PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS
 
CHAPITRE II
LES PRÉCURSEURS DE LA CABALE HERMÉTIQUE À LA RENAISSANCE

Nicolas de Cues

Nicolas de Cues se retrouve dans l’œuvre de Ficin et de Pic de la Mirandole, ainsi que dans celle de Reuchlin et, plus tard, dans celle de Giordano Bruno (sujet qui a été étudié dans plusieurs monographies),80 bien que ces auteurs ne le nomment pas, pas plus que le Cusain ne mentionnait maître Eckhart dans son œuvre, sauf deux fois, bien que sa présence envahisse toute sa pensée, héritée, comme celle de ceux que nous venons de voir, de Platon ou du néoplatonisme, dans ce cas, comme chez beaucoup d’autres chrétiens, également par l’intermédiaire de l’Aréopagite, à savoir la version de Proclus, que le cardinal avait étudié à fond, ayant acquis ce que certains appelaient le platonicus oculus.

Mais sa pensée et son œuvre ont également toujours été associées à la Cabale ainsi qu’à la géométrie sacrée et l’arithmosophie; on le considère aussi comme le précurseur de la science actuelle et le premier philosophe moderne.

Notre auteur partage avec la Cabale la notion d’Initiation, issue de la Connaissance des «trois mondes», analogues aux quatre mondes qui se déploient avec l’Arbre de Vie.81 L’ascension au travers de ses sefirot est analogue à l’ascension au travers des sphères, ce qui caractérise les degrés de conscience qui se différencient des profanes. Tous les hommes ne possèdent pas la même intuition intellectuelle même si nous sommes sûrement tous nécessaires au plan créationnel qui englobe tout. Le voyage de l’ascension de l’âme n’est pas seulement égal à notre propre connaissance de notre nature, mais aussi au voyage de l’âme après la mort, un thème extrêmement important dans beaucoup de traditions, qui comportent aussi des rites analogues.82

Il partage également l’idée du Dieu inconnu,83 de la trinité des principes qui, avec la docte ignorance et l’opposition et concordance des contraires, constituent la part essentielle de son œuvre, qui est également une constante réflexion sur le langage en tant qu’expression de la pensée. Et aussi sur la théorie néoplatonicienne et hermétique de l’Émanation et de la création par l’Intellect, assimilable à la Sagesse divine.

Il n’est pas toujours aisé de suivre le discours du Cusain, en grande partie à cause de la terminologie qu’il utilise, nouvelle par rapport à Platon et au néoplatonisme, et les concepts d’implication et explication, contraction et expansion, maximums et minimums, d’opposés complémentaires. Mais il le sait bien et c’est pour cela, et d’autres exemples évidents d’oxymorons directs de la Renaissance, comme festina lente ou, dans le cas qui nous occupe, concordia-discors, qu’il développe sa «théorie» de la docte ignorance. Son langage est logique, ses concepts, mathématiques, et il s’aide souvent de symboles géométriques pour démontrer ses théorèmes métaphysiques. Sa prose est courte, condensée, synthétique, parfois axiomatique, et capable par moments de révéler le pouvoir fulgurant, la beauté et la lumière de ses intuitions intellectuelles.

Son œuvre a aussi été utilisée par divers spécialistes qui tentent de la voir sous l’angle de la philosophie politique, l’anthropologie et la métaphysique.84 Elle est abondante et fondamentale, et nous pourrions en énumérer les titres d’après les traductions contemporaines de Jasper Hopkins, en anglais, de ses livres philosophiques et traités théologiques dans l’ordre dans lequel ils ont été écrits:85 De Docta Ignorantia; De Coniecturis; De Deo Abscondito; De Quaerendo Deum; De Filiatione Dei; De Dato Patris Luminum; De Genesi; De Ignota Litteratura; Apologia Doctae Ignorantiae; Idiota de Sapientia; Idiota de Mente; Idiota de Staticis Experimentis; De Pace Fidei; De Visione Dei; De Theologicis Complementis; De Beryllo; De Aequalitate; De Principio; De Possest; Cribratio Alkorani; De Li Non Aliud; De Ludo Globi; De Venatione Sapientiae; Compendium; De Apice Theoriae.

