III. NOTES AU SUJET DE L’HERMÉTISME ET LA SCIENCE (II)
FEDERICO GONZALEZ

    Nous tenterons d’illustrer ce paradoxe : la Tradition Hermétique est à l’Origine de la Science, cette dernière étant considérée comme une application à la réalité concrète des principes hermétiques et des doctrines alchimiques et théurgiques, dans le même temps que la vision littérale et rationaliste a peu a peu pris possession de l’homme d’Occident, lequel a transféré des connaissances d’ordre vertical sur la partialité horizontale et s’en est allé à la dérive indéfiniment, jusqu’à ce que son sort en soit menacé.157 Mais cela a produit en même temps un autre paradoxe : que la progression offre à présent d’innombrables portes d’accès aux appelés de la Connaissance, ce qui devient aussi une extraordinaire richesse lorsqu’on y met de l’ordre et que l’on parvient à en faire la synthèse. Du Un au multiple, et de ce dernier le retour à l’Unité : un double mouvement simultané, qui s’exprime par le biais d’une suite de partialités aux formes successives et dissimiles, comme celles que nous décrivons.

    A la fin du XVe siècle se produisent des événements extrêmement importants, précédés et suivis de toutes sortes de développements, pas toujours faciles à distinguer à première vue, mais dont ils sont à l’origine. Pour l’Occident, l’ère de l’expérimentation a commencé, ainsi que celle des découvertes et des inventions.

    En effet, l’Amérique est découverte en 1492, événement qui changera la face du monde, à plusieurs aspects, alors et dans les siècles suivants.

    Ce fut le produit d’un ensemble de facteurs qui, d’un côté se fondaient sur de nouvelles découvertes tendant à une connaissance différente de la réalité, ou plutôt à une description distincte de celle-ci, liées bien évidemment à une conception nouvelle de la géographie, différente du courant d’alors, qui s’étendait immensément dans l’espace et s’insinuait déjà comme une cosmologie pluridimensionnelle qui abandonnait la géométrie plane et la vision antérieure, bien plus anthropocentrique que géocentrique, comme il est dit généralement.

    Dans la cosmogonie du Corpus Hermeticum, le soleil joue évidemment un rôle fondamental, en compagnie des astres régents comme dans le Timée ou toute autre cosmologie traditionnelle. Des premiers scientifiques, qui abandonnèrent la vision aristotélique et celle de Thomas d’Aquin, et qui commencèrent dès le XVe siècle à suivre d’autres voies, beaucoup encore sur les pas de Ptolémée, se nourrissent les connaissances qui donneront lieu à ce qui est appelé « la révolution scientifique »158, dont les principaux protagonistes, pas toujours convenablement distingués, Copernic, Galilée, Brahe, Newton, Boyle, Kepler,159 etc., considérés aujourd’hui comme les pères de la « science moderne », détournent les cosmogonies, ou une grande partie, outre l’hermétisme, les fondements antiques de la philosophie classique –en particulier celle de Platon et des auteurs arabes–, les idées ésotériques et les notions imprégnées de mysticisme, même liées aux interprétations bibliques, ce que le grand public semble ignorer aujourd’hui.

    « S’il est vrai que le processus de la révolution scientifique constitue en soi un processus de rejet de la philosophie aristotélicienne, nous ne devons absolument pas croire qu’elle manque de présuppositions philosophiques. Les artisans de la révolution scientifique étaient également attachés au passé, et de différentes manières : ils remontent, par exemple, à Archimède et à Gallien. L’œuvre de Copernic, celle de Kepler ou celle d’Harvey, par exemple, sont emplies de vestiges de la mystique hermétique ou néoplatonicienne faisant référence au Soleil. Et le grand thème néoplatonicien du Dieu qui fait de la géométrie et qui en créant le monde lui imprime un ordre mathématique et géométrique que le chercheur doit découvrir, caractérise une grande partie de la révolution scientifique, comme par exemple les investigations de Copernic, Kepler ou Galilée. 

