Moshe Hayim Luzzatto.
Le cycle de vie de ce sage de Padoue a été exactement de quarante ans (1707-1747), temps durant lequel, grâce à la perspicacité de son intelligence, il pénétra l’essence de la Cabale, en renouvelant l’expression par l’usage de la méthode logique, en consonance avec la période historique qu’il vivait, et l’emploi d’une langue, l’hébreu, qu’il contribua à raviver en l’adaptant aux temps modernes, tout cela joint et soumis à une adhésion totale à l’impérissable et immuable doctrine de l’ésotérisme juif. D’ailleurs, il a lui-même reconnu (et fut pour cela durement réprimé, persécuté, sanctionné, voire taxé d’hérétique) que ses écrits cabalistiques n’étaient pas de son invention, mais qu’un Magid les lui dictait durant ses moments de contemplation et de concentration.
Tandis que je méditai sur un yihud, je m’endormis, et lorsque je m’éveillai j’entendis une voix: «Je suis descendu pour te révéler les secrets cachés du Roi Saint». Je demeurai tremblant quelques instants, puis me repris et la voix ne cessa de me révéler des choses mystérieuses. Le lendemain à la même heure, je pris la précaution de me trouver seul dans ma chambre et alors la voix se manifesta de nouveau pour me révéler un autre secret, jusqu’au jour où elle me révéla qu’elle était un Maguid. Trois mois plus tard, elle me transmit d’autres yihudim à accomplir quotidiennement afin de mériter la visite du prophète Élie… Puis le prophète Élie vint me conter des secrets célestes; et il annonça ensuite la venue de Metatron, le Grand Prince des Anges.273
Cette influence spirituelle l’investit d’un pouvoir surnaturel, et toute sa vie fut un chant au Mystère ainsi qu’un dévouement constamment renouvelé à l’actualisation des vérités éternelles qu’il avait comprises dès son plus jeune âge. L’on dit qu’à l’âge de quatorze ans il connaissait par cœur et dans sa totalité la Cabale de Louria, à quinze ans il écrivait son premier livre sur ce thème et il avait moins de vingt ans que s’était déjà constitué autour de lui un cercle d’études mystiques sur le Zohar, avec une nette tendance messianique. Toutes ces activités, jointes à sa prolifique activité d’écriture et de transmission de textes cabalistiques, firent retomber sur lui d’innombrables soupçons ainsi que des attaques de la part de rabbins littéralistes et dogmatiques qui ne cessèrent de le réprimer, interdisant même la diffusion de ses enseignements et ses écrits ésotériques, et allant jusqu’à les faire brûler.
Luzzatto, surnommé Ramhal, était pleinement conscient de l’état de dégradation de la Science Sacrée à son époque, et du besoin impérieux de la maintenir en vie, mission qu’il assuma malgré d’innombrables adversités et les difficultés qui l'entouraient. Voici ce qu’il dit dans son livre Hoqer U-Mequbal:
Et comme ceux qui étudièrent ne tirèrent leur connaissance que du livre, les scribes furent de plus en plus rares, jusqu’à ce que la Science se retrouve dans l’état où elle se trouve aujourd’hui, c’est-à-dire confuse pour ceux qui l’étudient. Rares sont ceux qui descendent au fond des choses, et pas même eux ne voient complètement la beauté de la Science.
Pour tout cela je me suis dit: «Le temps est venu d’œuvrer pour l’Éternel», le temps n’est plus à murmurer et rougir en disant: «Qui suis-je pour parler face à plus grand et meilleur que moi, devant les grands qui depuis toujours ont été hommes de Dieu? Car il y a un temps et un moment pour chaque chose, et le verset dit: «Je parlerai de Tes préceptes devant les rois et je ne rougirai point»: il se réfère à la Torah, et nous devons l’étudier afin de satisfaire notre Créateur.
La couronne de la Torah est offerte, celui qui veut en bénéficier, qu’il vienne et qu’il s’en bénéficie, car elle ne cesse pas d’irradier sa lumière de vie, et les habits lumineux de la Shekhinah sont les secrets de la Torah: «et dans Son temple tout dit: Gloire!» Et cela n’est pas tout, car les détails et les raffinements de la Torah reposent sur elle. Ces choses, à savoir ces files de sages, leurs décisions et leurs restrictions, paraissent peu importantes pour ceux qui n’ont pas été éclairés par la grande lumière, et les hommes les foulent aux pieds. Seule cette Science permet de voir et de connaître jusqu’où vont les choses et comment elles se maintiennent dans les hauteurs du monde.
