dont nous parlons. La Tradition, d’ailleurs, qui associe le fer à
la couleur noire, n’avait-elle pas prévu, dans le quatrième Age,
un enténèbrement de plus en plus sinistre au fur et à mesure que
s’écoulerait le temps et que l’humanité s’éloignerait de la
lumière originelle ?
C’est ainsi que les Doriens,
qui sont vraisemblablement « la race du fer » d’Hésiode, étaient,
nous dit-on, des barbares terriblement ravageurs, de culture et de moeurs
inférieures. Nous voulons bien le croire, en raison de la décadence
qui sévit naturellement entre une époque et celle qui la suit. Mais
tous les envahisseurs ne sont-ils pas ressentis, par les peuples envahis,
comme des barbares, et au sens actuel, péjoratif, du terme ? Quelle
invasion, au cours de l’Histoire, s’est-elle jamais produite sans
quelque destruction ? Il est vrai qu’à l’actif des Doriens, on a
parlé d’un arrêt pur et simple de toute civilisation, d’une sorte
de vide culturel prolongé de façon inhabituelle : nous verrons plus loin ce qu’il convient d’en penser.
Il est d’ailleurs un fait
significatif à observer ici : les tristes tares dont Hésiode disqualifie
sa « race du fer », il n’en parle, à peu près exclusivement, qu’au
futur. On pourrait les comparer à celles que prédisent aussi, pour
les derniers temps, les anciens textes hindous. Le futur qu’utilise
Hésiode laisse entendre que ses contemporains, dont il se plaint pourtant
amèrement, n’étaient pas encore aussi dégénérés que ce que la
Tradition prévoit pour les jours de la Fin. Les Doriens et leur descendants
au temps d’Hésiode, en dépit de leur médiocrité, n’en étaient
pas encore là, et rien n’est plus naturel si l’on veut bien tenir
compte des règles inéluctables de la descente cyclique.
La « race du fer », qui occupe
la dernière moitié du Kali-Yuga, était évidemment beaucoup
moins calamiteuse à son origine qu’elle ne l’est devenue de nos
jours, à sa fin, après plus de trois millénaires de déchéance.
C’est à ses fruits, dit-on,
que l’on reconnaît la valeur de l’arbre. Si l’on se remémore
les performances achéennes, plus ou moins légendaires, certes, pendant
et après la guerre de Troie, comme d’ailleurs aussi les prouesses
doriennes lors de l’invasion qui se produisit ensuite, il n’est
pas difficile de les comparer à nos propres exploits aujourd’hui,
fruits d’une brillante civilisation dont nos contemporains sont fiers
et dont on attribue parfois en partie les origines, après de longues
« améliorations », bien sûr, à la culture dorienne. Pour s’en tenir
au domaine technique, pierre de touche avec laquelle on juge de nos
jours le développement des peuples de l’Histoire, il est certain
que la « race du fer » a su multiplier et affiner ses talents. Pour
mesurer les progrès de son caractère léthal, par exemple, il suffit
de comparer les résultats des guerres anciennes avec ceux des guerres
modernes. La puissance destructrice du fer s’est prodigieusement accrue,
comme n’a cessé de grandir, en d’autres secteurs que celui de la
guerre, l’efficacité industrielle (61). Et le quantitatif, ici, est
certainement moins signifiant que le qualitatif. Les Anciens ont détruit
sans doute, mais proprement, si l’on peut dire, sans hypothéquer
l’avenir, sans ruiner la nature dans ses forces vives. Après leurs
guerres, cette nature reprenait son oeuvre inlassable. Or maintenant,
en conformité sans doute avec notre mentalité, nous détruisons non
seulement avec largesse, mais de façon malpropre : en temps de guerre,
avec nos bombes atomiques, et même en temps de « paix », avec toutes
nos industries polluantes et dévastatrices, qu’il s’agisse de centrales
nucléaires ou de laboratoires chimiques, tous responsables, avec leurs
accidents et leurs préméditations, de la mort plus ou moins lente
de notre planète. Comme si la sécrétion de poisons spirituels, mentaux
et physiques, était l’essentielle raison d’être de la Civilisation
moderne. Ainsi donc, celle-ci, comme la plupart des empoisonneuses jadis,
mourra brûlée vive. Si sont fondées les prédictions des traditions
anciennes.
Après ces dernières observations,
et sans vouloir minimiser la triste signification des tares et des cruautés
antiques, ne serait-on pas porté à admettre que les fruits sont bien
amers qui nous viennent de notre civilisation moderne, héritière partielle
des premiers Doriens et terme sinistre de cette « race du fer » tant
honnie d’Hésiode ? Cette amertume n’est-elle pas le premier symptôme
d’une action toxique mortelle exercée sur l’homme et sur son environnement ?
Poison, d’ailleurs, dont les sciences trouveront sous peu le contrepoison,
comme tiennent tant à nous en convaincre, du moins, les naufrageurs
sans vergogne de l’humanité.
c) Histoire et Archéologie
1. La guerre de Troie, telle
que nous la raconte Homère, comporte de toute évidence des aspects
légendaires et mythiques. Ne fût-elle que légende (62), elle n’en
serait pour nous pas moins significative et instructive (63). Mais en
fait, les annales hittites de l’époque semblent bien relater les
expéditions militaires des Achéens. Nous y découvrons que sous le
règne de Thoudalias III (vers 1263-1225), les Akhaïva (Achéens ?), dirigés par leur roi Attarissias (Atrée ?), tentèrent un débarquement à l’embouchure du Scamandre
et furent repoussés par les Hittites. Une génération plus tard, vers
1200, le roi de Mycènes, à la tête de ses guerriers, attaquait Ilion,
capitale de la Troade, et finissait, après un long siège, par s’en
emparer et la brûler (64).
Ceci dit, que pouvait représenter
pour Hésiode la guerre de Troie ? Cinq siècles seulement, nous l’avons
vu, l’en séparaient : durée guère moindre que celle qui nous éloigne
aujourd’hui de notre Moyen-Age agonisant, et dont l’esprit véritable,
on le sait, est si fièrement ignoré, dans leurs ouvrages, par quelques-uns
de ceux qui se sont voués à son étude. A l’époque d’Hésiode,
la mémoire humaine était-elle plus fidèle que de nos jours ? Plus
apte à retransmettre l’âme du passé, au lieu de n’en recueillir
que les écorces ? En tout cas, nous pensons, répétons-le, qu’outre
les récits plus ou moins vrais que se sont toujours rapportés les
générations, Hésiode avait à sa disposition des connaissances plus
sûres. N’appartenait-il pas à l’élite de ses contemporains qu’éclairait
encore, en ces temps-là, de façon secrète mais efficace, la lumière
des Mystères sacrés ?
Toujours est-il qu’Hésiode
nous a présenté la guerre de Troie comme le dernier jalon des beaux
jours révolus, juste avant la pitoyable affaire dorienne. Or l’Histoire,
à sa manière, confirme cette césure dans l’évolution culturelle
de l’époque.
Le passage de l’âge du bronze
à l’âge du fer, qu’inscrit en clair, dans la trame événementielle,
l’invasion dorienne, avait d’ailleurs laissé, semble-t-il, quelque
nostalgie significative au coeur des gens, quelque étrange déréliction.
« Les murailles des citadelles mycéniennes étaient regardées comme
l’oeuvre de géants, les Cyclopes ». Ces souvenirs de l’architecture
ancienne, en même temps que les poèmes exaltant le passé, « étaient
la preuve manifeste d’un âge d’or, depuis longtemps révolu et
remplacé par un âge de fer » (65). Au XIIIe siècle, la civilisation
mycénienne était encore florissante sur le continent, alors que la
Crète était déjà dévastée. Bientôt pourtant, dans l’attente
des ennemis nordiques, on construisit de massives murailles défensives
autour des cités et à travers l’Isthme de Corinthe. Partout, dans
l’Orient méditerranéen, l’on éleva de puissantes fortifications,
ou bien on les améliora : à Athènes, à Mycènes, à Tyrinthe, chez
les Hittites et jusqu’en Égypte. C’était une mobilisation générale
contre un fléau déjà connu et redouté. Il n’empêche que vers
la fin du siècle, les principaux centres du Péloponnèse furent détruits
par le feu. Bien plus, ce fut le signal de l’écroulement de toute
civilisation dans la région égéenne, avec, semble-t-il, une importante
mortalité. Les changements se sont avérés si désastreux que l’on
a pu se demander s’ils n’étaient pas dûs à quelque grave modification
du climat (66). Les mêmes troubles ont été observés en Anatolie :
à la suite des invasions phrygiennes au XIIIe siècle et de la chute
de l’Empire hittite vers 1180, s’ensuivit une éclipse assez longue
qui se prolongea jusqu’en 950 et que l’on a appelée « l’Age Sombre »
(67). Une dépopulation aussi considérable et une disparition aussi
marquée de la culture dans les pays égéens ont frappé les historiens
et les archéologues ; c’est une catastrophe qu’il est difficile,
pense-t-on, « d’attribuer à la seule main de l’homme ». On a donc
supposé une altération du climat suffisamment importante pour entraîner
une grave sécheresse et de sévères famines. Ainsi s’expliquerait
un bouleversement aussi soudain, après tant d’années de prospérité
(68).
Aurait-on prêté aux Doriens,
et même aux Achéens, des ravages qui seraient dûs surtout, en réalité,
à de violents soubresauts de la nature ? Certains investigateurs, certains
hommes de science pensent que les envahisseurs indo-européens seraient
responsables des ruines accumulées à ces époques lointaines, et même
que les Doriens, quant à eux, détruisaient pour le simple et sauvage
plaisir de détruire. D’autres chercheurs, cependant, ont été d’un
avis différent. Ainsi sir Arthur Evans a découvert, dans ses fouilles
de Crète, des indices tendant à démontrer que la mort des habitants
avait été brutale et soudaine, comme sous l’effet d’une catastrophe
naturelle imprévisible.
Nous ne pouvons trop nous étendre
ici sur des questions aussi controversées, non seulement quant à la
nature réelle des événements qui se sont produits, mais surtout quant
à leur datation. Ce ne sont pas, à la vérité, les témoignages qui
manquent, ni dans les inscriptions d’Egypte, ni dans les écrits de
divers peuples anciens, tous apparemment contemporains de ces désastres.
Mais les spécialistes sont loin de s’accorder, ni sur la signification
véritable de ces témoignages, ni sur l’époque à laquelle ils se
rattachent. Cela ne nous empêchera pas pourtant de relever certaines
« rencontres ».
Ce que l’Egyptien Ipouwer
raconte dans le papyrus qui porte son nom, semble se rapporter aux mêmes
circonstances que celles que relate le livre de l’Exode dans la Bible.
Les documents anciens et l’Archéologie amènent aujourd’hui « l’historien
attentif » à situer l’exode des Juifs vers 1250-1200 (69). Il paraît
même certain, si l’on tient compte du texte de l’Exode, que le
départ des Juifs n’a dû s’effectuer qu’après la mort de Ramsès
II (70). C’est d’ailleurs sous le règne de son successeur que les
choses s’aggravent. Le pharaon Mineptah (71) doit en effet repousser
les Libyens auxquels se sont joints les « Peuples de la Mer ». Puis
sous Ramsès III, l’invasion se fait catastrophique, à laquelle participent,
dirait-on, des « forces » terrestres, voire célestes. Les inscriptions
de Medinet-Habou décrivent des phénomènes tels qu’il est difficile
de ne pas y voir des fléaux naturels : incendies, séismes, inondations.
Comme les faits relatés par le papyrus d’Ipouwer, tout cela n’est
pas sans rappeler les « plaies d’Egypte ». C’est d’ailleurs à
cette époque, vers 1200 avant notre ère, que, selon des constatations
archéologiques, le Sahara et la Libye furent transformés en déserts.
Pendant l’âge du bronze, d’après le témoignage de nombreuses
peintures rupestres et les interprétations que l’on en donne, c’étaient
là des pays fertiles qui nourrissaient des troupeaux considérables.
Les catastrophes n’ont pas affecté que l’Afrique. Vers 1200 aussi,
on les voit ravager les régions du Nord européen : sécheresses, incendies
destructeurs de toute végétation, séismes qui tarissent les sources
et détruisent les bâtiments, pluies diluviennes et inondations, et
les famines qui s’ensuivent réduisent par endroits les hommes à
la pratique de l’anthropophagie. Selon certains spécialistes, ce
sont ces catastrophes, du reste, qui sont à l’origine des invasions
dont nous avons parlé.
Il faut dire ici que les invasions
surgies au cours de l’Histoire, et dans lesquelles on a tendance à
ne voir que des entreprises agressives, sont bien souvent des fuites
en avant, des retraites provoquées par quelque danger qui menace les
arrières des envahisseurs. Invasions par la force des choses, ce sont
en fait des tribulations, forme que prend parfois le châtiment cosmique.
De telles tribulations ainsi que divers cataclysmes plus ou moins graves
marquent en général la fin des cycles, comme l’enseignent la plupart
des traditions.
***
2. Ce qu’Hésiode regrette
fort explicitement, c’est de n’être pas « mort plus tôt ou né
plus tard ». Naissant et mourant plus tôt, beaucoup plus tôt, il aurait
appartenu à ce qu’il appelle une « race » de « héros », de ceux
dont les derniers finirent à Troie. Naissant plus tard, il aurait échappé
à une vie condamnée à s’écouler au milieu de la « race du fer ».
Envisageait-il quelque « redressement » après cette « race du fer » ?
Aurait-il même souhaité une « naissance » au-delà de notre Manvantara ?
Ce qui reste clair en tout cas, pour nous limiter à ce qui nous intéresse
plus particulièrement ici, c’est la désignation de deux « races »
successives dont la seconde est présentée comme bien calamiteuse,
comparée aux « héros » de la première (72). Clair est aussi le choix
de la guerre de Troie comme l’un des signes du tournant de l’histoire
grecque.
Nous avons vu, quant à nous,
que certains « hauts faits » des « héros » d’Hésiode, avant l’invasion
de la « race du fer », valaient bien, sans doute, les « prouesses »
de cette dernière lors de son arrivée tumultueuse, et ce n’est évidemment
pas sur de pareils exemples, pris à chaud, que l’on peut établir
une distinction profonde entre les premiers guerriers, déjà déchus,
et ceux de la « race » qui était appelée à les supplanter. Une telle
incertitude est bien naturelle dans une période de transition, généralement
trouble. Cela renforce l’idée qu’Hésiode, pour être aussi tranchant
dans sa distinction des deux « races », ne se fiait pas à des événements
relativement proches, mais à quelques éléments traditionnels remontant
à une époque largement antérieure à celle de la guerre de Troie
et se rapportant à deux catégories humaines successives, se touchant
au moment de la succession, mais passablement différentes dans leur
caractère et leur destinée. Tant il est vrai qu’à moins de se guider
sur une connaissance transcendante à l’Histoire, il est bien difficile,
sinon impossible, de saisir la signification véritable de circonstances
passées, actuelles ou futures.
Les historiens ont relevé,
dans la période que nous étudions, un changement de civilisation.
Ils le situent vers 1200 avant notre ère, au moment de la désintégration
de l’âge du bronze (73). Ils constatent certains traits par lesquels
la nouvelle culture s’écarte de celle qui l’a précédée. Ainsi
en est-il dans le traitement des défunts, où la coutume s’installe
de les incinérer au lieu dé les enterrer ; dans l’armement, où l’on
utilise maintenant le fer à la place du bronze ; dans l’art de la
poterie, plus raffinée dans les formes et la décoration, et dont la
précision annonce l’art classique. En ce qui concerne cette évolution
de l’art, on estime qu’il s’agit moins d’une coupure proprement
dite que d’une nouvelle façon de travailler à partir des modèles
de l’ancienne culture (74). Cette continuité relative peut s’expliquer
d’ailleurs par le fait que les nouveaux venus appartiennent à la
même famille indo-européenne que ceux qu’ils envahissent ; et de
plus, si ces derniers, à ce moment, se trouvent déjà, après des
siècles, fortement pénétrés de culture crétoise et, de ce fait,
apparemment plus « civilisés » que leurs envahisseurs, il est assez
naturel que ceux-ci, dès le siècle suivant leur arrivée, adoptent,
en y ajoutant une touche personnelle, quelques éléments de la culture
locale.
Certes, il faut bien reconnaître
dans l’Histoire une évidente continuité, même si elle est relative
en période de transition, et cette continuité est celle qui caractérise
tout « tissu » vivant, qu’il soit cosmique ou qu’il soit humain,
car elle est celle de l’espace et du temps. On peut du reste l’attribuer,
lorsqu’on se trouve au milieu d’un cycle comme c’est ici le cas,
à l’influence qualitative plus particulière de ce point médian,
influence qui s’exerce à la fois sur les événements relativement
proches du passé et sur ceux de l’avenir, sur toutes gens, sur toutes
choses, et qui facilite, en un point critique invisible, le passage
d’une manière de vivre à une autre, d’une mentalité ancienne
à une nouvelle, comme nous l’avons dit plus haut. Il n’en reste
pas moins qu’il s’agit là d’une influence qui, tout en rassemblant,
divise, et qui, tout en conservant le « tissu » du temps, ne manque
pas d’en changer « insensiblement » certains fils. Il en résulte
que lorsqu’on est entraîné dans le courant des choses, on peut,
si l’on y reste attentif, se rendre compte que la couleur s’en est
modifiée, mais cela n’aide nullement à fixer dans le temps l’instant
de la modification. C’est ainsi que l’époque transitoire dont nous
parlons, faite, en ce moment historique, de la rencontre et de l’équilibre
éphémère de deux influences successives, dissimule dans sa continuité
quelque « hiatus » dont nul oeil humain, nulle oreille, ne sauraient
saisir l’instant précis dans l’enchaînement des circonstances,
instant mystérieux où l’époque ancienne se fond en partie dans
la nouvelle, où l’une des influences à l’oeuvre l’emporte sur
l’autre, où l’Histoire bascule d’une vision « périmée » à
celle qui la remplace, dans une précarité qui ne cesse de grandir,
porteuse de trouble et d’ignorance.
Telles sont aussi la servitude
et l’ironie de toute recherche dans les cycles de l’humanité : les
chiffres obtenus par l’utilisation de quelques règles, fournissent
des dates précises certes, mais l’on n’en découvre pas toujours
si facilement la signification incontestable dans la trame confuse des
événements en cours. Enfin, quant aux précisions dont nous nous prévalons,
elles reposent, redisons-le, sur une date fixée à partir d’une hypothèse,
solide sans doute, et pourtant à laquelle on ne recourt que faute de
connaître à coup sûr l’amplitude exacte des vagues humaines, et
faute surtout d’en savoir en toute certitude l’Origine et la Fin.
d) Sommes-nous les héritiers
des Doriens ?
Après ces quelques développements
que nous ont inspirés les plaintes d’Hésiode et les murmures parfois
confus de l’Histoire, voici des réflexions formulées par un auteur
dont il faut supposer qu’il connaissait bien notre poète et la civilisation
de la Grèce ancienne (75).
« L’austérité de la vie
dorienne, l’esprit étroitement utilitaire des nouveaux maîtres de
la Grèce étaient incompatibles non seulement avec le luxe et le bien-être
dont l’influence crétoise avait développé le goût, mais avec toute
espèce de sentiment artistique. Aussi, après avoir tout nivelé, ne
surent-ils pas reconstruire (…). Ce fut - l’expression est devenue
classique - un long ‘moyen âge’ qui s’abattit sur l’Hellade
et sur tout le monde égéen (…). Ce ‘moyen âge’ devait être
suivi, beaucoup plus tard, d’une brillante renaissance, à laquelle
l’énergie virile, le robuste bon sens, l’esprit d’ordre des Doriens
et de leurs descendants (…) contribuèrent pour une large part. Ce
n’en est pas moins un spectacle paradoxal et quelque peu déconcertant,
de voir la nation qui devait être la grande civilisatrice du genre
humain entrer dans l’histoire en supprimant brutalement tout ce qui
existait de beau et de bien sur le terrain même où son génie allait
se former et s’épanouir » (76).
Les Doriens, grands civilisateurs
du « genre humain » ? Pourquoi pas ? Du moins si l’on veut dire par
là que les peuples occidentaux, après avoir reçu, parmi leurs divers
héritages, celui de la culture dorienne, quel qu’il ait alors été,
n’en ont vraisemblablement saisi et gardé, comme des autres héritages,
que les aspects à leur goût, c’est-à-dire les plus médiocres.
Selon leur coutume, ils en ont sans doute réduit quelques significations
pour les adapter à la simplicité de leur propre climat mental et psychique.
Il en est résulté diverses habitudes, de plus en plus routinières,
dont ils ont systématisé le culte au cours des siècles, tout en s’efforçant
de le répandre dans le monde entier et de l’y imposer. Ce prosélytisme
ne s’est d’ailleurs pas exercé sans succès, et l’on est bien
obligé d’en convenir lorsqu’on regarde aujourd’hui autour de
soi. Du moins relève-t-on plus d’une de ces tares que dénonce dans
la culture dorienne le texte que nous avons cité : utilitarisme, négation
croissante de tout art véritable, nivellement généralisé…
Quant au « robuste bon sens »
et à « l’esprit d’ordre » qui, après le long « moyen âge » post-égéen,
auraient représenté la contribution dorienne à la « brillante renaissance »
culturelle de la région, il ne semble pas qu’il en soit resté grand-chose
en l’état actuel de la civilisation sans précédent dont a finalement réussi à nous doter, à grand-peine, notre malheureux
« genre humain ». Le « robuste bon sens », en effet, n’est guère
flagrant, c’est le moins que l’on puisse dire, dans les doctrines,
les thèses, les idéologies qui ont rendu possible, avec les résultats
que l’on sait, l’organisation de nos sociétés. Et en ce qui concerne
« l’esprit d’ordre » à l’oeuvre dans le monde, ce serait une
moquerie, une feinte injurieuse, que de prétendre en chercher des traces
dans la confusion, les troubles, la gabegie, les exactions, la corruption
qui sévissent partout… A moins, bien évidemment, de reconnaître
cet « esprit d’ordre » dans les méthodes qu’ont adoptées les gouvernements
pour mettre en coupe réglée les masses qu’ils se sont soumises.
L’ « ordre » et le « bon sens »,
qu’ils soient doriens ou pris en soi, nous les avons clairement perdus.
Autrefois, les hommes avaient d’abord des devoirs qui leur incombaient
du fait de leur rôle dans la société. Ce sont ces devoirs qui, remplis,
justifiaient certains privilèges, pour la seule et bonne raison que,
sans ces privilèges, les devoirs en question n’auraient pu être
remplis. Aujourd’hui, on ne peut même plus parler de devoirs sans
susciter le rire ou le sourire. Le devoir, en effet, est une
notion contraignante, en opposition à celle de liberté telle qu’on la conçoit erronément à l’heure actuelle. Or si le
terme de devoir, dans nos sociétés, est rarement hasardé,
on ne cesse en revanche de nous rabâcher celui de liberté dans des phrases de plus en plus creuses. Maintenant, les hommes n’ont
plus que des droits, assez particuliers du reste : ceux de « manifester »,
de vociférer, puis de se soumettre (77).
Le « robuste bon sens » et
« l’esprit d’ordre » ne sont décidément plus de ce monde. La perte
en a été consommée, avec d’autres valeurs, pensons-nous, le jour
où le « genre humain », après nombre de vicissitudes, s’est enfin
trouvé suffisamment hébété pour que ses nouveaux pasteurs puissent
lui jeter impunément à la face l’hypocrite proclamation des « droits
de l’homme », tout en manoeuvrant afin de priver cet homme de son
droit le plus imprescriptible en châtrant son âme de la possibilité
même d’une divinisation qui lui avait été jadis promise.
|
CH. III |
LE TOURNANT
CENTRAL DU KALI-YUGA |
a) Le tournant en quelques
points du globe
1. Comme nous l’avons déjà
dit, les cycles du Manvantara, s’ils concernent l’humanité
tout entière, devraient, du moins dans leurs grandes articulations,
se trouver confirmés, avec plus ou moins de précision, dans l’histoire
des grands peuples. Or, c’est ce que nous avons cru observer là où
nous avons fait quelques sondages. La césure de 1240,23, dont
nous avons obtenu la date par des calculs qu’autorise la doctrine
cyclique, semble y correspondre à des changements importants relevés
par l’Histoire et l’Archéologie. Sans parler des résultats acquis
dans le nord de l’Europe, dans la Grèce et dans l’Asie Mineure,
nous avons vu que le même genre d’événements, de désordres, de
catastrophes naturelles, ont, vers la même époque, affecté la Libye
et l’Égypte.
Les limites que l’on assigne
au règne de Ramsès II (1290-1224, ou 1291-1235) englobent, vers sa
fin, la date-césure de 1240,23. Ramsès II fut un grand bâtisseur
de temples Karnak, Louqsor et d’autres édifices témoignent d’un
goût marqué pour le colossal. Ce pharaon se fit aussi une grande réputation
de conquérant, ayant accompli de glorieuses campagnes militaires contre
les Libyens, les Syriens, les Hittites même. Certes, l’Égypte était
prospère alors ; cependant on sait bien que l’enflure, en quelque
direction qu’elle se produise, laisse généralement présager l’écroulement
de la puissance et la ruine des Etats (78).
L’Histoire rapporte précisément
que l’Égypte, après Ramsès II, se divise, s’affaiblit, et que
la décadence affecte le pays sous les pharaons suivants, triste prélude
à la fin du Nouvel Empire qui se produit vers 1090. Nous avons cité
plus haut des faits, des circonstances, des écrits, qui montrent bien
que la région, à l’époque, a subi, pour dire le moins, d’importants
bouleversements d’ordre géologique et humain. Que l’exode des Juifs
se soit produit à la fin du règne de Ramsès II, ou sous son successeur,
ou quelques années plus tard, les « plaies » qui le précèdent et
l’accompagnent, et que l’emphase sémite a peut-être grandies,
ont laissé suffisamment de traces géologiques, archéologiques et
scripturaires, pour prouver que l’époque a bien été le théâtre
de faits exceptionnels et le tournant important d’un cycle capital
de l’Histoire. Lorsque Ramsès III accède au trône vers 1198, l’Egypte
est déjà presque totalement dévastée : sous cette XXe et dernière
dynastie du Nouvel Empire, il ne reste plus rien de la gloire et de
la splendeur d’antan.
***
2. Le hiatus que nos calculs
situent au milieu du Kali-Yuga, a été remarqué en Mésopotamie
par certains historiens. Ainsi relevons-nous dans un vieux livre scolaire
que les rois assyriens, longtemps vassaux de ceux de Babylone, finirent
par imposer leur puissance. « Vers 1250 av. J.-C., ils écrasèrent
les Babyloniens dont le roi fut emmené, chargé de fers, en Assyrie
(…). Peuple de montagnes, les Assyriens étaient vigoureux et énergiques,
mais d’une brutalité sanguinaire (79) (…). Grâce à une organisation
militaire perfectionnée, ils purent terroriser l’Orient pendant plusieurs
siècles » (80). Ces guerriers, venus du nord de la Mésopotamie, durent-ils
leurs succès, comme les Doriens, à la qualité reconnue de leurs armes
de fer ? Ils méritent bien, en tout cas, vu l’époque de leur triomphe,
d’être rattachés à cette nouvelle « race du fer » dont se plaignait
Hésiode.
Ici, de nouveau, mais plus
sauvagement sans doute qu’avec les Doriens en Grèce, s’exprime
la période de transition entre un âge de modération, fait, dans le
cas présent, de sagesse, voire de spiritualité, et un âge de barbarie
triomphante. Certes, nous ne devons pas oublier que lorsqu’on parle
de sagesse dans le Kali-Yuga, fût-ce à ses débuts, ce ne peut
être que d’une sagesse très relative, ou, plus sûrement encore,
de certains exemples de sagesse que les gens, dans leur ensemble, ne
brûlaient guère d’imiter. Il faut prendre garde aussi qu’en plein
milieu de cet « âge d’or » (4480,23-1888,23) du Kali-Yuga,
on constate des actes de cruauté qui blessent la sensibilité de beaucoup
de nos contemporains, mais qu’il ne faudrait peut-être pas, sans
plus d’information, attribuer à la décadence d’une culture très
différente de la nôtre, et où les sacrifices humains n’étaient
probablement pas rares (81). Toujours est-il qu’il nous paraît opportun
de relever quelques témoignages de ce que proclamaient volontiers les
monarques d’alors. Ne doit-on pas voir, vers la fin du troisième
millénaire, dans le nom même du fondateur d’Akkad, Sargon ou Sharrouken c’est-à-dire « roi équitable », l’intention d’être
un « roi de justice », ou tout au moins de s’en assurer la renommée ?
Mais, nous dira-t-on, Sargon II, vers l’an 700, portait le même nom
et ce n’était pourtant pas un saint ! Sans doute. Cependant, il faut
tenir compte du fait qu’un ou deux millénaires séparent les deux
souverains et que le second était un Assyrien. Il est vrai, d’autre
part, même pour des contemporains, que l’on ne saurait se fier à
un simple nom. Plus sûre, peut-être, est l’inscription découverte
à Tello, en pays sumérien, et que nous a laissée le prince Goudéa,
un roi-prêtre. « Ô mon roi, dit-il en s’adressant au dieu, ô Nin-Girsou,
ô seigneur qui mets un frein à la fureur des flots, ô seigneur dont
la parole étincelle (…), j’ai construit ton temple, avec joie je
veux t’y introduire » (82)… Ces deux princes, d’apparente bonne
volonté, vivaient dans la seconde moitié du troisième millénaire.
Au début du deuxième millénaire, enfin, Hammourabi, roi de Babylone,
nous a laissé un code de justice dont la sévérité contraste sans
doute avec la juridiction sumérienne (83), mais où se fait jour, comme
dans d’autres codes de l’époque, un grand souci d’équité. Certes,
en tout cela, nous n’avons que des déclarations de principe, et il
n’est point de témoin pour venir nous dire dans quelle mesure ces
principes se voyaient alors appliqués. Du moins les intentions affichées
étaient-elles droites et, à ces époques où la puissance absolue
des monarques rendait inutiles nos hypocrisies politiciennes modernes,
on peut penser que le pouvoir mettait en actes ses déclarations, et
avec une efficacité certaine.