L’on remarquera l’absence de Concordia Catholica et de Coniectura de Ultimus Diebus, ainsi que de trois cents sermons, considérés comme des œuvres religieuses ou à caractère ecclésiastique.86 Ainsi que de De Quadratura Circuli, De arithmeticis, De transmutationibus Geometricis, qui sont considérés comme des traités mathématiques. L’on ne peut éviter de souligner certaines facettes de cette lumineuse architecture et édification de son œuvre, à laquelle de nombreux écrits ont été consacrés.

La Vision de Dieu, écrit à l’époque de sa maturité, est l’un de ses textes les plus importants, avec De Docta Ignorantia et De Beryllo, terme équivalent à une lentille ou une loupe permettant de voir certains thèmes de manière que l’ordre de dans lequel ils sont développés constitue un enseignement. Dans La Vision de Dieu, toute la méditation est basée sur un tableau ou une icône, de ceux où l’image du personnage nous suit des yeux tandis que nous traversons la salle où il est accroché, d’est en ouest et d’ouest en est, et recommencer,87 ce qui est expliqué au chapitre IX: «la vision de Dieu est à la fois universelle et particulière, et quel chemin mène à la vision de Dieu», où l’on peut lire:

Puisque tu contemples simultanément tous et chacun, comme le représente aussi cette image peinte que je contemple, je m’émerveille qu’en ton pouvoir visuel l’universel coïncide avec le particulier. Mais parce que mon imagination ne capte pas comment cela pourrait avoir lieu, puisque je cherche à travers ma capacité visuelle à comprendre ta vision, qui n’est pas assujettie à un organe sensible comme l’est la mienne, je considère donc que je me trompe dans mon jugement.88

Bien que:

Confiant dans ton aide, Seigneur, je reviens de nouveau tenter de te trouver au-delà du mur de la coïncidence, de la complication et de l’explication. Et lorsque, à travers cette porte de ton verbe et de ton concept, j’entre et je sors simultanément, je trouve l’aliment le plus suave. Lorsque je te trouve comme le pouvoir qui complique toutes les choses, j’entre. Lorsque je te trouve comme le pouvoir qui explique, je sors. Lorsque je te trouve comme le pouvoir qui tout ensemble complique et explique, j’entre et sors à la fois. J’entre des créatures vers toi, qui es le créateur, des effets à la cause. Je sors de toi, créateur, de la cause aux effets. J’entre et je sors à la fois lorsque je vois que si tout à la fois sortir c’est entrer et entrer est sortir, de même que celui qui nombre, explique et en même temps complique : il explique le pouvoir de l’unité et complique le nombre dans l’unité. Sortant de toi la créature entre en toi, et expliquer est compliquer. Et lorsque je te vois, Dieu, au paradis, entouré de ce mur de la coïncidence des opposés, je vois que tu ne compliques ni n’expliques rien par disjonction ou conjonction. Car la disjonction et la conjonction forment le mur de la coïncidence, au-delà duquel tu existes, toi, détaché de tout ce qui pourrait être dit ou pensé.89

Et, au chapitre XII (50), intitulé «Là où l’invisible est vu, l’incréé est créé»:

Permets, très bienveillant Seigneur, qu’une pauvre créature te parle encore. Si voir pour toi, c’est créer, et tu ne vois rien qui ne diffère de toi, car tu es ton propre objet –car effectivement tu es celui qui voit, l’objet de la vision et aussi la vision– alors comment crées-tu des choses différentes de toi? Il paraît donc que tu te crées toi-même, tout comme tu te vois toi-même. Mais tu me consoles, vie de mon esprit, car même si se dresse ce mur de l’absurdité, celui de la coïncidence entre créer et être créé (il paraît, en effet, que d’admettre cela soit affirmer qu’une chose est avant que d’exister; car en créant elle est, et aussi elle n’est pas, puisqu’elle est créée), il n’y a cependant pas d’obstacle. Ton créer est, en effet, ton être. Créer et être créé en même temps n’est pas autre chose que communiquer ton être à toutes les choses, de telle sorte que tu es tout en toutes les choses et cependant tu restes détaché de toutes. Appeler à être les choses qui ne sont pas, c’est communiquer l’être au néant. Ainsi, appeler c’est créer; communiquer c’est être créé. Et au-delà de cette coïncidence de créer et être créé il y a toi, Dieu absolu et infini, ni créateur ni créable, bien que toutes choses soient ce qu’elles sont parce que tu es.90

