PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS


CHAPITRE II
LE SEFER YETSIRAH ET LE BAHIR
 

Sefer Yetsirah (le Livre des Formations)
    Dans le quatrième livre du Pentateuque, précisément appelé Nombres21, l’on raconte comment, à partir d’un recensement militaire parmi les douze tribus d’Israël, qui débouchera par la suite sur les numérations précises exigées par les rites sacrificiels, les nombres se détachent dans la Torah, outre plusieurs autres livres de l’Ancien Testament et documents de magie, d’astronomie et astrologie, pentacles et talismans demandant des calculs compliqués pour leur élaboration, où sont consignés des numérations précises ayant été maintes fois étudiées par des générations de cabalistes, puisque ces nombres sont des lettres qui plus tard formeront des mots.

    Mais le Sefer Yetsirah (Le Livre des Formations) est le premier livre à proprement parler cabalistique où sont fixés avec précision les dix numérations primordiaux, les sefirot de l’Arbre de Vie.

    Long d’à peine quelques pages, ce texte est très ancien puisque les premiers commentaires font leur apparition au Xe siècle ; il possède 1.800 mots dans sa version courte, 2.500 dans la longue.

    Gershom Scholem dit de cet ouvrage :

L’on perçoit clairement dans le texte un mélange de mysticisme numérologique, correspondant à l’hellénisme tardif voire même au néoplatonisme postérieur, avec des formes de pensée typiquement juives qui tournent autour du mystère des lettres et du langage.

    Et, plus loin :

D’un autre côté, nous ne pouvons ignorer le rapport entre le « Livre de la Création »22 et la théorie de la magie et de la théurgie qui, nous l’avons vu, a son importance dans le mysticisme de la Merkabah.

    C’est pour cette raison que Scholem insiste sur le fait que ce livre, malgré son influence hermétique, poursuit la tradition hébraïque de la Merkaba, c’est-à-dire la tradition du char, si proche du prophète Ezéchiel 1, qui décrit le char de Yahvé, à savoir l’univers et sa cosmogonie, de manière ésotérique.23

    Aryeh Kaplan confirme les propos de Scholem dans son étude sur le Sefer Yetsirah24 :

Une étude soigneuse révèle que le Sefer Yetsirah est un texte méditatif possédant de forts harmoniques magiques. Cette position est appuyée par les plus anciennes traditions talmudiques qui indiquent qu’il pourrait être utilisé pour créer des êtres vivants. Sont particulièrement significatifs les nombreux témoignages et légendes dans lesquels le Sefer Yetsirah est employé pour créer un Golem, un type d’androïde mythique.

    Nous ne pourrons pas traiter ici le sujet du Golem25, mais nous devons cependant en souligner le parallèle avec l’Asclepius26 :

– En effet, Asclepius, l’homme est véritablement digne d’admiration et le plus grand de tous les êtres. Car si nous nous référons à l’engeance des dieux, il est évident et connu de tous qu’ils sont constitués de la partie la plus pure de la matière, et qu’ils se manifestent presque seulement comme des têtes sans les autres membres ; cependant, les figures des dieux façonnées par l’homme sont modelées à partir des deux natures, l’essence divine la plus pure et entièrement digne d’un dieu, et celle dont l’homme dispose, c’est-à-dire la matière dans laquelle elles sont modelées ; en outre, ces figures ne se réduisent pas à la tête mais sont modelées avec le corps tout entier, avec tous les autres membres. Ainsi l’humanité, se souvenant de sa nature et de son origine, persévère dans son imitation de la divinité, car de même que le seigneur et père a créé les dieux éternels pour qu’ils soient semblables à lui, l’homme façonne ses dieux à l’image de ses traits.

– Tu parles des statues, ô Trismégiste ?

– Des statues, Asclepius. Tu vois à quel point tu es incrédule toi aussi ? Car ces statues sont animées, douées de pensée et pleines du souffle vital et capables d’accomplir de nombreuses choses ; des statues qui connaissent l’avenir et nous délivrent leurs prédictions par le sort, la divination, les rêves et bien d’autres méthodes, qui causent les maladies chez les hommes et les guérissent et qui nous inspirent la joie ou la tristesse selon nos mérites.