Pour cela j’ai décidé de composer cet écrit de manière ordonnée et agréable, afin de dévoiler la grandeur de cette Science aux yeux des enfants d’Israël, car la philosophie et le discernement traitent toujours injustement cette grande Science, tel un serviteur insolent qui prétend dominer sa maîtresse. (…)
Pour tout cela j’ai composé cet écrit sous forme de discussion entre un philosophe et un cabaliste, pour qu’ainsi, suivant le fil du dialogue, apparaisse tout ce dont les philosophes accusent cette Science et, dans le même temps, apparaissent les réponses du cabaliste qui réplique à son antagoniste.274
Comme on le voit, la polémique qui, dans l’Espagne du XIIIe siècle, avait opposé les partisans de la philosophie aristotélicienne menée par Maimonide et la tendance néoplatonicienne défendue par d’autres penseurs, était encore vive du temps de Luzzatto; ces courants cherchaient à avoir le plus grand nombre de recrues dans leurs rangs et s’affrontaient fréquemment avec acharnement, bien que de nombreux cabalistes aient quand même (comme nous l’avons vu chez Azriel, Nahmanide et Cordovero) mis la méthode logique au service de bien plus profondes spéculations tenant de la métaphysique, ce qui est évident aussi dans l’attitude et les œuvres de Ramhal, en particulier dans le texte cité précédemment. Dans cet opuscule, si didactique et ordonné dans son exposé, il aborde les thèmes principaux de la Cabale lourianique, à savoir la tsim tsoum, l’Adam Qadmon, la brisure des vases, les sefiroth, les mondes et leurs niveaux, les visages, la droite et la gauche, la restauration et bien d’autres encore, réalisant une synthèse magistrale et rénovée, puisque ses propres expériences spirituelles figurent dans le texte. D’ailleurs, la phrase qu’il assène avec le plus de véhémence est: «Comprends aujourd’hui et établis en ton cœur», en une claire allusion à la nécessité de vivre intérieurement et intellectuellement l’enseignement ésotérique afin que son message intemporel renaisse à chaque instant dans le cœur de l’initié. Pour illustrer tout ce que nous venons de dire, voici un extrait du dialogue:
Cabaliste: (…) Pour cela nous dirons qu’après avoir examiné attentivement Sa volonté, béni soit Son nom, nous voyons qu’Il est tout-puissant, sans limite ni fin. Et cependant, nous avons découvert qu’il œuvre dans le présent de manière finie, accomplissant une action limitée en fonction du service des hommes, et que tout dépend du nombre des actes.
De la même façon, la création du monde a été faite selon les limites qu’Il a voulu établir, et non pas selon toute Sa puissance ni selon Son infinitude, car s’Il avait créé selon toute Sa puissance et Son infinitude, les créatures auraient également été infinies. Pour cela nous dirons avec certitude qu’il faut comprendre deux choses dans Sa volonté: ce qu’Il aurait pu vouloir et ce qu’Il a voulu. Ce qu’Il pourrait avoir voulu n’a ni limite ni fin, et ce qu’Il a voulu est mesuré et limité par Sa volonté. Tout cela est-il vrai?
Philosophe: Oui, il s’agit véritablement d’un fait que l’on ne peut réfuter.
Cabaliste: À présent nous devons assigner des noms à ces degrés pour qu’il soit possible d’en parler, car sans noms il n’est pas possible de parler des choses, ni de les distinguer les unes des autres convenablement. Les noms que les cabalistes ont donnés à ces deux aspects sont «Ein-Sof», béni soit-il, et «sefirot».
Ein-Sof, béni soit-il, est la volonté telle qu’elle aurait pu être, celle qui n’a ni terme, ni mesure, ni fin; les sefirot sont ce qu’Il a voulu, avec des limites, et ce qui est constitué par les attributs particuliers qu’Il a voulus. (Op. cit.)
Et plus loin, le philosophe, entrevoyant la portée de la Science Sacrée, déclare:
J’ai appris de toi une science vaste et profonde. Je dois maintenant l’inscrire sur les tables de mon esprit et y méditer constamment chaque jour, car je sais que tous les jours de ma vie ne seront pas suffisants pour atteindre le terme de cette grande science. Voilà le fondement que j’ai reçu de toi.