Pour qui a lu les textes des cabalistes, il y a un rapport évident entre ce discours et ceux de Joseph Gikatilla ou d’Azriel de Gérone, sans mentionner le Zohar, comme on le voit au chapitre V (15):

Qu’est ce que voir pour toi, Seigneur, lorsque tu me regardes avec les yeux de pitié, sinon être vu par moi? En me voyant, toi qui es le Dieu caché, tu m’accordes d’être vu par moi. Nul ne peut te voir si tu ne lui accordes de te voir. Et tu n’es vu que lorsque tu vois celui qui te voit. Dans cette image de toi je vois combien tu t’es rabaissé, Seigneur, afin de montrer ton visage à ceux qui t’aiment. Tu ne fermes jamais les yeux; tu ne les portes jamais en un autre endroit. Et bien que je me sépare de toi lorsque je me consacre complètement à autre chose, tu n’en changes pour autant ni tes yeux ni ton visage. Si tu ne me regardes pas avec les yeux de la grâce, c’est ma faute, parce que je suis séparé de toi par aversion et conversion à autre chose, que je préfère à ta place. Et cependant tu ne te sépares absolument pas de moi, mais ta miséricorde me suit, au cas où je voudrais me tourner vers toi à un certain moment, pour être capable de ta grâce. Que tu ne me regardes pas est parce que je ne te regarde pas, mais te repousse et te méprise.91

Ou, au chapitre II (8), «La vision absolue englobe tous les modes de voir»:

… Mais la vision détachée de toute limitation englobe simultanément et à la fois tous et chacun des modes de voir, étant comme une mesure parfaitement adaptée et le véritable modèle de toute vision. Sans la vision absolue, la vision limitée ne peut exister. Elle englobe en soi tous les modes de voir, tous et chacun, et demeure complètement étrangère à tout changement. Dans la vue absolue se trouvent de manière non limitée tous les modes des limitations de voir. Toute contraction du voir est dans le voir absolu, car la vision absolue est la contraction des contractions. Une telle contraction ne peut être contractée. Par conséquent, la limitation simple à l’extrême coïncide avec l’Absolu. Sans contraction il n’y a rien de contracté. De cette manière, la vision absolue est présente dans toute vue, car toute vision contractée existe grâce à elle et sans elle absolument rien ne pourrait exister.92

Angel Luis González,93 traducteur de La Vision de Dieu, se demande, dans son introduction:

Nicolas de Cues signale que la créature vue est aussi voyante; et ce sera là le thème capital de cette œuvre: comment est-il possible d’atteindre la vision ou la connaissance de Dieu, qui est le voir absolu?94

Ce à quoi le métaphysicien allemand répond, au chapitre XVIII (82), intitulé «Si Dieu n’était trine, le bonheur n’existerait point».95

Mais comment, mon Dieu, ton épouse, l’âme humaine, pourrait-elle atteindre son but, si tu n’étais pas aimable, de sorte qu’en t’aimant, toi qui es si aimable, elle puisse se lier à toi et parvenir à la plus heureuse des unions? Qui, donc, pourrait nier que toi, Dieu, tu es trine, quand il voit que, si tu n’étais trine et un, tu ne serais pas un Dieu noble, naturel et parfait, le libre arbitre n’existerait pas, qu’il ne pourrait jouir de toi ni obtenir la félicité? Puisque tu es l’intellect intelligent et l’intellect intelligible et leur union, l’intellect créé peut atteindre en toi, son Dieu intelligible, l’union avec toi et la félicité. De la même manière, puisque tu es l’amour aimable, la volonté aimante créée peut atteindre la félicité et l’union en toi, son Dieu aimable. Celui qui te reçoit, toi, Dieu, qui es une lumière rationnelle pouvant être reçue, pourra parvenir à une telle union avec toi qu’il serait uni à toi comme le fils l’est au père.96