Que penser, en revanche, de
ce prince d’Assour, Salmanasar I (1274-1245), qui revendiquait la
gloire d’avoir éborgné 14.400 ennemis ? Or, ajoute avec un humour
sombre le commentateur, « une guerre psychologique de même genre s’utilisa
de plus en plus tandis que s’écoulait le temps » (84). N’est-ce
pas le tournant de 1240,23 qui s’amorce alors ? C’est vers
1235 que Tukulti-Ninurta détruit Babylone et emmène son roi en captivité.
C’est à cette époque et dans les suivantes que se multiplient les
témoignages d’actes sacrilèges et de barbarie sanguinaire. Tukulti-Ninurta
enlève sans vergogne de Babylone la statue du dieu Marduk, et finit
assassiné par son fils et successeur. Dans une inscription de l’an
884, Assournazirabal se targue de ses cruautés sur les prisonniers
lors d’une expédition contre le rebelle Hulaï : « Je m’abattis
sur la ville, je la conquis, 600 de leurs guerriers je passai au fil
de l’épée, 3.000 prisonniers je livrai aux flammes (…). Hulaï,
je le pris vivant de ma propre main, je l’écorchai, j’étendis
sa peau sur la muraille »… Mis en appétit, le roi s’empare d’une
autre ville : « Je fis un grand nombre de prisonniers vivants : aux uns
je coupai les mains et les doigts, à d’autres le nez et les oreilles ;
à beaucoup j’enlevai la vue (…). Leurs jeunes gens et leurs filles,
je les ai jetés dans le feu ». Plus de deux cents ans après, Assourbanipal
n’est évidemment pas plus tendre : il fait un carnage à Babylone,
rase la ville de Suze avec ses temples, après avoir fait main basse
sur toutes les richesses, qu’il emporte avec lui, ainsi que « toute
la famille royale », les notables, les bestiaux… Cela ne lui suffit
pas, car c’est un raffiné : « sur une distance d’un mois et vingt-cinq
jours de marche, je dévastai le pays, j’y répandis le sel et les
épines » (85). Or le sel stérilise, et planter des ronces détériore
le sol. On voit qu’Assourbanipal pouvait se flatter d’une pensée
déjà très moderne. Non content de traiter les prisonniers de guerre
selon l’usage assyrien, il ruinait et polluait de son mieux tout l’environnement
(86). Ce qui ne l’empêcha pas de fonder à Ninive une des plus importantes
bibliothèques de l’antiquité. Grâce à ses pillages ?
Il n’est pas que la barbarie
qui se développe en cette nouvelle époque. Les moeurs sacrilèges,
on l’a vu, s’instaurent sous bien des aspects. L’on n’hésite
pas à falsifier le nom des dieux dans des textes comme l’Enuma
elish, poème de la création du monde, et l’on s’assassine
en famille, ce dont on ne s’est pas privé dès le début. Sennacherib
est, lui aussi, finalement tué par un ou deux de ses fils dans le temple
même du dieu Ninurta, un de ces dieux qu’au fil de ses conquêtes
il n’avait jamais craint d’offenser (87).
Devant ces quelques exemples
de l’évolution des choses en Mésopotamie autour de la date transitoire
de 1240, on doit convenir qu’un changement notoire s’est fait sentir,
après cette date, dans l’orientation des esprits et des moeurs. On
pourrait en trouver peut-être une sorte de confirmation dans des sculptures
des périodes concernées. Que ces peuples se soient représentés tels
qu’ils étaient, ou avec une certaine complaisance, leur aspect nous
parait très significatif. Le Sumérien, de type indo-européen, « celui
des guerriers grecs », précisent Malet et Isaac, de même que le Sémite
de Chaldée, bien que fort différents dans leurs visages, ont tous
deux des traits fins et paisibles. En revanche, le Sémite d’Assyrie
possède un visage nettement plus grossier et non dépourvu d’une
certaine cruauté malicieuse, sans parler de sa barbe postiche dont
l’ampleur grotesque ne parvient pas à nous distraire de cette physionomie
sauvage. Les longs siècles qui séparent l’Assyrien des deux premiers
personnages suffisent-ils à faire éclater à eux seuls cette différence ?
La césure culturelle de 1240 n’y est-elle pas aussi pour beaucoup
(88) ?
Les fouilles archéologiques
en Mésopotamie n’ont pas manqué de découvrir des traces de déluges
et d’incendies, mais les limites de cette étude intervenant aussi
dans les recherches que nous nous sommes imposées, ne nous ont pas
permis d’en rencontrer l’attestation à la fin du XIIIe siècle
avant notre ère, comme c’était pourtant le cas dans les pays de
la Méditerranée orientale et même ailleurs.
Il n’en reste pas moins que
de part et d’autre de notre date cyclique de 1240,23, deux
temps et deux esprits bien distincts se succèdent, nous semble-t-il,
dans le cours du Kali-Yuga : d’abord les civilisations de Sumer
et de la Babylone chaldéenne, ensuite la puissance conquérante d’Assour
et de Ninive.
Ne nous leurrons pas. Il aurait
été assez surprenant qu’en cet Age de Fer, si bien nommé, et même
à son aurore qu’il faut, en dépit de tout, appeler son « âge d’or »,
il ne se fût pas perpétré çà et là, comme à Sumer par exemple,
quelques actes qu’aujourd’hui nous qualifierions facilement d’horreurs.
Mais il est évident qu’il faut faire la différence entre une époque
où l’on se flatte, comme Sargon, d’être un « roi équitable »,
où un prince comme Goudéa nous lègue la prière qu’il adressait
à son dieu, et l’époque suivante, où l’on énumère avec complaisance
les prisonniers brûlés, écorchés, amputés… Il y a un très grand
écart entre les époques où la réprobation du mal n’entraîne pas
sa complète suppression, et celles où l’on cultive le mal comme
un art et un titre de gloire…
En attendant les moments concluants
où la courbe ascensionnelle de la civilisation moderne atteindrait
son apex, et où les parangons de notre brillante culture s’esclafferaient
aux récits d’histoires macabres. C’est là que nous en sommes aujourd’hui.
Dans tel film, nous promet-on, le comique s’associe au meurtre, et
l’on y précise, nous dit-on, en ponctuant d’éclats de rire les
détails de la chose, le nombre de cailloux dont il faut lester les
poches d’un cadavre pour le faire couler, selon qu’il s’agit d’un
homme, d’une femme, ou d’un enfant (89) !
***
3. A l’autre bout du monde,
en Chine, vers la même époque, se produit un événement important :
le passage de la deuxième dynastie à la troisième. Les dates en sont
très incertaines. La dynastie des Chang, par exemple, qui mène à
son apogée l’art du bronze, règne, selon l’école orthodoxe, de
1766 à 1122, et selon d’autres écoles, de 1523 à 1027. Il n’est
donc pas facile, du strict point de vue historique, de savoir ce qui
se passait au juste autour de 1240, date médiane du Kali-Yuga selon notre hypothèse de travail. Ce qui, plus qu’un changement de
dynastie, pourrait plaider en faveur de l’importance de cette date,
c’est qu’elle se trouve incluse dans la durée de la dernière capitale
des Chang, c’est-à-dire entre 1301 et 1050 ou, d’après une autre
computation, entre 1388 et 1122.
Le peu que l’on sait des
Chang avant cette époque est surtout, semble-t-il, tributaire de l’Archéologie
(90). On n’ignore pas, cependant, que vers le commencement du deuxième
millénaire, lors de la révolution qu’apporte le bronze, et peut-être
même au début de la période des Chang, la société se trouve encore
régie selon une structure essentiellement traditionnelle. Au sommet
règne le Wang, Fils du Ciel, chef de la hiérarchie religieuse et,
parce qu’il est roi en même temps que pontife, garant de l’ordre
cosmique d’où découle la paix terrestre. Au-dessous du Wang, brille
l’aristocratie guerrière qui domine sur toute une population de paysans,
base substantielle de l’Empire. Mais dans l’ensemble, ces temps-là
sont comme enveloppés d’une brume protectrice due à l’absence
de documents tangibles, certes, mais aussi, croyons-nous, à l’éloignement
abyssal qu’engendre une pensée moderne, imbue de ses préjugés.
De ceux-ci les moindres ne sont pas son fétichisme à l’égard de
toute preuve palpable, pesamment concrète, et aussi la méfiance qu’elle
entretient envers tout ce qui dépasse les bornes singulièrement étroites
de son « univers » mental.
Pour ce qui est de la littérature
historique, telle qu’elle apparaît dans ses témoignages les plus
anciens, on ne peut guère, disent les spécialistes, s’y fier avant
le premier millénaire, en raison de l’importance qu’y prennent
les légendes, et, aussi, de crainte que cette littérature n’ait
été plus tard « modifiée à des fins politiques ou sociales » (91).
Il semble que l’on se trouve là devant une de ces « barrières »
que rencontre, selon R. Guénon, la recherche historique, et qui sont
évidemment de plus en plus impénétrables au fur et à mesure que
l’on remonte plus haut vers les origines du Kali-Yuga. Cependant,
nous apprenons tout de même que, « durant les trois derniers siècles
de gouvernement des Chang à Yin, la civilisation chinoise apparut,
pour la première fois, distincte des autres civilisations anciennes »,
et cela, avec une soudaineté imprévisible (92). Aussi, la date de
1240, qui occupe une position à peu près centrale dans la durée historique
de la cité de Yin, pourrait bien revêtir, de ce fait, une signification
toute particulière (93).
Les premiers rois, à Yin,
sont assistés dans leur règne par une hiérarchie nobiliaire et, sauf
exception, ne conduisent pas eux-mêmes la guerre. Ils ne sont, d’ailleurs,
que des intermédiaires entre leurs sujets et des puissances invisibles,
car leurs ancêtres royaux, depuis leurs demeures célestes, sont réputés
exercer le pouvoir réel (94). Tout cela parait témoigner d’une attitude
encore respectueuse à l’égard de traditions vénérables. Cependant,
à la fin de cette deuxième dynastie, se produisent des révoltes populaires.
Nous n’avons pas essayé de retrouver, à cette époque de l’histoire
chinoise, des indices de catastrophes naturelles, comme nous en avons
rencontré en Europe et en Egypte au cours de l’époque correspondante.
Seules pourraient dénoncer de telles catastrophes, en l’absence de
références historiques ou archéologiques directes, les modifications
apportées au calendrier, notamment par les rois Wu-ting (1324-1266)
et Tsu-chia (1258-1226) (95), ou les données réputées « mythiques »
du Chou-king. Et sans doute ne faudrait-il pas négliger non plus, sous
ce rapport, le brusque changement de civilisation que nous avons signalé
plus haut dans la période Yin (1301-1050, ou 1388-1122), car ce genre
de discontinuité culturelle, à cette même époque, dans d’autres
pays, se présente souvent, comme on l’a vu, à la suite de secousses
ou de désordres naturels plus ou moins considérables.
La nouvelle dynastie des Tcheou
(1122-770) débute officiellement à la suite d’une victoire décisive
que remporte Wu Wang, des Tcheou, sur Ti Hsin, dernier roi des Chang,
alors qu’il est occupé à combattre des rebelles. Certes, il faut
à peu près un siècle pour remonter de cette bataille de 1122 jusqu’à
notre date cyclique de 1240,23. Mais comme nous l’avons déjà
fait observer, un siècle d’écart par rapport à la date médiane
exacte de 6.480 années d’Histoire ne saurait faire sortir un événement
de la zone d’influence de cette date. D’ailleurs, dans les exemples
de peuples que nous avons choisis jusqu’ici, c’est aussi parfois
quelques décades plus tard que se sont particulièrement manifestés
les événements de l’Histoire. De plus, il faut noter que la fameuse
bataille de 1122 n’est qu’une sorte de « régularisation » d’une
situation de fait très significative à l’époque de Wen Wang, père
de Wu Wang, puisque cet important personnage des Tcheou contrôlait
alors déjà les deux tiers de la Chine ; il reconnaissait cependant
de façon manifeste la supériorité culturelle et politique des Chang
(96).
Sans doute ce passage de la
deuxième à la troisième dynasties implique-t-il un affaiblissement
des Chang, mais les signes de la dégénérescence ne nous apparaissent
pas avec autant d’évidence que dans le cas du Nouvel Empire égyptien.
Il est vrai que le dernier représentant des Chang, le roi Ti Hsin,
est en proie à bien des difficultés. Le royaume est épuisé par la
lutte contre les nomades et les révoltés. Faut-il voir un signe de
dégénérescence dans le fait qu’il doive, contrairement à ses ancêtres,
mener lui-même ses troupes contre les rebelles ? Les problèmes n’épargnent
pas non plus les Tcheou : ceux-ci en sont réduits à organiser un système
féodal dont la dispersion des cités, qui est aussi faiblesse, semble
être requise pour contrôler un plus grand territoire où les nations
hostiles ne manquent pas. Toujours est-il qu’à partir de ce tournant
de la fin du XIIIe siècle, la nécessité de guerroyer se fait incessante,
qu’il s’agisse des révoltes troublant la fin du règne des Chang,
ou des hostilités dues à la résistance que rencontrent les Tcheou
dès leur arrivée au pouvoir. Tout cela ne dénote-t-il pas, pour le
moins, une autorité passablement contestée, et donc, peut-être, contestable ?
Ce qui est certain, c’est que sous les Tcheou, le pouvoir de l’Empereur
décline au profit des Etats féodaux. Ne s’est-on pas alors considérablement
éloigné de la notion de « Wang », ce Roi-Pontife nanti du « mandat
du Ciel » et qui, de ce fait, est légitimement reconnu comme Fils du
Ciel (97) ? Ne sommes-nous pas amenés, devant ces faits, à constater
un singulier décalage depuis la société que nous évoquions un peu
plus haut, et qui florissait autour de l’an 2000 (98) ?
b) Rencontre du poète Hésiode
et du prophète Daniel
1. Outre ce que nous avons
reçu des poètes grecs et ce que nous ont transmis l’Histoire et
l’Archéologie au sujet de certaines césures culturelles dans la
continuité des temps humains, il est un héritage traditionnel qui
non seulement nous assure d’une division du quatrième Age en deux
parties distinctes, mais qui nous apporte encore quelques éléments
d’information particulièrement décisifs sur les deux « races » qui
leur correspondent et dont la dernière se trouve marquée par une hétérogénéité
caractéristique. C’est ce que nous expose la Bible à travers un
songe du roi Nabuchodonosor dont le prophète Daniel nous révèle l’interprétation.
Il semble que l’on ait souvent
sollicité ce texte où l’on parle d’une statue merveilleuse d’aspect
« terrifiant » (99), et dont a rêvé le roi. Mais Daniel, tout en appliquant
le songe à son temps, nous en donne une explication assez claire et
conforme, pensons-nous, aux données traditionnelles. Les quatre parties
principales de la statue se suivent de la tête aux pieds, et sont faites
de quatre métaux ; elles représentent quatre royaumes et correspondent
manifestement aux quatre Ages des traditions occidentales. La succession
de l’or, de l’argent, de l’airain et du fer, métaux dont la qualité
est de moins en moins précieuse, exprime la dégénérescence des royaumes
et des Ages. Daniel note d’ailleurs que le second royaume est « moindre »
(100) que le premier, et il est bien évident que cet « amoindrissement »
va se poursuivre au cours de la dégénérescence générale et jusqu’à
l’écroulement final (101).
Ce qui nous intéresse particulièrement
ici, c’est que, sous d’autres images, nous retrouvons le même schéma
que dans le texte d’Hésiode. Celui-ci, on s’en souvient, tout en
rappelant les quatre Ages traditionnels, avait fait état de cinq « races ».
Or, dans le texte biblique ici évoqué, même si l’on ne distingue,
avec le prophète Daniel, que quatre royaumes, et donc quatre Ages,
le songe fait état de cinq matières différentes dans la constitution
de la statue. Le premier royaume correspond à l’or, le second à
l’argent, le troisième à l’airain. Quant au quatrième royaume,
à la différence des trois autres, il se voit attribuer deux matières.
Celles-ci, en effet, viennent compléter la constitution de la statue :
les jambes en sont de fer, métal qui « broie et pulvérise tout » (II:40),
mais les pieds, « en partie d’argile de potier et en partie de fer »,
offrent un mélange qui, avec cette « argile boueuse », amène la « division »
dans le royaume (II:41), ou quatrième Age (102). Il semble bien, d’ailleurs,
que l’on doive entendre cette « division » dans un double sens.
Tout d’abord, ce royaume
est de fer, sans mélange, comme les jambes de la statue, et il « brise »
alors tous les autres royaumes (II:40). N’est-ce pas dire que dès
le début de l’Age de Fer, âge de grossièreté et de brutalité,
sont anéanties les prérogatives anciennes dues à des qualités dont
on n’a plus que faire maintenant, et que symbolisaient autrefois l’Or,
l’Argent et l’Airain ? N’est-ce pas dire encore, ceci expliquant
cela, que ces qualités, après s’être dégradées pendant des millénaires,
sont alors, sinon complètement disparues, du moins réduites jusqu’à
ne plus subsister, dans l’ensemble des humains, que sous forme de
caricatures ?
Enfin, après des siècles
et des siècles écoulés dans cet Age de Fer, survient un changement :
à la « solidité » première se mêle une « fragilité » de mauvais
« aloi » qui produit comme une « race » nouvelle. Des jambes de la statue,
nous passons à ses pieds, et ce passage est l’occasion d’une véritable
scission, premier aspect de la « division » de ce quatrième royaume,
qui fait succéder, à une « race » homogène, une « race » hétérogène.
Quant au second aspect de la « division », il est dans cette hétérogénéité
même où le fer se mésallie à l’argile (II:41), en un « mélange »
sans « adhésion » (II:43).
Aux quatre Ages traditionnels,
ou Yugas, la doctrine hindoue fait correspondre les quatre castes.
Or si les Shûdras, comme on le dit, prédominent durant le quatrième
Age, ou Kali-Yuga, il semble bien qu’en cette même époque
terminale, les Tchandâlas, ou « intouchables » finissent par « dominer »
aussi, à leur tour. Dans le symbolisme de la statue rêvée par Nabuchodonosor,
il est logique d’associer les Shûdras proprement dits aux jambes
de fer, et les Tchandâlas, avec leur sang mêlé, aux pieds qui sont,
dit la Bible, « en partie de fer et en partie d’argile ». Daniel voit
dans ce mélange un symbole du métissage intempestif auquel se livrent,
à un moment donné, les gens de ce quatrième royaume, lesquels forment
alors, selon l’expression de Louis Segond, des « alliances » qui cependant
ne les « unissent » pas plus que ne « s’allie » le fer avec l’argile
(II:43) (103).
Cette union factice, illégitime,
contre nature, dirait-on, qui introduit dans le fer pur originel une
argile étrangère, produit, à l’intérieur de ce qui est un même
Age, une sorte de rupture et de divergence dans sa progression. Mais
à quel moment de cet Age ? Selon les tristes paroles d’Hésiode et
ce qu’atteste çà et là l’Histoire avec plus ou moins de précision,
une divergence, nous l’avons constaté, semble bien se manifester
au milieu même du quatrième Age. C’est alors la fin de la « race
divine des héros » à laquelle se substitue la « race du fer », et
ce, dans la même famille aryenne, bien que l’on puisse admettre avoir
affaire à deux « races » différentes. Hésiode et le prophète Daniel
se réfèreraient-ils au même événement ?
***
2. La Bible, comme d’autres
sources anciennes, nous rapporte, on le voit, la tradition des quatre
grands Ages de l’humanité. Elle atteste en outre un partage du quatrième
de ces Ages en deux périodes successives que caractérisent respectivement
deux catégories humaines suffisamment dissemblables pour justifier
cette distinction. Sans doute, d’après une règle très connue de
la doctrine cyclique, le quatrième Age, comme d’ailleurs ceux qui
le précèdent, peut-il comporter bien des subdivisions que séparent
des césures plus ou moins importantes. La modification qui se produit
dans le caractère et les moeurs, de l’une à l’autre de ces périodes,
se voit exprimée de diverses manières selon l’époque dont il s’agit,
et aussi selon les sources d’information. C’est que les époques
ne sauraient se confondre, même quand elles se ressemblent, et c’est
aussi que les tempéraments varient d’un peuple à l’autre en fonction
des climats, tel aspect d’un caractère ou d’une éthique paraissant
plus important en tel lieu qu’en tel autre, lors même que ce caractère
ou que cette éthique ne varieraient pas d’un peuple à l’autre
comme ils le font parfois d’une façon assez considérable. Or ces
diverses césures, dont la succession exprime traditionnellement une
dégradation des choses au cours du temps, ne se mentionnent guère
de façon isolée, mais plutôt en relation les unes avec les autres.
Ici, le choix que fait d’une seule césure le texte biblique, laisse
supposer qu’il s’agit dans cet Age d’un tournant assez particulier.
Le prophète Daniel parle de
« solidité » ou de « force », puis de « fragilité », mais nous n’avons
rien trouvé, dans ses explications, qui nous autorise à dater le passage
de l’un à l’autre de ces deux caractères. Certes, d’après le
texte (II:1) et les datations admises par certains spécialistes, il
semblerait que le songe de Nabuchodonosor et son interprétation par
Daniel aient eu lieu en 602 avant J.-C. Comme, dans les traductions
qui nous sont proposées, Daniel parle au présent pour le premier « royaume »,
qu’il attribue à Nabuchodonosor, puis au futur pour les « royaumes »
suivants, on pourrait penser qu’il s’agit de « prédictions » et
que cela ne concerne donc que l’avenir. Ainsi, non seulement ces versets
n’envisageraient nullement la césure « datée » par Hésiode, l’an
1240, mais encore ils se réfèreraient à des événements de beaucoup
postérieurs au règne de Nabuchodonosor, lequel s’achève en 562.
Or nous allons voir avec quelle prudence il convient de lire ce qu’écrit
Daniel.
Nous ne rentrons d’ailleurs
dans ces détails de l’histoire que parce que certains ont cru « vraisemblable »
d’attribuer les trois derniers « royaumes » aux Mèdes, aux Perses,
puis à Alexandre le Grand et ses successeurs. Mais il va sans dire
qu’il nous paraît bien difficile de retenir cette hypothèse, car
les durées de ces « règnes » ne sont guère compatibles avec ce que
laisse entendre la succession traditionnelle des Ages d’Or, d’Argent,
d’Airain et de Fer. Nous nous sommes même demandé jusqu’à quel
point l’auteur lui-même du Livre de Daniel pouvait être au courant des règles de la doctrine cyclique évoquée
par la succession des quatre métaux, et s’il ne se contentait pas
de rapporter, sans plus, l’écho peu explicite d’une tradition seulement
fragmentairement connue. L’Histoire, de son côté, semble vouloir
faire de Daniel un personnage presque légendaire. En outre, la Bible
hébraïque ne le range pas parmi les Nebiim, ou Prophètes,
mais place son Livre dans les Ketoubim, qui sont des récits
hagiographiques. Ce Livre de Daniel, toujours selon l’Histoire,
aurait été rédigé peu avant la révolte des Maccabées (104), c’est-à-dire
fort tardivement par rapport au règne de Nabuchodonosor. De plus, certaines
assertions, dans le récit, seraient erronées. Enfin, on pense que
l’auteur, comme tout hagiographe, a pu se complaire dans certains
embellissements.
Quoi qu’il en soit de l’authenticité
historique du Livre de Daniel, de ses récits disparates ou de
sa chronologie incertaine, c’est sous un angle tout à fait différent
qu’il nous intéresse ici, et d’autres, avant nous, n’ont pas
manqué de s’y intéresser aussi, chacun selon ses curiosités propres
(105). En ce qui nous concerne, ce sont les passages se rapportant au
songe de Nabuchodonosor qui retiennent notre attention, car nous y constatons
une sorte de rencontre entre Hésiode et Daniel : tous deux signalent
en effet, au cours du quatrième Age, une césure à laquelle ils attachent,
chacun à sa manière, une importance toute particulière.
Hésiode, quant à lui, célèbre
l’héroïsme de la première période dont il situe la fin au moment
de la guerre de Troie, et dénonce dans la seconde période de cet Age
noir une misère s’aggravant de telle sorte qu’à l’approche de
son terme, la fourberie, le parjure, le crime sont seuls respectés.
Il ne reste plus alors à Zeus qu’à détruire ces gens nés « avec
des tempes blanches ».
L’auteur du Livre de Daniel,
à son tour, et quels que puissent être par ailleurs ses embellissements
de l’Histoire, nous offre sans fioritures, parmi d’autres récits,
celui ayant trait à une tradition commune aux plus grands peuples de
l’humanité, la tradition fameuse des quatre Ages consécutifs. En
ce cas particulier, on ne saurait parler ni d’embellissement ni même
d’Histoire proprement dite, car il s’agit d’un exposé purement
symbolique, mise à part l’attribution du premier « royaume » à Nabuchodonosor,
qualifié pour la circonstance de « tête d’or » (II:38), attribution,
du reste, dans laquelle il ne faudrait peut-être voir rien de plus
qu’une innocente ou prudente flatterie (106).
Le passage que nous avons trouvé
le plus intéressant pour notre propos est celui où Daniel prévoit,
dans le quatrième Age, un moment fâcheux où « l’argile boueuse »
se mêlera au « fer » solide, jusque là seul souverain : c’est un
moment dont nous avons pensé qu’il pouvait désigner l’apparition
des Tchandâlas, cette nouvelle « race » issue de divers métissages
incongrus. L’auteur n’enjolive rien dans ces lignes, et si elles
peuvent s’appliquer à l’Histoire, c’est au lecteur qu’il revient
d’interpréter les symboles pour en tirer une intelligence des événements
terrestres. L’auteur ne porte pas non plus de jugement explicite,
et l’on ne trouve aucune condamnation dans ses paroles. Son compte
rendu est d’une sécheresse tout objective, toute professionnelle,
sans la moindre trace d’émotion. Il retransmet, sans s’étendre,
des choses lues ou entendues dans son milieu.
Si l’on en juge, cependant,
par le nombre des versets, Daniel attache une grande attention au mélange
du fer avec l’argile, dans lequel il voit l’image d’un métissage
sans avenir car il est fait de parties impropres à s’unir (107).
Sans doute est-il fort juste, ici, de parler d’alliances ou plutôt
de mésalliances humaines, mais le mariage mal assorti de l’argile
et du fer est susceptible aussi d’une autre interprétation, qui n’exclut
d’ailleurs nullement la première, et qui apparente singulièrement
ce que prévoit Daniel aux considérations pessimistes d’Hésiode.
En effet, la coupure médiane du quatrième Age, celle de l’an 1240,
n’est-elle pas, chez le poète grec, l’annonce d’une sorte de
métissage qui serait celui de la mollesse avec la fermeté, de la dissolution
avec la rigueur, de la corruption avec la vertu, de la lâcheté avec
la bravoure ? Ne retrouve-t-on pas ces contrastes fort adéquatement
transposés dans celui de l’argile glissante et complaisante avec
le fer et sa rigide âpreté ? Evidemment, cette mollesse dissolue, d’une
viscosité croissante, se mêle de plus en plus tragiquement à une
brutalité sauvage, et ce n’est plus seulement de couples disparates,
de mariages d’individus entre castes différentes, qu’il s’agit,
mais de leur résultat déplorable, c’est-à-dire d’un métissage
où s’affrontent souvent, au sein même de l’individu, deux hérédités
irréconciliables. C’est un tel métissage, nous semble-t-il, qui
sévit, comme nous le disions plus haut, dans la « race » nouvelle des
Tchandâlas. Bien entendu, les proportions du mélange ne sont pas les
mêmes en chaque individu : chez les uns, c’est la mollesse et la soumission
qui prévalent, et chez les autres, la rébellion et la violence.
Après ce que nous venons de
dire, on comprendra que, pour nous, le clair aperçu de la doctrine
cyclique chez Daniel se réfère surtout à l’ensemble du Manvantara (108). Nous en trouvons une confirmation dans le verset qui marque la
fin du quatrième « royaume » après sa division. Un nouveau « royaume »
va le remplacer, « un royaume qui ne sera jamais détruit » et qui « ne
sera pas laissé à un autre peuple ». Ce « royaume », est-il encore
précisé, « subsistera à jamais » après avoir anéanti tous les autres
« royaumes » (II:44), c’est-à-dire « le fer, le bronze, l’argile,
l’argent et l’or » (II:45). Si les quatre Ages traditionnels, qui
correspondent à l’ensemble du Manvantara, se trouvent éliminés
de l’Histoire et de l’Existence, n’est-ce pas à dire qu’il
s’agit de la Fin des temps (109) ?
Telles sont les raisons qui,
nous semble-t-il, autorisent l’acceptation d’une rencontre d’Hésiode
et du prophète Daniel. Sans doute les deux points de vue ne sont-ils
pas parallèles dans les détails, mais loin de se contredire, ils se
compléteraient plutôt. A la différence de Daniel, Hésiode nous fournit,
bien qu’indirectement, une datation précieuse de certains événements
qui les situe dans notre grand Cycle et nous permet ainsi d’y contrôler
quelque cohérence. Mais Daniel, quant à lui, dénonce clairement la
cause de la dégénérescence chez les hommes. Le Grec décrit tout
le déclin de sa « race du fer » à partir de 1240, et sa fin après
que seront nés les malheureux « aux tempes blanches ». L’Hébreu,
de son côté, insiste sur un métissage malvenu, dont le lecteur a
tout lieu de conclure qu’il est la cause de la destruction du dernier
« royaume » et de celle de tous les autres en même temps. Sans doute,
encore, faut-il noter qu’Hésiode déplore amèrement la décadence
des moeurs, alors qu’elle nous paraît laisser Daniel passablement
imperturbable, même si l’on peut penser qu’il n’approuve pas
ces unions inconvenantes : leur disparité entraîne en effet l’absence
de toute « adhésion » véritable et, sous ce rapport, elles se présentent
en quelque sorte comme illicites, puisque, pour reprendre les termes
de Louis Segond, ce sont des « alliances » qui, de manière contradictoire,
n’ « unissent » nullement. Faut-il voir, dans ces appariements insolites,
le résultat des abus et de la démesure que déplore Hésiode ? En ce
cas, le métissage funeste qu’évoque Daniel pourrait bien signer
ces derniers temps que le poète grec présente comme étant celui de
ces hommes qui « naîtront avec des tempes blanches » (110).
c) Valeur transitionnelle
des dates médianes
Si l’on veut bien accorder
quelque crédit aux résultats de nos trop brèves recherches, on conviendra
que l’Histoire elle-même semble témoigner d’un changement de climat
dans les moeurs de divers peuples vers le milieu du Kali-Yuga.