Ce qui nous rappelle cette méditation d’Aryeh Kaplan présentée dans son ouvrage sur le Sefer Yetsirah, et que partagent tous ceux qui pénètrent sur les sentiers intérieurs de la Cabale:
Pour cette raison Dieu est appelé Ain Sof, littéralement «l’Infini». L’on peut monter encore et encore vers l’infinitude, mais on ne peut jamais l’atteindre. L’infinitude peut demeurer comme un but, mais c’est seulement un but qui signale une direction et non une fin pouvant être tactiquement atteinte. La même chose est vraie pour l’infini Ain Sof…275
Notre auteur n’a certes pas ménagé ses efforts pour écrire et réécrire les connaissances qu’il avait reçues de ses maîtres et qu’il reconnaissait avoir inscrites en son âme, ce qui s’est concrétisé en une œuvre riche et variée qui touche de nombreux domaines du savoir (son érudition était vaste, puisqu’il connaissait parfaitement l’hébreu, l’italien, l’araméen, le grec, le latin et le français) et dans laquelle transparaît sous des formes très diverses et dans différents langages un intérêt pour refléter la sagesse pérenne ainsi que sa traduction et son influence à divers niveaux et plans de l’existence.
Ses principaux textes sur la Cabale sont: Kelah Pithei Hokhmah (Les 138 Portes de la Sagesse), Deek Etz ha-Hayyim, Hoqer U-Mequbal (Le Philosophe et le Cabaliste), Zohar Tinyana (Le Second Zohar), Addir ba-Marom (commentaire sur le Idra Rabba du Zohar), Ma’amar ha Ge’ullah (L’Affirmation de la Rédemption), Daat Tevunot (La Sagesse de l’Âme), Mishkney Elyon (Les Secrets du Temple Futur), Derekh Hashem (Le Chemin de l’Éternel). Il y a également un important traité de morale ascétique et mystique, le Mesilat Yesharim (Le Sentier de Rectitude), qui a profondément marqué l’éthique du peuple juif jusqu’à nos jours. Mais comme nous l’avons dit, ses écrits –dont 40 sur la Cabale, bien qu’ils n’aient pas tous survécu–, outre ceux de poésie, de théâtre, les ouvrages théologiques, de morale et de philosophie, sont inspirés par les principes universels et sont des traductions et des adaptations d’une pensée archétypale à différents niveaux et degrés, ce qui n’a pas toujours été compris de nombreux rabbins ni des prétendus intellectuels juifs de l’époque, dont il n’a reçu que critiques et objections. Et cependant, après sa mort, chacun l’exalta à sa convenance : les hassidim reconnurent son apport à la vivification de la Cabale; les moralistes, sa grande contribution à la réédification éthique du peuple d’Israël; et les maskilim, ou rationalistes, concédèrent de la valeur à certains de ses écrits, les considérant comme une rénovation de l’esthétique qui marquerait le début de la littérature juive moderne.
Il est impossible d'intégrer tous les thèmes cabalistiques éclairés par Luzzatto; nous voudrions commencer par relever celui de l’Homme Primordial, ou Adam Qadmon, qui, nous l’avons vu, avait une extrême importance chez Louria qui le voyait comme le symbole du «règne métaphysique» antérieur à la Manifestation Universelle, et que Luzzatto reprend plusieurs fois dans ses méditations, car bien qu’il appartienne à cette région dont rien ne pourrait être dit puisqu’elle est au-delà de toute intellection, c’est cependant là qu’est conçue et dont émane la possibilité d’Être. Dans son livre La Cabale du Ari Z’al selon Ramhal, loué soit-il, il est dit:
Au Début, rien n'existait à part Sa présence, Sa lumière ou énergie étant d'une si grande intensité, aucune existence dans Sa proximité n'était possible. Son preimer acte dans cette création, fu de contracter Sa lumière d'un certain espace, afin de diminuer son intensité, et ainsí permettre aux créatures d'exister. Suite à cette contraction, un rayon de Sa lumière pénétre cet espace vide, et forma les premières Sephirot. Un premier monde; «Adam Qadmon» fut créé, de lui sortirent d'autres lumières – Sephirot. N'ayant pas de réceptacles individuels, ces lumières retournèrent à leurs sources, et ressortirent differemment. Cecci est appelé 'Olam Ha'akoudim (le monde des attachés).276
Luzzatto approfondit la signification de ce symbole si secret, si énigmatique, qui ne doit jamais être vu comme une image fixe de la déité, ni comme un Dieu anthropomorphique conçu à la mesure des paramètres rationnels et sensitifs de l’être humain. Adam Qadmon serait le prototype du Cosmos pensé par la Pensée divine; le supraconscient devenant conscient de la conscience et concevant un modèle pour révéler ses possibilités de manifestation. C’est donc là l’Homme Primordial, conçu dans la région du Néant infini et qui se projette comme un Tout ordonné, comme un homme gigantesque dont émanent tous les mondes, plans, degrés, modalités, êtres et espèces de la création:
L'intention du Créateur étant de prodiguer le bien à ses créatures, tous les niveaux de la création furent mis emplace afin qu'Il leur émane Sa bonté, d'une façon où il leur serait possible de la recevoir. Le premier ordre par lequel la lumière émanée fut formée en dix Sephirot, est appelé Adam Kadmon «l'homme primordial»; ceci est l'union entre le Rechimou et le Kav, et c'est à partir de cette première configuration, que tous les mondes émanèrent.