    Ceci fut durement critiqué par Augustin27 qui néanmoins appréciait, semble-t-il, le reste de l’Asclepius. Quoi qu’il en soit, et ainsi l’ont interprété d’autres chrétiens, il s’agit d’un phénomène théurgique et transmutatoire qui se produit chez ceux qui s’imprègnent de la Doctrine, quel que soit moyen et à quelque niveau que ce soit ; c’est-à-dire analogue à l’Homme Nouveau dont parle saint Paul. Dans les milieux ecclésiastiques, l’interprétation se faisait par rapport à l’apostolat et la conversion des infidèles.

    Dans la même optique, il faudrait rappeler Proclus qui, dans sa Théologie Platonicienne I, 13, développe ce que l’on entend généralement par une théosophie des Noms Divins, à plusieurs aspects proche du Sefer Yetsirah et de ses commentaires ultérieurs. Une référence à ces « statues » se retrouve dans la Préface de son traité : « ils peuvent être comparés à des statues », nous dit-il de façon énigmatique à propos des récipiendaires de la chaîne initiatique.28

    Mais revenons à Ezéchiel, 1 et 2, où l’on trouve des thèmes fondamentaux pour le cabaliste, puisqu’ils traitent de la Création et de la forme cosmique. Ainsi, au chapitre 1, il manifeste :

Et je regardai les êtres vivants, et voici, je vis une roue à terre auprès d’eux, devant leurs quatre faces. L’aspect des roues et leur structure avait l’éclat de la chrysolite. Toutes quatre avaient la même forme et semblaient disposées comme si une roue était au milieu d’une autre roue. En avançant, elles allaient dans les quatre directions et ne se retournaient pas dans leur marche. Leur circonférence était d’une hauteur effrayante et la circonférence des quatre roues était pleine d’éclairs tout autour. Quand les êtres avançaient, les roues avançaient près d’eux, et quand les êtres s’élevaient de terre, les roues s’élevaient aussi. Là où l’esprit les poussait à aller, ils y allaient, et les roues s’élevaient avec eux, car l’esprit de l’être était dans les roues.29

    Au chapitre 2, et continuant dans le 3, c’est la vision du livre, et l’on y voit ce Livre comme le tout, écrit de la main divine, c’est-à-dire la création, la cosmogonie en tant que discours sacré devant être digéré afin que dans cette communion se produise le fait de la Connaissance :

Toi, fils de l’homme, écoute ce que je te dis, ne sois pas rebelle comme la maison rebelle. Ouvre la bouche et mange ce que je te donne. Je regardai et voici qu’une main était tendue vers moi, et tenait un livre enroulé. Il le déroula devant moi, et il était écrit en dedans et en dehors, et ce qui était écrit était des lamentations, des plaintes et des gémissements.

Et il me dit : Fils de l’homme, mange ce que tu trouves, mange ce rouleau, et va, parle à la maison d’Israël ! J’ouvris la bouche, et il me fit manger le rouleau, et il me dit : Fils de l’Homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles de ce rouleau que je te donne. Je le mangeai, et il fut dans ma bouche doux comme du miel.

    Versant ceci dans l’introduction au Sicle du Sanctuaire, (Chéquel Ha-Qodech) de Moïse de Léon –sûrement le rédacteur du Zohar– Charles Mopsik30 cite R. Bahya ben Acher de Saragosse, qui déclare :

La Sagesse est appelée « livre », parce que les générations se succèdent et que la Sagesse ne deumre que grâce au livre, c'est ainsi que même la Sagesse d'en haut est appelée « livre ».

    Cependant, Mopsik donne plus loin une explication littérale à ce fait solennel de l’importance sacrée du livre en Israël, et il n’a pas tort dans un aspect secondaire, en ce qu’il manifeste au sujet de la préservation par ce moyen de la doctrine de ce peuple, toujours exilé, mais ôtant de son importance à ce qu’était la vénération des hébreux pour le livre manifestation de la Sagesse (Hokhmah) et diminuant par là l’image de la Création du Cosmos réécrit de façon pérenne, qui rend grâces et loue le Seigneur, béni soit-Il.