Cependant, la longueur de cette transition médiane et l’intervention
naturelle de cycles secondaires, propres à ces peuples, rendent impossible,
historiquement parlant, la détermination d’une date exacte et unique
(111). Celle de 1240,23 n’est que la conséquence de résultats
obtenus par des calculs se référant à certaines lois cycliques et
sur la base d’une Fin de notre Manvantara dont la fixation dans le temps ne peut être que plus ou moins hypothétique.
Pourtant, c’est bien vers 1250 avant notre ère que s’affirme le
triomphe écrasant de la puissance assyrienne et que vont s’imposer
désormais, dans le pillage et les cruautés, ses armées redoutables.
Les raffinements d’antan, en perdant de leur délicatesse, empruntent
des voies nouvelles. C’est bien vers la même époque aussi, pense-t-on
généralement aujourd’hui, que les Mycéniens ont détruit la ville
de Troie, et ce qui, encore, confirme la signification dramatique de
ce tournant de l’Histoire, c’est, peu après, l’élimination de
la riche culture mycénienne par les Doriens. Ce qui nous frappe, un
peu partout dans le monde, c’est la fin d’une culture dont la délicatesse,
voire le raffinement, s’exprimait de façons diverses selon les pays,
et son remplacement par des moeurs autres où dominent une certaine
grossièreté, le respect à peu près exclusif de la force, et très
souvent la pratique d’une férocité gratuite. Pour toutes ces raisons,
il est compréhensible que notre attention soit retenue par ce milieu
du Kali-Yuga qui se révèle comme l’époque d’un important
changement de « race » devant affecter plus de 3.000 ans d’Histoire
(112).
Ceci dit, comment justifier
de manière appropriée la valeur transitionnelle de cette date médiane,
sinon par quelque explication tirée des faits qui parsèment la descente
cyclique, grâce à l’intelligence qu’on peut en recueillir ? Pourquoi
les événements qu’elle semble marquer se produiraient-ils au milieu
du Kali-Yuga et non pas dans ses premières années ou vers sa
fin ? Existerait-il, dans notre Manvantara, d’autres dates évoquant
le même type d’événement notable, de brusque transition, et se
situant au milieu d’une période cyclique déterminée ? Tel est bien
le cas en effet, et nous en rencontrerons par la suite plus d’un exemple.
Nous en citerons pourtant un dès maintenant car il est celui d’un
désastre dont nous avons déjà parlé dans notre premier chapitre,
et qui mit fin à la fameuse Atlantide. Ce désastre, en effet, nous
l’avons situé, rappelons-le, en 10.960,23 avant notre ère, et cela en raison de la durée des Races et de l’hypothétique
Fin du Manvantara en 1999,77. Or cette date de 10.960,23,
justement, divise en deux périodes de même durée le cycle immédiatement
antérieur au Kali-Yuga : il s’agit du Dwâpara-Yuga qui s’étend de 17.440,23 à 4480,23. Ici, le milieu du cycle coïncide avec la fin de
la quatrième Race dans la catastrophe atlantidienne, et c’est sans
doute cette convergence qui explique l’importance de l’événement.
Ce n’est pas seulement, comme en 1240,23, le passage de la
« race des héros » à la « race du fer », dont se plaignait Hésiode.
Ces deux catégories « raciales », rappelons-le, ne couvrent que la
dernière moitié de la cinquième et dernière grande Race. En 10.960,
en revanche, c’est bel et bien le remplacement tragique de la grande
Race atlante par notre cinquième Race. Le gigantisme et la superbe
y sont détruits dans un cataclysme à leur mesure (113). Sans doute
est-ce le même genre de phénomène qui sévit vers 1240, mais c’est
alors à une moindre échelle, comme nous l’avons vu. Cette similitude,
tout extérieure du reste, est ce qui a pu amener certains auteurs,
par habileté ou par ignorance, à confondre ces derniers événements,
secondaires quoique graves, avec la terrible coupure qu’a représentée,
dans le Manvantara, la perte de l’Atlantide (114).
Le témoignage platonicien
que nous avons longuement cité dans notre premier chapitre, n’est
probablement pas de nature à éclairer des esprits trop étrangers
aux questions traditionnelles. Ce n’est évidemment pas à eux qu’il
s’adresse : il ne comporte aucun argument pour convaincre, mais un
simple récit et quelques explications. L’ensemble ne saurait emporter
l’adhésion des sceptiques, et ce n’est du reste pas son but. Mais
pour qui connaît le « mythe » atlantidien par d’autres sources, il
apparaît clairement que Platon sait de quoi il parle. Nous nous sommes,
quant à nous, strictement conformé aux indications magistrales que
fournit René Guénon sur la tradition atlantéenne, et dont l’intérêt,
la mesure et la précision resteront longtemps sans concurrence.
Comme nous le disions plus
haut, les deux dates médianes capitales dont nous venons de parler
ne sont pas les seules que l’on puisse observer au cours du Manvantara.
Bien d’autres se rencontreront dans la suite de notre étude, qui
n’en sont que des reflets. Les transitions qu’elles entraînent
occupent des durées de plus en plus courtes en se rapprochant de notre
époque, ce qui n’en exclut nullement la valeur explicative ni, parfois,
la violence sous une forme ou une autre, et toujours, en tout cas, elles
témoignent d’un passage remarquable, inéluctable dirait-on, entre
une période et la suivante, passage où il n’est pas difficile de
constater une détérioration dans les choses et les gens.
Cependant, pour comprendre
et expliquer le rôle et la récurrence persistante de ces dates transitionnelles,
il ne suffit évidemment pas d’en recenser le nombre et il serait
plus satisfaisant de trouver, aussi près que possible des origines
mêmes de l’ample Geste humaine, quelque fait d’autant plus signifiant
et décisif qu’il assumerait, par sa position initiale, un caractère
d’antériorité plus indéniable, plus authentique, plus éminent.
Ne pourrait-on découvrir, en climat traditionnel, quelque justification
plus sérieuse et probante, enfin, qu’une simple accumulation d’incidents ?
Ne serait-il pas possible de repérer, dans le haut passé de notre Manvantara, tel « événement » exemplaire dont l’empreinte se
reproduirait à travers le temps, comme sous l’effet d’une loi cosmique ?
N’est-il pas d’usage, quand on se réfère à la Tradition, de faire
appel à des souvenirs immémoriaux dont quelques-uns se confondent
presque avec le mythe, intemporel quant à lui ? Cela ne permettrait-il
pas d’en retrouver le parfum et les normes dans des temps plus récents
(115) ?
Sans doute est-ce bien, dans
une certaine mesure, ce que nous avons voulu faire déjà en rappelant
un « souvenir » de l’Histoire que les milieux autorisés s’accordent
à discréditer sous ce terme même de « mythe » dont ils font un synonyme
de « mensonge ». Le « déluge » atlantidien, en 10.960, n’est-il pas
alors, selon toute vraisemblance, le moment transitionnel le plus ancien
auquel notre connaissance puisse ou ose accéder sans encourir quelque
déconsidération ? Son exemplarité, par sa relative proximité dans
le temps, serait peut-être la plus appropriée pour servir de modèle,
sur le plan événementiel, à tout hiatus dans l’histoire des siècles
ultérieurs. Remonter plus haut que les Atlantes ? Quel intérêt communicable
cela revêtirait-il aujourd’hui ? Ne serait-ce pas pénétrer dans
l’ère mystérieuse de la troisième grande Race, dans le domaine
des spéculations hasardeuses ? Ne serait-ce pas là que les légendes,
à vouloir trop se rapprocher des origines, se font de plus en plus
étrangères, voire contraires, à l’Histoire ordinaire, parce que
cette Histoire est de moins en moins discernable à travers des temps
dont l’irréalité chronologique ne cesse de grandir ?
La chute exemplaire de la quatrième
grande Race s’effectue dans une sphère déjà plutôt assombrie et
dense, où les facultés d’ordre sensible ont pris plus de part que
les vertus dans la conduite humaine, et les émois psychiques plus d’importance,
dans les préoccupations, qu’un intérêt purement spirituel devenu,
d’une façon générale, tout à fait désuet. Aussi cette chute spectaculaire
est-elle, comme nous le disions, plus susceptible de toucher, de frapper
la conscience de l’homme contemporain, particulièrement réceptive
aux modalités concrètes (116), que ne le feraient peut-être d’autres
« aventures » plus anciennes, plus proches des origines, plus proches
aussi, pour cette raison même, des valeurs essentielles, qui sont moins
familières, et par là moins évocatrices pour les esprits de notre
temps. Ces « aventures », alors, avaient pour théâtre un monde bien
moins « solide » que celui des Atlantes ou, surtout, que celui de la
cinquième et dernière grande Race dont nous sommes les rejetons ultimes.
La conscience de la durée, en ces « siècles » de légende, n’avait
probablement pas grand rapport avec ce sentiment aigu du temps qui nous
assaille et nous cerne aujourd’hui.
Or, en dépit de l’ « étrangeté »
de ces époques reculées que l’on ne peut guère comparer aux nôtres
sous le rapport de la compacité existentielle, mais qui, pour cela
même, peuvent être d’une exemplarité plus « éclairante » et plus
« principielle », nous y risquerons quant à nous un regard et nous
nous autoriserons en outre de l’ère manvantarique, évaluée par
René Guénon à 64.800 ans, pour y placer quelques dates correspondant
à ses cycles, aussi légendaires qu’apparaissent les relations qui
nous en sont parvenues. Les légendes, d’ailleurs, pour autant qu’il
s’agisse en ce cas d’événements légendaires à proprement parler,
ne sont pas pour offusquer ceux qui s’intéressent aux choses de la
Tradition, car elles sont bien souvent le seul héritage qui nous reste
du passé et qui nous permette alors, autant que possible, de le rejoindre.
Il est encore un point qu’il
convient de souligner. Le repérage d’un tournant fâcheux au milieu
du Kali-Yuga, et son renouvellement en mode réfléchi dans des
cycles secondaires également terminaux, auraient pu laisser croire
que ce genre de faille ne se produit que dans de telles périodes. Or,
on l’aura compris, il n’en est rien. La catastrophe médiane du Dwâpara-Yuga nous le montre déjà suffisamment, et l’on en trouve
l’exemple reproduit dans les sous-cycles de type dwâpara.
En fait, une « coupure » médiane s’observe dans tous les cycles et
les sous-cycles que nous avons tant soit peu étudiés. Pourquoi donc
ne retrouverions-nous pas le même phénomène dans le Cycle majeur
que représente notre Manvantara ? Cette « coupure » initiale,
alors, serait comme le « modèle » de toutes les autres, encore qu’au
fur et à mesure de l’écoulement des millénaires et des siècles,
les reflets du « modèle » soient de plus en plus déformés du fait
de la dégradation des choses, au point que l’on n’y retrouve plus
guère que des caricatures.
Nous allons, dans ce qui suit,
essayer de remonter à travers la nuit des temps et de découvrir, au
milieu de notre Manvantara, le « modèle » mythique, bien plus
qu’historique, dont les reflets jalonnent les détours nombreux et
compliqués de la descente cyclique.
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CH. IV |
LES MOMENTS
MEDIANS DANS LES CYCLES |
a) La « solidification »
1. On sait qu’il y a correspondance
analogique « entre un cycle principal et les cycles secondaires en lesquels
il se subdivise » (117). Chacun de ces cycles secondaires voit donc
se répercuter en lui la même subdivision, et cela se reproduit dans
des cycles de plus en plus réduits où, en vertu de la même loi, se
retrouve, bien qu’amoindrie et finalement déformée, l’image du
grand cycle initial.
D’un bout à l’autre de
notre Manvantara, sont ainsi déterminées diverses « périodes »
où l’influx cyclique, au cours de l’Histoire, se traduit chaque
fois de manière similaire en même temps que différente. Les faits
qui les illustrent, bien que se trouvant en corrélation avec d’autres
qui les précèdent et auxquels ils ressemblent, sont pourtant bien
loin de leur être identiques. C’est qu’en effet, ils prennent forcément
la teinte du moment nouveau où ils se situent dans la descente cyclique.
« Chaque phase d’un cycle temporel, quel qu’il soit d’ailleurs,
nous dit Guénon, a sa qualité propre qui influe sur la détermination
des événements » (118). Cependant, sous leur teinte « de circonstance »,
on pourra souvent reconnaître la présence d’une note plus fondamentale
trahissant leur analogie avec quelque « circonstance » importante du
passé.
Les dates médianes dont nous
avons pu remarquer la valeur transitionnelle, devraient alors trouver
leur modèle et leur explication dans celle qui signe le milieu de notre Manvantara, 30.400,23 avant notre ère, date établie, dans
le cadre de notre hypothèse, selon nos calculs habituels. Inutile de
dire qu’il n’est plus vraiment question d’Histoire à pareille
époque du moins, si certains événements d’importance ont pu s’y
produire en quelque mode que ce soit, on ne peut guère attendre de
la science historique, ni de l’Archéologie, ni de la Paléontologie,
ni même d’aucune autre science, qu’elles nous en précisent la
signification véritable, voire simplement le moment, avec la moindre
approximation. Aussi est-il hors de question de se fier à des disciplines
scientifiques pour éclairer les « faits de civilisation » qui nous
intéressent ici. Faire aujourd’hui, par de tels moyens et en quête
d’une telle civilisation, un retour de plus de trente-deux millénaires
vers nos origines, serait, c’est le moins que l’on puisse dire,
extrêmement décevant. Nous renonçons également, d’ailleurs, aux
datations proposées çà et là, car elles varient passablement de
l’un à l’autre de nos hommes de science. Surtout, ces datations
nous paraissent dépendre trop souvent de croyances que nous savons
erronées, bien plus que de constatations « objectives », comme on dit
de nos jours, car il s’avère que, dans trop de circonstances, des
faits relevés « sur le terrain » sont, avec une partialité délibérée,
« mis de côté » pour la « bonne » raison qu’ils viennent contredire
des hypothèses chimériques auxquelles s’attachent à peu près tous
les cerveaux de l’Occident. Nous nous contenterons, en passant, de
donner un aperçu de l’ « objectivité » tant réputée des milieux
scientifiques, et qui touche, dans ce cas, à notre sujet.
Ainsi, des empreintes de pas,
fossiles, très caractéristiques de celles que laissent les humains,
ont été découvertes un peu partout, et notamment dans des roches
de la période carbonifère, de même que dans des couches crétacées,
où certaines atteignent une longueur de près de quarante centimètres.
Elles dateraient, selon les estimations scientifiques, les premières
de 250 millions et les dernières de 80 à 90 millions d’années.
Or, les boutades recueillies à de telles occasions laissent entendre
que la Raison académique oppose à ce genre de vestiges une fin de
non-recevoir. Les deux chercheurs respectivement intéressés, Albert
C. Ingalls (119) et Roland T. Bird (120), ont, avec d’autres scientifiques,
et avec un bel ensemble, déclaré que ces empreintes devaient être
d’habiles sculptures faites aujourd’hui par des Indiens (121). Pour
ce qui est du Carbonifère, on a également pensé que les empreintes
en question auraient pu être laissées à cette époque par quelque
amphibien jus qu’ici inconnu…
Tels sont quelques-uns des
procédés explicatifs de notre Science. Et cela se comprend. On ne
saurait envisager, scientifiquement, que ces empreintes aient pu appartenir
à des hommes. Ce serait là une hypothèse irrecevable. Pour plus d’une
raison. D’abord, l’homme ne pouvait exister déjà, il y a 80 millions,
voire 250 millions d’années, comptées certes selon des critères
parfois étranges, mais qui « font foi » dans de tels milieux. Ensuite,
la pensée qu’une race d’hommes géants ait pu jadis peupler la
terre, ne pourrait effleurer qu’en songe des gens dont l’habitude
est de tout mesurer à l’échelle actuelle, et de rejeter, dans les
brumes du légendaire, qui pour eux n’est que fabulation, les indices
et même les faits qui viendraient troubler leur quiétude routinière
(122). Enfin, n’est-il pas quelque peu difficile, pour des scientifiques,
de concilier ces empreintes « humaines » géantes, que l’on dit associées
à celles de dinosaures au mésozoïque, avec ces ancêtres de l’homme
que l’on veut trouver parmi les primates ?
***
2. Selon les concordances cycliques
que nous avons établies, la date de 30.400,23 avant notre ère marquerait le milieu des 12.960 années vécues par
la troisième Race. Comme elle marquerait aussi le milieu du Manvantara,
c’est-à-dire le passage d’une phase de 32.400 ans à une nouvelle
phase de même durée, il serait vraisemblable que des changements particulièrement
importants pour notre humanité fussent alors survenus dans le déroulement
des événements. C’est ainsi que le début du Trêtâ-Yuga,
qui se produit selon nos cycles en 36.880,23 avant notre ère, pourrait être envisagé comme un prélude à ces
changements et d’ailleurs, il « parait coïncider, nous dit Michel
de Socoa, avec l’ère que les préhistoriens appellent le paléolithique
ancien et avec ‘l’apparition’ de l’homme sur la terre » (123).
Quoi qu’il en soit de ce que l’auteur veut entendre exactement par
là, nous rappellerons ce que nous disions, quant à nous, à la fin
de notre chapitre III, sur une certaine « fluidité » inhérente à
ces époques très lointaines, où l’on avait affaire à un ordre
de choses considérablement moins « concret » que celui qui règne de
nos jours, et ce, dans tous les domaines possibles. Sans doute s’agit-il,
en un tel cas, de réalités que la mentalité actuelle n’accepte
pas sans difficulté (124), mais rien de tout cela n’est plus naturel
et plus cohérent lorsqu’on a compris que la marche descendante du
cycle, en s’éloignant graduellement du principe, s’accompagne,
dans l’ordre cosmique et dans l’ordre humain, toujours « étroitement
liés », d’une « sorte de ‘matérialisation’ progressive », ou,
pour parler d’une façon plus expressive, peut-être, d’une « solidification »
toujours croissante (125).
René Guénon revient à plus
d’une occasion sur la manière dont se déroule le phénomène. Il
s’agit, dans l’ensemble, d’une règle inéluctable : toutes choses,
au cours de la descente cyclique, prennent « un aspect de moins en moins
qualitatif et de plus en plus quantitatif », et c’est ainsi que se
prépare peu à peu et que s’instaure, vers la fin du cycle, le « règne
de la quantité ». Du reste, cet aspect quantitatif ne provient pas
seulement de la façon dont les choses « sont envisagées au point de
vue humain, mais aussi d’une modification réelle du ‘milieu’
lui-même ». Il existe « une corrélation constante entre l’état
du monde (…) et celui de l’humanité », d’où résulte une sorte
d’opacité grandissante qui, au cours des âges, s’installe entre
le cosmos et la perception de l’homme. Les « barrières » du temps,
qui s’opposent à la pénétration rétrospective des historiens modernes,
résultent de la « myopie intellectuelle » d’une science incapable
d’admettre qu’il ait pu exister dans le passé des conditions différentes
de celles de notre époque. Or les conditions de notre milieu terrestre
ne cessent de se modifier dans le sens d’un durcissement et, soit
dit en passant, ce sont ces modifications qui, s’ajoutant à la « myopie »
humaine, font trouver aujourd’hui « fabuleuses » des choses qui « ne
l’étaient nullement pour les anciens ». Ces choses, d’ailleurs,
ne sont pas plus surprenantes, à l’heure actuelle, pour ceux qui
ont su conserver « certaines connaissances traditionnelles », et il
leur est possible, par exemple, « de reconstituer la figure d’un ‘monde
perdu’, aussi bien d’ailleurs que de prévoir ce que sera, tout
au moins dans ses grands traits, celle d’un monde futur » (126). La
doctrine cyclique, en particulier, permet de comprendre comment la densification
progresse chez l’homme et dans le cosmos, dans un jeu d’interactions
incessantes.
Parlant de la « solidification
du monde », René Guénon la désigne comme « la véritable cause pour
laquelle la science moderne ‘réussit’ (…) dans ses applications
pratiques ; en d’autres époques où cette ‘solidification’ n’était
pas encore aussi accentuée, non seulement l’homme n’aurait pas
pu songer à l’industrie telle qu’on l’entend aujourd’hui, mais
encore cette industrie aurait été réellement tout à fait impossible ».
Le degré qualitatif des choses et des êtres humains s’y seraient
alors opposé. Mais aujourd’hui, l’homme, presque toujours amoindri
par cette sécheresse et cette rigidité qu’impose en tout domaine
le « règne de la quantité », a « perdu l’usage des facultés qui
lui permettraient normalement de dépasser les limites du monde sensible,
car, même si celui-ci est très réellement entouré de cloisons plus
épaisses, pourrait-on dire, qu’il ne l’était dans ses états antérieurs,
il n’en est pas moins vrai qu’il ne saurait jamais y avoir nulle
part une séparation absolue entre divers ordres d’existence », sans
quoi le monde sensible, privé des principes de sa réalité même,
« s’évanouirait immédiatement ». Mais, comme on l’a dit, la transparence
communicative des choses est maintenant perdue pour la grande majorité
des humains « car les réactions générales du milieu cosmique lui-même
changent effectivement suivant l’attitude adoptée par l’homme à
son égard » (127). Devant un regard aveugle, indifférent, le monde
se voile d’une opacité accrue. « A des époques antérieures, où
le monde n’était pas aussi ‘solide’ qu’il l’est devenu aujourd’hui,
et où la modalité corporelle et les modalités subtiles du domaine
individuel n’étaient pas aussi complètement séparées », l’homme
« percevait bien des choses » dans un monde qui « était vraiment différent
qualitativement, parce que des possibilités d’un autre ordre se reflétaient
dans le domaine corporel et le ‘transfiguraient’ en quelque sorte
(…). Quand certaines ‘légendes’ disent par exemple qu’il y
eut un temps où les pierres précieuses étaient aussi communes que
le sont maintenant les cailloux les plus grossiers, cela ne doit peut-être
pas être pris seulement en un sens tout symbolique ».
Enfin, pour mieux expliquer
les doutes que nous exprimions plus haut quant à la portée d’une
quelconque science en ces « matières », et pour réduire à ce qu’elles
peuvent valoir les rares traces matérielles de notre lointain passé
humain, disons que ces vestiges « ont forcément participé, comme tout
le reste, à la ‘solidification’ du monde ; s’ils n’y avaient
pas participé, leur existence n’étant plus en accord avec les conditions
générales, ils auraient entièrement disparu, et sans doute en a-t-il
été ainsi en fait pour beaucoup de choses dont on ne peut plus retrouver
la moindre trace ». Du reste, « les archéologues examinent ces vestiges
mêmes avec des yeux de modernes, qui ne saisissent que la modalité
la plus grossière de la manifestation, de sorte que, si même quelque
chose de plus subtil y est encore resté attaché malgré tout, ils
sont certainement fort incapables de s’en apercevoir (…). On dit
que, quand un trésor est cherché par quelqu’un à qui, pour une
raison quelconque, il n’est pas destiné, l’or et les pierres précieuses
se changent pour lui en charbon et en cailloux vulgaires ; les modernes
amateurs de fouilles pourraient faire leur profit de cette autre ‘légende’ ! »
En guise de conclusion, R.
Guénon pose les deux termes d’une alternative qui, d’ailleurs,
comme il le remarque, « ne s’excluent point » : « ou bien on voyait
autrefois ce qu’on ne voit plus maintenant, parce qu’il y a eu des
changements considérables dans le milieu terrestre ou dans les facultés
humaines, ou plutôt dans les deux à la fois (…) ; ou bien ce qu’on
appelle la ‘géographie’ avait anciennement une tout autre signification
que celle qu’elle a aujourd’hui » (128).
Si nous avons cru devoir insister
sur les transformations survenues non seulement dans le milieu terrestre,
mais aussi dans l’être humain, c’est qu’elles expliquent bien
des déficiences de la civilisation qui nous a été progressivement
imposée, et que nous en découvrons les conséquences les plus récentes
dans notre fin de cycle. Ces transformations ont lieu continuellement,
mais elles s’observent plus particulièrement, sans doute, à l’occasion
des divers hiatus que nous avons signalés et dont R. Guénon a désigné
quelques-uns des plus importants sous le terme évocateur de « barrières ».
Il en compte trois depuis la disparition de l’Atlantide, et fait observer
qu’il serait inutile, pour les historiens, « de vouloir remonter encore
plus loin », car avant qu’ils n’y parviennent, « le monde moderne
aura eu grandement le temps de disparaître à son tour » (129). C’est
dire que, pour franchir toutes ces « barrières », ce à quoi nous oblige
maintenant notre étude, il n’est guère de ressource, à défaut
de science historique ou autre, que dans les données traditionnelles
qui ont pu nous parvenir.
Nous croyons avoir montré
jusqu’ici, à travers quelques textes anciens et en nous référant
aux témoignages de ces temps reculés, que si la descente cyclique
se déroule, dans l’ensemble, avec une vitesse dont la croissance
augmente régulièrement, il se produit pourtant, à certaines époques
déterminées, comme des hiatus ou des « chutes », souvent accompagnés
de fléaux ou de cataclysmes, et plus ou moins remarquables selon que
le « tournant » en question revêt plus ou moins d’importance dans
le cycle considéré. Ces points « fractionnels », dans la continuité
cyclique, se présenteraient donc, d’après tout ce que nous avons
déjà dit, comme des moments de « solidification » plus intense, mais
celle-ci se verrait compromise aussi, nous y reviendrons bientôt, par
une fragilisation proportionnelle (130). Chaque fois, cela se manifeste
par un durcissement dans les choses et un raidissement inquiet chez
les gens. Le milieu se fait alors plus opaque à l’homme, et moins
pénétrable, tandis que, de son côté, l’homme s’est épaissi,
plus aveugle encore qu’auparavant, à la réalité des choses. Cette
double aliénation, à chaque nouvelle « chute », ne manque pas de rendre
plus incertaine et plus précaire la situation de l’être humain en
voie de « solidification ». C’est ce qui se passe généralement aux
dates médianes transitionnelles, et c’est aussi ce qui a dû arriver
à la troisième Race au milieu de sa course, vers 30.400,23 avant notre ère, mais de façon plus marquée encore, plus décisive
sans doute, puisqu’il s’agissait alors du milieu de notre Manvantara.
Cette « matérialisation »
dont nous parlons, et qui se traduit par un durcissement et une fragilisation,
ne doit d’ailleurs pas être entendue, on l’a bien compris, en un
sens strictement corporel, mais comme un phénomène affectant aussi
le domaine subtil. Ce phénomène modifie chez l’homme « sa constitution
‘psycho-physiologique’ », et c’est sans doute pourquoi il a été
amené à porter au monde sensible une attention de plus en plus exclusive
au fur et à mesure de la descente cyclique. Or cet intérêt grandissant
pour la matérialité des choses a été un jour transformé en une
véritable foi matérialiste, laquelle n’a pu que renforcer cette
« solidification » du monde qui l’avait « tout d’abord rendue possible ».
C’est que, insistons-y, « les réactions générales du milieu cosmique
lui-même changent effectivement suivant l’attitude adoptée par l’homme
à son égard ».
Nous n’omettrons pas de rappeler,
comme nous y avons déjà fait allusion et comme il est utile de le
faire chaque fois qu’on parle de « solidification » à propos de notre
monde, que cette « solidification » ne saurait se poursuivre indéfiniment :
à mesure qu’elle « avance, elle n’en devient toujours que plus
précaire, car la réalité la plus inférieure est aussi la plus instable ».
On sait que tout durcissement s’accompagne souvent de « fissures ».
Et l’on voit par là que toute nouvelle « solidification », dans le
monde, ne peut être « en fait, qu’un pas de plus vers la dissolution
finale » (131).
Nous reviendrons plus loin
sur cette question, mais il est utile de savoir, dès ici même, qu’à
chaque tournant médian d’un cycle, lorsque la « solidification »
apparaît à son maximum, c’est en réalité la tendance à la dissolution
qui prend la relève et s’affirme, ce qui manque rarement de se traduire,
dans les sociétés, par des troubles plus ou moins « révolutionnaires ».
b) La révolte des Kshatriyas
1. Aux tendances naturelles
que sont, dans la descente cyclique, la « solidification » et la « dissolution »,
se mêle encore autre chose : il y intervient, de l’avis même de René
Guénon, une « oeuvre de déviation » qui agit « en utilisant, en mode
‘diabolique’, les conditions présentes du milieu lui-même » (132).
L’idée sera reprise et précisée plus loin où l’on nous dit que
l’origine de la dégénérescence actuelle « se rattache à la perversion
de quelqu’une des anciennes civilisations ayant appartenu à l’un
ou à l’autre des continents disparus dans les cataclysmes qui se
sont produits au cours du présent Manvantara ». Ici, une note
se référant au chapitre VI de la Genèse, laisse clairement entendre,
nous semble-t-il, que la source de la contre-initiation serait à rechercher
en quelque époque du cycle atlantéen (133) : en effet, R. Guénon,
ailleurs, identifie au déluge biblique le cataclysme qui mit fin à
l’Atlantide. En tout cas, on ne saurait rechercher parmi les Atlantes,
comme certains nous ont paru le faire, les fameux Kshatriyas révoltés
contre les Brâhmanes. Cependant, on pourrait voir, dans la révolte
de cette caste guerrière, le « modèle » de plus en plus grossièrement
suivi, dans la suite des temps, par les soulèvements, les révolutions
et les troubles de toutes sortes, et c’est ce qui a dû se passer
chez les Atlantes. Mais nous allons voir les choses d’un peu plus
près.