    Par conséquent, le néoplatonisme –nous pouvons l’affirmer avec une certaine prudence– constitue la philosophie de la révolution scientifique. En tout cas, c’est sans aucun doute la conception métaphysique qui constitue l’axe de la révolution scientifique, c’est-à-dire de la révolution astronomique. Néanmoins, les choses sont encore plus complexes que ce que nous avons exposé jusqu’à présent. En effet, l’historiographie récente la plus actualisée (Eugène Garin, par exemple, ou Frances A. Yates), a mis en relief par des données nombreuses la présence notable de la tradition magique et hermétique au sein du processus qui conduit à la science moderne. Il y aura, sans le moindre doute, quelqu’un –comme par exemple Bacon ou Boyle– qui critiquera âprement la magie et l’alchimie ou qui –comme Pierre Bayle– lancera des invectives contre les superstitions de l’astrologie. Cependant, dans tous les cas, magie, alchimie et astrologie constituent les ingrédients actifs de ce processus qu’est la révolution scientifique. La tradition hermétique l’est aussi, c’est-à-dire cette tradition qui, remontant à Hermès Trismégiste, (rappelons que Marsile Ficin a traduit le Corpus Hermeticum), possède pour principes fondamentaux le parallélisme entre macrocosme et microcosme, la sympathie cosmique et la notion d’univers en tant qu’être vivant. Au cours de la révolution scientifique, certains thèmes et notions de type magique et hermétique –selon les différents contextes culturels qu’ils vivent ou revivent– seront utilisés à l’origine et au développement de la science moderne. Malgré tout, cela n’était pas toujours possible ou n’arrivait pas toujours. La révolution scientifique, en résumé, progresse dans un cadre d’idées qui ne s’avérèrent pas toujours fonctionnelles o ne l’étaient pas du tout pour le développement de la science moderne. Ainsi, par exemple, si Copernic s’en remet à l’autorité d’Hermès Trismégiste (ainsi qu’à la philosophie néoplatonicienne) pour légitimer son héliocentrisme, Bacon reproche à Paracelse (qui cependant, nous le verrons, possède certains mérites) non tant d’avoir déserté l’expérience que de l’avoir trahie, d’avoir corrompu les sources de la science et d’avoir dépouillé l’esprit des hommes. » 160

    Mais la nouvelle science prit soudain son indépendance dans plusieurs directions. Christophe Colomb et son épopée magico-scientifique est le héros de la Découverte de l’Amérique et, comme il a été dit, de tout ce que cela a représenté au regard d’une nouvelle Cosmographie. Marsile Ficin, héritier de la pensée de Byzance, conquise par les Turcs, en est un autre, comme nous l’avons vu, avec Jean Pic de la Mirandole –rappelons que, en 1492, les juifs et les arabes furent expulsés d’Espagne161, et que les premiers emportèrent dans toute l’Europe leur Tradition (la Kabbale), qui vint s’ajouter ainsi aux connaissances « orientales » de Gémiste Pléthon, en particulier en Italie162. Mais les manifestations de ce courant de pensée hermétique continuèrent en Occident et, à l’instar des conséquences de la Découverte d’Amérique, prirent au cours du temps différentes formes et finalement débouchèrent de façon inéluctable sur la pauvreté de pensée du monde moderne et, paradoxalement, sur l’abondance de ses formes quantitatives.163