    Car ces textes ne sont pas seulement une nourriture spirituelle mais l’Esprit lui-même dont nous devons manger et boire, ainsi qu’en témoignent constamment les hébreux par leur vénération pour la Torah et autres livres bibliques.31

    Dans son Sefer Yetsirah32, Myriam Eisenfeld précise :

La première version publiée de notre traité, dite de Mantoue, remonte à 1562. Elle se divise en six chapitres subdivisés à leur tour en mishnayoth. Le premier chapitre traite de la première manifestation de la volonté créatrice à travers les 32 sentiers de la Sagesse –Jokhmah–, qui sont les dix sefyroth et les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu, développant surtout ce qui concerne ces sefyroth et la première manifestation de l’Alliance ; le second chapitre traite des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu en général ; le troisième, des trois lettres mères ; le quatrième, des sept lettres doubles ; le cinquième, des douze lettres simples ; le sixième contient une synthèse des thèmes principaux jointe à la culmination du concept d’Alliance centré sur la personne du patriarche Abraham.

    Mais écoutons ce que le « Livre des Formations » nous dit de la création par le livre ; cela nous donnera une idée de son contenu et de son style, étant donnée l’importance de ce texte cabalistique.33

Par 32 sentiers mystiques de la Sagesse sculpta Yah
le Seigneur des Armées
le Dieu d’Israël
le Dieu vivant
Roi de l’Univers
Le Shaddaï
Clément et Miséricordieux
Élevé et Exalté
Qui demeure dans l’Éternité
Et dont le nom est Saint
–Il est sublime et Saint–
Et il créa Son Univers
Par trois livres34 (Sepharim)
Par le texte (Sepher)
Par le nombre (Sephar)
Et par le commentaire (Sippur)

    Comme on le voit, dès le commencement il y a 32 sentiers où se manifeste l’Immanifesté et qui, inversement, constituent également les voies pour Le rejoindre. Ces sentiers s’articulent sur l’Arbre séphirotique et servent à relier les sefirot entre elles, les mettant en communication comme le sang et son système donnent vie au corps dans lequel ils circulent.

    D’après les cabalistes, il faut ajouter au discours décimal où se déroule la Création (l’Arbre de Vie) les vingt-deux sentiers qui les unissent dans un diagramme traditionnel (pouvant légèrement changer dans le temps et pour chaque école ou groupe particulier), ensemble qui nous donne la somme des trente-deux sentiers que mentionne le livre.

    A la fin de cette citation se démarque quelque chose d’aussi grand que la création par le livre, ou plus exactement par trois livres : l’un avec des lettres, l’autre avec des « nombres »35 et un troisième qui est le souffle qui les unit tous deux36. Car si tout peut être dénombré à l’aide des dix premiers chiffres, la conjonction de nombres et de lettres révèle la mystérieuse relation qui les unit, non seulement parce que les lettres forment des mots, mais également parce que ces mots correspondent à leur tour à des nombres concrets grâce auxquels s’organisent diverses transpositions et de nouveaux mots découlant de la magie du langage et des chiffres exacts. Leur objet –identique au système pythagoricien– : les « calculs » qui éclairent, et même génèrent en permanence des mondes que le cabaliste modèle –même sans le vouloir– au cours de sa méditation.

    Dans sa traduction, Aryeh Kaplan déclare :

Le nombre 32 est la cinquième puissance de deux (25). Comme le Sefer Yetsirah l’explique, les Dix sefirot définissent un espace en cinq dimensions : les 32 sentiers correspondent au nombre de sommets d’un hypercube pentadimensionnel.