Nous ferons tout d’abord
observer que le « satanisme » auquel René Guénon fait allusion à
propos de la contre-initiation, représente le « degré le plus extrême »
de la dégénérescence. Aussi ne saurait-il concerner que de façon
fort lointaine la révolte première des Kshatriyas puisqu’elle est
au contraire, semble-t-il, à l’origine même de cette dégénérescence.
Cette révolte est d’ailleurs la seule que l’on puisse leur reprocher
avec raison, car les autres, que l’on a pu par la suite désigner
de leur nom, n’en sont en réalité que des imitations plutôt caricaturales
dont le genre est de moins en moins « kshatriya », ou, si l’on préfère,
de moins en moins « noble ». R. Guénon, du reste, touche, en passant,
à ce sujet. « Cette attitude des Kshatriyas révoltés, écrit-il,
pourrait être caractérisée assez exactement par la désignation de
‘luciférianisme’, qui ne doit pas être confondu avec le ‘satanisme’,
bien qu’il y ait sans doute entre l’un et l’autre une certaine
connexion : le ‘luciférianisme’ est le refus de reconnaissance d’une
autorité supérieure ; le ‘satanisme’ est le renversement des rapports
normaux et de l’ordre hiérarchique ; et celui-ci est souvent une conséquence
de celui-là, comme Lucifer est devenu Satan après sa chute » (134).
Pourtant, dans la volonté des Kshatriyas d’imposer « une doctrine
tronquée » mais où « subsistent encore certaines connaissances réelles »,
R. Guénon reconnaît « une attitude qui, bien que condamnable au regard
de la vérité, n’est pas dépourvue encore d’une certaine grandeur »
(135). Nous sommes loin ici, on le voit, du « satanisme » précédemment
associé à la contre-initiation qui se trouve à l’oeuvre à une
certaine époque de l’histoire des Atlantes. De fait, R. Guénon apporte
une précision qui, pour nous, lève dès l’abord tous les doutes.
Il lui suffit pour cela de rappeler « l’histoire de Parashu-Râma,
qui, dit-on, anéantit les Kshatriyas révoltés, à une époque où
les ancêtres des Hindous habitaient encore une région septentrionale »
(136). De plus, autre précision qui rejoint la première, cette rivalité
des Brâhmanes et des Kshatriyas « était représentée chez les Celtes
sous la figure de la lutte du sanglier et de l’ours, suivant un symbolisme
d’origine hyperboréenne, qui se rattache à l’une des plus anciennes
traditions de l’humanité, sinon même à la première de toutes,
à la véritable tradition primordiale » (137). Tous ces éléments
de la Tradition renvoient donc à des temps bien antérieurs à ceux
des Atlantes qui vivaient en outre dans une région méridionale (138).
***
2. On ne saurait, nous semble-t-il,
être plus clair quant à ce qui nous intéresse ici. Le sanglier et
l’ours, à l’origine de ce symbolisme, désignaient deux fonctions
qui, loin d’être rivales, et encore moins ennemies, étaient complémentaires.
Ce n’est que bien plus tard que l’incompréhension puis l’animosité
ont dû naître, et ce, dans le coeur des Kshatriyas surtout. Puisque
le Trêtâ-Yuga est considéré comme l’Age où s’établit
la prédominance de la caste « administrative » et « chevaleresque »,
c’est dès le début de cet Age sans doute que se fit jour une mentalité
nouvelle, responsable, à la longue, de l’antagonisme qui divisa Kshatriyas
et Brâhmanes jusqu’à ce que les premiers se révoltent à proprement
parler contre l’autorité spirituelle.
René Guénon, empruntant une
expression à Dante, nous dit que « la langue originelle fut tutta
spenta dès la fin du Krita-Yuga » (139). C’était déjà l’indice d’un déclin. Cela fut-il sanctionné
par quelque cataclysme particulier, un de ces cataclysmes évoqués
plus haut et dont R. Guénon nous dit qu’ils sont en relation avec
certaines crises de l’histoire humaine ? On pourrait le penser car
le moment est d’importance particulière : la seconde Race laisse la
place à la troisième, et, surtout, c’est la fin de l’Age d’Or,
c’est-à-dire, sans doute, parmi les dates transitionnelles de notre Manvantara, celle qui mérite le mieux le terme de « coupure ».
Cependant, nous ne devons pas oublier qu’à cette époque lointaine,
qui correspond dans nos calculs à la date de 36.880,23 avant notre ère, les conditions de vie étaient très différentes
de celles qui sont les nôtres aujourd’hui, tant sous le rapport des
valeurs spatiales et temporelles que sous celui de la densité des choses.
C’est dire que le bouleversement dont il est ici question reste finalement
un mystère pour les hommes de notre temps (140).
Ce qui est certain, en tout
cas, c’est que s’applique ici l’influence particulière de chaque Yuga : à un caractère contemplatif de notre jeune humanité, correspondant
au Krita-Yuga, succédait un caractère organisateur et combatif,
correspondant au Trêtâ-Yuga. La contemplation, chez les êtres
humains, allait céder le pas à l’action. L’énonciation d’un
tel fait n’évoque, à première vue, rien de spectaculaire. Rien
de bien tragique, pensera le lecteur distrait, rien de semblable à
l’effondrement de l’Atlantide. Et cependant, à mieux y réfléchir,
on se rend compte qu’il s’agit là d’une véritable césure, d’une
véritable révolution, d’un renversement capital de l’ordre des
choses.
Au lieu d’une attention toute
d’intériorité, voilà l’humanité qui reporte cette attention
autour d’elle, dans un souci d’extériorisation (141). C’est bien
ce qui se passe à la fin du Krita-Yuga, et donc à la fin de
ce que la tradition chrétienne appelle « le Paradis terrestre » et
que la tradition hébraïque représente comme « le Jardin d’Eden ».
Alors se produit ce que l’on interprète le plus souvent comme l’expulsion
d’Adam et d’Eve. Que s’est-il donc passé ? Leurs yeux « s’ouvrirent »,
dit le texte de la Genèse. « En définitive, commente Leo Schaya, ce
sont tous leurs sens qui, dans leur passion, s’affirment au plus haut
point et, en se projetant à l’extérieur, ‘percent’ pour ainsi
dire l’unité ou l’homogénéité à la fois matérielle et spirituelle
de leurs corps de lumière. Auparavant, ceux-ci étaient totalement
centrés en eux-mêmes ; centripètes, ils étaient théocentriques :
ils s’identifiaient au Centre omniprésent dont ils étaient coextensifs
de par leur substance éthérée, apte à se réduire à son propre
germe infinitésimal aussi bien qu’à remplir le monde entier ». Le
corps glorieux du premier homme « ayant été d’abord comme un seul
organe cognitif, contemplatif et unitif de nature micro-macrocosmique,
ce corps s’est réduit lors du péché au seul microcosme humain dominé
par les cinq sens extériorisés, centrifuges, déifuges » (142)…
Cette projection vers l’extérieur, avec laquelle s’accorde si bien
ce qui la suit, c’est-à-dire l’image de l’expulsion d’Adam
et d’Eve, débouche fatalement sur l’action, comme nous le disions
plus haut, et puis, quelques temps après, comme une conséquence de
la multiplication progressive de l’espèce humaine et de la rivalité
qui l’accompagne, se manifeste une nécessaire combativité. Ce goût
pour le combat est bien naturel en milieu guerrier, mais ici, les choses
prennent bientôt un tour qui s’avère contraire à l’ordre légitime
des choses. C’est ce que laisse entendre la fameuse révolte des Kshatriyas
(143).
***
3. Arrivé à ce point de notre
développement, quelques remarques sont nécessaires pour une compréhension
plus satisfaisante de ce qui va suivre.
Le Trêtâ-Yuga, nous
explique la Tradition, est l’Age où prédominent les Kshatriyas.
On nous dit aussi que c’est au cours de cet Age que se produit leur
révolte contre le sacerdoce brahmanique, révolte ensuite réprimée
par Parashu-Râma qui rétablit les Brâhmanes dans leurs prérogatives.
Or, si les Brâhmanes reprennent leur rang légitime, qui est le premier,
avant même que ne s’achève la période de prédominance kshatrienne,
c’est que la simultanéité de ces deux faits n’est contradictoire
qu’en apparence. Il n’est donc pas inutile, ici, d’entrer dans
certains détails, pour essayer de rendre moins indéchiffrables de
telles circonstances.
En vérité, nous ne voyons
guère au dilemme posé qu’une seule explication, et qui le résout :
la prédominance kshatrienne en question n’est pas à proprement perler
celle d’une caste organisée en tant que telle, mais celle d’une
mentalité à peu près générale affectant l’élite humaine du Trêtâ-Yuga. Les brâhmanes, dans leur ensemble, se trouvent donc
touchés par cette mentalité qui n’est pas, à l’origine, celle
de leur caste, mais dont ils vont être de plus en plus imprégnés.
Ainsi sont-ils rétablis dans leurs prérogatives et privilèges en
tant que Brâhmanes, tout en étant au moins partiellement gagnés par
une mentalité de Kshatriyas. C’est d’ailleurs, nous semble-t-il,
une telle possibilité que laisse entendre René Guénon lorsque, parlant
de la dégénérescence de la vocation intellectuelle des « vrais Brâhmanes »
vers une vocation plus spécifiquement religieuse, il l’attribue à
des « circonstances diverses » et surtout au « mélange des castes »,
par la faute duquel il arrive qu’il se trouve parmi les nouveaux Brâhmanes
« des hommes qui, en réalité, sont pour la plupart des Kshatriyas »
(144). Sans doute est-ce déjà, mais à un degré moindre en ce lointain Trêtâ-Yuga, un semblable appauvrissement spirituel qui, chez beaucoup
de Brâhmanes, s’esquisse dans le passage de la contemplation à l’action.
Et l’on pourrait peut-être, là aussi, en attribuer la responsabilité
à une sorte de métissage, mais ce ne serait alors, du moins avant
la fameuse révolte, qu’un métissage de deux pensées, avec pourtant
les conséquences que cela risque d’entraîner, c’est-à-dire l’abâtardissement
de son élément supérieur sans pour autant que l’élément inférieur
s’en trouve sensiblement amélioré.
Cette dégénérescence, qui
a dû se faire sentir dès le début du Trêtâ-Yuga, s’est
vue suivie de conséquences de plus en plus fâcheuses. Peut-être la
caste guerrière s’est-elle illusionnée sur l’ampleur de l’affaissement
de l’autorité spirituelle ? Peut-être s’est-elle indûment exagéré
ses propres capacités ? Ou, plus probablement encore, a-t-elle perdu
le sens des réalités devant ce double mirage (145) ? Il a fallu, de
toute manière, qu’elle soit elle- même passablement déchue déjà
pour ainsi se laisser induire à une révolte qui non seulement, dans
l’immédiat, ne lui apportait que quelques satisfactions d’amour-propre,
voire quelques avantages « matériels », mais qui, plus tard, en amenant
une désagrégation générale de l’ordre social, devait entraîner,
en premier lieu, sa propre perte.
Il est difficile de savoir
ce qui s’est passé exactement lors de ce mémorable événement que
fut la révolte des Kshatriyas. On ne peut guère s’en faire une idée
qu’en remontant jusqu’à elle, si éloignée dans le temps, par
une sorte d’induction à partir des révoltes connues qui s’en font
l’écho, écho de plus en plus dégradé à mesure qu’on se rapproche
des temps actuels. Il semble à peu près assuré, par bien des exemples,
que toute insubordination du pouvoir temporel vis-à-vis de l’autorité
spirituelle s’accompagne de divers symptômes, à peu près toujours
les mêmes en « essence », quoiqu’ils puissent différer quelque peu
dans la forme. Nous n’y insisterons pas, mais nous en donnerons tout
de suite un bref aperçu, car lorsqu’on les rencontre, au cours de
l’Histoire, isolés ou à plus forte raison réunis, ils dénoncent
à coup sûr un abus du pouvoir que l’on nommait autrefois « temporel »,
mais qui n’est plus, depuis assez longtemps, que « politique ».
Toute exaltation du pouvoir
temporel ou politique à l’encontre de l’autorité spirituelle s’accompagne
généralement de courants tels que l’individualisme ou le naturalisme
qui sont toujours, d’une façon ou d’une autre, le premier une négation
du Soi, et le second une ignorance de toute transcendance, ce qui revient
au même, qu’il s’agisse de l’homme ou de son milieu. On constate
parfois aussi l’immixtion d’un point de vue « magique » et la promotion
d’un élément féminin dévié, ce qui n’est d’ailleurs pas sans
rapport avec certaines puissances de la Nature. On pourrait dire, au
fond, qu’il s’agit là tout simplement d’un rejet de toute métaphysique
proprement dite au profit d’un domaine physique dans lequel, de surcroît,
l’homme affiche, de plus en plus crûment, la prétention de s’imposer.
Il est bien évident cependant,
rappelons-le, que tout ce qui vient d’être rapporté doit être convenablement
transposé, dès lors qu’il s ‘agit de l’appliquer à des époques
très lointaines de l’Histoire, ou plus exactement même, ici, de
la Préhistoire la plus reculée.
Ceci dit, il resterait à fixer
dans le temps cette importante révolte des Kshatriyas. Nous savons
qu’elle a eu lieu au cours du Trêtâ-Yuga. C’est en effet
dans cet Age que naquit Parashu-Râma, dans le but exprès de
délivrer les Brâhmanes de la domination des Kshatriyas. On dit aussi
qu’il anéantit ces derniers dans une région septentrionale, probablement
dans ce que les Celtes appelaient la « terre de l’ours » (146). C’est
donc bien avant le règne des Atlantes que ces événements se sont
déroulés et, comme nous l’avons dit plus haut, nous pensons que
la révolte des Kshatriyas, circonstance capitale pour tout le Manvantara,
a pu se produire en son milieu, autour de 30.400,23 avant notre ère, point de l’ « Histoire » qui correspond aussi au
milieu de la troisième grande Race. C’est une hypothèse au moins
plausible, et si ce n’était pas cette fameuse révolte qui sévi
à cette date, il resterait à déterminer quel événement a pu s’y
dérouler à sa place, et dont l’écho se laisse percevoir, avec de
semblables caractéristiques, en diverses dates médianes que nous avons
étudiées.
Nous ajouterons encore quelques
observations pour mieux montrer combien toutes ces choses se tiennent
entre elles jusque dans certains détails. Ainsi, c’est avec l’arme
qui le caractérise que le sixième avatâra de Vishnu élimine les Kshatriyas révoltés. Or cette arme offre une
signification qui n’est sans doute pas à négliger ici. En effet,
selon René Guénon, « la hache de pierre de Parashu-Râma et le marteau de pierre de Thor sont bien une seule et même arme »,
c’est-à-dire un symbole de la foudre (147). Celle-ci possède « un
double pouvoir de production et de destruction », mais, plus justement
encore, « c’est la force qui produit toutes les ‘condensations’
et les ‘dissipations’ que la tradition extrême-orientale rapporte
à l’action alternée des deux principes complémentaires yin et yang, et qui correspond également aux deux phases de l’‘expir’
et de l’‘aspir’ universels » (148). Ce double pouvoir est donc
aussi celui de l’arme de Parashu-Râma : elle est vivificatrice
et, du même coup, destructrice des puissances contraires. Il s’agit,
en fait, d’un pouvoir de transformation, ce qui n’a rien de surprenant
puisque cette arme n’est autre que la hache de Shiva dont celui-ci,
un jour, fit don à Parashu-Râma. Finalement, ne faut-il pas
voir dans le parashu la réunion des deux pouvoirs qui s’appliquèrent
à la race des Kshatriyas ? N’est-ce pas le pouvoir de mort qui extermina
ses guerriers, et le pouvoir de fécondation qui rendit ensuite mères
leurs épouses par le fait des Brâhmanes ? Ne peut-on pas voir là une
certaine « mutation » de la race guerrière et, en somme, sa réhabilitation,
du moins à quelque degré ?
Il est encore autre chose,
que nous ne ferons que signaler en passant, car il s’agit là de questions
assez délicates et qui, pour être convenablement exposées, demanderaient
des recherches et des développements débordant le cadre de cette étude.
Il n’est donc pas possible de les entreprendre ici, même s’ils
pourraient éclairer ces époques lointaines de bien intéressantes
considérations. Ces temps, sur lesquels nous avons essayé de jeter
quelques lueurs et que les géologues désignent comme étant ceux du
paléolithique, ont peut-être plus de rapports que ce que l’on pourrait
imaginer aujourd’hui avec le symbolisme de la pierre.
Dans le même ordre d’idées,
R. Guénon, après avoir mentionné les « bétyles », évoque le mystère
des hommes « nés de la pierre », et « dont la légende de Deucalion
offre l’exemple le plus connu ». Il est certain que « ceci se rapporte
à une certaine période dont une étude plus précise, si, elle était
possible, permettrait assurément de donner au soi-disant ‘âge de
pierre’ un tout autre sens que celui que lui attribuent les préhistoriens »
(149). Or ces temps méconnus se situent entre notre époque et la fin
de l’Atlantide (150). Que dire alors de ces jours encore plus lointains
qui virent la révolte et le châtiment des Kshatriyas et qui sont ceux
de la troisième Race, à la sortie du Paradis terrestre ? Dans l’esprit
de ces époques « chevaleresques », serait-il sans fondement d’examiner
le symbolisme de la pierre dans la signification qui le rattacherait
à une Déesse primordiale, vierge et mère à la fois ? Et, en rapport
avec les questions que nous venons d’aborder, ne faut-il pas se rappeler
encore que « la pierre avait aussi une relation particulière avec Kronos »(151)
dont on sait les liens avec l’Hyperborée ?
***
4. Puisque nous avons été
amené à parler de diverses péripéties de la troisième Race, Race
passablement mystérieuse en raison de son éloignement dans le temps,
nous ferons état d’un phénomène qui n’est pas sans rapport avec
notre sujet et qui, pour la Science qui le constate et le mesure, demeure
pourtant, quant à sa cause exacte, une véritable énigme.
Nous avons signalé çà et
là au cours de notre travail, mais sans y insister, l’intervention
de cataclysmes plus ou moins graves tout au long de la geste humaine.
Parmi tous ceux qu’ont relevé les scientifiques, on pourrait établir
deux catégories les plus récents, que l’on taxe de « légendes »
pour ne pas troubler les esprits dans la quiétude dont on les a toujours
bercés, et d’autres tellement anciens qu’ils perdent, pour ces
mêmes esprits, toute réalité inquiétante.
Tout en rappelant la prudence
dont il ne faut jamais se départir lorsqu’il s’agit de datations
remontant à de lointains millénaires (152), nous ne croyons pas sans
intérêt d’attirer l’attention sur un article de M. François de
Closets paru en juillet 1972 dans la revue Sciences et Avenir :
il concerne les inversions magnétiques subies par le globe terrestre
au cours des temps. « C’est seulement, dit l’auteur, pendant les
années 60 que l’on a définitivement admis la possibilité pour le
Nord magnétique de se déplacer d’un pôle à l’autre au cours
des âges ». L’article rapporte en particulier une découverte faite
en Auvergne par Norbert Bonhommet, de l’Institut de Physique du Globe
de Strasbourg : une époque de polarité inverse qu’il aurait décelée
entre les années 30.000 et 20.000 avant notre ère. Cette découverte,
poursuit M. de Closets, « tendrait à prouver que l’Homo sapiens connut un pôle Sud dans l’Arctique…sans s’en douter évidemment ».
Mais cette dernière restriction pourrait être contestée, qui vise
à nous faire admettre, sans plus d’arguments, l’ « évidence » d’une
primarité mentale chez nos très lointains ancêtres. Aussi Denys Roman
la conteste-t-il en passant, dans sa recension de l’article, dont
il cite encore, du reste, une phrase intéressante. Il semble, en effet,
« que le rythme des inversions magnétiques était beaucoup plus lent
dans le passé »(153). Ceci n’apporterait-il pas une illustration
scientifique involontaire de ce qu’enseigne la Tradition sur les durées
décroissantes des Races humaines et des cycles, que semblent rythmer
divers cataclysmes selon ce que nous ont transmis les Anciens ?
En fait, c’est une certaine
coïncidence de datations qui nous a conduit à rappeler ces choses.
La vie de la troisième Race, dont nous avons relaté quelques événements,
s’est écoulée de 36.680,23 à 23.920,23 avant notre ère. C’est dire qu’elle aurait
couvert approximativement l’époque de polarité inverse qui prit
place entre 30.000 et 20.000. Nous verrons un peu plus loin ce que pourrait
représenter la convergence même de ces datations, à la condition,
du moins, que celles-ci soient assurées.
Selon un autre article, dû
à S. K. Runcorn (154), de Cambridge, « les pôles géomagnétiques
nord et sud ont inversé leur position plusieurs fois [au cours des
temps]…Le champ s’interrompait soudainement et se reformait avec
une polarité opposée » ; « soudaineté », ajouterons-nous, qu’on
pourrait dire « cataclysmique ». Du fait de ces variations dans le champ
magnétique terrestre, « des changements notables dans la vitesse de
rotation de notre planète deviennent alors plus explicables ». En tout
cas, « il ne semble pas douteux que ce champ est lié d’une façon
quelconque avec la rotation du globe », et il s’ensuit que « l’axe
de rotation terrestre a également changé ; en d’autres termes, la
planète, vacillant, a déplacé ses pôles géographiques ». Du reste,
S.K. Runcorn a relevé quelques-unes des diverses positions que le pôle
nord géographique a occupées à l’occasion de ses variations (155).
Ces dernières observations
intéressent l’histoire et la géographie anciennes en ce qu’elles
pourraient expliquer des variations dans la durée de certaines années,
ainsi que la raison de bien des migrations. Pour ce qui concerne notre
présente étude, seul un déplacement relatif des pôles géographiques
pourrait expliquer, par exemple, une migration importante de peuples
fuyant leur pays natal nouvellement entré dans le cercle polaire. Quant
à un échange « pur et simple » de pôles entre le nord et le sud,
neiges pour neiges, il semble évident qu’à l’exception de « quelques »
phénomènes « déplaisants » au cours de l’échange, et de la « surprise »
de voir le soleil se déplacer en sens inverse après l’échange,
cela n’aurait provoqué aucun changement sensible de climat. Aussi,
qu’il s’agisse d’ « un pôle Sud dans l’Arctique », comme il
en est question dans le texte de M. François de Closets, ou bien d’un
pôle Nord dans l’Antarctique, comme cela arriverait du même coup,
on pourrait sans doute s’y tromper après l’échange, pour ce qui
est du climat proprement dit. Mais si nous n’avons pas le loisir,
ici, de nous attarder à énumérer les « phénomènes » survenant dans
ce genre de transfert, il est bien certain que les terriens, quant à
eux, et pas seulement les habitants des régions polaires, auraient
plus de temps qu’il n’en faudrait, à leur goût, pour en « apprécier »
les aspects phénoménaux. Les rescapés, finalement, une fois dissipées
les épaisses fumées volcaniques accumulées durant le transfert, auraient
tout loisir pour remettre un peu d’ordre et voir, aux pôles, le soleil
tourner autour d’eux selon une direction nouvelle (156).
Que l’emplacement des pôles
ait changé plusieurs fois au cours des temps géologiques, nous ne
pensons pas que cela puisse être contesté, et il ne semble pas non
plus que ces changements aient pu se faire sans quelques cataclysmes
plus ou moins prononcés. Que certains de ces bouleversements aient
eu lieu en des époques historiques relativement récentes, cela nous
paraît aussi assez clairement attesté. Mais toutes ces indications
manquent évidemment de « détails » tant soit peu décisifs, et, finalement,
la science, avec quelques rares exemples localisés, ne peut guère
apporter qu’une illustration incertaine à l’appui des affirmations
répétées des peuples anciens concernant diverses « fins de monde ».
Ce qui nous paraît assuré,
en tout cas, c’est que les catastrophes terrestres et les tribulations
humaines qui en résultent, ne sont pas que de poétiques fabulations.
Sans doute frappent-elles les imaginations, mais elles sont également
bien réelles, même si elles ne sont rien d’autre que des conséquences
(157), des accidents passagers qui scandent le long déroulement des
civilisations.
c) La révolte des Kshatriyas
est un moment déterminant de notre Manvantara
Au terme de cette « enquête »,
après avoir examiné rapidement la question des cataclysmes et de leurs
causes, question qui, bien que secondaire dans le cadre de notre travail,
ne pouvait être complètement omise, il est utile de rappeler plusieurs
points qui nous paraissent acquis, lesquels, quant à eux, concernent
très directement notre propos.
Tout d’abord, si l’origine
de la contre-initiation peut être située à un moment donné du cycle
atlantéen, peut-être en son milieu, ce qu’on appelle la révolte
des Kshatriyas pourrait bien représenter, quant à elle, sinon tout
à fait le premier signe de la dégénérescence de notre humanité,
du moins une aggravation marquée de cette dégénérescence, et qui
devait être sans rémission. Il résulte aussi de tout ce que nous
avons vu, que la chose a dû se produire bien avant que les Atlantes,
ou quatrième Race, ne se soient imposés, il y a près de 26.000 ans,
sur le théâtre du Manvantara. En fait, si, comme nous le disions,
la tradition hindoue semble bien placer le châtiment des Kshatriyas,
et donc leur révolte, dans une terre septentrionale, il ne nous reste
guère d’autre possibilité que de situer ces événements, comme
nous l’avons fait, entre la fin du Krita-Yuga et l’origine de la tradition atlantéenne, c’est-à-dire approximativement
entre 36.880,23 et 23.920,23 avant notre ère. En effet, on ne peut que difficilement imaginer pareille
entorse à la pureté traditionnelle dans un Age comme le Krita-Yuga,
celui de la perfection et qui, ne l’oublions pas, porte aussi le nom
de Satya-Yuga, ou Age de la Vérité. D’ailleurs, c’est au Trêtâ-Yuga que vivait Parashu-Râma, et ses activités
punitives eurent lieu dans une terre nordique, donc pas en Atlantide,
terre méridionale c’est dire qu’elles s’exercèrent en quelque
moment des deux premiers tiers du Trêtâ-Yuga, et avant que
ne commence la migration des peuples du Nord en direction du Sud (158).
Ceci étant admis, encore que
sous toutes réserves, le reste est pure hypothèse de notre part, bien
que nous trouvions cette hypothèse, nous l’avons dit, tout à fait
plausible, et même probable. D’abord, il nous semble fort peu vraisemblable
que les événements « révolutionnaires » dont nous parlons, se soient
déroulés très près de ces limites de 56.880,23 et de 23.920,23, qui sont celles de la troisième Race ; et il
se trouve, d’autre part, que le milieu de cette Race et celui de notre Manvantara se rencontrent à cette époque en un même point de
l’Histoire, qui a dû représenter, dès lors, nous l’avons dit,
un moment capital de notre humanité. C’est pourquoi nous avons choisi
de placer vers cette date de 30.400,23 la fameuse révolte des Kshatriyas ; nous y voyons l’archétype de
toutes les dates médianes ultérieures et, phénomène déjà en lui-même
luciférien, le point de départ d’une dégénérescence graduelle
des Races et des castes qui ne devait plus avoir et n’aura plus de
cesse avant la fin de notre cycle.
Après avoir insisté, dans
nos dernières lignes, sur quelques points saillants de ce chapitre,
nous essayerons, au cours des pages qui suivent, de justifier l’importance
qui paraît s’attacher aux tournants médians des cycles. Les quelques
exemples que nous avons fournis jusqu’ici nous semblent assez éloquents,
mais un certain nombre d’explications complémentaires ne seront pas
inutiles, et pourraient même donner à penser qu’il s’agit là
d’un vaste phénomène naturel ou, plus justement peut-être, d’une
loi omniprésente dont on retrouve l’application dans les aspects
les plus inattendus de la Manifestation universelle.
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CH V |
LE COSMIQUE
ET L’HUMAIN |
a) « Solidification » et
« dissolution » dans la succession et la simultanéité
1. Il faut « prendre garde
de ne pas appliquer à des cycles particuliers et relatifs ce qui n’est
vrai que de l’Univers total, pour lequel il ne saurait être question
d’évolution ni d’involution ; mais toute manifestation est du moins
en rapport analogique avec la manifestation universelle, dont elle n’est
que l’expression dans un ordre d’existence déterminé ». Ces précisions
une fois apportées, René Guénon les complète en nous rappelant que
« le maniement de l’analogie » reste d’un usage « assez délicat »
(159).
Aussi procèderons-nous avec
toute la prudence permise par ce que nous pouvons posséder de discernement,
et en nous appuyant sur l’autorité de René Guénon. C’est surtout
dans son étude sur les dualités cosmiques, datant de 1921, que nous
choisirons, parmi toutes les observations de l’auteur, ce qui intéresse
plus particulièrement notre propre travail, c’est-à-dire certains
aspects de la cosmogonie concernant le cycle et son milieu. Nous y relèverons
en premier divers caractères des deux phases du cycle cosmique, puis
nous examinerons le résultat de leur rencontre en son point médian,
et enfin nous tâcherons d’indiquer, à très grands traits, comment
les influences cosmiques nous paraissent se faire sentir sur le comportement
de nos contemporains.
***
2. Les dualités multiples
que l’on constate dans les choses, nous dit René Guénon, se présentent
comme les divers modes de l’unique Dualité qui se trouve à l’origine
de l’Existence. On voit sans doute parfois, dans certaines de ces
dualités, le fait d’un antagonisme, et cela peut bien n’être pas
purement imaginaire. Mais souvent, c’est parce qu’on l’y cherche,
qu’on y trouve un effet de l’opposition du bien et du mal, « point
de vue tout humain ». A un tel point de vue échappe naturellement le
jeu du complémentarisme des forces en présence, lequel possède un
degré plus profond de réalité que celui de l’opposition (160).
Cette conscience de la réalité profonde des choses, si elle échappait
au point de vue de la morale en 1921, n’en échappe d’ailleurs pas
moins aujourd’hui à l’immoralisme de rigueur dans la course à
l’enflure égotiste et expansionniste. Mais qu’il s’agisse de
complémentarité ou d’opposition, retenons que cette rencontre, pacifique
ou belliqueuse, est permanente depuis l’origine jusqu’à la fin
d’un cycle.