De Docta Ignorantia est l’œuvre la plus célèbre de notre auteur, et l’une des plus importantes qu’il ait créées. Publiée en 1440, alors que l’auteur avait trente-neuf ans, elle n’a cessé d’être appréciée, au point que les nombreuses rééditions de ce livre influencèrent la pensée de nombreux esprits de la Renaissance, abreuvant leurs inquiétudes à cette source d’enseignements hermétiques et néoplatoniciens qui agissaient sur eux comme une communication, sinon une influence, en réponse à ces inquiétudes, et donc aux intérêts et besoins auxquels leurs âmes s’identifiaient véritablement et essentiellement. Et c’est cela, la théurgie, même si les comédiens du Grand Théâtre du Monde ne le savent pas, ou feignent de l’ignorer.

Et ainsi, cette vibration, cette énergie, généra l’atmosphère «enchantée» de la Renaissance, où put être activée la magie de la pensée, et Cues fut un précurseur qui, suivi de Ficin, Pic de la Mirandole et, plus particulièrement, de son compatriote Reuchlin, illumina pour un temps les cours italiennes, et de toute l’Europe, depuis Florence, là où brillait la transparente Académie Florentine et fleurissaient les Arts et les Sciences, en dépit des intrigues et des violences de cours qui coexistaient avec les philosophes, tandis que la lumière de la Sagesse demeurait allumée.

À cet aspect, il faut souligner la tâche ecclésiastique et diplomatique de Nicolas de Cues, qui l’amena à être une figure déterminante au Concile de Bâle, ainsi qu’à celui de Ferrare; ami de Gémiste Pléthon et de son élève, le cardinal Bessarion, avec lesquels il communiait en pensée, le Pape Eugène IV, dont il fut le paladin, le chargea d’organiser un concile solennel qui envisageait rien de moins que la réunion des Églises Romaine et Grecque, ce pour quoi il alla à Constantinople, en 1437. Cette initiative échoua, mais eut un bilan extraordinaire: l’obtention de textes magnifiques, que Ficin traduirait par la suite, et qui comprenaient non seulement des œuvres inconnues de Platon, mais aussi le Corpus Hermeticum, des livres néoplatoniciens de Plotin, et nous voudrions mentionner surtout le commentaire sur le Parménide de Platon réalisé par Proclus, une œuvre dont le Cusain possédait, dans sa bibliothèque personnelle, un exemplaire parfaitement souligné et annoté appartenant à la collection qui se trouve encore aujourd’hui sur son lieu de naissance (Kues), avec le reste de sa splendide bibliothèque, Raymond Lulle y étant l’auteur le plus représenté.97

En 1448, son ami le pape Nicolas V le fait cardinal et, en 1450, évêque de Brixen, au Tyrol, pour ses bons et loyaux services envers la papauté et la foi.

De 1450 à 1452, Cues fut également diplomate et, pendant ces deux années, ses nombreux voyages l’amenèrent à visiter les plus cultivées des villes allemandes et centre-européennes où il rencontra, d’où son influence, les principaux acteurs politiques et culturels de son époque, comme il le ferait plus tard à Rome (1459) où il fut appelé par un autre de ses amis, Enea Piccolomini, le nouveau pape Pie II. Notre personnage affrontait également cette tâche comme une réforme de l’Église, comme un premier pas vers une réforme de l’éducation et, finalement, de tout l’ordre chrétien. Malheureusement, nous ne pouvons pas aborder ces sujets, extrêmement intéressants du point de vue de la Philosophie Politique et, dans ce cas précis, de la méta-histoire générée par la première Renaissance et ses valeurs, qui imprégnerait d’une atmosphère subtile et toujours renouvelée cette résurrection de la Théosophie, des Arts, des Lettres et des Sciences, par l’intermédiaire de la Théurgie.