Le Rechimou est l'extériorité, le Kav; l'intériorité. Adam Kadmon étant si rapproché du Ein Sof, nous ne pouvons rien saisir de sa nature, mais seulement de ce qui a émané de lui par ses sens; que nous appelons ses branches.
De Adam Kadmon sont sortis plusieurs mondes, dont quatre appelés; vue, ouie, odorat, et parole, qui émanèrent de ses yeux, oreilles, nez, et bouche. Dans le langage dela Kabbalah, nous n'utilisons des noms de parties du corps, que pour illustrer le pouvoir ésotérique de ces forces. Il est bien entendu, qu'il n'y existe à ces niveaux aucune forme physique. Quand des nomstels que bouche, oreilles, ou autres parties physiques sont utilisés, le but est de décrire le sens intérieur ou, la position qu'ils représentent. (Ibíd.).
En lisant cet auteur déjà si proche d’aujourd’hui, il est surprenant de constater la proximité d’expression de ses écrits ainsi que l’intemporalité de leurs contenus, qui se réfèrent à chaque instant à la quête intérieure, spirituelle, dont c’est toujours l’âme la médiatrice et le véhicule du processus. Il est transmis au cabaliste que c’est elle la matière première sur laquelle débuter les recherches, car tout y est gravé. Il doit dès lors se consacrer jour après jour à déchiffrer son message, à dérouler le rouleau où sont gravés les codes de l’ordre cosmique, microcosmique comme macrocosmique, car l’on sait que l’âme réunit en elle-même ces deux facettes: l’une qui regarde vers la densité du corps et qui est individuelle, et l’autre, universelle, qui reçoit les effluves du monde des principes et y renvoie tous les êtres et les choses une fois leur cycle de manifestation accompli. De cette manière, le cabaliste devient un lecteur de l’âme; très lentement, il redessine sans cesse chacune des lettres révélées qui la constituent. Il épelle patiemment l’alephato, puis enchaîne les mots et les propositions, jusqu’à ce qu’il intègre soudain le message, l’élabore, et découvre avec surprise que cette découverte, que ce message, que ce trésor du moi ou de l’identité, il le portait déjà:
Car si l’on considère la noble extraction de l’âme, il ressort que dans sa nature il doit y avoir ce qui permet d’obtenir la plus grande perfection possible à la fin. C’est seulement qu’on lui dit d’en haut: «Diminue!», jusqu’à ce qu’elle revienne à son statut originel en s’élevant par ses actes. Mais il ne faut pas comprendre qu’elle est de moindre stature à sa création et qu’elle arrive à la grandeur subséquemment, parce qu’il n’y a rien de nouveau sous le Soleil. Il arrive justement le contraire. Elle est noble par la grandeur de son origine puis diminue pour revenir finalement à son état originel. De toute manière, la fin du processus est la première chose à contempler. C’est également la perfection de l’homme qui est d’abord projetée, après quoi suit la diminution, pour être suivie à son tour d’une ascension graduelle et arriver ainsi à la perfection établie au commencement..277
Toute cette exploration du (et dans le) monde intermédiaire, Luzzatto la développe dans son livre La Sagesse de l’Ame; devant ce titre, l’on pourrait se demander: comment se fait-il qu’en connaissant la sagesse imprégnée dans la psyché, l’on connaisse les mystères de la totalité de la Création? Ramhal répond, à travers un dialogue profond et complexe entre elle et l’intellect, que la génération et le gouvernement du monde sont analogues à ceux de l’âme, car le fil qui tisse la tapisserie de la Manifestation n’est q’un seul, et les lois qui le régissent et le modulent sont identiques:
L’un des principaux phénomènes créés par l’Éternel est la mesure et les limites, car dans Son état abstrait il n’y a ni limites ni mesures. Mais conformément à Son désir qu’il y ait un ordre de niveaux, Il créa tout avec mesure, et disposa les créatures par niveau, l’une au-dessous de l’autre, de la première à la dernière. Et à chaque niveau, Il mesura combien il y aurait d’imperfection et combien de bien et de perfection. Et selon cette mesure il en fut de la nature de chaque niveau en particulier avec toutes ses facettes et modalités, où elles opèrent toutes dans leurs propres contextes, chacune dans son propre cadre. Parce que l’Éternel manifeste deux qualités ensemble –l’occultation et l’illumination de la présence– sont engendrés l’âme et le corps, ce dernier étant de nature inférieure à l’âme. (Op. cit.).