Au cours de son étude, René
Guénon, en comparant diverses théories, présente celle du Dr. Gustave
Le Bon qui distingue « entre deux phases radicalement opposées de l’histoire
du monde(…) : d’abord condensation de l’énergie sous forme de
matière, puis dépense de cette énergie », c’est-à-dire, comme
l’ajoute Guénon, « dissociation de la matière », notre période
actuelle, soit dit en passant, correspondant à cette seconde phase.
En ce qui concerne ces deux
phases successives du cycle, on peut aussi prendre en considération
le froid, principe de condensation, et le chaud, principe d’expansion.
On dira alors que, pendant la première phase, « l’abaissement de
la température traduit une tendance à la différenciation, dont la
solidification marque le dernier degré », et que, dans la seconde phase,
« le retour à l’indifférenciation devra, dans le même ordre d’existence,
s’effectuer corrélativement, et en sens inverse, par une élévation
de température » (161), aboutissant ainsi à la dissolution. Et dans
ces conditions, la fin du cycle sera, comme il se doit, analogue à
son origine, c’est-à-dire immatérielle.
Ce que nous relèverons, ici,
c’est que la tendance à la différenciation conduisant à l’individualisation,
la tendance contraire devrait entraîner avec elle une régression de
ce processus d’individualisation, et c’est ce qu’il n’est pas
toujours facile de percevoir clairement aujourd’hui. Encore pourrait-on
en trouver quelque approximation, peut-être, dans les phénomènes
de masses dont notre époque est le théâtre, et où les individus,
souvent pour fuir leur propre désolation ou combler leur propre vide,
abdiquent leur individualisme, voire même, dans la mesure du possible,
leur individualité, et ce, afin d’aller se fondre dans quelque âme
collective (162). Cependant, ces mouvements de foule où se dissout
l’individu, semblent contredire l’individualisme forcené de cette
même époque où le goût de l’indépendance, l’égocentrisme,
l’égoïsme sont devenus monstrueux. Mais cette contradiction ne provient-elle
pas précisément de l’interdépendance des deux tendances dont nous
parlons et qui se prolonge tout au long du cycle, même si, de nos jours,
la tendance « dissolutive » se fait de plus en plus prépondérante ?
En effet, la Dualité première
que nous évoquions au début, de ces considérations, exerce son influence
partout dans le Monde, et à tout instant dans le déroulement puis
dans l’enroulement du cycle. Aussi les deux processus cosmiques de
« condensation » et de « dissipation » ne sont-ils pas, à proprement
parler, consécutifs, mais bien simultanés. S’il y a succession,
malgré tout, ce n’est donc pas celle des deux processus conçus comme
indépendants l’un de l’autre, mais celle de leurs tendances à
la prédominance, chacune s’imposant à l’autre à son tour. Par
exemple, lorsqu’on envisage les termes de la première Dualité sous
le symbolisme du Ciel et de la Terre, comme le fait notamment la tradition
chinoise, on constate que, dans la première partie de la descente cyclique,
ce sont les influences terrestres qui tendent à prévaloir, alors que
dans la seconde partie, ce sont les influences célestes qui l’emportent
peu à peu, réalisant, les unes avec les autres, d’abord la « condensation »
puis la « dissipation » du Monde manifesté.
Toujours sous le rapport des
deux tendances qui, au cours des cycles, s’interpénètrent sans se
confondre, on pourrait, de façon plus explicite peut-être, parler
encore des « attractions respectives du Ciel et de la Terre », ces deux
pôles de la Dualité primordiale : toute attraction à un pôle produit
une « condensation » à laquelle correspond, au pôle opposé, une « dissipation »,
double mouvement garant, dans le cosmos, de l’équilibre total. Ainsi,
à chaque stade de la première phase cyclique, toute « condensation »
d’ordre substantiel s’accompagne d’une « dissipation » d’ordre
essentiel et, de même, à chaque stade de la seconde phase, toute « condensation »
d’ordre essentiel s’accompagne d’une « dissipation » d’ordre
substantiel (163).
Il est du reste une autre façon
d’envisager l’écoulement du cycle, et c’est en tenant compte
de l’activité de deux principes que l’on désigne dans la tradition
hindoue comme Vishnu, celui qui conserve les êtres individuels
dans leurs limitations à première vue confortables, et Shiva,
celui qui détruit ces limitations, mais qui, au gré de cette transformation
souvent inconfortable, donne accès « à la plénitude de l’être »
(164).
Les temps que nous vivons aujourd’hui
sont les temps ultimes de notre Manvantara et, de ce fait, ils sont soumis, plus que tous les autres, aux conditions
matérielles et pesantes, car ils se situent au milieu même de notre Kalpa, où ces conditions sont à la fois les plus contraignantes
et les plus instables. Il convient ici de souligner la rencontre de
ces deux conjonctures : celle du Kalpa arrivé au tournant capital où son durcissement va céder la place
à la tendance inverse, et celle du septième Manvantara qui touche à sa dissolution. Telle est la concordance logique des lois
cosmiques.
***
3. Après avoir distingué
les deux phases du mouvement universel et montré l’interaction incessante
des deux tendances qui le caractérisent, venons-en maintenant à l’étude
sommaire du point médian qui sépare ces deux phases et les unit en
même temps. C’est en ce point que les deux tendances, adverses ou
complémentaires, s’affrontent avec le plus d’opiniâtreté, car
elles s’y rencontrent, pour ainsi dire, avec des « énergies » égales,
alors qu’en tout autre point du parcours cyclique, l’avantage favorise
toujours plus ou moins l’une ou l’autre d’entre elles, qu’il
s’agisse de la « solidification » ou de la « dissolution ».
Lorsque Dante nous décrit,
dans sa Divine Comédie, le séjour de Lucifer, ce qu’il nous
expose, en fait, à travers ces images symboliques, ce sont précisément
les conditions correspondant au milieu du cycle cosmique. C’est « le
point le plus bas », aboutissement de la phase descendante et origine
de la phase ascendante, phases où se manifestent successivement la
prédominance de tamas, puis celle de sattwa, c’est-à-dire
celle des « forces de contraction et de condensation », puis celle des
« forces d’expansion et de dilatation ».
C’est le lieu où triomphe
la tendance à l’individualisation avec toutes ses limitations. Ce
séjour de Lucifer est ce que Dante appelle « il punto al qual si traggon
d’ogni parte i pesi » (165), c’est-à-dire, ajoute René Guénon,
« le centre de ces forces attractives et compressives qui, dans le monde
terrestre, sont représentées par la pesanteur » (166). A partir de
là s’effectue pour Dante « un changement de direction » car il aborde
maintenant la phase ascendante de son « voyage » (167). Ce passage,
qui symbolise celui de la première à la seconde phases du cycle, est
pour nous, ici, d’un grand intérêt. Suspendu au cou de Virgile,
Dante le suit dans une manoeuvre assez particulière. Virgile, s’accrochant
aux flancs velus de Lucifer, descend le long de son corps, et, à un
point que marque sa hanche et qui représente le centre du Monde ou
du cycle, tourne la tête là où il avait les pieds et se met ainsi
à grimper le long des jambes de Lucifer pour s’arracher, avec Dante,
de l’Enfer. Sans parler du fait que ce retournement semble bien être
une allusion à une formule initiatique illustrant notre sujet, il est
très évocateur aussi de ce basculement dont nous avons souvent parlé
à propos du franchissement des points médians dans diverses périodes
cycliques.
Sous le rapport de ce renversement
dans l’ordre des choses, René Guénon nous rappelle encore que « si
l’on considère le milieu du cycle cosmique en regardant les deux
tendances comme agissant simultanément, on s’aperçoit que, loin
de marquer la victoire complète, au moins momentanément, de l’une
sur l’autre, il est l’instant où la prépondérance commence à
passer de l’une à l’autre » (168). Il s’agit donc d’un point
où l’équilibre est fort instable (169), et lorsqu’on y parvient,
au cours d’un cycle historique, il n’est guère surprenant que l’on
y constate des changements parfois importants dans le domaine des idées
et de la vie sociale, jusqu’à provoquer même des troubles, voire
de véritables révolutions.
En fait, dès le début du Manvantara, bien avant la révolte des kshatriyas, au coeur même
de la période paradisiaque où s’écoulent successivement deux grandes
Races, le phénomène médian, dont l’impact est universel, se fait
sentir plus d’une fois dans des combats redoutables qui s’avèrent
finalement lourds de conséquences. Mais comme il s’agit alors de
la première phase du cycle, c’est la « solidification » qui, en chaque
occurrence, accroît peu à peu sa prédominance, en même temps que
la pesanteur sévit et entraîne les « chutes » (170). Au cours de la
seconde phase, en revanche, c’est la tendance « adverse » qui va prendre
la relève : à chaque moment médian, lorsque se rencontrent, « à forces
égales », les deux tendances dont nous parlons, le processus densificateur,
de moins en moins prononcé, doit céder le pas à la tendance « dissolutive »
qui va s’affirmer avec de plus en plus d’évidence jusqu’à la
fin du cycle.
***
4. Tout au long des temps,
s’enchaînent les périodes cycliques. Cependant, au fur et à mesure
qu’elles se rapprochent de leur fin et que se réduisent leurs durées
respectives, il va de soi que les moments médians sont de plus en plus
voisins les uns des autres, chacun suivant de plus en plus rapidement
le début de la période qu’il divise, et précédant avec la même
célérité sa fin. Les événements se succèdent à une vitesse qui
ne cesse d’augmenter, et vont jusqu’à se chevaucher bientôt dans
le plus grand désordre, comme on le constate aujourd’hui autour de
nous. Alors, ce chaos événementiel s’ajoute à la déliquescence
des moeurs et de toutes choses dans le climat général de « dissolution »
qui s’accentue à tout instant.
Telles sont les caractéristiques
principales de la descente cyclique, mais le mouvement en est sans doute
bien trop lent, par rapport à celui de la succession des générations
humaines, pour que les gens, à chaque époque, en prennent vraiment
conscience, surtout pendant la première phase du processus. Il en va
d’ailleurs à peu près de même au cours de la seconde phase, à
cette exception près que dans les dernières années, et particulièrement
aujourd’hui, les choses paraissent se dessiner avec moins d’incertitude.
D’une part, l’accélération de notre chute s’est tant accentuée
que quelques-uns de nos contemporains, de moins en moins rares, ne manquent
pas de la percevoir, ne serait-ce qu’à cause de la corruption qui,
au cours d’une seule et même génération, est passée d’une activité
relativement restreinte ou discrète, à une activité multiforme, sans
vergogne et même ostentatoire, progrès très net de la dissolution
dans notre monde. D’autre part, en dépit du désordre dont nous parlions
plus haut, et de l’abrutissement qui en résulte, on n’a pas été
sans remarquer des phénomènes curieux qui s’étalent partout autour
de nous et que l’on attribue, sans y voir plus de malice, aux caprices
de la mode. Or il ne serait peut-être pas si difficile de deviner,
sous ces phénomènes très courants, des effets excessifs que l’on
pourrait rapporter à telle ou telle influence cosmique.
Quoi qu’il en soit, ce qui
nous frappe, quant à nous, c’est l’apathie dont la plupart des
gens font preuve devant ce que nous venons de résumer. Et parmi ceux,
peu nombreux, qui font observer d’évidentes anomalies, il n’en
est à peu près point qui en dénoncent les véritables causes. Quelques
voix ont protesté, mais elles se sont perdues dans le brouhaha général,
bien que « récupérées », conclusion dérisoire, par des mouvements
« politiques » de contestation systématique ayant précisément pour
but de décomposer le tissu social. Certes, on remarque bien, de temps
à autre, telle expression d’inquiétude, tel propos fort raisonnable
dans son analyse critique, mais l’on a si habilement accoutumé les
foules à l’anormalité, que sa dénonciation même leur semble tantôt
insolite dans l’indifférence concertée des « responsables », et
tantôt purement anecdotique dans l’incohérence des « informations »
médiatisées.
Malgré les difficultés de
l’entreprise, malgré l’enchevêtrement
actuel des influences cycliques,
peut-être serait-il possible d’en repérer quelques effets, en notre
époque terminale, dans certains cas exemplaires de la vie contemporaine.
Aussi allons-nous essayer de découvrir, dans la société qui nous
entoure, les traces éventuelles de la « dissolution » et de la « solidification »
que suscite la force cosmique : nous tâcherons de discerner ces deux
tendances sous les formes qu’elles paraissent adopter pour « rivaliser »
encore entre elles aujourd’hui, puisque telle est la manière dont
s’applique souvent, en notre monde, la loi de la Dualité.
b) L’attraction du Ciel
1. Si l’on garde en mémoire
la complexité des influences cosmiques découlant de la Dualité primordiale,
influences dont nous avons essayé de donner plus haut quelques exemples,
on comprendra que nous ne puissions guère, ici, relever, en cette époque
ultime, que certains de leurs effets probables parmi les plus éloquents
ou les plus visibles. De fait, nous nous attacherons surtout à déceler
ce qui relève de l’attraction du Ciel, car elle est évidemment prédominante
en ce moment extrême de notre cycle, et c’est elle, en définitive,
qui déterminera la dissolution du Monde manifeste. Or cette attraction,
dès aujourd’hui, s’affirme par un certain « dépouillement » des
formes corporelles, et l’on sait bien qu’en vertu de la règle,
« ce qui est ‘dissipation’ sous le rapport de la substance est une
‘condensation’ sous le rapport de l’essence » ? Mais pour se faire
une idée plus juste des choses, et en vue aussi de ce qui va suivre,
il est utile de rappeler une restriction faite à ce sujet par René
Guénon. Certes, l’attraction du Ciel, par son action « dissipatrice »,
entraîne le retour des « composés individuels(…)à leurs principes
originels ». Cependant, l’auteur apporte plus loin une précision
très limitative. Cette « dissipation », écrit-il, est un « mouvement
de retour vers le non-manifesté, ou tout au moins », corrige-t-il aussitôt,
« vers ce qui, à un niveau quelconque, y correspond en un sens relatif »
(163). Comme nous le verrons à loisir, cette restriction souligne judicieusement
la relativité de bien des choses.
En ce qui concerne, par exemple,
la « condensation » d’ordre essentiel, qui semblerait devoir logiquement
se produire avec plus de facilité en fin de cycle en raison de l’attraction
du Ciel, il serait imprudent de se prononcer. Peut-être cette attraction
devrait-elle se manifester par un regain d’élévation spirituelle,
mais il va de soi que, de toute manière, celle-ci ne pourrait être
que fort discrète, et d’autant plus, d’ailleurs, qu’elle serait
plus élevée. Elle en serait donc d’autant moins discernable pour
les regards extérieurs. A cette discrétion s’ajoute le fait qu’une
notable extension de la spiritualité serait assez difficilement imaginable
dans nos milieux « évolués » où les esprits sont imbus de matérialisme,
et les corps considérablement alourdis d’une matérialité qui n’a
jamais été aussi pesante. Dans de telles conditions, le nombre des
élus que favoriserait le souffle spirituel devrait être fort restreint,
comme le prévoient les Écritures. Mais en ce domaine purement qualitatif,
le nombre n’est-il pas un critère de bien piètre valeur, et l’Esprit,
en outre, ne souffle-t-il pas où il veut ?
Afin que l’on comprenne mieux
ce dont il s’agit ici, et que, s’agissant de « condensation » et
de « dissipation », l’on acquière une notion plus pertinente de ce
que peut être l’emprise de l’esprit sur le corps, afin aussi de
montrer, par là, à quel degré de transcendance peut atteindre l’élan
de la spiritualité, nous mentionnerons le fait exemplaire, mais fort
rare, d’une « condensation » d’ordre essentiel appelant une « dissipation »
correspondante d’ordre substantiel. Le phénomène se produit alors
de façon tout à fait remarquable, car on y observe une véritable
disparition de la substance corporelle dans les moments qui suivent
la mort, c’est-à-dire à la fin d’un cycle individuel humain. La
forme corporelle, au lieu d’être abandonnée, comme c’est la règle
la plus générale, passe par résorption à l’état subtil ou parfois
même à l’état non-manifesté, sans laisser aucune trace sensible
(171). Mais ne serait-il-pas abusif, dans ce cas très particulier,
de parler d’une « dissipation » de la substance corporelle, alors
qu’il s’agit au contraire pour ce corps d’une véritable « intégration » ?
Quand, au moment de la mort, il y a dissipation des éléments corporels,
comme c’est le cas le plus général, n’est-ce pas, dans une certaine
mesure, une perte pour l’être concerné, alors que si, par exception,
ils sont « spiritualisés », c’est au contraire un gain, un gage de
cohésion et d’unité plus parfaites, un signe d’achèvement (172) ?
Aussi, peut-être est-ce là un exemple qui dépasse de très haut ceux
qu’il est permis d’examiner aujourd’hui en ce qui concerne les
« condensations » et les « dissipations » multiples qui font l’objet
de cette étude.
Dans un ordre d’idées beaucoup
plus modeste, on pourrait parler de l’ascèse, qui n’est qu’une
voie conduisant vers le haut, et qui, dans ce but, consume les « écorces »
corporelles et psychiques. Plus simplement encore, il serait possible
d’envisager quelque grande élévation d’esprit qui détourne l’homme
des tentations corporelles. Il ne serait pas inexact d’admettre, dans
ces conditions, que l’attention spirituelle remplace peu à peu, dans
les âmes et dans les corps, leurs préoccupations les plus dérisoires
et les plus grossières. Tout alors n’est plus qu’une question de
degré. Mais comme nous le disions ci-dessus, ce sont là des choses
dont il est difficile de mesurer l’ampleur car leur caractère intime
ne se dévoile guère. Aussi, comment pareille voie tenterait-elle un
nombre appréciable de nos contemporains ? N’adhèrent-ils pas toujours,
de préférence, à ce qui s’offre à eux de plus spectaculaire ?
Or à chaque sensibilité correspond
dans le monde, en toute équité, un moyen de la satisfaire…
***
2. La vraie spiritualité ne
se donne pas en spectacle. Aussi n’est-elle jamais flagrante, et pour
satisfaire les curiosités peu difficiles, il n’est de séduisant,
dans nos moeurs actuelles, qu’un ensemble de pratiques aberrantes,
souvent « exotiques », où certains croient découvrir des fins spirituelles.
Ce qui distingue cette fausse spiritualité de la vraie, c’est qu’il
s’agit ici de démarches « libres », dites « sauvages », que l’on
entreprend sans aucune aide réellement qualifiée. On déserte les
religions, auxquelles d’ailleurs on est généralement hostile, alors
qu’au contraire, dans les groupes « mystiques » à la mode, on se
confie à d’étranges « gourous ». En fait, ce n’est là que trahison
pure et simple de toute authenticité, trahison que scelle une dangereuse
confusion du psychique et du spirituel.
La vogue contemporaine et déjà
vieillie des « sciences » parapsychologiques (173), tous les « retours »
en force du « spirituel » dont les médias se font l’écho depuis
quelques années, toutes ces activités qui obéissent au New Âge,
tous ces mouvements, enfin, axés sur la fréquentation de zones souvent
suspectes du psychisme, représentent incontestablement une emprise
de mode subtil sur bien des esprits de notre temps (174). Or, s’il
convient de distinguer nettement entre « subtilisation » et spiritualisation,
du moins faut-il admettre qu’au gré de ces activités psychiques,
il intervient des « forces » appartenant à un domaine relativement
plus proche du Non-manifesté que ne le sont les énergies musculaires
et mentales en jeu dans notre monde ordinaire. Du reste, il s’exprime,
dans ces diverses tendances, un désir évident d’échapper aux courants
matérialistes ambiants, et sous ce rapport elles se rangent à juste
titre sous l’influence de l’attraction du Ciel. Ce n’est pas pour
autant qu’il faudrait y voir le moindre essor spirituel. Et souvent,
même, les naïfs sont tombés de Charybde en Scylla (175).
Il est intéressant, en tout
cas, de noter que certaines de ces compromissions avec le monde intermédiaire
favorisent, bien plus souvent qu’on ne se l’imagine, chez ceux qui
participent à ces « expériences », une véritable « dématérialisation »,
même si celle-ci n’est que partielle et passagère (176). Sans doute
cette dissociation de la « matière » humaine se rapporte-t-elle bien, apparemment, à la « dissipation » d’ordre substantiel que suscite
l’attraction du Ciel, mais il n’en est rien en réalité. Comme
cela se passe dans toute décomposition des tissus nécrosés dont les
produits entrent ensuite dans la composition normale d’autres organismes,
il s’agit ici, mais à partir de tissus vivants, d’une sorte de
transfert, et les éléments subtils et corporels qui disparaissent
d’un côté sont immédiatement réutilisés, par exemple, pour la
matérialisation ectoplasmique. Pourtant, outre la distinction notable
qui sépare les deux catégories de tissus envisagées, il est encore
une différence entre les deux processus, et c’est que, dans notre
exemple, à l’inverse de ce qui a lieu dans la décomposition des
cadavres, la durée du transfert n’est dans l’ensemble qu’assez
éphémère, et que les éléments d’abord dispersés retournent théoriquement
à leurs possesseurs légitimes : or, c’est alors que peuvent arriver
divers accidents responsables de situations ou de troubles ultérieurs
plus ou moins malsains (177).
De spiritualité, du reste,
en tout cela, on comprend qu’il ne saurait être question, et ce qui
se passe dans de tels phénomènes, y compris le mécanisme de la « dématérialisation »,
est évidemment sans aucun rapport avec la « condensation » d’ordre
essentiel dont nous parlions plus haut.
Il est enfin bien entendu que
si l’humanité se rapproche, à l’heure actuelle, du Non-manifesté
dont elle est jadis sortie, ce ne peut être en soi un gage de spiritualité.
C’est le moins que l’on puisse dire, et il suffit, pour s’en convaincre,
d’assister au spectacle que nous donnent les humains. Du reste, ne
l’oublions pas, le Non-manifesté « commence » aux deux Pôles de
notre Manifestation universelle, et si l’un est l’Essence, l’autre
est la Substance, celle-ci n’étant, en somme, qu’une réserve de
potentialités à la disposition de celle-là.
La dissolution du monde grossier,
il devrait être superflu de le rappeler, n’implique nullement, comme
en une sorte de contrepartie, la promesse d’un accès aux sphères
spirituelles. Tant s’en faut. Contrairement à ce que s’imaginent
beaucoup de gens, aujourd’hui, la mort ne confère d’autre degré
d’élévation que celui dont le mourant s’est rendu digne au cours
de sa vie. C’est ce qu’ignorent aussi, et c’est plus curieux,
bon nombre d’initiés ayant dépassé la « Maîtrise » dans des Organisations
pourtant réputées authentiques.
Il est clair, pour ceux qui
ne se payent pas de mots, que le « renouveau spirituel » qui distrait
un certain public depuis quelques années, ne saurait être comparé
qu’à de vaines et confuses aspirations. Toutes ces démonstrations
éclectiques, dans leur ensemble, sont loin de pouvoir soutenir la comparaison
avec ce dont il s’agissait au tout début de ces considérations sur
l’attraction du Ciel. Comment le pourraient-elles, d’ailleurs, face
à cette « condensation » d’ordre essentiel qui, à un degré tout
à fait éminent de spiritualité, appelle à s’accomplir une « dissipation »
correspondante d’ordre substantiel, « dissipation » qui n’est alors
rien d’autre, en vérité, qu’une « intégration » de l’évanescent
dans l’immuable, du temporaire dans le final.
***
3. Même si elle se trouve
sans rapport avec les préoccupations spirituelles, il existe une « dissipation »
d’ordre substantiel qui n’en est pas moins intéressante, ni moins
répandue, bien au contraire, et que l’on pourrait attribuer, elle
aussi, avec plus de probabilité encore, peut-être, à l’attraction
du Ciel. Cette « dissipation » est celle qui vise actuellement la nature
corporelle sous presque toutes les formes qu’elle comporte dans notre
monde terrestre. On peut, à ce sujet, se livrer à des observations
diverses et, parfois, d’apparence contradictoire. Parmi les exemples
qui vont suivre, certains ne proviennent que de bribes d’informations
recueillies dans les médias, médias dont on sait en outre que la fiabilité
est souvent douteuse. Cependant il est clair que l’on ne saurait écarter
ces témoignages de façon systématique : sans doute sont-ils fragmentaires,
contradictoires certes, mais cela ne retire pas la vérité de tel ou
tel détail. Enfin, ce que nous disent les médias représente, malgré
les lacunes et les incertitudes, toute une gamine de renseignements
que nous pouvons corriger et compléter par ce que nous voyons et entendons
autour de nous, saisi sur le vif.
Outre les incendies de forêts
qui ravagent régulièrement des centaines de milliers d’hectares,
et que les pouvoirs semblent renoncer à limiter, il n’est pas rare
que l’on signale, de part et d’autre dans la presse, au gré d’articles
plus ou moins complets, l’extinction croissante d’espèces animales,
et l’on s’en inquiète parfois comme d’un signal de mauvais augure.
On entend aussi parler d’épizooties catastrophiques, lesquelles,
souvent dues à la contagion, ne manquent pas de troubler l’opinion
(178). Tout cela nous semble répondre bien ironiquement à l’obsession
maladive de croissance générale et systématique, obsession qui entraîne
notre humanité vers une fin qu’elle croit pour l’instant impossible,
et qui va cependant lui échoir à très court terme.
En attendant, le capital corporel
humain, tel un redoutable présage, ne cesse d’augmenter, si l’on
en croit les chiffres officiels, en dépit des cadavres qui s’accumulent,
sur tous les continents, à la faveur des rébellions, des guerres civiles
et des hécatombes diverses qui semblent devoir se multiplier partout.
Ainsi, la croissance numérique de la population mondiale se trouve
en quelque sorte corrigée, sinon très sérieusement dans ses chiffres
peut-être, en tout cas dans sa signification, par l’amoindrissement
corporel qui résulte de toutes ces morts. De plus, nous allons voir
qu’à côté de cet amoindrissement dramatique, il en est encore un
autre, non moins grave, qui frappe de nouvelles catégories humaines,
d’ailleurs de plus en plus importantes, elles aussi. Or si, dans les
guerres, on tue de propos délibéré, et pour ainsi dire sous contrôle,
il s’agit, dans ce dont nous allons parler, d’un désir inconscient
d’extinction, et qui s’exprime par des voies sournoises.
En effet, outre les divers
cas de morts globales et brutales qui amputent les sociétés humaines
d’une part corporelle importante (179), il faudrait sans doute prendre
en considération certains phénomènes de « macération » ridicule,
certains processus de dissolution qui frappent dans leur chair des êtres
toujours plus nombreux. Ces phénomènes et processus, dans leur expression
individuelle, nous paraissent relever aussi, et de façon beaucoup plus
significative, de la « dissipation » d’ordre substantiel dont nous
parlons.
L’obsession actuelle de la
minceur, due à des raisons qui ne sont ni médicales, ni esthétiques,
mais purement idéologiques, inquiète les médecins. C’est d’un
véritable culte qu’il s’agit, nous dit l’historien Philippe Perrot,
« avec ses pénitents et ses renégats ». C’est un indéniable phénomène
de société. « La minceur, écrit Marie-Thérèse Guichard, est désormais
devenue un critère d’embauche parmi d’autres », et ce critère
s’applique aux hommes aussi bien qu’aux femmes. La « diététique »
est aujourd’hui une religion nouvelle, où de nouveaux « gourous »
prêchent à leurs victimes la haine de leur propre corps. Cette obsession
atteint même de très jeunes adolescentes. Le professeur Marian Apfelbaum
est effrayé, dit-il, « de voir des gamines de 11-12 ans se lancer dans
des régimes de famine. La majorité des adolescentes(…) suivent actuellement
un régime ». Il en résulte « un nombre croissant de troubles alimentaires
particulièrement graves ». Telle anorexique, après avoir décidé
« de perdre quelques kilos », peut voir « le phénomène lui échapper ».
Elle risque ainsi de « perdre jusqu’à 25% de son poids, ce qui est
gravissime »(180). Le professeur Apfelbaum pense que nous connaîtrons
bientôt une situation « à l’américaine », où 80% des adolescents
ont commencé un régime dès l’âge de 9 ans (181). En attendant,
le fait est qu’il existe dès aujourd’hui de nombreux cas d’anorexie
dont certains se concluent par la mort.
Il y aurait beaucoup à dire
sur cette « dissipation » d’ordre substantiel qui va s’accentuant
au cours de la deuxième phase des cycles et s’exerce plus spécialement
dans leurs derniers temps. Elle se manifeste notamment aujourd’hui,
non seulement par l’engouement que nous avons constaté pour une étrange
« minceur », mais encore par la tendance à l’émaciation qui résulte
de l’usage de certaines drogues et du développement de quelques maladies
remarquables sévissant à l’heure actuelle (182). Curieuse rencontre
où l’humanité, dans une proportion croissante, se trouve conduite,
à la fois dans le « choix » de ses maladies corporelles et dans celui
de ses manies psychologiques, voire psychiques, à dédaigner et à
condamner, comme malgré elle, sa composante la plus pondérable, celle
pourtant qui lui est le plus chère et qui sollicite à l’ordinaire,
avec le plus d’obstination, ses attentions dévoyées.
Mais enfin, il reste que l’indice
le plus frappant de cette « dissipation » de substance humaine, indice
plus significatif encore, nous semble-t-il, que celui des maladies,
est peut-être bien cette propension à se faire maigrir dangereusement
pour des motifs parfaitement injustifiés. Il faut toute l’emprise
d’une « mode » particulièrement hostile aux goûts les plus naturels,
pour que l’on assiste de nos jours à de telles ferveurs de décharnement.
Cette manie ne va-t-elle pas, chez certains mannequins de la haute couture,
jusqu’à l’imitation d’une horreur dont on n’avait jusqu’ici
vu le résultat pervers qu’à la fin de la dernière guerre européenne,
à la sortie des camps de concentration ? Cette maigreur des corps, que
les habitudes de notre temps encouragent et tendent même à imposer,
chez les femmes surtout mais également chez les hommes, n’a-t-elle
pas quelque chose d’insolite ? On pourrait presque y voir, de la part
des intéressés, comme une inconsciente et vaine tentative d’imiter
de leur mieux la diaphanéité que semblerait promettre le processus
de « dissipation » d’ordre substantiel à l’oeuvre en fin de cycle.