Néanmoins, cet héritage généreux a été détruit par le développement du monde moderne et de sa science infâme, sa philosophie et sa religion manipulées en général par une véritable mafia d’ignorants qui se sont approprié aussi bien l’Église que l’Université, les moyens de communication et les ficelles du pouvoir politique et social.

Mais revenons à La Docte Ignorance, où dès le premier chapitre, «Comment savoir est ignorer», se définissent déjà les desseins de l’œuvre.

… les désirs que nous avons en nous ne sont pas vains, nous voulons vraiment savoir que nous sommes ignorants. Si nous atteignons complètement ce but, nous atteindrons la docte ignorance. En effet, l’homme le plus studieux n’atteindra jamais une plus haute perfection dans la doctrine que s’il se sait très docte dans l’ignorance même, qui est son propre. Et l’on sera d’autant plus docte que l’on saura mieux que l’on est ignorant. Dans ce but, j’ai consacrés mes efforts à écrire quelque peu au sujet de cette docte ignorance.98

Et il poursuit, au chapitre II, «Éclaircissement préliminaire des choses qui suivent»:

… comme la maximité absolue est une entité absolue, par laquelle toutes les choses sont ce qu’elles sont, ainsi l’unité universelle de l’être provient de celle que l’on nomme maximum absolu; et donc elle existe à l’état restreint comme univers, parce que son unité est restreinte dans la pluralité, sans laquelle elle ne peut exister. Parce que ce maximum, en réalité, bien qu’il comprenne toutes les choses dans son unité universelle, puisque toutes les choses qui existent dans le maximum absolu sont en lui et lui-même est en toutes choses, il ne pourrait cependant pas subsister en dehors de la pluralité (dans laquelle il existe), parce qu’il n’existe pas sans la restriction, dont il ne peut s’affranchir.99

Plus loin, au chapitre III, il révèle que «La vérité précise est insaisissable»:

Donc l’intelligence, qui n’est pas la vérité, ne saisit pas la vérité avec exactitude, sans pour autant qu’elle ne puisse la saisir, même si elle tend vers la vérité par un effort progressif infini; elle est à la vérité ce que le polygone est au cercle: étant inscrit, plus grand sera le nombre de ses angles, plus il sera semblable au cercle, bien qu’il ne sera jamais égal à lui, encore que l’on en multiplie les angles à l’infini, à moins qu’il ne soit résolu en identité avec le cercle. Donc, il est évident que tout ce que nous savons du vrai c’est qu’il est impossible à saisir tel qu’il est exactement, qu’il est lié à la vérité comme une nécessité absolue et à notre intelligence comme une possibilité.100

Il est évident que ce langage nécessite une herméneutique dont le lecteur prendra conscience.101 En effet, «le maximum absolu, avec lequel coïncide le minimum, est intelligible incompréhensiblement»:

Le maximum, qui est ce qu’il peut y avoir de plus grand, étant simplement et absolument plus grand que ce que qui peut être saisi par nous, nous ne pouvons l’atteindre autrement qu’incompréhensiblement. En effet, n’étant pas de nature à admettre un excédent et un excès, il est au-dessus de tout ce que qui peut être conçu par nous. Car toutes les choses qui sont appréhendées par les sens, par la raison ou par l’intelligence diffèrent tellement entre elles qu’il n’y a pas entre elles d’égalité exacte. L’égalité maxima, qui ne se distingue ni ne diffère d’aucune autre chose, dépasse toute intelligence. C’est pourquoi le maximum, puisqu’il est tout ce qui peut être, est absolument et radicalement en acte; et de même qu’il ne peut être plus grand, pour la même raison il ne peut pas non plus être plus petit, car il est tout ce qui peut être. Le minimum, est, pour sa part, ce qu’il y a de si petit qu’il ne peut rien y avoir de plus petit. Et comme le maximum est de la même sorte, il est évident que le minimum coïncide avec le maximum. Et cela deviendra plus clair si l’on restreint le maximum et le minimum à la quantité. La quantité maxima est grande au maximum. La quantité minima est petite au maximum. À présent, que l’on sépare le maximum et le minimum de la quantité, ôtant intellectuellement le grand et le petit; l’on verra clairement que le maximum et le minimum coïncident. Le maximum est donc superlatif, tout comme le minimum est superlatif lui aussi. La quantité absolue, par conséquent, n’est pas plus maxima que minima, puisqu’en elle le minimum coïncide avec le maximum.102