Et il ne laisse pas de se référer dans nombre de ses pages à ce thème si important du Mauvais Penchant ou de l’Autre Côté, dont le déploiement occasionne le mal, lui accordant –en un discours exempt de morales, de jugements ou de préjugés–, d’être l’une des idées nécessaires pour donner cours à toutes les possibilités de la création, comme nous pouvons le percevoir dans ces extraits:
Nous voyons que si Dieu voulait révéler toutes les autres qualités de Sa perfection, comme elles sont toutes des qualités du bien, elles ne se définiraient qu’en termes d’affirmation du bien, et leur révélation ne pourrait comprendre la manifestation du mal. Mais dans Son désir de révéler Son Unité, laquelle comprend la négation du mal, il fut possible de créer le mal et de lui refuser un domaine et une existence absolue, pour que devienne manifeste tout le spectre de cette qualité.
Et, telle est la conduite divine, telle est la création: les créations grossières et indésirables proviennent uniquement de l’occultation de Sa présence, de ce qu’Il ne les éclaire pas de sa sainteté, tandis que les créations nobles et spirituelles proviennent de l’éclat de Sa présence. Et c’est sur ces bases que s’effectue la fusion du corps et de l’âme: le corps et toutes ses opérations proviennent de l’occultation de la présence et l’âme et toutes ses opérations proviennent de la luminosité. Et l’homme lui-même perfectionne et est perfectionné.
L’idée est que l’Éternel fait le bien de manière directe, au moyen de Son influence de bien, mais le mal n’est rien de plus que l’absence et la suspension de Son influence, à un degré plus ou moins important.
Car il s’agit en définitive d’embrasser la réalité et la plénitude de l’Unité de l’Être:
Mais revenant à notre sujet, en parlant d’ «unité», comprenons que nous parlons de la négation de tout ce qui n’est pas unité. Et cela surgit comme un principe général qui régit toutes les infinies qualités de Sa perfection. C’est-à-dire que, par rapport à toute qualité ou perfection qu’Il possède, il faut toujours comprendre qu’il n’y en a d’autre hormis Lui, qu’Il n’a pas d’opposé, qu’il n’y a rien qui puisse le refréner, et tout ceci se résume à Son «unité», ainsi que nous l’expliquions auparavant. (…)
Âme: S’il te plait, fais la synthèse de ce que tu m’as expliqué jusqu’à présent, car tu as déjà dit beaucoup.
Intellect: Le principe est court et facile d’accepter. La Volonté Suprême a voulu révéler et rendre manifeste la vérité de Son Unité: qu’il n’existe aucun autre pouvoir absolument contraire au Sien. Et c’est sur cette base qu’Il a construit Son monde avec toutes ses lois. La raison de l’occultation de Sa présence et qu’Il permette l’existence du mal est la révélation ultime de Son Unité, l’éradication du mal et la manifestation de l’unité de Son règne.
Et il insiste de manière réitérée dans ce texte sur cet aspect: ce que l’être humain peut connaître, c’est la Cosmogonie, le gouvernement du monde et les lois qui le régulent, sans que cela signifie, comme nous le verrons plus loin, que lui soient fermées les portes de l’expérience supra-cosmique:
Ame: L’idée de la création. Est-il possible ou impossible de comprendre comment quelque chose est sorti du néant?