***
4. Ceci dit, n’y aurait-il
pas, en réalité, quelque alarmisme dans tous ces rapports de médecins
ou de spécialistes qui parviennent à se glisser de temps à autre
à travers les barrages de la censure ? Beaucoup de nos contemporains
le pensent, qui n’aiment pas que l’on vienne troubler leur quiétude
optimiste ou bovine. Quelques-uns, que l’on taxe de « pessimisme »,
s’inquiètent pourtant… Mais de quoi s’inquiète-t-on au juste ?
Que l’on nous comprenne bien !
Nous ne pensons pas que la survie de l’humanité soit directement
menacée par l’extension des cas cités au cours de cette étude.
Ce ne sont pas les volontés de génocide qui ont fait défaut tout
au long de notre cycle moderne et même avant, mais dans la pratique
il est bien difficile de mener la chose à terme. Nous ne croyons donc
pas que le genre humain parvienne à s’autodétruire malgré toute
sa bonne volonté. Les échos « alarmistes » que nous avons rapportés,
n’arrivent d’ailleurs guère à la connaissance des gens que par
la voix des médias, et nous savons bien, expérience faite, qu’il
faut se méfier des « informations » médiatiques.
Mais il faudrait être aveugle,
aujourd’hui, pour ne pas s’apercevoir que l’humanité, et depuis
longtemps, suit une démarche suicidaire de tous points de vue, comme
si, au tréfonds d’elle-même, elle portait quelque lassitude existentielle
et l’espoir d’une délivrance, ne fût-elle que momentanée. Il
importe peu, d’ailleurs, que le suicide s’effectue de la main même
de la victime, ou bien qu’il résulte des conditions de vie instaurées
par les divers pouvoirs, en vue du « bonheur » de cette victime « ingrate »,
et en son nom même. Les masses partagent largement avec leurs maîtres,
surtout en régime démocratique, la responsabilité des turpitudes
humaines, et chacun, selon ses mérites, en recevra finalement la juste
rétribution.
Pour notre part, nous ne pouvons
que relever la direction unique prise par tant de « volontés » séparées, qu’elles soient
individuelles, comme celles des personnes qui se portent à elles-mêmes
préjudice, ou qu’elles soient « collectives », « anonymes » même,
comme celles qui se manifestent dans telles « sectes », mais aussi dans
tels milieux scientifiques et tels clans politiques dont les décisions
portent atteinte à de grands nombres d’êtres humains. On pourrait
du reste se demander quelle est la source qui inspire toutes ces « volontés ».
Seraient-elles quelque chose de plus, peut-être, que l’écho immémorial
d’une sorte de prescience de mort, à laquelle on répondrait par
une futile et dérisoire « fuite en avant » ?
Or, l’humanité manquera
son suicide, faute de temps sans doute, car ses jours sont comptés,
et même, selon les Écritures, seront « abrégés » du fait de la Miséricorde
céleste.
***
5. Il faut dire encore qu’en
contradiction, peut-être apparente, avec ce que nous avons rapporté
sur la tendance au décharnement et sur les dispositions suicidaires
de l’humanité, l’on constaterait, dans les années 90, une propension
à rechercher les rondeurs, et notamment dans le corps féminin. Mais
s’agit-il vraiment, en cela, d’un embonpoint « de bon aloi », quoique
très relativement triomphant ? Sommes-nous bien devant une réelle promotion
de la chair ? Faut-il voir, dans le phénomène, la manifestation actuelle
de cette tendance à la « solidification » sur laquelle nous avons insisté,
et qui s’impose dans la première phase du cycle, mais qui, désormais,
en notre époque terminale, n’est plus, à proprement parler, tellement
« triomphante » ? Certes, il peut s’en exprimer çà et là quelques
témoignages, car la tendance en question est toujours présente jusqu’à
la fin du cycle, mais cependant, il semble que l’on ne doive guère
la rencontrer aujourd’hui que sous la forme d’un durcissement équivoque
et fragile plutôt que sous celle d’un épanouissement véritable.
Au lieu d’une expansion satisfaite, « localement » victorieuse, ne
serait-il pas plus justement question, dans cet embonpoint insolite,
d’une sorte de retrait derrière un écran protecteur ? Devant la dureté
des temps, pour se rassurer, nous explique-t-on, l’on arrondit les
angles jusque dans la construction des voitures et des aspirateurs !
Les femmes aussi prendraient du galbe, mais ce serait en réalité pour
se faire « maternelles », accueillantes, enveloppantes, beaucoup plus
que pour être « enveloppées » et « pneumatiques » selon l’expression
évocatrice d’Aldous Huxley. Du reste, ne serait-ce pas également
pour amortir en leur propre faveur les chocs et les agressions de notre
actualité ? L’embonpoint chez les femmes, comme chez certains hommes
d’ailleurs, ne serait-il pas un abri contre les duretés et les déceptions
de l’existence ? Toute cette recherche des rondeurs et du cocooning pourrait bien n’être en fait, selon Eric Bonnin, que « le signe d’un
retour à la terre matricielle ». Comme si les hommes et les femmes
se mettaient à craindre les coups à venir (183)…
Les images conjuguées que
nous apportent le cocooning, ce refuge dans la tiédeur feutrée
du milieu familial, et le regressus ad uterum, cet autre artifice
qu’inspire la nostalgie du sein maternel, n’expriment peut-être
rien de moins, finalement, que le rêve las ou désespéré d’une
fuite vers quelque relative indifférenciation. Ce refus d’une « existence »
devenue agressivement artificielle dans nos sociétés modernes, ne
serait-il pas alors, malgré l’embonpoint trompeur, tout autre chose
qu’une obéissance à l’attraction de la Terre ? Ne faudrait-il pas,
dans ce reniement informulé de nos cadres de vie, soupçonner au contraire
quelque biais instinctif, mais sans gage d’essor spirituel, pour répondre
en dépit de tout à l’attraction du Ciel, ce Ciel qui, Pôle actif
de notre Manifestation, représente directement le Principe universel
qui la régit ? (184)
***
6. Dans notre recherche des
effets produits par l’attraction du Ciel sur les derniers représentants
de notre humanité, nous n’avons jusqu’ici relevé qu’un nombre
limité de possibilités et de faits parmi ceux qui nous ont paru les
plus significatifs. Nous avons d’abord examiné les faits positifs,
rares ou discrets, qui se rapportent à une « condensation » d’ordre
essentiel, sans oublier leurs parodies, volontaires ou non. Nous avons
ensuite observé des faits qui entrent dans le cadre d’une « dissipation »
d’ordre substantiel, et qu’illustrent divers exemples sur la manière
dont peut se trouver singulièrement réduite, lésée, l’intégrité
de la nature corporelle chez les humains et les animaux. Ces exemples,
nous aurions pu les compléter encore, outre notre mention des incendies
de forêts, par l’énumération de plusieurs autres destructions criminelles
et systématiques du monde végétal et de l’équilibre naturel dans
son ensemble, entreprises nocives pour la nature, certes, mais qui atteignent
indirectement les hommes. Enfin, il se pourrait que les cas d’embonpoint,
qui viennent contredire la mode visant au décharnement, ne soient pas
toujours l’expression d’un combat d’arrière-garde pour quelque
triomphe désuet de la chair, mais celle d’un rempart qu’on dresse
devant soi contre les agressions de la société moderne, et finalement,
aussi, l’expression d’un refuge dans le renoncement, l’insensibilité,
l’indifférenciation.
Tous ces exemples, déjà relativement
peu nombreux, pourraient facilement passer pour des exceptions s’ils
étaient envisagés isolément, mais réunis en faisceau, ils possèdent
aussitôt un certain pouvoir de persuasion, et il serait facile de les
multiplier à satiété, tant est mortifère notre civilisation si louangée.
Il reste pourtant que les faits
que nous avons cités ne concernent finalement qu’assez peu de gens,
tous plus ou moins consciemment sensibles à l’attraction du Ciel,
que ce soit à leur avantage ou à leur détriment. Qu’ils soient
en bonne santé ou qu’ils souffrent d’états morbides, ce sont des
êtres dont le regard ne s’arrête pas à l’apparente impénétrabilité
des choses autour d’eux, ou qui en ressentent confusément les influences
occultes, lesquelles ne sont pas toutes « bénéfiques », il s’en
faut de beaucoup.
C’est maintenant vers d’autres
humains que nous allons nous tourner. Sans doute, par certains côtés,
sont-ils, eux aussi, comme tout le milieu terrestre, quelque peu sensibles
à l’attraction du Ciel, mais ce ne peut être que dans ses modalités
les plus ordinaires, les plus grossières, comme les désordres de la
santé par exemple. Et ils riraient bien si quelqu’un venait leur
parler des attractions du Ciel ou de la Terre !
c) Le jeu actuel de la « solidification »
et de la « dissolution »
1. Les catégories humaines
précédemment envisagées, exemplaires sans doute, extrêmes peut-être,
n’englobent qu’une petite minorité de personnes, celles dont les
éléments psychiques et corporels sont plus ou moins intensément engagés
dans divers processus qu’engendre l’attraction du Ciel. Toutes ces
personnes se trouvent là rapprochées parce qu’elles ont des intérêts
ou des faiblesses en rapport avec cette attraction, mais il y a en fait
beaucoup de disparité dans un tel rassemblement.
Les gens dont nous allons maintenant
parler, au contraire, semblent représenter partout dans le monde, et
particulièrement en Occident et dans les pays occidentalisés, une
très forte majorité. Ce sont d’ailleurs des individus curieusement
semblables sous le rapport de leurs intérêts, étant férus surtout
d’actualité, et ne pensant, pour la plupart, que par télévision
interposée, respectueux de ses diktats, bercés par ses ondes audio-visuelles,
tous en communion, à la même mangeoire, absorbant au même instant
leur provende insipide, dénaturée sinon délétère. Ils existent,
plutôt du reste qu’ils ne vivent, « à l’unisson ». Mais pas en
harmonie.
D’un point de vue authentiquement
humain, selon lequel l’humanité participe de la Terre et du Ciel,
et si l’on se place dans une perspective très large du sacré en
tant qu’il ressortit à la fois à ces deux Pôles de la Manifestation,
les gens dont nous parlons maintenant n’ont surtout d’humain que
leur apparence corporelle à laquelle ils subordonnent tout. Matérialistes
bornés, ce sont de rudes profanes, ayant de la rudesse le caractère
à la fois fruste et farouche, incultes qu’ils sont dans le domaine
du sacré, et fiers de l’être. De là une superficialité paradoxalement
fondamentale, qui n’exclut nullement, en ses soubassements immédiats,
le foisonnement fluctuant des petites ou monstrueuses passions. En eux,
c’est une activité mentale, prétendument raisonnable, qui voudrait
dominer, toujours sous-tendue, et souvent submergée, par une affectivité
qui tombe facilement dans le sentimentalisme, et que troublent en outre
les appétits du corps et les caprices du caractère.
Aussi, en dépit de cette sorte
d’anonymat que leur valent leur similitude et leur égalisation, en
dépit aussi de leur plate superficialité, toutes particularités qui
n’abolissent pas leur caractère de créatures, ces humains ne laissent
pas, à leur manière, d’être sensibles aux deux tendances cosmiques
dont nous avons longuement parlé : la « solidification » et la « dissolution ».
Mais à cause de leur carapace d’indifférence, de leur imperméabilité
au sacré, il va de soi que les tendances en question ne les atteignent
qu’en leurs modalités les plus ordinaires : le corps avec ses failles,
et le caractère avec ses penchants. Nous ne reparlerons pas ici de
ces déperditions organiques envisagées plus haut, et dues à des maladies
qui frappent également les animaux, voire les végétaux, peut-être
même les minéraux (185), et qui concernent alors dans son ensemble
le vaste monde des corps, obligatoirement soumis, bon gré mal gré,
à l’attraction du Ciel.
C’est donc sous le seul rapport
du caractère et de ses comportements que nous intéresse ici la sensibilité
« cosmique », tout à fait inconsciente, de nos contemporains les plus
nombreux. Dans leurs attitudes, leurs manières, leurs manies, nous
retrouvons la marque de la dualité qui signe la Manifestation tout
entière. Selon la Kabbale, notre monde, à l’Origine, fut créé
au moyen de la lettre Beith, de nombre Deux. En nos jours, proches
de la Fin, nous vivons, qu’on le veuille ou non, sous la loi de l’Ordinateur,
dont les calculs se fondent sur le binaire. D’ailleurs, si nos techniciens
ont adopté ce système, c’est qu’il correspond à quelque chose
de fondamental dans la façon dont on pense à l’heure actuelle. Or
un véritable gouffre s’interpose entre la Dualité vue dans la perspective
ancienne et symbolique du Nombre, et la dualité toute quantitative
dont la notion se mêle à l’emploi de la numération ou des chiffres
dans les sciences modernes. Aussi, en nos temps ultimes, dans nombre
d’attitudes mentales, ne manque-t-on pas de rencontrer, proposée
là comme un grotesque simulacre de la Dualité première et féconde,
l’expression d’une dualité dernière et stérile dont la forme
est passablement abrupte et les termes irréconciliables. Il n’est
pas jusqu’au régime démocratique, par exemple, dont on ne voie la
justification et la garantie dans la contradiction permanente qu’apporte
à l’affirmation des uns la négation des autres. On est si bien entiché
de cette « absoluité » binaire que l’on va même jusqu’à découvrir
un dualisme chez Platon ! Mais si cette dualité irréductible est la
pire des illusions, il n’en est pas moins vrai qu’un grand nombre
de dualités, dans notre monde, correspondent à quelque chose de bien
réel, comme nous l’avons vu, puisqu’elles sont l’effet d’une
première polarisation de l’Etre universel. Il n’en faut pas, pour
autant, les durcir, les radicaliser, en faire un usage par trop roide,
comme on a si facilement tendance à le faire aujourd’hui où la mode
est aux intégrismes comme aux intégrations de toutes sortes, lesquels
déplorent à l’unanimité, dans un même souci d’égalisation,
l’existence de telle ou telle dualité, trouvée plus ou moins encombrante,
qu’on l’exagère ou qu’on la minimise, et qu’on s’efforce
de la réduire par la violence ou par le subterfuge.
***
2. Il y aurait beaucoup à
dire sur les problèmes que pose la dualité, mais nous n’avons à
les envisager ici que sous leur forme la plus primaire. Ainsi, l’irréductibilité
que l’on prête à la dualité fait d’elle un véritable dualisme,
et donc, d’un point de vue traditionnel, une conception erronée des
choses. C’est un tel dualisme que l’on attribue à tort ou à raison
au manichéisme, et ce terme, en tout cas, est souvent utilisé aujourd’hui
dans ce sens.
Quoi qu’il en soit, si l’on
ne se préoccupe guère, dans les sphères populaires, de ce que peut
être le manichéisme, il est évident qu’on en connaît bien la signification
courante, celle qui voit en lui l’expression d’une lutte inexpiable
entre le Bien et le Mal. Plus précisément encore, dans le contexte
social, obsession majeure de l’homme moderne, on traduit volontiers
cette lutte comme celle des classes, c’est-à-dire comme l’opposition
entre les « bourgeois » et les « prolétaires ». Pour dramatiser alors
cette opposition, on la présente d’une façon plus significative,
dans sa naïveté ou sa perfidie, comme l’opposition entre les « riches »,
suppôts du Mal, et les « pauvres » qu’ils exploitent et qui, par
leur dénuement qu’on trouve méritoire, se situent du côté du Bien
(186).
Cette sommaire division du
monde entre les « riches » et les « pauvres » n’est pas sans refléter
quelque vérité. On entend même dire parfois que l’écart se creuse
de plus en plus scandaleusement entre ces deux catégories, et ce ne
sont pas les témoignages qui manquent pour en apporter la confirmation.
Cependant, tout en reconnaissant le bien-fondé de cette division entre
ceux qui détiennent les richesses du globe et ceux qu’accable la
pauvreté, voire la misère, disons qu’une telle division ne rendrait
qu’imparfaitement compte de la manière dont se distribue sur nos
contemporains la double influence cosmique étudiée plus haut. En réalité,
cette influence, pensons-nous, agit plutôt sur deux groupes dont les
aspirations profondes paraissent irréconciliables : plus pertinemment
répartis que les « riches » et les « pauvres », avec lesquels, sans
plus réfléchir, on pourrait croire qu’ils coïncident, ce sont d’un
côté, ceux qui s’accrochent sans nuance au passé, et de l’autre,
ceux qui veulent en détruire tous les vestiges.(187). Ces deux groupes
sont les seuls qui comptent vraiment car ce sont les plus vigoureux
et les plus fondamentaux. Du reste, si l’on en juge par la progression
actuelle du rapport entre la « solidification » et la « dissolution »,
tendances qui inspirent respectivement les deux groupes en question,
c’est évidemment le second, finalement fauteur d’anarchie, qui
serait appelé à « s’imposer » si les processus destructeurs de la
Fin, bien proches de leur triomphe, lui en laissaient le loisir (188).
On voit que les deux tendances
« adverses » de la force cosmique ne manquent pas d’intervenir dans
le champ que l’on dit « politique », mais il est clair qu’en tout
cela, les intérêts de la Cité ne sont que prétextes, et que ce dont
il s’agit en priorité, pour chacun, c’est de promouvoir, puis d’imposer
ses propres « idées ». En réalité les « raisons » que l’on invoque
sont rarement autres que vénales, sentimentales ou modérément passionnées.
Quant aux motivations profondes, n’est-ce pas de naissance que l’on
se trouve être « réactionnaire » ou « révolutionnaire » ?
***
3. Depuis longtemps déjà,
à mesure que s’enchaînent les sous-cycles des temps modernes, le
conservatisme s’efforce de résister aux novateurs, puis, à la longue,
la grande majorité des humains tend à se diviser en deux groupes opposés :
ceux, d’abord, dont le caractère en est à la première étape de
son durcissement, et qui ne songent qu’à garder les avantages acquis,
voire à en accaparer de nouveaux, et ceux, ensuite, dont la dureté
s’est amoindrie, amoillie, et qui, tenus en bride pour cette raison
même, n’ont d’autre envie que d’égaler les premiers, puis de
les supplanter. Aujourd’hui, où les tendances matérialistes sont
à leur apogée, les uns ne pensent qu’à persévérer dans une expansion
économique tentaculaire (189) désormais vouée à l’échec sinon
à la catastrophe, tandis que les autres, écartés de cette émulation
combative par leur paresse ou leur incapacité, s’acharnent à détruire
une société malsaine, sans pour autant avoir les moyens, ni même
le désir, de l’assainir. Les expansionnistes, alors, se « figent »
contradictoirement dans un état de sclérose mentale proche du radotage,
sorte d’induration générale que masque leur recherche opiniâtre
de l’hypertrophie matérielle. Quant à leurs ennemis, qui sont aussi
les candidats à leur succession, ils se révèlent, sous des aspects
agressifs, comme les victimes d’un laisser-aller de tout leur être,
où le goût de la « liberté », qui n’est au fond que leur assujettissement
à l’inconséquence la plus fantaisiste, dissimule, à leur insu,
quelque secrète tendance à l’autodestruction (190). Mais en fait,
« retardataires » ou « précurseurs », les uns comme les autres, à
des stades différents et sous une trompeuse vitalité, succombent à
un encrassement apparemment inéluctable, à un durcissement qui en
s’intensifiant ne saurait aller bientôt sans fissures, et qui, chez
les « précurseurs », amorce déjà la dissolution (191).
Ces deux partis, qui sont d’ailleurs,
le plus souvent, des « partis- pris », se sont vu distinguer, au cours
des temps, par diverses appellations. Il y eut des conservateurs et
des libéraux. Il y a encore des réactionnaires et des progressistes.
Mais au gré de la décomposition qui triomphe dans les idées et dans
le tissu social, les noms changent parfois de sens. Le libéralisme
d’hier est souvent considéré aujourd’hui par les gens « avancés »
comme une doctrine dépassée, voire passéiste, sinon réactionnaire…
Cependant, peut-être vaudrait-il mieux voir, dans ces deux groupes,
des patients et des impatients, les premiers sachant qu’il ne se fait
rien de durable sans le temps, les seconds, qu’agacent les atermoiements,
pressés de passer à l’action. On pourrait aussi les appeler les
« vieux » et les « jeunes », quel que soit leur âge. Et il est bien
naturel que les « vieux », tout perclus dans leurs membres ou dans leur
allant, soient plus soucieux ou réfléchis, et que les « jeunes »,
plus souples et détendus, immortels comme sont tous les jeunes, soient
plus enthousiastes, désinvoltes, hardis, téméraires et casse-cou
(192). Les uns freinant, et les autres accélérant, les choses avancent
peu à peu, mais de plus en plus vite, vers leur fin (193).
Ainsi va le monde, et depuis
longtemps. Or ce qui nous frappe, dans l’évolution actuelle des événements,
c’est l’apparente inéluctabilité du processus. Les nations courent
à leur perte sans que leurs dirigeants puissent ou veuillent le leur
éviter. De plus en plus sûrement, c’est la « dissolution » qui,
chaque jour, l’emporte sur la « solidification », non pas discrètement
du reste, mais de façon tout à fait ostensible, comme elle le fait
déjà un peu partout, dans tous les domaines. Nous avons parlé, à
propos des « dissipations » d’ordre substantiel, du gaspillage progressif,
voire systématique, dont est victime le capital corporel de toute espèce
terrestre : empoisonnement délibéré et destruction générale de la
planète, jusqu’à nous intoxiquer gravement nous-mêmes et nous priver
radicalement d’une partie de nos ressources alimentaires. Enfin, outre
ces dégâts matériels dont est responsable une sotte mentalité, on
constate aussi une dissolution toujours grandissante des moeurs, dissolution
dont on nous donne l’exemple depuis les milieux les plus modestes
jusqu’aux sphères les plus hautes de l’édifice social.
Nous avons dénoncé, lorsque
nous les avons rencontrées, les tendances suicidaires qui affectent
certains groupes d’individus. En vérité même, on le voit bien,
c’est le genre humain tout entier qui, saisi d’une sorte de folie,
s’est mis en devoir de se suicider. Non seulement il se détruit dans
sa modalité physique, mais, ce qui est plus inconséquent encore, il
s’applique à ruiner de son mieux ce qui peut lui rester de spiritualité,
c’est-à-dire son bien le plus précieux.
***
4. Est-ce une caricature que nous brossons là, comme plusieurs doivent
le penser ? Certes, c’en est une, mais bien amère, car elle s’identifie
à ce monde qui nous cerne implacablement. Sans doute les grimaces,
pour la plupart, en sont-elles longtemps restées plus ou moins imperceptibles,
et c’est que les politiciens de tous bords sont depuis toujours habiles
à les farder, comme ils se font maintenant eux-mêmes farder avant
d’affronter leurs téléspectateurs. On étouffe les scandales les
moins connus, on gomme les plus visibles, on se fait limer des canines
par trop agressives. Surtout, on endort la clientèle, comme le fait
l’anesthésiste, parce que toutes les « interventions », chirurgicales
ou sociales, sont douloureuses. On berce alors les électeurs de beaux
discours pleins de vent, on leur serine quelques slogans lénitifs ou
pimpants : de la « qualité de la vie » au « mieux-disant culturel »,
il y en a pour tous les goûts…et les dégoûts. Mais le système,
majoritairement et donc démocratiquement, fonctionne parfaitement,
puisqu’il dure. Sous un optimisme de rigueur, gage supposé de « croissance »
maximale, l’abcès mûrit…
Aujourd’hui, les événements
se précipitent parfois de façon surprenante. Seule la sagesse, qui
mesure les cycles, enseigne qu’il serait grand temps, pour les humains,
de se démunir du superflu pour faire place à l’essentiel. Mais ce
n’est plus la sagesse qui régit l’Histoire, ni dans le champ politique,
ni dans celui, même, de la pensée, où elle n’est plus désormais
qu’objet de dérision.
Pourtant, dans le grand désarroi
des âmes, face à leur encroûtement et à leur déréliction que ne
semble devoir interrompre que leur désintégration finale, il est encore,
à l’écart des foules irresponsables, quelques êtres d’exception
qui, dans la solitude et le silence, répondent à tous les défis outrageants
par la rigueur de leur comportement, l’incessante disponibilité de
leur bienveillance et le parfait achèvement de leur application contemplative.
On dit même, parfois, que c’est à ces êtres seuls que le monde
est redevable de sa survie…
|
NOTAS |
(1) La Crise du Monde moderne,
p. 12, 13,15, 17-18.
(2) Comme tout le monde ne
le sait peut-être pas, les autruches, ces créatures ingénieuses,
ont trouvé une méthode pour parer à tous les dangers : elles se cachent
la tête sous le sable…
(3) D’ailleurs, l’optimisme
est surtout le fait de ceux qui profitent matériellement de la situation
désastreuse, et qui, aveuglés par leur matérialisme, s’endorment
dans les délices relatifs de cette nouvelle Capoue dont rêvent, se
préoccupent et se repaissent les technocrates. L’optimisme, sans
doute, est cet « alibi sournois des égoïstes » dont parlait Bernanos,
mais il n’est jamais dépourvu d’une certaine naïveté, et c’est
pourquoi les États l’encouragent de leur mieux chez les peuples.
(4) R. Guénon : Le Règne
de la Quantité et les Signes des Temps, p. 247-248.
(5) Il faut dire que la crédulité
publique a toujours été mise à contribution, et qu’elle ne déçoit
jamais. On l’exploite, de nos jours, par les publicités abusives,
les sondages de toutes couleurs, et bien d’autres moyens parfaitement
admis et largement utilisés dans mainte carrière commerciale ou politique.
(6) Revue Télérama,
27 mars 1991.
(7) Il ne serait pas sans intérêt,
ni sans humour d’ailleurs, de comparer ce « bêtisier », moderne sinon
scientifique, aux prévisions que formulaient, sans arrogance mais sans
illusion non plus, certains textes fort anciens, comme le Vishnu
Purana par exemple, et qui concernent, à son apex et au moment
de sa fin, cette Civilisation unique dont les Occidentaux sont en grande
majorité si fiers !
(8) « Le slogan de l’‘objectivité
scientifique’ n’est rien d’autre qu’un argument inventé par
les chers professeurs qui désiraient se soustraire au contrôle du
Pouvoir, alors que ce contrôle est indispensable ». Tel est le propos
que tenait Adolf Hitler et que rapporte Hermann Rauschning (Hitler
m’a dit, p. 299, Livre de Poche).
Rappelons, à ce sujet, les
recherches actives que poursuivaient scientifiques et ingénieurs allemands
devant la sollicitation pressante de l’odieux pouvoir nazi, recherches
qu’encouragea bientôt après, aux USA, l’aimable pouvoir démocratique.
Les Japonais en expérimentèrent le résultat à Hiroshima, mais les
Anglo-Saxons auraient pu en déguster les mêmes effets à Londres ou
à Washington. Il s’en fallut de peu, d’ailleurs.
(9) A propos du mot « crise »,
R. Guénon fait observer que « son étymologie (…) le fait partiellement
synonyme de ‘jugement’ et de ‘discrimination’ » (La Crise du Monde moderne, p. 9). On pourrait même déceler encore,
dans la racine indo-européenne du mot, les significations de « cène »,
de « tri », de « purification ».
(10) Ces tendances trouvent
une satisfaction morbide, parfois vengeresse, dans la vision de certains
films de violence ; mais elles y trouvent aussi un aliment dangereux. Le Quotidien de Paris, dans son numéro du 6 février 1992, p. 16,
titre : « Au secours, le catastrophisme revient ! » Le ton, sans doute,
se veut badin, et pourtant le texte qui suit sur deux pages, offre plus
d’une raison de tempérer cet enjouement, car il donne quelque matière
à réflexion sérieuse à ceux qui en sont encore capables.
(11) Introduction générale
à l’étude des doctrines hindous (1921), p. 303-307.
(12) Sous le titre « Quelques
remarques sur la doctrine des cycles cosmiques », l’article se trouve
dans l’ouvrage Formes traditionnelles et Cycles cosmiques (Gallimard, 1970). M. Jean Robin en a fait un résumé fort complet
dans son livre sur René Guénon, Témoin de la Tradition (Guy Trédaniel, 1976), p. 342-347.
(13) C’est nous qui soulignons.
(14) Formes traditionnelles
et Cycles cosmiques, p. 13-14 et 24. En 1937 encore, dans un autre
article, l’auteur justifie l’obscurité dont « certains côtés
de la doctrine des cycles ont toujours été enveloppés » (ibid.,
p. 30). Il renouvelle ses réserves en 1945 dans Le Règne de la
Quantité, p. 257.
(15) Formes traditionnelles
et Cycles cosmiques, p. 48, note 2.
(16) René Guénon, Témoin de la Tradition, p. 348.
(17) Nous ne pousserons tout
de même pas l’humour jusqu’à calculer les révolutions solaires !
(18) Sur cette ère qu’entendait
désigner R. Guénon, Michel de Socoa, quant à lui, ne semble guère
entretenir de doute. Il s’agit d’une « ère bien connue », dit-il,
« qui ne peut être que l’ère juive » (Les grandes conjonctions,
p. 8). Gaston Georgel, de son côté, considère cette datation de l’ère
juive avec beaucoup de scepticisme, car il n’a pas pu en obtenir la
justification ! Sic ! Aussi préfère-t-il se fier à certaines
prophéties (Vers la Tradition, nos 13 et 14, p. 4). Ceci dit,
on peut ne pas adhérer à certaines datations de G. Georgel, mais il
faut lui reconnaître le mérite d’avoir, par ses livres, attiré
l’attention sur l’importance des cycles pour une saine compréhension
de l’Histoire.
(19) Le dieu du futur,
p. 158-160.
(20) Rapportons ici le témoignage
de Michel de Socoa, qui trouvait « fantaisiste » la chronologie de Nostradamus,
et qui voyait d’ailleurs dans son art, après R. Guénon, plus de
magie peut-être que d’astrologie, celle-ci n’étant qu’un « masque »
pour dissimuler celle-là, prudence salutaire à cette époque. Quoi
qu’il en soit, le mage, de son côté, se disait issu d’une tribu
juive « renommée pour ses dons de prophétie » (Les grandes conjonctions,
p. 14).