Pour en finir avec La Docte Ignorance, nous reproduisons ici un théorème sacré intitulé «Des propriétés de la ligne maxima et infinie» (ch. XIII):

J’affirme donc, que s’il y avait une ligne infinie, elle serait droite, elle serait un triangle, elle serait un cercle et elle serait aussi une sphère. Et de la même façon, s’il y avait une sphère infinie, elle serait un triangle, un cercle et une ligne; et l’on peut dire la même chose du triangle infini et du cercle infini.

Las cuatro figuras del Arte o Ars Magna, de Ramón Llull o Lulio

D’abord, la ligne infinie est une droite, ce qui se manifeste ainsi: le diamètre du cercle est une ligne droite, et la circonférence est une ligne courbe plus grande que le diamètre; donc, si la ligne courbe est d’autant moins courbe que la circonférence est celle d’un cercle plus grand, la circonférence du cercle maximum, qui ne peut pas être plus grande, est courbe au minimum, et donc droite au maximum. Par conséquent, le maximum coïncide avec le minimum de sorte qu’il est nécessaire à la vue que la ligne maxima soit droite au maximum, et courbe au minimum; et il ne peut rester aucun scrupule lorsque l’on voit sur la figure ci-contre comment l’arc cd du plus grand cercle s’éloigne plus de la curvité que l’arc ef d’un plus petit cercle, et celui-ci s’éloigne plus de la curvité que l’arc gh, d’un cercle encore plus petit. Par conséquent, la ligne droite ab sera l’arc du cercle máximum, si grand qu’il ne peut y en avoir de plus grand.103

Dans l’épilogue de sa traduction du Jeu des sphères104 (De Ludo Globi), J. Rafael Martínez E. déclare:

L’épistémologie du Cusain, qu’il développe principalement dans La Docte Ignorance, lui permit d’expliquer comment l’esprit fini des humains pouvait appréhender l’infinité du cosmos et l’éternité du réel. Le chasseur de vérité, dans son ardeur à atteindre l’état mental de la docte ignorance, parvenait à connaître des portions de l’univers au moyen d’un processus de comparaison et de confrontation des choses et, vu les limites de l’exercice, pouvait avoir ainsi un premier aperçu des limites de la connaissance. Cette révélation pouvait être décrite comme une sorte de connaissance négative: connaître ce que l’on ne peut connaître. Étrange savoir que celui que l’on obtient en prenant conscience de sa propre ignorance.
Le cardinal concédait que c’était par l’intervention de la grâce divine que l’esprit humain pouvait arriver à concevoir des choses et des idées qu’il ne pouvait vraiment connaître. Il pouvait, par exemple, imaginer des métaphores sur la conscience des opposés et en conclure, comme il le fait dans La Docte ignorance et dans Du Jeu de la boule, que le cercle infini est la même chose que la ligne droite et que cette situation extrême ne peut se trouver qu’en Dieu.
Ce saut des notions quantitatives –la croissance du diamètre du cercle– à un stade qualitatif –la ligne droite– le Cusain y arrive en argumentant que les notions de quantité cessent d’être valables lorsque l’on parle d’infini.