Intellect: Je t’ai déjà dit qu’il nous est impossible de comprendre comment agit l’Éternel, c’est-à-dire la façon de réaliser Ses actes. Nous pouvons seulement investiguer ce sur quoi il agit et l’ordre dans lequel il agit. Or, en venant à ta question, cette matière qu’Il a créée est absolument originale, et Il l’a créée dans son omnipotence exaltée, d’une façon que nous ne pouvons pas comprendre. Ce que nous pouvons comprendre, c’est l’ordre dans lequel Il a agi pour la créer, mais en comprenant cela, nous comprenons seulement les étapes de l’acte.
N’allons pas croire cependant que cette intellection consiste à appliquer une systématisation rationnelle afin de cataloguer un engin mécanique aux proportions infimes ou majestueuses que nous appelons univers, appréhendé à travers un processus analytique ou discursif, mais, comme en témoigne si bien Luzzatto:
Et s’Il désire leur révéler les forces spécifiques qui régulent l’univers, en conjonction les unes des autres, ainsi que l’ont affirmé nos sages (Jaguigah 12b): «Sur quoi la Terre se soutient-elle? Sur les colonnes, et les colonnes sur les eaux…et toutes sont portées par la main de l’Éternel», Il montrera au prophète de nombreuses sphères, l’une dans l’autre, où chaque sphère externe fait tourner la sphère interne, et le monde au centre, et Il les supervise et soutient tous. Et lorsqu’Il désire lui révéler l’interrelation graduée de toutes les forces, où l’une surgit de l’autre, et le monde inférieur surgit d’elles toutes, Il lui montrera de nombreux niveaux, l’un au-dessous de l’autre, et le monde au-dessous d’eux tous. Et lorsqu’il désire révéler le contraste entre les niveaux les plus proches de Dieu et les plus éloignés de Lui, dans l’ordre des niveaux, et suivant les attributs qui sont le plus près de Sa perfection, et ceux qui sont plus loin de Lui, et qui sont plus liés au plan terrestre, Il leur montrera de nombreux niveaux, l’un contenu dans l’autre, comme un réduit dans un autre, ou un vêtement sur un autre, et le monde inférieur hors de tous, éloigné de tout.
En outre, Il lui montrera toutes ces visions de manière simultanée –s’Il désire lui révéler toutes les choses que nous avons mentionnées et leurs ramifications, en une seule fois– même si elles se contredisent entre elles…
Simultanéité et totalité indiquant que cette sagesse atteignable par l’être humain est cependant de nature supra-humaine, c’est-à-dire que celui qui connaît n’est pas l’individu, avec ses capacités logico-formelles limitées, mais la conscience de l’Être un et unique qui se connaît lui-même à travers ses créatures, l’homme occupant une position centrale, puisqu’il est à l’image et ressemblance du Saint, béni soit-il.
Pour ces idées, et bien d’autres, liées à la venue du Messie et à la fonction réparatrice de l’homme dans l’ordre et l’harmonie de la création278, Luzzatto dut abandonner l’Italie et s’exiler à Amsterdam; là aussi admonesté et censuré, il continua son périple, accompagné de sa famille, pour la Terre Sainte, où l’on perd finalement sa piste, et l’on croit qu’il est mort près de Tibériade, affecté par une épidémie. Mais sa présence perdure, comme l’union indestructible de toutes ces âmes qui se sont identifiées à l’Âme immortelle du Monde dans les domaines de la conscience au-delà des sphères temporelles et spatiales; régions toujours réelles, permanentes et actuelles, auxquelles l’on peut accéder par la voie intellectuelle-intuitive promoteur de réalisation spirituelle. Cela nous amène à mentionner également de thème de la résurrection, si mal comprise voire complètement refusée actuellement, et à laquelle Ramhal se réfère en plusieurs occasions. Vie, mort et résurrection sont les facettes inséparables d’une même réalité, ainsi que les voyages nécessaires pour effectuer l’ascension des degrés de la pensée, jusqu’à accéder au stade primordial, symbolisé par le Saint Palais intérieur où «demeure» l’infini. Ces morts et renaissances dont fait l’expérience tout être humain qui entreprend le voyage spirituel vers l’Identification avec le Soi-même, n’entrent d’ailleurs pas en contradiction avec la notion de résurrection en tant que réintégration de tous les êtres et choses dans le Principe lorsque le temps de ce cycle cosmique sera accompli. Luzzatto dit:
Mais grâce au fait que le Créateur n’ait pas occulté complètement sa présence pour toujours, puisqu’une étincelle de Sa Lumière illuminera l’obscurité de l’occultation de Sa présence pour que perdure ainsi l’univers, le corps ne se dissoudra pas non plus entièrement, et l’âme ne l’abandonnera pas totalement, mais il arrivera ce que nos maîtres ont reçu par tradition: il y a dans les os un élément «revivificateur» dénommé «vapeur osseuse» qui conserve les morts jusqu’à la résurrection, pour que ceux qui ressusciteront ne soient pas de nouvelles créations, mais les mêmes qui sont mortes, comme il est écrit (Isaïe 58, 11): «Et l’Éternel rassasiera ton âme dans les temps arides et renforcera tes os».