(21) Les « partisans » de l’Atlantide
font observer de leur côté que des sondages sous-marins ont découvert
des points qui auraient été recouverts de laves lorsqu’ils étaient
encore émergés. Tel est le cas, paraît-il, d’un point situé à
environ 900 km au nord des Açores. Mais évidemment, c’est là soutenir
la thèse du « catastrophisme » tant redouté…
(22) Platon : Timée,
23e ; Critias, 108e.
(23) Critias, 108d et
113b.
(24) La teneur des archives
égyptiennes, à ce sujet, est communiquée par un très vieux prêtre
de Saïs à Solon, qui en fait le récit au grand-père
de Critias, lequel raconte à son tour la chose à Critias,
qui l’aurait rapportée à Platon. Quant au fait que Critias
prétende conserver encore chez lui les manuscrits de Solon, ce n’est
évidemment plus, aujourd’hui, une grand garantie d’authenticité
(Critias, 113b).
(25) « Il existe une préparation
à la sagesse plus élevée que la philosophie, qui ne s’adresse plus
à la raison, mais à l’âme et à l’esprit, et que nous pourrions
appeler préparation intérieure ; et elle paraît avoir été le caractère
des plus hauts degrés de l’école de Pythagore. Elle a étendu son
influence à travers l’école de Platon jusqu’au néo-platonisme
de l’école d’Alexandrie » (R. Guénon : Mélanges, p. 51).
Mais quant aux écrits eux-mêmes, n’est-ce pas Platon qui, dans le Phèdre, les critique sévèrement, jusqu’à n’y voir que « des
mémentos » qui se réduisent souvent, par la force des choses, à « un
badinage » (277e-278a) ? Pour lui, seule la parole est susceptible de
répandre les germes de la spiritualité (276e-277a).
(26) Critias 120e-121c.- Il semble que ce soit toujours cette même enflure que l’on
constate en fin de cycle, sous des formes diverses : enflure des appétits
vulgaires, quels qu’ils soient, enflure de la vanité d’exister
qui pousse au fétichisme anthropolâtre, lequel, d’ailleurs, se complait
surtout dans le culte de soi.
N’est-ce pas là qu’en
sont aujourd’hui la plupart des peuples et des hommes ? Leur vie ne
se borne-t-elle pas à la convoitise des richesses exclusivement matérielles,
à l’obsession de dominer pour se les approprier, ou même, symptôme
d’une imminence de la fin, pour le seul et morbide plaisir de détruire
et de tuer ?
(27) Le pessimisme des Anciens
est la tare indélébile dont s’indignent, avec le plus de persistance,
les champions de la modernité. C’est que, depuis leurs origines à
cousinage simiesque, les modernes se sont rendu compte qu’ils ne cessaient
de cheminer dans la voie du Progrès, et il en est même d’assez ambitieux
pour croire qu’ils vont « devenir Dieu », ce principe qu’ils ont
« inventé ». Mais, comme nous l’enseigne le « Créativisme », ne
suffit-il pas de vouloir pour obtenir tout ce que nous désirons ?
(28) « Proclus, auteur d’un
célèbre commentaire sur le Timée, rapporte que les prêtres
de Saïs ont montré à Crantor de Soloï, premier commentateur de Platon, les mêmes papyrus et les mêmes écrits qu’à Solon ».
C’est ce qu’écrit Jürgen Spanuth dans L’Atlantide retrouvée (Plon, 1954, p. 13). N’ayant pas à notre disposition le fameux commentaire,
nous n’avons pu nous y reporter.
Jurgen Spanuth serait un théologien
allemand qui aurait reçu sa formation dans les Universités de Tübingen,
de Berlin et de Vienne, vers 1930. En fait, son récit concerne les
événements qui ont précédé et suivi la date de 1200 avant notre
ère : catastrophes naturelles, migrations, affrontements guerriers.
Il essaye d’appliquer aux peuples du Nord le mythe atlantéen de Platon.
Pour justifier cet important décalage dans le temps, il s’appuie
sur une explication du savant Olaf Rudbeck (1630-1703) : « une faute
de traduction ; au lieu de huit mille ans, huit mille mois sépareraient
l’engloutissement de l’Atlantide de l’arrivée de Solon en Egypte »(p.
17 de l’ouvrage) ! ! ! Pourquoi passer des 9000 ans, indiqués par Platon,
à 8000 ans, c’est-à-dire, selon l’hypothèse proposée, à 8000
mois ? Sans doute pour obtenir finalement une date correspondant mieux
aux cataclysmes du Nord au XIIIe siècle. En effet, si l’on ajoute
8000 mois à 560 (date supposée de la visite de Solon en Égypte),
on obtient : 560 + 666 ans (= 8000 mois) = 1226 avant J.-C. Six cent
soixante six ans ! Curieuse coïncidence !
(29) Timée, 24e-25a.
(30) Il se peut, en effet,
que ces 9000 ans « litigieux », tout en situant de façon assez satisfaisante
l’ancienneté du cataclysme, aient été ainsi évalués en nombre
rond par simple discrétion. Il s’agit du reste d’un nombre cyclique,
dont le choix, avec son allusion symbolique, pourrait bien n’être
rien d’autre qu’un clin d’oeil complice de Platon, et non pas
une simple datation historique, aussi approximative soit-elle. Platon,
par exemple, cite ailleurs, dans un tout autre propos et dans un sens
purement symbolique, une même durée de « neuf mille années » (Phèdre,
257a).
(31) On sait que le fatalisme
est une « doctrine » fausse, au point même qu’il serait peut-être
souhaitable de le désigner de façon moins équivoque. On ne manque
jamais d’en créditer les musulmans, à tort comme on le sait, ni
de l’attribuer aux anciens Grecs, sans plus de raison sans doute,
si l’on veut bien dépasser certaines conceptions sommaires sur leur
Destin.
(32) L’indéfini on ne désigne pas ici les hommes politiques, lesquels, dupes majuscules
et dorées, ne sont, à tout prendre, que les chiens d’un redoutable
Chasseur.
(33) Nous recommandons aux
lecteurs intéressés l’ouvrage de ‘Abd ar-Razzâq Al-Qâshânî : Traité sur la Prédestination et le libre arbitre (éd. Sindbad).
(34) On observe la même attitude
vis-à-vis de l’Astrologie, qu’on accuse de déterminisme sans aller
y voir de plus près. Et ce, en dépit des affirmations maintes fois
répétées, dès le Moyen-Age : Astra inclinant, non necessitant.
(35) R. Guénon : Le Règne
de la Quantité, p. 271-272.
(36) Ibid., p. 47-48.
(37) René Guénon, Témoin
de la Tradition, p. 340-342.
(38) Le terme nous paraît
tout à fait adéquat pour désigner la mentalité générale de l’époque.
Etymologiquement d’abord, car la « gauche » (en latin, sinistra)
et la mode gauchiste semblent devoir remporter désormais tous les suffrages.
L’ensemble du monde, alors, brandit l’étendard du socialisme,
cette doctrine accommodante et caméléonesque : bien sûr, l’Union
des Républiques Socialistes Soviétiques, mais aussi son ennemi mortel, le Troisième Reich, nazi,
c’est-à-dire national-socialiste, et encore, à sa manière, le fascisme
italien, oeuvre du militant socialiste Benito Mussolini, sans parler des innombrables démocraties occidentales,
sénilement entichées des « principes » socialisants qui s’affirmèrent en mode affectif dès le début du XIXe siècle,
avec le romantisme et l’ « idéal » républicain, pour verser finalement
dans la simagrée.
(39) Comme nous le verrons
par la suite, cette période de troubles constitue la transition entre
une époque de mercantilisme bourgeois et celle où va régner la chienlit
prolétarienne et où la criminalité finira par tenir le haut du pavé
à raison même de ses crimes.
(40) Il n’est pas difficile
d’en faire l’observation : on verra que l’époque 1993,29-1999,77,
dans nos cycles, se présente comme l’image aggravée de la période 1934,97-1999,77 dont elle est une sorte de minuscule Kali-Yuga,
mais fortement « concentré » par le fait même de l’entassement excessif
des événements.
(41) La Crise du Monde moderne,
p. 133-134.
(42) Ces passages et les suivants
sont empruntés à la traduction que Paul Mazon donne de l’oeuvre
d’Hésiode : Les travaux et les jours.
(43) Leconte de Lisle traduit
« dans cette cinquième génération des hommes ». Le grec genos,
que traduisent les mots « génération » ou « race », comporte bien
des acceptions. Il désigne l’origine, l’espèce (qu’il s’agisse
de dieux, d’hommes ou d’animaux), la famille, un enfant, une phratrie,
une caste, une corporation, une nation, une tribu, un sexe, toutes significations
que donne Bailly outre celles de « race » et de « génération ». Pour
A. K. Coomaraswamy, genos, c’est le sanscrit jâti (Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, p. 10, note), lequel,
selon Guénon, « désigne la nature individuelle de l’être », cette
nature résultant « avant tout de ce qu’est l’être en lui-même
et secondairement seulement des influences du milieu ». Comme varna (couleur), jâti (naissance, espèce) désigne ce qui justifie
l’appartenance à une caste (Etudes sur l’Hindouisme, p.76-77).
(44) Ici, le vers 189 du texte
grec est mis entre crochets. Mazon traduit en note : « mettant le droit
dans la force ; et ils ravageront les cités les uns des autres ».
(45) A plusieurs reprises,
R. Guénon a fait observer l’équivalence des 4 Ages de l’humanité,
dont parlent les traditions grecque et romaine, avec les 4 Yugas du Manvantara hindou. Il en admet même l’égalité sous le
rapport de la durée, et cela semble aller de soi, ne serait-ce que
parce que ces traditions de l’Occident et de l’Orient prennent évidemment
leur source commune dans la tradition primordiale.
(46) « ‘L’âge des Héros’
n’est aucun des 4 âges » du Manvantara, « mais plutôt une
simple subdivision ; il faudrait pouvoir se reporter à ce que dit Hésiode,
et que je n’ai pas ici ; mais (…) il semble bien qu’il se situe
dans l’‘âge de fer’ même, dont il est peut-être comme la première phase ». C’est ce qu’écrivait
René Guénon à Gaston Georgel dans sa lettre du 28 janvier 1948 (revue Etudes Traditionnelles 1968, p.241). Le Vêda, quant à lui,
dénombre cinq Grandes Races humaines qui se succèdent au cours de
notre Manvantara, mais il est vraisemblable que chacune de ces
Races, surtout parmi les dernières sans doute, doivent comporter plusieurs
branches et rameaux distincts.
(47) Etéocle et Polynice,
frères issus du malheureux hymen d’Oedipe et de Jocaste, s’entre-tuent
sous les murs de Thèbes.
(48) Ceux qui se livrent à
la démesure, ou hubris, subiront les calamités et la destruction,
qui leur viendront du Ciel (vers 238-247). D’après Bailly, hubris,
c’est « tout ce qui dépasse la mesure » : orgueil, insolence, emportement,
violence, bouillonnement, excès, outrage, sévices (particulièrement
sur une femme ou un enfant). Or tout cela se rencontre pendant le siège
et le sac de Troie, mais aussi ailleurs, à la même époque.
(49) Rappelons que l’on a
compté au moins neuf villes superposées dans le site que découvrit
Heinrich Schliemann. A propos de cette découverte, Immanuel Velikovsky,
dans Les grands bouleversements terrestres (Librairie Stock) signale (p.211, note) que dès la fin du XVIIIe siècle,
« Le Chevalier émit l’hypothèse qu’Hissarlik était le site de
la Troie homérique ou Ilion. On ne tint alors aucun compte de cette
identification ». Pour Velikovsky (Worlds in collision, V. Gollancz
Ltd, Londres 1954, p.239), Troie aurait été détruite au tournant
du IXe et du VIIIe siècles, et il appuie cette précision sur le fait
de la fuite d’Enée et de sa fondation de Rome au milieu du VIIIe
siècle. (50) Sans parler des terribles destructions matérielles qui
réduisirent pratiquement à rien la culture précédente et ses raffinements,
les cités grecques, avec l’installation des Doriens, vont renoncer
au régime monarchique pour adopter le régime oligarchique. L’accent
qui portait sur l’ « honneur », selon la terminologie platonicienne,
va désormais se placer sur la richesse matérielle.
(51) Le monde égéen avant
les Grecs (collection Armand Colin, 1947), p.95.
(52) N’oublions pas que le
tournant cyclique dont il est ici question est suffisamment important
pour laisser supposer qu’il a dû affecter plus d’une race en un
point ou un autre de la terre.
(53) Parmi d’autres exemples,
on pourrait citer celui de Pyrrhus qui, après la prise de Troie, opérée
par fourberie, tue Politès, fils de Priam, sous les yeux de son père,
puis tue le vieux roi lui-même après l’avoir arraché de l’autel
de Jupiter-Protecteur qu’il tenait embrassé. Sa haine inassouvie,
il jette du haut des remparts le jeune Astyanax, fils d’Hector et
d’Andromaque. On reconnaît bien là le sang tumultueux d’Achille,
son père. Finalement, par un juste retour des choses, pourrait-on dire,
Pyrrhus sera tué au pied de l’autel d’Apollon par les Delphiens,
sacrilège identique. Un autre exemple de profanation est celui que
donne Ajax : il ne craint pas de violer la prophétesse Cassandre réfugiée
dans le temple d’Athéna. N’est-ce pas là déjà le mépris moderne
pour les lieux sacrés qui s’esquisse, et du même coup le mépris
de l’homme, temple et image de la Divinité ?
(54) Il ne faut pas réglementer
les guerres, disent les bons apôtres de la modernité, il faut les
supprimer ! Ce qui laisse toute latitude, en attendant, pour commettre
les pires turpitudes.
(55) Évitons de confondre
les guerriers avec les soldats ou soudards. Mais comment, aujourd’hui,
s’y reconnaître ? Il y a longtemps que l’authentique espèce guerrière
a disparu, et s’il en reste quelques rares descendants, ils ont perdu
jusqu’à la possibilité même de donner libre cours à leur nature
héroïque. Alors que les premiers Kshatriyas ne dépendaient que de
l’autorité spirituelle des Brahmanes, les soldats, maintenant, sont
tenus d’obéir mécaniquement à des chefs soumis à un pouvoir temporel
qui les nomme, les paye, les lance, les retient, pour servir des intérêts
inavouables qu’on appelle « la Politique » et « les secrets d’État ».
(56) Mais évidemment, en nos
temps d’expansion et d’efficacité, l’honneur a perdu toute signification :
il ne rapporte rien ! Pas même des « honneurs » !
(57) « Des poètes très nombreux
ont contribué au développement littéraire de la légende de Troie
ou de celle d’Ulysse, bien avant l’époque où notre Iliade et notre Odyssée furent constituées » telles que nous les connaissons
(Fernand Robert : La Littérature grecque, collection « Que sais-je ? »,
p.13).
(58) L’humanité devait attendre
encore longtemps l’apex de la Civilisation où les grands savants
lui découvriraient enfin, dans l’émerveillement des origines, son
cousinage simiesque.
(59) La tradition veut que
le célèbre aède ait été aveugle, ce qui, on le sait, est un hommage
à ses dons de voyance, ou à sa connaissance spirituelle.
(60) Au cours d’une émission
de radio (12 janvier 1981), nous avons entendu dire que, à l’époque
de la guerre de Troie, les Grecs avaient apparemment vécu sous une
sorte de régime de castes : en tête, une caste guerrière, les Achéens ;
ensuite venaient les prêtres, exigeant des sacrifices ; puis des propriétaires
terriens ; enfin des artisans, notamment des forgerons, bien considérés
car fabriquant des armes.
Il n’en demeure pas moins
que les chefs achéens, nous dit-on par exemple, suivaient les conseils,
voire les injonctions, du grand-prêtre Calchas.
(61) A Marathon, fameuse bataille
entre les Grecs et les Perses : moins de 7.000 morts. Grande Guerre (1914-1918) :
8 millions de morts sur les champs de bataille. Dernière guerre (1939-1945) :
17 millions de morts sur les champs de bataille et environ 30 millions
de victimes diverses, qu’il s’agisse de civils, de prisonniers dans
les camps de concentration ou de gens éliminés par les purges soviétiques,
etc… Encore faudrait-il vérifier la signification de ces chiffres
à la lumière de paramètres divers (pourcentage par rapport à chaque
population avant les hostilités). Ainsi, au XVIIe siècle, la Guerre
de Trente Ans a éliminé en Allemagne la moitié de sa population.
(62) Pour nos savants et ceux
qui s’efforcent de les singer, les récits sur les malheurs de Troie
n’ont été longtemps qu’élucubrations poétiques attribuées à
un aède qui n’avait jamais existé. Pas plus qu’Ilion. Du moins
jusqu’à ce qu’un amateur découvre, à partir du texte homérique,
le site de la ville « imaginaire » et de quelques autres villes, ainsi
que le témoignage de destructions et d’incendies. L’on sait donc
depuis Schliemann, et même dans les milieux spécialisés, que la guerre
de Troie a bel et bien eu lieu.
(63) La légende, c’est,
étymologiquement, « ce qui doit être lu », mais aussi, dans un de
ses premiers sens, « ce qui doit être rassemblé ». C’est dire, donc,
qu’il s’agit de choses « éparses » que nous avons à relier entre
elles jusqu’à en faire un tout.
(64) Pierre Waltz : Le monde
égéen avant les Grecs, p.90-91.
(65) The New Encyclopaedia
Britannica, tome 8, p.329.
(66) Ibid., tome 1,
p.121.
(67) Ibid., tome 1,
p.819-820.
(68) Ibid., tome 8,
p.326. - Dans le Nord, où elles ont sévi, ces catastrophes ont été
attribuées, par certains historiens et hommes de science, à la chute
d’un météore. Il devait être, en ce cas, d’une belle taille !
(69) Bible Osty, p.141.
(70) C’est en effet sous
le règne de Ramsès II (1290-1224, selon la Bible Osty) que
les fils d’Israel construisirent les villes de Pitom et de Ramsès
(Exode I : 11), comme le rapporte l’Histoire. C’est sous ce même
règne, ou plus tard, que semble naître Moïse selon l’Exode, et
il lui a fallu prendre le temps de devenir adulte et père de famille
(II:21-22). Pendant son séjour au pays de Madian, un pharaon meurt
(II:23) : Ramsès II ou un successeur de Ramsès.
(71) Mineptah règne de 1224
à 1214, selon la Bible Osty.
(72) Ce qu’Hésiode écrit
des Ages d’Or, d’Argent et d’Airain, est souvent étrange, obscur,
et la descente progressive du cycle nous y parait bien énigmatiquement
exposée, alors qu’elle se présente très clairement dans le passage
de la « race divine des héros » à celle « du fer ».
(73) The New Encyclopaedia
Britannica, tome 8, p.326.
(74) Ibid., p.327.
(75) Il s’agit en effet de
Pierre Waltz qui, en 1906, fit porter sur Hésiode sa thèse de doctorat,
et publia ensuite plusieurs ouvrages sur la Grèce antique.
(76) Pierre Waltz : Le monde
égéen avant les Grecs (1947), p.96. - Peut-être n’est-il pas
sans intérêt de relever la première date de parution de ce livre,
en 1934, car elle en situe dans le temps la mentalité particulière,
encore que celle-ci ne soit pas nouvelle. L’année 1934 marque d’ailleurs,
dans les cycles envisagés dans notre étude, le moment du passage à
l’ère prolétarienne, c’est-à-dire, dans l’Age noir, à sa phase
terminale, qui est évidemment la plus ténébreuse. C’est dans cette
phase terminale que notre humanité a récolté et récoltera tout ce
qu’elle a semé depuis la Renaissance, tant en mode « négativiste »
qu’en mode « positiviste ».
Dans le court extrait que nous
avons cité, nos lecteurs auront reconnu en passant tels concepts qui,
s’ils sont suspects en contexte européen, sont encore plus déplacés
dans le passé brumeux d’une Grèce aussi ancienne.
(77) Nous parlons naturellement
des militants de base, et non pas de ceux qui veillent sur leurs intérêts.
(78) Les exemples ne manquent
pas : la Tour de Babel, l’empire d’Alexandre de Macédoine, Rome,
l’empire napoléonien… Et que dire de l’expansion économique,
industrielle, idéologique, véritablement cancériforme, de la civilisation
moderne, dont l’écroulement ne devrait plus guère tarder.
(79) L’auteur poursuit : …
« Ce caractère féroce survit encore chez les Kurdes, qui habitent
le sol de l’antique Assyrie, et les massacres d’Arménie ont renouvelé
de nos jours les atrocités commises jadis par les peuples d’Assour
et de Ninive. Les récits des Grecs, la Bible, les inscriptions et les
bas-reliefs, tous les documents nous représentent les rois assyriens
comme des despotes farouches et cruels, dont l’occupation favorite
était la guerre » (Albert Malet et Jules Isaac : L’Orient et la
Grèce (1932, chap.IV, p.67).
Est-ce un « choc en retour »
que récoltent aujourd’hui les Kurdes ?
(80) Ibid., p.318.-
De telles circonstances ne rappellent-elles pas plus ou moins le schéma
bien connu de la « révolte des Kshatriyas », mais sous une forme dégradée ?
(81) Parmi les vestiges de
la civilisation sumérienne, Léonard Woolley a découvert dans les
tombes royales d’Ur, outre les cadavres royaux, les restes de nombreux
serviteurs, dames d’honneur, guerriers, qui avaient été immolés
pour accompagner leurs souverains au-delà de la mort. Certains indices,
nous dit-on, montreraient clairement que ces gens n’étaient pas venus
là de leur propre gré : il ne se serait donc pas agi, dans ce cas,
de sacrifices proprement dits, mais de vulgaires massacres. Les riches
trésors dégagés laissent par ailleurs supposer une civilisation avancée.
La sépulture de la reine Shoubad daterait d’environ 3.500 (C.W. Ceram : Des dieux, des tombeaux, des savants, p.287, Plon).
(82) Malet et Isaac : L’Orient
et la Grèce, p.64.
(83) La détérioration des
moeurs n’expliquerait-elle pas la nécessité d’une législation
plus dure ?
(84) The New Encyclopaedia
Britannica, tome 11, p.981.
(85) Malet et Isaac op.
cit., p.72.
(86) La seule différence avec
nos grands technocrates est d’ordre quantitatif en ce qui concerne
l’exécution, et d’ordre qualitatif dans le domaine psychologique
ou moral. Assourbanipal ruinait volontairement une bonne partie d’un
pays ennemi : il le faisait rageusement, pour se venger. Alors que notre
civilisation le fait sottement à l’échelle planétaire, dans la
sérénité de son inconscience, pour s’enrichir, se développer,
s’enrichir encore…
(87) The New Encyclopaedia
Britannica, tome 11, p.986.
(88) Les trois images choisies
par Malet et Isaac (p.60) pour illustrer leur propos sont fort éloquentes.
Cependant, il est évident que les siècles et diverses césures ne
départagent pas seulement telle race ou tel peuple de telle ou tel
autre, mais qu’ils divisent aussi chaque groupe ethnique en divers
moments qui influent en passant sur son caractère sans qu’il en perde
pour autant son identité profonde. C’est ainsi que l’on a distingué
chez les Assyriens eux-mêmes, semble-t-il, une évolution assez comparable
à celle que nous avons tracée pour la Mésopotamie en général : d’abord
une certaine subordination du pouvoir temporel à l’autorité spirituelle,
et ensuite une enflure de la royauté qui se rend à elle-même les
honneurs divins et dont le gigantisme maladif s’exprime extérieurement
par les arts, l’architecture et les conquêtes territoriales.
(89) C’est sur Radio France,
le 7 novembre 1992 sauf erreur, que nous avons entendu recommander ce
film comme tout particulièrement hilarant. Qu’ils rient donc, les
Hexagonaux ! Qu’ils rient bien, mais qu’ils se dépêchent !
(90) The New Encyclopaedia
Britannica, tome 4, p.300.
(91) Ibid., p.301. -
Soupçonnerait-on ces anciens Chinois de se livrer aux mêmes subterfuges
que les Etats modernes ? Mais tout le Kali-Yuga n’est-il pas suspect ?
(92) Ibid., p.300.
(93) Nous ne parlerons pas
du fer dans cette période de transition, où pourtant en d’autres
pays, il a pu nous servir d’indice. (On ne l’utilise en Chine, en
effet, que vers 600 avant J.-C.
(94) Ibid., p.302.
(95) Les modifications de calendriers
ne sont pas toujours faciles à expliquer, et surtout celles rendues
indispensables après des cataclysmes d’une certaine ampleur. D’une
part, les scientifiques ont tendance à ne pas se compromettre dans
des problèmes ingrats, et d’autre part, les curieux qui s’y risquent
ont souvent une idée préconçue à laquelle ils veulent faire concourir
des faits qui ne s’y rapportent pas nécessairement. La Chine, riche
d’histoire, de civilisations, de légendes et de catastrophes géologiques,
se prête à des spéculations séduisantes dans lesquelles nous ne
nous engagerons pas ici.
(96) The New Encyclopaedia
Britannica, tome 4, p.303.
(97) R. Guénon : La Grande
Triade, chap. XVII.
(98) Au cours de ces brèves
recherches, certaines réalités d’ordre traditionnel nous ont paru
« s’incarner », d’un continent à l’autre, et de façon parfois
fort exemplaires, dans les vicissitudes événementielles de tel ou
tel pays. Notons cependant qu’il serait inexact, malgré l’usage
actuel, de parler d’une confirmation de la Tradition par la science
historique. Loin de confirmer la Tradition, l’Histoire, lorsqu’elle
tombe juste, ne fait que l’illustrer.
(99) Serait-elle « terrifiante »
parce qu’on en pressent la ruine catastrophique ?
(100) Selon Segond. La Bible
Osty traduit « inférieur ».
(101) Selon un commentaire
de la Bible de Jérusalem que nous trouvons cité dans la Bible Osty,
« les métaux sont énumérés par ordre de valeur décroissante : c’est
que l’auteur a utilisé telle quelle l’imagerie des vieilles spéculations
indo-européennes et mésopotamiennes sur les âges du monde, mais sans
insister sur la dégénérescence absolue ou cyclique de l’humanité ».
Comme il est peu probable que l’on reproche ici au prophète Daniel
son manque d’insistance, faut-il supposer au contraire que l’on
entende minimiser son propos en lui faisant emprunter « telle quelle »,
comme une simple fioriture en somme, une « imagerie » vieillie et peut-être
quelque peu entachée de superstition ? Mais l’image en question, qui,
loin d’être une « imagerie », n’est autre qu’un symbole, est
ici parfaitement claire, et il est bien difficile d’y soupçonner
autre chose que ce qu’enseignent toutes les traditions vraies.
(102) Cette « argile de potier »,
qui est « boueuse », est une image bien choisie pour évoquer la dissolution.
(103) On mesure tout le progrès
accompli depuis les temps bibliques lorsqu’on entend aujourd’hui
nos « prophètes » s’exprimer à leur tour. Ainsi, « Michel Serres
plaide pour une nouvelle forme de progrès : le métissage. Lorsque l’on
mêle son sang ou sa culture, on ne se fait pas la guerre » (Télérama,
27 février 1991, p.10). Sans doute était-ce en désapprobation du
racisme et de la « guerre du Golfe » que notre grand académicien proposait
ce remède. Les Serbes, semble-t-il, passent en 1992 à l’application
« patriotique » et primaire de cette généreuse idée. Le mot d’ordre
est donné aux soldats, dit-on, de violer individuellement ou collectivement
les femmes et les filles d’ethnies « étrangères », donc « impures »,
dans le but, en somme, d’en « améliorer » la race. Les témoignages
de ces femmes « sont si nombreux qu’aucun doute n’est plus permis
sur le caractère systématique de cette pratique, dans le cadre du
plan de ‘purification ethnique’ » (Le Nouvel Observateur,
14-20 janvier 1993). Lorsque toutes les populations auront été ainsi
« purifiées », la paix civile s’installera-t-elle ?
Ceci dit, et dans la foulée
irresponsable de nos « évangélistes » modernes, il ne manquera jamais
d’amateurs pour s’inspirer de leurs étranges stupidités, ni de
malins pour y trouver prétexte à satisfaire à bon marché leurs instincts
les plus bas.
(104) Cette longue révolte
eut lieu au milieu du deuxième siècle avant J.-C.
(105) Les quelques notations
historiques sont prises dans la Bible Osty, pages 1877-1901.
(106) Flatterie bien innocente
et prudence naturelle à l’égard d’un grand souverain dont dépendait
la sauvegarde de Daniel et de tout son peuple, et qui, du reste, n’était
que très relativement trompeuse, puisqu’en vertu de la détérioration
graduelle des choses, on peut toujours considérer le présent comme
plus heureux et plus brillant que les époques suivantes.
(107) Sur les 6 versets consacrés
aux quatre « royaumes » (II:38-43), les 3 derniers versets sont réservés
au mélange, celui du fer et de l’argile, et celui qui se fera « par
de la semence d’homme », au cours de la phase ultime du quatrième
« royaume ».
(108) Est-il possible d’admettre
aussi que les prévisions de l’auteur s’étendent du début du règne
de Nabuchodonosor (-604) jusqu’à la fin des temps (1999, dans notre
hypothèse) ? Le nombre des années écoulées dans ce cas (2.603 ans)
ne différerait guère de 2.592, durée d’un cinquième de la Grande
Année, que l’on pourrait alors prendre en considération en admettant
que le règne de Nabuchodonosor ait commencé 11 ans plus tard, c’est-à-dire
en 593, ou bien qu’il s’agisse là tout simplement d’un moment
important de son règne.
(109) « Alors le fer, l’argile,
l’airain, l’argent et l’or, furent brisés ensemble, et devinrent
comme la balle qui s’échappe d’une aire en été ; le vent les emporta,
et nulle trace n’en fut retrouvée » (Daniel, II:35, traduction de
Segond). N’est-ce pas là une bonne image de la dissolution finale ?
(110) Raoul Auclair est de
ceux qui ont étudié Le Songe de Nabuchodonosor, et, selon R.