En 1514, l’Opera Omnia du Cusain était publiée à Paris, éditée par Jacques Lefèvre d’Étaples. Les éditions qui suivront possèdent entre elles quelques légères différences. Voyons à présent le De Ludo Globi, un traité divisé en deux livres dont le titre complet dit: Dialogues à propos du jeu de la boule de notre très révérend père en Christ le cardinal Nicolas de Cues, les interlocuteurs étant Jean, duc de Bavière, et le cardinal Nicolas. Au sujet du Deuxième livre du dialogue à propos du jeu des sphères et de ses protagonistes, Albert, duc de Bavière, et le cardinal Nicolas, ce dernier dit au jeune duc des choses aussi belles et profondes que cela:105

Le Cardinal: Bien que le royaume de la vie s’étende dans toute sa plénitude du centre vers la circonférence, et que cette extension puisse être conçue à travers l’image d’une ligne qui contient une infinité de lignes similaires du centre vers la circonférence, l’on a un centre commun à toutes elles et une circonférence pour chacune. Cependant, cette multitude innombrable de circonférences est divisée en neuf degrés, de sorte que, de degré en degré, nous sommes guidés à travers ce royaume, paré d’un ordre d’une grande beauté, jusqu’à l’endroit où le centre commun et la circonférence particulière sont identiques, c’est-à-dire le Christ. Car ici le centre de la vie du créateur et la circonférence de la créature sont identiques. Car le Christ est Dieu et homme, créateur et créature, est le centre de toutes les créatures bénies.
Considérez avec attention que sa circonférence possède la nature circonférentielle de toutes les circonférences, c’est-à-dire de toutes les créatures rationnelles. Et comme c’est la même, en raison de son identité personnelle avec le centre de tout, c’est-à-dire avec le créateur, tous les bienheureux représentés par la circonférence du cercle finissent par reposer sur la circonférence du Christ qui est semblable à la nature créée. Et ils atteignent leur but à cause de l’union hypostatique de la nature créée et de la nature non créée et au-dessus de laquelle il ne peut rien y avoir. D’où l’on voit que le Christ est si nécessaire à la béatification de tout que sans lui nul ne peut atteindre le bonheur, car il est l’unique médiateur à travers qui l’on peut atteindre la vie vivante…
Le nombre est la distinction d’une chose par rapport à une autre, à travers l’une ou l’autre ou une troisième, et ainsi consécutivement jusqu’au nombre dix où cela s’arrête. Par conséquent, tout nombre s’arrête là. Les accidents se différencient généralement en neuf classes et contribuent ainsi à la notion d’essence [quidditatis] ou de substance, que ce soit par accident ou deux ou trois ou quatre ou cinq ou six ou sept ou huit ou neuf, où le nombre englobé dans l’unité du nombre dix est complété.
Énumérer c’est distinguer. Et plus, les choses se distinguent spécialement au travers de la substance, et les substances au moyen de la quantité, la qualité et autres accidents qui sont compris dans les neuf classes d’accidents. Ainsi, pour marquer cette distinction, j’ai préparé la figure suivante.

Et le duc de répondre prudemment, paraissant connaître le sujet:

Albert: J’ai ouï dire que les anges sont aussi distingués en neuf chœurs.

Ce à quoi le cardinal répond, de la manière qui commence à être familière à nos lecteurs:

Le Cardinal: Les anges sont des intelligences, et parce qu’il en existe une variété il est nécessaire que leurs visions comme intelligences de même que leurs différences soient différenciées intellectuellement au moyen d’ordres et de degrés, du point le plus bas jusqu’au plus haut (qui est appelé Christ, l’ange du grand conseil). À partir de cette distinction, trois ordres sont découverts et en chacun d’eux il y a trois chœurs. Et la ligne limitrophe est le centre, de même que le nombre dix est la ligne limitrophe des neufs articles.

Nous voudrions aussi mentionner un autre opuscule, La Paix de la foi, étudié, traduit et annoté par Victor Sanz Santacruz,106 qui a rendu le Cusain célèbre pour cette notion d’un seul Dieu et différents rites, et qui a également fait de notre auteur un précurseur du point de vue conciliaire, de la Philosophie de l’Histoire ou de la Sociologie Politique. Nous n’en aborderons pas le sommaire, qui ne correspond pas à ce livre.