Même la mort, qui est la plus grande négation du monde, n’est pas une complète négation, puisqu’il y a résurrection. Ainsi, bien que le corps retourne à la poussière, il demeure, selon ce que nous savons, un os appelé «luz», duquel doit être reconstruit le même corps. (Ibid.).
Luz est un mot hébreu qui se réfère aussi bien à une cité cachée et inviolable où loge l’Esprit279 qu’à une particule spirituelle hébergée dans l’être humain. Bien que nous ne puissions nous étendre sur cette question, si importante du point de vue initiatique et ésotérique, nous voudrions apporter cet extrait d’un travail de René Guénon qui favorisera la venue de nombreuses analogies et correspondances symboliques.
Revenons au mot hébraïque luz, dont les diverses significations sont très dignes d’attention: ce mot a ordinairement le sens d’«amande» (et aussi d’«amandier», désignant par extension l’arbre aussi bien que son fruit) ou de «noyau»; or le noyau est ce qu’il y a de plus intérieur et de plus caché, et il est entièrement fermé, d’où l’idée d’«inviolabilité» (que l’on retrouve dans le nom de l’Agarttha). Le même mot luz est aussi le nom donné à une particule corporelle indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’âme demeurerait liée après la mort et jusqu’à la résurrection. Comme le noyau contient le germe, et comme l’os contient la moelle, ce luz contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de l’être; et cette restauration s’opérera sous l’influence de la «rosée céleste», revivifiant les ossements desséchés; c’est à quoi fait allusion, de la façon la plus nette, cette parole de saint Paul: «Semé dans la corruption, il ressuscitera dans la gloire. » Ici comme toujours, la « gloire » se rapporte à la Shekinah, envisagée dans le monde supérieur, et avec laquelle la «rosée céleste» a une étroite relation, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte précédemment. Le Luz, étant impérissable, est, dans l’être humain, le «noyau d’immortalité», comme le lieu qui est désigné par le même nom est le «séjour d’immortalité»: là s’arrête, dans les deux cas, le pouvoir de l’«Ange de la Mort». C’est en quelque sorte l’œuf ou l’embryon de l’Immortel; il peut être comparé aussi à la chrysalide d’où doit sortir le papillon, comparaison qui traduit exactement son rôle par rapport à la résurrection.280
Par conséquent, bien que nous n’en soyons peut-être pas pleinement conscients, Luzzatto nous a menés aux portes du noyau ou du cœur de la Cabale, seuils que tout initié pourra franchir si une telle grâce céleste lui est accordée, sans oublier cependant que pas un seul jour de son existence il ne devra cesser de s’y consacrer. Précisément, dans son livre 138 Portes de Sagesse281, Ramhal apporte de nouvelles clefs pour suivre le tracé toujours plus subtil de ce Néant puissant et infini qui attire irrésistiblement le cabaliste. Ce texte volumineux présente les thèmes de la révélation de l’unité et son moi, des sefiroth et de leurs relations, des lettres et des noms, du tsim tsoum, de l’Adam Qadmon, du monde de Nekudim, des 288 étincelles, du monde de la réparation, des Partzufim avec tous leurs niveaux, relations et connexions, etc., tous ces sujets étant autant de portes pour pénétrer dans l’expérience vivante et incarnée de ces réalités spirituelles. Nous prendrons seulement quelques extraits de cette œuvre si profonde et synthétique de la Cabale, qui a miraculeusement été écrite au XVIIIe siècle et a permis de faire arriver jusqu’à nos jours son influence et sa vigueur.
Porte 112.
Abba révèle les pouvoirs mentaux comme un tout, Imma en détails.
Abba est le mystère des trois Pouvoirs Mentaux de Zeir Anpin –mais comme un tout, comme un germe dans le cerveau du père. Imma est une révélation des Pouvoirs Mentaux de Zeir Anpin: en Imma, ils sont préparés en détail comme un embryon dans le ventre de sa mère.