Cela n’est pas aussi difficile à voir qu’il y paraît. Un segment, qui possède une dimension, a deux (21) sommets ou terminaisons. Un carré, qui possède deux dimensions, a quatre (22) sommets ou coins. Un cube, qui possède trois dimensions, a huit (23) coins. Nous voyons ainsi qu’à l’addition de chaque dimension le nombre de sommets est doublé. Un hypercube tetradimensionnel a 16 ou 24 sommets, tandis qu’un hypercube pentadimensionnel a 32 ou 25 sommets.37

    Et il ajoute plus loin :

Dans un hyperespace pentadimensionnel, 32 hyperquadrants se définissent. Ils correspondent aux 32 sommets d’un hypercube à cinq dimensions, comme il a été débattu auparavant. Ces derniers sont à leur tour liés aux 32 sentiers de la Sagesse.

En général, l’on peut dire qu’un couteau ou une lame de rasoir possède une dimension moindre que celle du continuum devant être coupé. Dans notre continuum tridimensionnel, une lame est essentiellement un plan bidimensionnel. L’on attend par conséquent que dans un continuum à cinq dimensions une lame de couteau en ait quatre. Une telle lame serait un hypercube tetradimensionnel à 16 fils, indiquant qu’il s’agit en réalité d’un hypercube à quatre dimensions.

    Comme on pourra l’observer, les possibilités numériques et géométriques sont augmentées de trente-deux variantes qui sont à leur tour reliées entre elles en permanence.

    Et nous n’avons pas mentionné le fait que l’Arbre soit sexué, c’est-à-dire que chaque sefira est également duale et, bien que possédant une identité hermaphrodite, celle-ci se trouve conditionnée par le sexe correspondant qui a l’avantage.

    Pour multiplier les perspectives au moyen de l’étude et de la méditation sur l’Arbre Archétypal, Modèle de l’Univers, il est divisé en quatre mondes, ou plans –synthétisés en trois mondes dans le Zohar–, auxquels correspondent quatre Arbres38 qui sont les étapes où se constitue la manifestation qui nous suggère mystérieusement, par le biais de trente-deux canaux, la descente de la manifestation universelle –ou de l’âme, dans une autre terminologie– de Keter a Malkhout (de la première à la dixième numération) ou encore du plan d’Atsilouth a celui d’Asiyah, ce qui peut également être symbolisé par la « chute » du point à la ligne, de la ligne à la figure et, finalement, de cette première forme au volume, c’est-à-dire à la masse. Cette dernière constitue –avec divers ajouts sensoriels– le corps de l’être humain, qui est ce qu’il est grâce à cette descente dont l’origine est la trinité de l’Idée, qui se transforme et se corrompt par émanation au moyen du temps et de l’espace et des quatre éléments générés par l’éther (ou quintessence) ; ce qui n’est rien de moins que le drame de la création dont l’homme est le protagoniste.

    Cette descente à travers le monde intermédiaire –que l’âme du monde et l’âme humaine réalisent ensemble– est vue de la même façon que par le néopythagoricien et l’hermétiste-alchimiste, qui constatent une évidente densification entre les plans les plus subtils de la conscience, assimilés aux gaz les plus raffinés, avec la concrétion d’états de plus en plus raréfiés et grossiers, au point qu’ils finissent par se solidifier matériellement grâce à la danse des éléments et leurs intermédiaires, au froid et à la chaleur, et aux « solve » et « coagula » en Alchimie. Tout ceci peut également être clairement observé chez les gnostiques, le Plérôme de Plotin en étant un exemple ; et aussi dans l’alchimie d’origine grecque39, etc., et son évolution au Moyen Âge et à la Renaissance.

    Et il continue :

Dix sefirot du Néant
Et 22 lettres Fondement
Trois Mères
Sept Doubles
Et douze Élémentaires.