Guénon, « outre les quatre parties de la statue qu’on fait correspondre
respectivement aux quatre empires, assyrien, perse, macédonien et romain,
il considère les pieds ‘de fer mêlé d’argile’ comme formant
une cinquième partie distincte, qui se rapporterait aux temps actuels,
et les raisons qu’il en donne paraissent assurément très plausibles »
(Comptes Rendus, p.175). Nous n’avons pas lu, quant à nous,
cet article de R. Auclair, paru en 1947 dans la revue L’Age d’Or.
(111) Notre étude ne pouvait
tenir compte de ces cycles sans s’alourdir exagérément. Et d’ailleurs,
R. Guénon attire l’attention sur la difficulté, sinon même l’impossibilité,
de pareille entreprise. « Nous ne pensons pas, écrit-il, qu’il soit
possible d’établir un ‘synchronisme’ général, car, pour des
peuples différents, le point de départ doit être également différent »
(Formes traditionnelles et cycles cosmiques, p.29). A cela s’ajoute
la difficulté de préciser ce qu’est un peuple, son origine véritable
et son extinction. Il n’empêche que chaque peuple, par le fait même
de vivre dans les limites de notre Manvantara, se trouve, à
sa manière particulière, sous l’influence de ses lois cycliques.
(112) Nous utilisons ici le
terme de « race » dans un sens très large, puisque dans ce changement
c’est toute la famille humaine, déjà marquée par le Kali-Yuga,
qui bascule dans une dernière phase de « densification » trompeuse
car rongée par une « dissolution » de plus en plus manifeste pour qui
sait voir dans les événements.
(113) Platon aborde brièvement
le sujet à la fin du Critias. C’est un sujet dont on rencontre
bien des échos et des exemples, depuis l’antiquité jusqu’à nos
jours. Il semble qu’une grandeur indue se trouve toujours affligée
d’une précarité proportionnelle à ses excès. « La Roche Tarpéienne
est proche du Capitole », disait-on à Rome. On n’a cessé de le rappeler
depuis. Tout expansionnisme se voit sanctionné par une régression
d’un genre ou d’un autre. Tout excès comporte en soi son châtiment.
Mais plus nous approchons de la Fin, et moins les hommes paraissent
résister aux tentations de la démesure.
(114) Tel est le cas de Jurgen
Spanuth qui, dans son ouvrage L’Atlantide retrouvée (1954), situe l’île célèbre dans la mer du Nord, où ses vestiges
subsisteraient, par quelques mètres de fond et parfaitement visibles,
à 8 km à l’est d’Heligoland. Les pêcheurs en connaissent bien
les antiques murailles au pied desquelles ils viennent prendre leurs
homards.
(115) C’est évidemment l’inverse
qu’il faut faire aujourd’hui, si l’on veut être dans le ton.
Ainsi, certains de nos plus médiatiques historiens ne craignent pas
d’obéir à des modes actuelles, des théories pour le soins douteuses,
y voyant l’explication d’époques lointaines dont l’esprit, de
ce fait, dans ses expressions les plus signifiantes, leur échappe presque
toujours totalement.
(116) Sans doute la fin des
Atlantes, qui touche au début de la cinquième et dernière grande
Race de l’humanité, a-t-elle été un avertissement salutaire entendu
par les tout premiers humains de cette Race terminale, mais il est évident
qu’aujourd’hui seuls quelques-uns de nos contemporains y trouveront
matière à réflexion. Peut-être cet obscurcissement de la conscience
s’est-il produit à partir du début du Kali-Yuga. Toujours
est-il que les erreurs atlantes, la propension au gigantisme, à l’expansion,
à l’auto-glorification, tous ces vices humains, nous les avons faits
nôtres, et que maintenant ils sont près d’anéantir toute vie sur
la planète. Or avant que toutes les âmes soient également anéanties,
les Puissances célestes mettront un point final à la carrière de
cette humanité déchue, devenue nocive à elle-même et à tout ce
qui l’entoure.
(117) René Guénon : Formes
traditionnelles et Cycles cosmiques, p.49.
(118) Le Règne de la Quantité,
p.45.
(119) « The Carboniferous Mystery »,
Vol.162, Scientific American, January 1940.
(120) « Thunder In His Footsteps », Natural History, May 1939.
(121) Pourquoi des Indiens ?
S’agirait-il d’artistes facétieux ligués dans un mouvement national
pour ridiculiser et discréditer la science des Blancs ? La réalisation
de tels faux nécessiterait en effet une entreprise de quelque ampleur,
car ces empreintes ou « sculptures » mystérieuses se rencontrent fréquemment,
parait-il, dans les strates les plus anciennes.
A propos de ce genre d’empreintes,
René Guénon, quant à lui, pense que, « d’une façon générale »,
elles « représentent la ‘trace’ des états supérieurs dans notre
monde » (Initiation et Réalisation spirituelle, p.238, note).
Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les empreintes de pieds
que les hommes ont laissé dans le roc.
(122) Il ne manque pas de scientifiques
sérieux pour réprouver ces « méthodes », qui sont celles de la mauvaise
foi. Mais tout se passe comme si l’on avait affaire à une conjuration
tout à fait générale dont le but serait d’étouffer les quelques
restrictions honnêtes qui tentent de se faire entendre. Lisez par exemple
le no 15 de la revue Totalité qui dénonce « Un crime contre l’Humanité : le Darwinisme » : vous
serez édifié, au moins en ce qui concerne cette fable. N’oublions
pas non plus la malodorante affaire de Glozel, où bien des « autorités »
ont été compromises.
(123) Les grandes conjonctions,
p.19. Cette « apparition » de l’homme, à laquelle l’auteur semble
avoir voulu conférer quelque sens spécial, pourrait correspondre à
la « sortie du Paradis terrestre » en 36.880,23, mais comme il
spécifie ensuite « vers 30.000 ans avant J.-C. », cela pourrait correspondre
à notre date de 30.400,23 et, dès lors, à une « mutation »
de la troisième Race, et donc aussi de notre humanité.
(124) Et pourtant nous avons,
en nos temps « vieillis », un exemple quotidien de cette souple « fluidité »
des « jeunes » temps : tout le monde voit bien que les enfants jouissent
d’une élasticité dont sont totalement dépourvues les personnes
âgées.
(125) R. Guénon : Le Règne
de la Quantité, p.113-115. Nous ne saurions mieux faire ici que
de renvoyer à cet ouvrage magistral qui traite, dans son chapitre XVII,
de la « solidification du monde ». On ne relit jamais assez de tels
écrits.
(126) Ibid., chapitre
V, p.47-48.
(127) Ibid., p.115-117.
(128) Ibid., p.128-132.
(129) Ibid., p.130.
(130) Tout se passe comme s’il
en allait de même chez les humains : ceux-ci, dans l’ensemble de leur
vie, vieillissent d’une manière régulière, ce qui n’empêche
pas qu’ils « descendent », de temps à autre, d’un « palier » à
un nouveau « palier », chaque fois plus « durs », plus fragiles, plus
« cassants », plus proches de leur fin.
(131) Ibid., p.118.
(132) Ibid., p.116.
(133) Ibid., p.257-258.
(134) Autorité spirituelle
et Pouvoir temporel, p.46, note.
(135) Ibid., p.46.
(136) Ibid., p.20, note
1.
(137) Ibid., p.20.
(138) R. Guénon aborde une
fois de plus le sujet dans un article de 1936 où il relate une tradition
grecque concernant la chasse au sanglier dans la forêt de Calydon.
Mais il reste fidèle à ses autres commentaires, et précise bien que
cette chasse n’est qu’une « figuration », d’ailleurs tendancieuse,
de la révolte des Kshatriyas (Symboles fondamentaux de la Science
sacrée, p.161).
(139) Aperçus sur l’Esotérisme
chrétien, p.70, note.
(140) La tradition hébraïque,
pour sa part, traduit la « coupure » dont nous parlons par l’image
des Kerubim qui gardent, à l’Orient, l’accès de l’Arbre
de Vie. Si l’on se rappelle que ces Kerubim sont, comme le dit Guénon, « les ‘tétramorphes’ synthétisant
en eux le quaternaire des puissances élémentaires » (Le Symbolisme
de la Croix, chapitre IX), on comprendra mieux, même en dehors
de toute évocation « spectaculaire », la fracture immense que cela
peut impliquer.
(141) C’est qu’en effet
on peut regarder « autour » de soi sans qu’il y ait « extériorisation »
à proprement parler. Il s’agit alors d’un regard qui franchit l’extériorité
des choses et des gens sans s’y attarder, du simple fait qu’il vise
à atteindre l’essentialité, le centre de ces choses ou de ces gens.
Un tel regard, où qu’il se porte, est toujours pénétré d’intériorité.
(142) Revue Etudes Traditionnelles,
1979, p.41-42. Certes, d’aucuns pourraient peut-être souhaiter quelque
chose de plus clair, mais il n’est guère possible, nous semble-t-il,
d’être tellement plus clair sur un pareil sujet. Ces lignes, en tout
cas, viennent ici à propos pour renforcer nos dires et rappeler quelques
points sur lesquels nous avons insisté.
(143) Ce n’est qu’après
leur sortie du Paradis qu’Adam et Eve engendrent Abel et Caïn. Or
Fabre d’Olivet fait au sujet des deux frères quelques réflexions
qui ne manquent pas d’intérêt. Pour lui, Abel et Caïn sont des
« êtres cosmogoniques » exprimant ces deux grandes forces universelles
que sont l’ « expansion » et la « compression » (La Langue Hébraïque
Restituée, II, notes p.124 et suiv.). En outre, Caïn est le champion
de la Volonté lorsque celle-ci se dresse contre la Providence. Or « l’homme
volitif, tant qu’il persiste dans sa volonté propre,(…)ne doit
point approcher de l’autel en qualité de pontife ; sa place est au
camp ». Cependant, devant le refus de son sacrifice, « son orgueil se
révolte » et il tue alors Abel, « l’homme providentiel » et religieux.
Pourtant, les deux hommes pourraient « produire, par leur réunion,
la perfection de la nature humaine ». Mais Lucifer « s’oppose à cette
réunion » (Caïn, de Lord Byron, p.240-242, dans « Remarques
philosophiques et critiques »).
R. Guénon note que le nom
de Qaïn exprime la possession, sens dérivé de l’hébreu qan qui est le pouvoir matériel (Le Roi du Monde, p.54).
Caïn pourrait donc bien représenter le pouvoir royal en révolte contre
l’autorité spirituelle. Le premier fratricide, le premier « sang »
versé, remonteraient-ils à l’an 30.400,23 de nos cycles ?
(144) Et R. Guénon précise
en passant que cette dégénérescence est « possible principalement
en Occident » (Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, p.55).
Bien entendu, au Trêtâ-Yuga, cela semble s’être traduit,
au début du moins, de façon sensiblement différente.
(145) La « suprématie est
attachée à l’essence même de l’autorité spirituelle et lui appartient
tant qu’elle subsiste régulièrement, si diminuée qu’elle puisse
être en elle-même, la moindre parcelle de spiritualité étant encore
incomparablement supérieure à tout ce qui relève de l’ordre temporel »
(Ibid., p.83-84).
(146) Celle-ci succède à
la « terre du sanglier », comme la prédominance des Kshatriyas succède
à celle des Brâhmanes, et sans doute aussi comme la Grande Ourse a
fini par désigner la constellation polaire que désignait tout d’abord
le sanglier (Guénon : Symboles fondamentaux de la Science sacrée,
p.179-180). On raconte encore que Parashu-Râma a totalement exterminé les Kshatriyas, mais que leur caste renaîtra
par les enfants qu’engendreront les Brâhmanes aux veuves des guerriers
disparus.
(147) Ibid., p.189.
(148) Ibid., p.195.
On voit combien toutes ces considérations touchent notre sujet : « condensation »
et « dissipation », yin et yang, « expir » et « aspir »,
ne sont-ils pas en correspondance étroite avec les phases respectives
de « solidification » et de « dissolution » dont s’occupe notre présente
étude ?
(149) Ibid., p.215.
(150) Formes traditionnelles
et cycles cosmiques, p.49, note.
(151) Symboles fondamentaux…,
p.203.
(152) Nous avons fait toutes
les réserves qui convenaient au sujet de nos propres datations, et
à plusieurs occasions.
(153) Revue Etudes Traditionnelles,
1972, p.236-237.
(154) « The Earth’s Magnetism »,
dans Scientific American, septembre 1955.
(155) Ces renseignements sont
pris aux pages 162-163 dans le livre d’Immanuel Velikovsky, Les
grands bouleversements terrestres, traduit pour la Librairie Stock
par Collin Delavaud à partir de l’ouvrage original, Earth in Upheaval (1955). Cet ouvrage, qui cite « des témoignages fournis par les roches »(p.8),
vient confirmer les références à la littérature ancienne que contient
un premier livre, Mondes en collision (Stock, 1951), traduit de Worlds in collision (sept. 1950). Ces ouvrages ont rencontré un intérêt certain auprès
de diverses personnalités scientifiques et autres, « alors que l’atmosphère
des milieux académiques était généralement empreinte d’animosité »
(p.13), ce qui se comprend aisément.
(156) Pour la description des
phénomènes, nous devons nous contenter de renvoyer aux livres d’I.
Velikovsky, lesquels proposent du reste une cause plausible à ces inversions
magnétiques d’une intensité nettement supérieure à l’ordinaire.
Une cause qu’il n’est pas possible de faire intervenir « à volonté »,
que ce soit en laboratoire ou ailleurs.
(157) « L’inclinaison de
l’axe terrestre (…), d’après certaines données traditionnelles,
n’aurait pas existé dès l’origine, mais serait une conséquence
de ce qui est désigné en langage occidental comme la ‘chute de l’homme’ »
(R. Guénon : Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, p.36,
note). En effet, l’ordre humain et l’ordre cosmique réagissent
constamment l’un sur l’autre, d’où « la relation qui existe entre
certaines phases critiques de l’histoire de l’humanité et certains
cataclysmes » (R. Guénon : Le Règne de la Quantité, p.113).
(158) Il s’agit de cette
migration qu’évoque Michel de Socoa dans Les grandes conjonctions (p.19), et qui devait avoir pour résultat de transmettre aux Atlantes
les éléments vivifiants de la tradition primordiale.
(159) « Les dualités cosmiques »,
dans la revue Etudes Traditionnelles, 1972, p.60,100.
(160) Ibid., p.4-6.
(161) Ibid., p.56.
(162) Peut-être ces phénomènes
sont-ils surtout le fait des jeunes (« pèlerinages » en foules, ou
manifestations estudiantines), mais on les rencontre aussi parmi les
personnes âgées (voyages organisés pour le troisième âge…). Ces
troupes se réunissent sous la sauvegarde d’ « animateurs » qui leur
donnent ou leur rendent une « âme », aussi passagère soit-elle. Cette
fusion dans un tel succédané d’unité serait-elle comme la caricature
de la véritable unité ontologique à laquelle chacun aspire sans le
savoir, et où tout être se trouve fondu mais non confondu ? Dans ces
rassemblements de troupes dont nous parlons, ne serait-on pas, bien
plus souvent, « confondu sans être fondu » ?
Ce retour à l’indifférenciation
et cette régression de l’individualisation qui l’accompagne n’expliqueraient-ils
pas, d’une certaine manière, le succès des théories et des injonctions
« communistes » qui se sont répandues dans le monde depuis la fin du
XVIIIè siècle ? Ne faudrait-il pas voir en « Gracchus » Babeuf, avec
son « babouvisme », un des précurseurs de ces dangereuses chimères ?
(163) La Grande Triade,
p.55-59. Il est utile de rappeler ici que les termes d’essence et de substance, ou plus encore, sans doute, les adjectifs essentiel et et substantiel, peuvent très bien en contexte
cosmologique, être utilisés, non pas en leur sens propre, mais analogiquement
(R. Guénon : L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, p.78,
n.1). On le constate, par exemple, quand on parle des tanmâtras et des bhûtas. Si les bhûtas sont nommés « déterminations substantielles » du fait qu’ils appartiennent
au domaine corporel, très relativement « proche » de la Substance universelle,
les tanmâtras, bien qu’appartenant à la manifestation subtile,
très « éloignée » de l’Essence universelle mais plus « proche »
d’elle que le domaine corporel, sont considérés comme des « déterminations
essentielles » (R. Guénon : Etudes sur l’Hindouisme, p.46-47).
C’est ainsi, écrit Guénon, que « le rapport des tanmâtras aux bhûtas est, à son degré relatif, analogue au rapport de
l’‘essence’ à la ‘substance’, de sorte qu’on pourrait assez
justement donner aux tanmâtras la dénomination d’‘essences élémentaires » (L’Homme et son
devenir…, p.76). C’est évidemment aussi par analogie que l’auteur,
dès 1912, dans la revue La Gnose, présentait ces « essences
élémentaires » comme « non manifestées » (Mélanges, p.109).
On accorde également une large extension à la signification du terme
de principe. Par exemple, Brahma est le Principe suprême, alors
que c’est à un degré beaucoup plus modeste que les tanmâtras sont les « principes » des bhûtas (L’Homme et son devenir).
(164) Revue Etudes Traditionnelles,
1972, p.97-98.
(165) Inferno, XXXIV,
v.110-111 : « Le point vers lequel de toutes parts, les poids sont attirés »,
selon la traduction de A. Brizeux, publiée par l’Ambassade du Livre.
(166) Si l’on tient compte
de ces diverses remarques, on comprend que ce soit au milieu d’un
cycle que les corps humains, et sans doute aussi ceux des animaux et
des végétaux, sont le plus pondéreux. Curieusement ( ?), en juin 1996,
nous avons entendu dire autour de nous, dans un climat spécifiquement
féminin, que la mode était « en ce moment » aux dames « potelées » :
or 1996,53 est justement la date médiane du petit cycle 1993,29-1999,77,
et correspond au mois de juillet.
(167) L’Esotérisme de
Dante, p.70-72.
(168) Etudes Traditionnelles,
1972, p.58-59.
(169) A la fin de notre Manvantara, qui correspond au tournant médian de notre Kalpa,
se mêlent donc passagèrement « solidification » et « dissolution ».
Ne pourrait-on en trouver l’image dans la dureté et la mollesse,
l’exigence et la permissivité qui ruinent la stabilité de nos sociétés ?
(170) Il y a une préfiguration
de l’esprit de révolte, dans le monde angélique, lorsque Lucifer
refuse de s’incliner devant la supériorité d’Adam : cet orgueil
est la marque d’un égocentrisme forcené, et cette affirmation outrageuse
d’individualisme, preuve de densification, entraîne la chute de l’Archange.
Autre insubordination : Eve, mue par le « serpent » (= nahash = force compressive, selon Fabre d’Olivet), désobéit à l’ordre
divin par curiosité, convoitise ou concupiscence, mais quoi qu’il
en soit, c’est un besoin de s’approprier quelque chose de plus,
d’acquérir, en fait, plus de compacité, et cette densification cause
la « chute » du premier couple humain.
(171) R. Guénon : L’Homme
et son devenir, p.156, n.2 ; L’Erreur spirite, p.118 ; 210,
note. Ibn ’Ata’ Allâh : Traité sur le nom Allâh (introduction, traduction et notes par Maurice Gloton), p.153. Outre
les exemples d’Henoch, de Moïse et d’Elie, on pourrait citer celui
du Christ Jésus. Dans ce genre de phénomènes, comme le remarque R.
Guénon, « il n’y a pas de mort à proprement parler ».
(172) « L’individualité
humaine, même dans ses modalités extra-corporelles, doit forcément
être affectée par la disparition de sa modalité corporelle » (R.
Guénon : L’Homme et son devenir, p. 151, note).
(173) Ce ne sont pas des « sciences
occultes » ! Honni soit qui mal y pense !
(174) Maurice Schumann ne publie-t-il
pas son ouvrage Bergson ou le retour de Dieu (1995) ? Le retour de Dieu avec Bergson qui fut président de la Society
for Psychical Research ? Cela ne manquera pas d’intérêt !
(175) Si ce n’est pas le
Non-manifesté, c’est du moins, à un niveau beaucoup plus bas, ce
qui « y correspond en un sens relatif » (R. Guénon : La Grande Triade,
p.56). Il est évident qu’en tout cela, il ne faut pas confondre la
« dissipation » des « composés individuels » sous l’influence de
l’ « attraction du Ciel », tout à fait générale en fin de cycle,
avec quelque « promotion » spirituelle que ce soit.
(176) Elle est spectaculaire
chez certains médiums, par exemple au cours de l’émanation d’un
ectoplasme, mais les autres participants en sont également affectés,
bien que dans une moindre mesure.
(177) En fin d’expérience,
les divers éléments retournent normalement à l’organisme dont ils
ont été momentanément « détachés », mais il semble aussi que certains
éléments puissent rejoindre des organismes qui leur sont étrangers.
En ce dernier cas, il y aurait « perte » pour des assistants, et « acquisition »
indue pour d’autres. Alors, si les transferts revêtaient une certaine
importance, cela n’irait pas sans quelque altération de l’identité
psychique, voire corporelle, chez les uns et les autres. D’ailleurs,
les pratiques spirites présentent bien d’autres dangers physiques,
psychiques et même intellectuels (R. Guénon : L’Erreur spirite,
p.385-397).
(178) En 1986, dans le Royaume-Uni,
sévit une épidémie inconnue parmi les vaches : elles sont atteintes
de ce que l’on appelle une « encéphalopathie spongiforme bovine ».
On en a décelé la cause dans le fait que l’élevage moderne utilise,
pour nourrir les bovins, des farines à base de sous-produits d’abattoir
contaminés par des restes de moutons malades de la « tremblante ».
Les causes de l’épidémie, trop lucratives sans doute, n’ayant
pas été supprimées, il faut en 1996 abattre, dans le royaume, des
millions de vaches atteintes. Coût pour enrayer la crise : plus d’un
milliard de livres cette année. Mais il faudra poursuivre cet effort
dans les années qui viennent. L’Europe y participera. En attendant,
l’épidémie se répand en France, dit-on, depuis 1991. De même,
en 1988, en Espagne, peste équine et peste porcine déciment le bétail.
Des cas de la seconde se sont rencontrés en France et en Belgique,
nécessitant des abattages massifs. Ces deux maladies nous viennent
d’Afrique.
(179) Des phénomènes déplaisants
se produisent çà et là, sans que la Science soit en mesure de les
comprendre. On cite par exemple des cas de plus en plus nombreux de
mort subite de nourrissons en bonne santé. Ce mystère commence à
frapper l’opinion publique dès le début de 1994. Une association
s’occupe déjà de la recherche concernant ce phénomène nouveau
que les médecins n’expliquent pas. Comme la mortalité n’est pas
tout à fait de 2 sur 1000, le financement des pouvoirs publics dans
ce domaine de la recherche est assez limité.
(180) « Il existe également
des filles, ajoute le professeur, qui sont au régime à longueur d’année,
et qui de temps à autre s’offrent un bon repas, mais elles se font
aussitôt vomir. Cette ‘mode’, venue des Etats-Unis(…), fait des
ravages, comme une épidémie », car ces demoiselles se communiquent
la recette.
(161) Tous ces avis sont extraits
de l’article de Marie-Thérèse Guichard, « La dictature du poids »,
dans Le Point, 16 avril 1994.
(182) La tuberculose est actuellement
en recrudescence, sous une forme nouvelle, et l’on sait que c’est
une maladie qui ronge. Dans le cas de la myopathie, ce sont les muscles
qui fondent peu à peu. Le SIDA, qui se répand de nos jours, est une
maladie au cours de laquelle le corps, progressivement privé de ses
systèmes de défense, se voit envahi par divers éléments étrangers
provoquant toutes sortes d’affections. La déperdition des forces
entraîne un amaigrissement typique. En Ouganda, on appelle le SIDA
« slimo », la maladie de la maigreur, celle qui ronge. Ce qui conduit
à peu près certainement à la mort.
(183) Ce sont en tout cas les
impressions que nous retirons d’un article d’Annick Colonna-Césari
(L’Express, 21 octobre 1993).
(184) La tendance à réduire
les corps à leur plus simple expression lorsqu’un cycle tire à sa
fin, pourrait trouver son inverse, au milieu de ce cycle, dans un certain
culte de l’embonpoint qui correspondrait au moment culminant de la
densification corporelle. Nous n’en avons pas recherché d’exemples
de manière systématique, mais nous en avons peut-être rencontré
qui pourraient être significatifs. Le premier concerne l’an 1675,77,
date médiane du cycle moderne (1351,77-1999,77), et donc
importante puisque marquant le tournant central de 648 années d’Histoire.
Or autour de cette date, à la cour de Louis XIV, modèle de l’Europe,
la mode voulait que les dames eussent des formes plantureuses. Autre
exemple : 1986,81 est le milieu d’un petit cycle secondaire
(1980,33-1993,29), et c’est vers cette date que triomphe
la pulpeuse Marthe Lagache, bien connue des téléspectateurs en raison
des films publicitaires qu’on lui consacre et de ses créations dans
la mode de la chaussure qu’elle a été invitée à présenter à
Tokyo. Ceci dit, il nous paraît bien difficile de s’y reconnaître
en ces derniers temps où se bousculent les dates médianes et les dates
finales de sous-cycles de plus en plus restreints. Et il reste encore
que la pulpeuse Marthe Lagache puisse très bien inspirer le désir
d’un « retour à la terre matricielle », comme d’ailleurs les dames
potelées de 1996,53 que nous avons citées plus haut (note 166).
(185) Peut-être n’est-il
pas d’usage de parler de « maladie » ou de « mort » pour les roches.
Mais elles se désagrègent.
(186) De bons bergers s’en
indignent, tout consumés d’amour, et brandissent des foudres dont
on ne sait guère s’ils entendent les emprunter à leur Divinité
ou à saint Marx. Ainsi a-t-on entendu le pasteur Jean-Paul Perret,
le 26 février 1989, faire cette promesse : « Dieu enlèvera aux nantis
pour donner aux pauvres ».
(187) C’est qu’il existe
des exceptions. Quelques riches, haineux ou sots, sont prêts à abandonner
leur fortune à des aventuriers à la seule condition que ceux-ci détruisent
l’ordre ancien. Mais moins rares, peut-être, sont les pauvres qui
préfèrent conserver cet ordre, car, en connaissant bien les détours,
ils ne désespèrent pas de s’y diriger vers une situation enviable.
(188) On ne saura sans doute
jamais si tous ces gens, d’un parti ou d’un autre, auraient été
un jour capables de gouverner à proprement parler, autrement qu’en répandant ou en laissant répandre
des flots de sang. Nous savons, en revanche, par des exemples quotidiens,
sur quelles voies s’acheminent, en raison du Progrès, toutes ces
belles républiques « démocratiques » dont se toque le monde moderne.
(189) Cela n’a rien d’un
débordement ou d’une effusion : c’est, au contraire, un accaparement,
un accroissement de puissance entre les mêmes mains, qu’il s’agisse
d’un individu ou d’un groupe.
(190) Étrange liberté qui,
depuis 1968, et après 1789, se veut « éclatement », et y réussit
parfois, avec ou sans drogue, dans la désintégration progressive du
psychisme et de la chair.
(191) Cette dissolution générale,
que nous avons vue à l’oeuvre dans les corps, s’exprime évidemment
aussi dans la décomposition morale dont témoignent la corruption,
la criminalité et la déliquescence généralisées, décomposition
que favorisent le laxisme et la lâcheté morbides de nos sociétés.
La psyché, séparée de son pôle spirituel recteur, s’animalise,
se bestialise chez certains individus. Chez d’autres, elle s’affaiblit,
se dissout en quelque sorte devant l’adversité, ce qui, par désespoir,
peut conduire au suicide. On cite quelques exemples au sein du Pouvoir.
Mais qui dira les milliers d’autres cas dont les médias ne signalent
rapidement que quelques-uns faute de place, faute d’intérêt aussi
pour des misères qui se dissimulent dans la médiocrité, et où le
drame survient à cause du chômage, de la maladie, des « tracasseries »
administratives ou policières s’exerçant à l’encontre de gens
sans défense au pays hypocrite des « droits de l’homme » ?
(192) Mais qu’il soit question
de retenue ou d’impudence, il y a longtemps que ces attitudes sont
sans le moindre rapport avec la morale d’antan.
(193) On pourrait même se
rappeler ici les phénomènes de l’embonpoint et du décharnement
dont nous avons parlé. Comme si, vers la fin des temps, la corpulence
et le conservatisme que représentent les « vieux », devaient céder
la place à la maigreur et à l’audace plus ou moins inconséquente
qu’incarnent les chats de gouttière et que représentent alors les
« jeunes » aventuriers du Progrès.
Il va sans dire qu’à travers
l’Histoire, et surtout, répétons-le, dans les derniers temps, toute
application de la doctrine des deux tendances adverses ou complémentaires
est rendue particulièrement délicate en raison de l’entrecroisement
et du chevauchement des cycles principaux avec leurs cycles secondaires,
telle période de condensation pouvant recouvrir une phase de dissipation,
mais sans cependant la rendre nulle et inopérante.
En outre, il ne faut pas oublier
que c’est toujours et avant tout de cette condensation et de cette
dissipation qu’il s’agit sous les diverses mots qui les illustrent
et parfois les masquent. Ainsi, au milieu du cycle, l’embonpoint,
en dépit de sa dilatation apparente, doit être entendu comme une densification,
une condensation, alors qu’à la fin du cycle, l’enflure,
en dépit de son énormité impressionnante, provoque au contraire une
perte de densité, une dispersion des divers éléments en jeu, une dissipation, et c’est ce qui fragilice l’enflure en question.
(194) « Cela sent mauvais »,
disaient jusqu’ici, dans certains cas, les moins éveillés. Mais
depuis 1993, un consensus de plus en plus large reconnaît, de façon
définitive et quelque peu résignée, que la « pourriture », maintenant,
règne « partout ».
(195) Cette corruption, cette
transformation d’une circonstance ou d’un état en son « contraire »,
on en trouve un exemple dans le passage de la vie à la mort, de l’organique
à l’inorganique : nous le constaterons aussi dans la déchéance qui
se révèle progressivement au sein des castes, d’abord, puis, plus
tard, dans des catégories sociales qui, avec le progrès du temps,
n’en sont plus que des parodies. |
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