Ayant débattu de la fonction d’Abba et d’Imma, examinons-les plus en détail.
Abba est le mystère des trois Pouvoirs Mentaux de Zeir Anpin –mais comme un tout… comme nous en avons discuté, Abba et Imma sont une extension d’Hokhmah s’tima’ah qui porte les pouvoirs mentaux de Zeir Anpin (Kether-Hokhmah-Binah) au niveau nécessaire. Cependant, il y a une différence entre Abba et Imma –tout comme il y a une différence dans le rôle du père et de la mère produisant leur descendance commune. Initialement, la descendance se trouve en puissance dans le mâle, comme un tout unique et indifférencié, et c’est ainsi qu’elle l’abandonne. Or, la femelle différentie l’embryon dans les détails pendant la Grossesse jusqu’à ce que les signes de l’embryon grandissant puissent être clairement discernés de l’extérieur.
Il en est ainsi dans ce qui précède: Abba et Imma renferment tous deux en leur intérieur les Pouvoirs Mentaux de Zeir Anpin, et leur rôle est de les faire apparaître. Cependant, lorsque c’est Abba qui le fait, il les produit comme un tout simple et indifférencié; mais dans le cas d’Imma, ils sont déjà discernables en son sein durant la Grossesse, et plus encore après leur avoir donné le jour.
… comme un germe dans le cerveau du père. Car le germe naît dans le cerveau, où il est inclus comme un tout unique. Et même lorsqu’il émane, il le fait comme un tout indifférencié.
Imma est une révélation des Pouvoirs Mentaux de Zeir Anpin: en Imma ils sont préparés en détails comme un embryon dans le ventre de sa mère.
Voilà le mystère d’Hokhmah et de Binah: Hokhmah est général, tandis que Binah est le processus de penser (hitbonenut) appliqué au concept général d’Hokhmah, analysant les questions en détails. En accord avec cela, Abba s’étend pour offrir une révélation générale des Pouvoirs Mentaux, et Abba les produit également comme un tout global. En Imma, les Pouvoirs Mentaux sont différenciés dans leurs détails, et de même lorsque Imma réalise sa fonction maternelle, elle révèle leurs composantes détaillées comme un embryon dans le ventre de sa mère.
Porte 121.
Conclusion de Zeir Anpin durant la grossesse, l’allaitement et la maturité.
Dès le début, Zeir Anpin a été fait comme Dix Sefiroth au moyen de l’union des Pouvoirs Mentaux dans les Six Directions –car ils n’ont pas irradié de cette manière dans le monde de la désolation. Zeir Anpin est donc décrit comme ayant la possession fixe de Netsah-Hod-Yesod, tandis que les autres doivent encore être révélés en acte. Toute la période de la Grossesse est un processus de préparation progressive pour permettre que Hesed-Gueburah-Tifereth soient révélés. Immédiatement après avoir été produit depuis Imma, Zeir Anpin est déjà en possession de Hesed-Gueburah-Tifereth, et nous disons que Hokhmah-Binah-Daath sont en processus de venir.
Réparer Netsah-Hod-Yesod de manière que Hesed-Gueburah-Tifereth puissent se révéler sur eux requiert toute la période de la Grossesse. Et réparer Hesed-Gueburah-Tifereth pour que Hokhmah-Binah-Daath puissent être révélés sur ces derniers requiert toute la période de l’allaitement afin qu’ils soient suscités constamment par étapes de la manière nécessaire. Même ainsi, la purification initiale n’est pas vraiment complète avant les vingt-quatre premiers mois d’Allaitement, car ce n’est qu’alors que se complète la purification de Hod-Yesod-Malkhuth.
Nous n’avons pu offrir que quelques traits de l’héritage fécond de ce cabaliste, poète et chantre des réalités intellectuelles et spirituelles du XVIIIe siècle, mais cette esquisse est suffisante pour percevoir que la flamme de l’Esprit était encore vive à cette époque, et que grâce à ce qu’annonçait Pic de la Mirandole dans l’une de ses conclusions magiques-cabalistiques, cette flamme brûle encore aujourd’hui.
Celui qui à minuit copule avec Tifereth, obtiendra que toute sa génération soit prospère.
Et cela n’est autre que le symbole de la hiérogamie entre l’Âme et l’Esprit au cœur même de l’être, analogue à celui du monde, et de la fécondité qu’entraîne cet Amour.
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