    Le texte du Sefer Yetsirah est dogmatique, sans explications, sobre jusqu’à en être succinct, et pour s’habituer à l’Arbre les apprentis doivent être entraînés à en mémoriser les noms et les nombres. Les dix sefirot au premier niveau, de l’immanifesté au manifesté, s’expriment par une triade composée des sefirot Keter, Hokhmah et Binah, constituant le monde d’Atsilouth qui se réfère aux Principes Ontologiques, au monde de l’incréé, aux idées archétypales platoniciennes, et aux trois principes numériques qui n’ont au-dessus d’eux que l’Infini (Eyn-Sof) et au-dessous les numérations –informelles et formelles– de la construction cosmique qui commence à se manifester à partir de la quatrième, bien que la triade suivante –inversée par rapport à la précédente–, le monde de Beriah (Plan des Créations), incréé, prendra forme dans le discours séphirotique. Enfin, et sous le nombre sept (Netsah = Victoire), le monde de Yetsirah se profilera ainsi que les premières manifestations psychiques chez l’être humain, jusqu’à déboucher finalement sur le Plan d’Asiyah, avec une unique numération, la dizaine, essence de Malkhout. Elle est appelée l’épouse du Roi, Keter (la Couronne) et c’est la récipiendaire du flux des vibrations qui la composent et constituent le « corps » des émanations ; c’est là que se loge la Chekhinah, l’immanence divine qui, par la voie du retour aux sources (tiqoun), trouvera la Première trinité synthétisée par Keter, qu’elle épousera grâce aux offices de Metatron (Tiferet) le héraut divin, assimilable à Énoch et à Élie.40

    De fait, toutes les sefirot –qui sont aussi duales– sont intimement liées à leur parèdre, ce qui est souvent représenté par deux colonnes face à face, l’une masculine et l’autre féminine (active-passive), impossibles à construire sans une troisième, invisible et centrale, ce qui se dessine généralement ainsi :

    Les dernières strophes de ce fragment parlent de vingt-deux lettres de Fondement qui se partagent en trois mères, sept doubles et douze élémentaires. Les trois mères correspondent à la première triade, et sont Aleph, Mem et Chin (respectivement Air, Eau et Feu) qui se propagent dans tout l’Arbre pour « coaguler » dans la dernière sefira, Malkhout, qui est logiquement liée au quatrième élément : Terre, le plus dense et le seul que nous connaissions dans notre état profane, également appelé par certains plan de l’action41. Cette descente à travers les sphères42 et leur possible ascension suivant un parcours inversé vers des zones toujours plus transparentes est également connu de différentes congrégations gnostiques et s’est communiqué au christianisme et à l’islam, représentant le monde intermédiaire : grossier (Asiyah, subtil avec des formes (Yetsirah), subtil sans formes (Beriah) et finalement l’accès à la conjugaison de la trinité archétypale du plan d’Atsilouth.

    La division des vingt-deux lettres en groupes de trois confère une nouvelle combinatoire à la méditation du cabaliste. Nous n’avons néanmoins besoin que des nombres et du plan où ils se trouvent, laissant de côté pour le moment aussi bien les lettres –et les mots qu’elles forment– que les sentiers, et nous concentrant sur les numérations qui tracent un parcours consécutif du 1 au dix, dessinant sur le diagramme un chemin en zigzag appelé éclair (barak).

    Il est important de signaler que ces versets répètent sans cesse « du Néant », c’est-à-dire la Création ex nihilo, ce qui ne doit pas être vu comme le néant tel qu’on le comprend aujourd’hui, mais comme l’absence complète de ce qui pourrait être considéré comme quelque chose, même la plus subtile des émanations, c’est-à-dire l’état indifférencié du repos le plus complet. Ce qui ne peut être décrit qu’en termes négatifs. Le mot hébreu Ayn (Néant) est souvent appliqué à Eyn-Sof ou, par extension, à Keter, la Couronne placée sur la tête.

    D’autre part, cet Arbre est valable aussi bien pour le macrocosmique que pour le microcosmique, c’est-à-dire pour l’Univers comme pour l’homme, analogie que l’on peut retrouver dans plusieurs traditions ésotériques dont les origines sont apparentées à la Cabale et son ésotérisme.

    L’on peut par conséquent déduire de ce qui précède que l’Arbre de Vie est en rapport avec le corps humain. En effet, la première triade correspond à la tête, celles du Plan de Beriah et Yetsirah, au tronc dans ses deux aspects, supérieur : bras, poitrine, cœur, et inférieur : jambes, bassin et sexe. Ces divisions corporelles correspondent également aux psychés supérieure et inférieure, séparées par la surface des eaux que signale l’omphalos.