Mais tout ce discours métapolitique ne manque pas de fondement, comme ce qu’il exprime au chapitre VIII (23 et 24):

23. «Par conséquent, s’il n’y pas d’égalité qui ne soit l’égalité de l’unité, ni de correspondance qui ne soit la correspondance de l’unité et de l’égalité, de sorte que la correspondance existe dans l’unité et l’égalité, l’égalité dans l’unité, l’unité dans l’égalité et l’unité et l’égalité dans la correspondance, il apparaît évident qu’il n’y a dans la trinité aucune distinction essentielle. Les choses qui diffèrent en essence se trouvent faites de manière que l’une peut exister sans que l’autre existe. Mais comme dans la trinité il arrive que, une fois l’unité en place, se place l’égalité de l’unité et, vice versa, et placées l’unité et l’égalité, se place la correspondance, et vice versa, il apparaît que ce n’est pas dans l’essence mais dans le rapport que l’une est l’unité, l’autre l’égalité et l’autre la connexion. La distinction numérique est une distinction essentielle, car le nombre deux diffère essentiellement du trois, car une fois mis le deux, le trois ne se met pas et l’existence du deux n’implique pas celle du trois. Ainsi la trinité en Dieu n’est pas composée ni plurielle ni numérique, mais une très simple unité. Ceux qui croient que Dieu est un ne nieront donc pas qu’il est trine en comprenant que cette trinité ne se distingue pas de la très simple unité, mais est la même, de sorte que si ce n’était la même trinité en l’unité, ce ne serait pas le même principe omnipotent pour créer l’univers et tous les êtres. Plus le pouvoir est un plus il est fort et plus il est un, plus il est simple. Par conséquent, plus il est puissant et fort, plus il est simple. Dont il appert que, comme l’essence divine est omnipotente, elle est très simple et trine. Sans la trinité ce ne serait pas un principe très simple, très fort et omnipotent».
24. «Certains appellent l’unité Père, l’égalité Fils et le lien le Saint Esprit, car ces termes, bien que peu appropriés, représentent néanmoins de manière convaincante la trinité, puisque du Père vient le Fils et de l’unité, et de l’égalité du Fils, l’amour ou l’Esprit. Ainsi l’amour et le lien proviennent de l’unité et de l’égalité. Et si des termes plus simples pouvaient être trouvés, ils seraient plus adéquats, comme le sont l’unité, l’égalité et l’identité. Ces termes semblent expliquer mieux la très féconde simplicité de l’essence. Il faut savoir que, dans l’essence rationnelle de l’âme, il y a une certaine fécondité, c’est-à-dire, l’esprit, la sagesse, et l’amour ou la volonté, puisque l’esprit produit à partir de lui-même l’intelligence ou la sagesse, d’où vient la volonté ou l’amour, et cette trinité dans l’unité de l’essence est la fécondité de l’âme, qui la possède à la ressemblance de la très féconde trinité incréée; ainsi, toute chose créée porte l’image du pouvoir créateur et possède à sa façon la fécondité dans la ressemblance plus ou moins proche de la très féconde trinité créatrice de toutes les choses. Ainsi, non seulement la créature doit être à partir de l’être divin, mais son être fécond est trine à sa façon, par l’être très fécond trine et un; sans cet être fécond, le monde ne pourrait subsister, ni la créature pourrait être de la meilleure façon possible».107

Nous pourrions, déroulant ce fil, constituer une petite anthologie de centaines de textes, mais nous croyons avoir fait le juste nécessaire pour avoir un aperçu des thèmes contenus dans l’œuvre du Cusain, et mettre en parallèle sa parenté idéologique avec les cabalistes hébreux et les concepts sur lesquels méditaient les chrétiens et les hermétiques hébraïsants de la Renaissance. D’autre part, c’est le sujet de ce chapitre, en dépit de l’opinion d’Eugenio Garín lorsqu’il critique E. Cassirer et nie l’importance du Cusain dans la Renaissance Italienne.