    Le rapport entre le Sefer Yetsirah et l’astrologie a été fait très tôt, chose logique étant donné l’usage hébreu d’un type de magie « populaire » liée aux amulettes, talismans, carrés magiques et astrologiques, qui a débouché par la suite sur l’utilisation de ce texte pour l’élaboration de ces activités magiques et sapientielles.43


Mains portant des symboles cabalistiques
Mains portant des symboles cabalistiques
Shabbetai Horowitz, Shefa Tal, Pologne, 1712

    Même les sept lettres doubles sont rapportées aux sept planètes, et les douze lettres élémentaires au zodiaque, laissant les trois lettres mères assujetties aux trois principes, c’est-à-dire Keter, Hokhmah, Binah, donc à la première triade de l’Arbre Séphirotique.

    L’on attribue aux numérations des correspondances avec les astres et des liens avec leurs influences sur le monde, et surtout avec l’ordre cosmique, béni soit-il,44 que l’astrologie et la magie de ces pentacles et calculs numériques reflètent d’une manière ou d’une autre.

    Tout le monde sait que la tradition gréco-romaine assimilait les planètes aux dieux –ce dont juifs et chrétiens ont hérité–, et donc les sefirot correspondent, suivant la règle transitive, aux dieux gréco-romains, ce qui est un apport important de la Cabale chrétienne hermétique, fixant ainsi certaines règles qui paraissaient confuses dans les différents systèmes et formes antérieures que prenaient généralement les spéculations de la Cabale. Cette assimilation exacte des sept planètes à sept sefirot45, est pour les apprentis une introduction à l’Arbre proprement dit, car les astres constituent un langage et les sefirot possèdent ainsi les caractéristiques attribuées aux planètes. Du reste, quiconque a utilisé ces analogies sait combien elles sont effectives. À cette étape du cycle, les correspondances  toujours approximatives– sont : Keter, l’Unité, correspond à l’Etoile Polaire ; Hokhmah, sefira numéro 2, au firmament des étoiles fixes ; Binah, le numéro 3, à Saturne ; Hessed, numéro 4, à Jupiter ; Guevourah, numéro 5, à Mars ; Tiferet, numéro 6, au Soleil ; Netsah, numéro 7, à Vénus ; Hod, numéro 8, à Mercure ; Yessod, numéro 9, à la Lune, et Malkhout, numéro 10, à la Terre.

    Cette assimilation des sefirot sacrées aux planètes ne pourrait sembler inappropriée qu’à ceux qui ne connaîtraient pas la vénération qu’elles ont toujours éveillée chez certains, surtout si l’on considère que ces planètes sont également les dieux qui peuplent le plan intermédiaire.

    Mais en dépit des nombreuses associations que l’on pourrait faire autour de l’Arbre de Vie, sur ce Modèle de l’Univers, ce n’est pas en vain que les sefirot sont, comme leur nom hébreu l’indique, des numérations, c’est-à-dire des interrelations, des calculs, des systèmes indispensables au travail du cabaliste si l’on souhaite pénétrer ce système de systèmes de pensée.

    Pour terminer, signalons que ce texte providentiel a constitué la structure de la Cabale Judéo-Chrétienne. Et cela est si vrai que, selon Scholem, les commentaires sur ce livre cosmique sacré sont, seulement du côté hébreu, près de cent cinquante, beaucoup desquels ont été écrits par les plus grands cabalistes, certains aux environs du Moyen Âge et ses épigones, comme nous le verrons par la suite.

    Et ainsi le Sefer Yetsirah poursuit son discours magique, combinatoire et poétique, développant toutes sortes de possibilités, toujours nouvelles, pour la méditation du cabaliste.

NOTES
21 Rappelons de nouveau le caractère identique des lettres et des nombres. Les grecs possédaient eux aussi une équivalence entre leur alphabet et les nombres, bien qu'ils ne l'aient pas menée au même niveau de développement que les hébreux. Avant l'Islam, qui avait pris à l'Inde la notation arithmétique de position en système décimal, les nombres se signalaient simplement par la valeur quantitative des lettres. De fait, à l'école de Pythagore –tout comme certaines cultures archaïques– les comptes et les opérations se réalisaient au moyen de pierres de couleurs différentes, la géométrie était dessinée sur le sable, et ni l'une ni l'autre n'avait d'autre notation par écrit, puisque les calculs se faisaient mentalement. D'autre part, le boulier était déjà connu à Babylone et en Chine; ainsi que par les précolombiens sous une autre forme : les quipous.
22 Sefer Yetsirah est parfois traduit par « Livre de la Création ». Un autre courant de cabalistes pense qu'il est plus correct de le traduire par « Livre des Formations ».
23 Il existe également d'autres textes dits de la Merkaba, anciennes traditions mystiques et magiques juives : les Hekhalot ou Palais (qui comprennent le III Énoch) et les Visions d'Ezéchiel. Voir Ch. IV.
24 Sefer Yetsirah. Mirach, Madrid, 1994.
25 Le golem est une entité spirituelle, un corps invisible engendré par les ésotéristes afin de perpétuer leur sagesse dans le monde ; une création spirituelle conçue au plus haut plan de l'âme (nechamah), capable de rallier le fil ou la chaîne d'or, comme l'affirment les hermétistes, les néoplatoniciens, les néo-pythagoriciens, etc., tout en sortant du ghetto mental. Cette tradition talmudique apparaît beaucoup plus tardivement dans le hassidisme, chez Eléazar de Worms, mais coïncide avec le Sefer Yetsirah en ce qui concerne la génération de choses avec les Noms de Pouvoir inhérents aux sefirot au moyen de méditations et incantations. Au sujet du golem, voir également le chapitre V du livre de G. Scholem La Kabbale et sa Symbolique (édition en espagnol La Cábala y su Simbolismo. Siglo XXI. Madrid, 1978).
26 Corpus Herméticum. Asclépius, 23-24 (édition en espagnol Textos Herméticos. Ed. Gredos. Madrid, 1999). Ces textes, qui circulaient durant le Moyen Âge et la Renaissance en version latine, et éveillaient certains soupçons pour cela, avaient été trouvés en copte dans la célèbre bibliothèque de Nag Hammadi ; ils ont été datés du Ier siècle avant notre ère par Jean-Pierre Mahé, expert en la matière. Voir Bibliothèque Copte de Nag Hammadi. Volumes 3 et 7. Les Presses de l'Université Laval. Québec, 1978-82.
27 Saint Augustin. La Cité de Dieu (VIII, 23).
28 Proclus. Théologie Platonicienne. Les Belles Lettres. Paris, 1968.
29 « La mobile et fulgurante image, qui se compose du jeu des roues, des quatre vents-chérubins et du Trône de Yahvé, présente une curieuse analogie avec l'une des plus célèbres visions cosmologiques de Platon. Je fais référence à celle, déjà mentionnée, qui est décrite à la fin de la République, dans le mythe d'Er, un nom hébreu d'ailleurs, qui coïncide avec celui d'un des descendants de Joseph, l'époux de la Vierge Marie (Luc. 3, 28).  Dans le récit platonicien, les cieux forment un ensemble de huit poids hémisphériques encastrés les uns dans les autres et mis en rotation par une sorte de fuseau. Chacun des cercles ou poids est accompagné d'une Sirène (créature mythologique de la même famille que les chérubins) chargée d'entraîner le mouvement de la roue correspondante, de la même manière que les chérubins d'Ezéchiel font tourner les roues qui leur sont dévolues. Au-dessus du diagramme cosmique –décrit avec la précision haute en couleurs typique de Platon– se dresse le Trône de la Nécessité (Ezéchiel voit dans l'espace correspondant le Trône à la Gloire de Yahvé), qui se décompose en trois sièges, suivant le nombre des Trois Parques. » Ignace Gómez de Liaño, Filósofos Griegos, videntes judíos, Ediciones Siruela. Madrid, 2000. Voir Federico González, El Simbolismo de la Rueda ( Le Symbolisme de la Roue). Kier. Buenos Aires, 2006.
30 Éminent et sage cabaliste français, mort à l'âge de 46 ans. Dans certains autres de ses nombreux travaux il mentionne aussi l'importance du livre dans la Tradition Hébraïque.
31

Les livres sont écrits avec des lettres qui sont antérieures à la création ; c'est en fait leur discours qui la constitue. Comme on le sait, le mot grec biblion qui donne lieu à celui de Bible signifie livre. Par leur intermédiaire, l'on peut descendre de l'unité essentielle au dix pluriel, ou inversement, effectuer l'ascension du multiple à l'unique, labeur qui représente la quête constante de l'ésotérisme traditionnel, exprimée de façon synoptique par l'Arbre séphirotique et le Sefer Yetsirah.

Dans l'antique Tradition juive, la Torah était généralement considérée comme ayant été créée, comme nous l'avons dit, avant l'origine. L'on disait même que YHVH l'avait consultée préalablement à la création du monde. Et plus encore, qu'il a recours à elle en permanence.

32 El Libro de la Formación. Sefer Yetsirah. A la luz de los escritos de los cabalistas de Gerona. Ed. Obelisco. Barcelone, 1992.
33 Nous avons utilisé la traduction d'Aryeh Kaplan, cabaliste nord américain inspiré, spécialiste des textes hébreux anciens qu'il a étudiés bien au-delà de l'université.
34 Ce n'est ni la seule version ni la seule traduction du Sefer Yetsirah, l'on en verra plus loin d'autres commentaires.
35 Le mot hébreu pour nombre est mispar, tandis que sefira exprime la majesté de ce qu'est le nombre en soi, le concept sacré de nombre.
36 Au Paradis, Adam était un livre dont la splendeur fut perdue par sa chute. Dans le christianisme, au contraire, le Maître Jésus est par la Rédemption un livre vivant. François Secret : Hermétisme et Kabbale. Bibliopolis. Napoli, 1992. « Le Raziel et le Livre d'Enoch chez Postel ».
37 Mirach. Madrid, 1994.
38 En réalité, à chaque sefira correspond un Arbre complet, et chaque numération de cet Arbre possède son propre Arbre, etc., nous donnant ainsi une notion de l'indéfini ; ils sont même visualisés comme polyvolumétriques.
39 Textos de magia en papiros griegos. Ed. Gredos. Madrid, 1987. Voir aussi : A.-J. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste. I. L'astrologie et les sciences occultes. Les Belles Lettres. Paris, 1989 ; ch. VII, 5. Où le rapport est fait entre l'alchimie et la magie, bien qu'il ne semble pas que cela ait été l'intention de l'auteur.
40 Les noms des sefirot sont tous bibliques en cela qu'ils figurent dans le texte sacré, de même que dans de nombreuses autres traditions. Certains d'entre eux ont même été légués au christianisme.
41 Dans d'autres équivalences, Chin (feu) est en correspondance avec la première triade, Aleph (air) avec la seconde et Mem (eau) avec la troisième, la dernière sefirah, Malkhout (terre) demeurant comme la récipiendaire de tous les éléments, là où ils coagulent.
42 Les sefirot sont également appelées sphères, ou traduites de cette manière.
43 Certains pentacles sont des représentations de mains, nommées dans le « Livre des Formations » avec les dix doigts des deux mains, qui sont subdivisées en trois parties par les doigts (les phalanges, phalangines et phalangettes) qui seront à leur tour subdivisés, etc., que l'on retrouve dans plusieurs autres représentations iconographiques.
44 Voir J. Halbronn. Le Monde Juif et l'Astrologie. Histoire d'un vieux couple. Arché. Milan, 1985.
45 Parmi les cabalistes juifs modernes ayant accepté cette assimilation, il faut nommer Z'ev ben Shimon Halevi (Warren Keaton), qui a contribué à sa diffusion par des apports de valeur dans les livres et divers media de l'ésotérisme judéo-chrétien.