    Pour tracer cette esquisse des relations entre l’Hermétisme et la Science, notre pierre angulaire a été, comme nous le disions au commencement, les catalogues de deux grandes bibliothèques en rapport direct avec ce thème et qui s’érigent donc en documents historiques. Ainsi que nous l’avons mentionné, il s’agit de la Bibliothèque Colombine et de la Bibliotheca Chemica, cette dernière très postérieure et dont un grand nombre d’articles appartiennent à la dite Renaissance anglaise, au contenu incontestablement hermétique et alchimique, mais collectionnée comme une bibliothèque quimico-pharmaceutique par l’un des premiers industriels et minéralogistes, James Young of Kelly –elle fut transférée à sa mort à l’Université de Glasgow– et cataloguée et commentée par John Ferguson. La première de ces bibliothèques représente le monde aristotélicien et théologique médiéval, la seconde la vision scientifique et magique de la Renaissance, en particulier celle de l’Alchimie-chimie, l’Hermétisme, la Pharmacologie, la Médecine et la Minéralogie. En tout cas, l’une comme l’autre n’a rien à voir avec la « religion scientifique » actuelle, instaurée au sein d’un courant qui s’est définitivement imposé, et qui demeure officiel malgré les concepts des dernières investigations de la science, y compris la Physique Quantique.

    La Bibliothèque Colombine, conservée à la Cathédrale de Séville, fut constituée par Fernando Colomb, fils de l’explorateur –il a d’ailleurs pris part au quatrième voyage de ce dernier sur la route des Indes– et qui, outre des rapports étroits avec son père qui le conduisirent à écrire l’Histoire de l’Amiral Christophe Colomb (document fondamental qui débute par ses découvertes et laisse dans l’ombre aussi bien les origines du navigateur que l’idée et la concrétisation de ses voyages), eut une vie assez remarquable à la Cour d’Espagne, où il occupa divers postes et fonctions (par exemple, il proposa à Charles Quint de fonder une Académie des Mathématiques), ainsi que dans le reste de l’Europe. En témoigne sa vaste bibliothèque, que nous mentionnons ici, acquise dans les villes les plus importantes de son temps, d’après ses propres notes manuscrites, insérées dans les livres.

    Il ne s’agit malheureusement pas de la propre bibliothèque du navigateur qui, comme son fils, est homme d’études et de cabinet164, bien que se soient conservés quatre des ouvrages qu’il possédait à Cordoue, comme le déclare Jacques Heers dans son ouvrage Christophe Colomb :

    « Ces quatre ouvrages, qui sont actuellement conservés à la Bibliothèque colombine de Séville, sont :

- Une compilation composée, ou plutôt réalisée par le cardinal Pierre d’Ailly, sous le tigre d’Imago Mundi. Pierre d’Ailly est né à Compiègne en 1350. Il a été évêque de Cambrai et fut nommé cardinal en 1412. Il fut pendant quelques années le confesseur du roi Charles VI. C’est un exemplaire d’une édition de 1480 ou 1483, imprimée à Louvain, composée de 21 traités, 16 œuvres de d’Ailly et 5 de Gerson, tous se réfèrent à l’astronomie, la cosmographie, la connaissance du monde et de diverses parties des terres habitées. Cette œuvre était bien connue et fut longtemps diffusée, y compris avant son impression, en particulier au Portugal, où Gomes Eanes de Zurara la cite dans sa Chronique de la Découverte et Conquête de la Guinée, écrite en 1453.

- Un exemplaire de la Historia rerum ubique gestarum, du pape Pie II Piccolomini, dans l’édition de Venise (1477).

- Une Histoire Naturelle, de Pline, traduit en italien par un Florentin pour le roi de Naples; également imprimée à Venise en 1489.

- Un exemplaire de La Description du Monde de Marco Polo (traduction en latin par un religieux de Bologne, imprimé à Anvers en 1485).

- En outre, l’on connaît l’existence d’un exemplaire des Vie Parallèles, de Plutarque, et d’un Ptolémée dans une édition de 1479.

    Les quatre premiers livres sont abondamment et soigneusement annotés, soit dans les marges, soit dans la partie inférieure des pages, soit plus longuement sur des moitiés de pli en blanc. Les notes, d’importance très inégale, se limitent parfois à répéter un mot considéré important; à d’autres occasions, il s’agit de véritables gloses, de commentaires plus ou moins savants ou produits de la fantaisie. L’on compte plus de deux mille annotations de la plume de Colomb, et il s’agit sans doute de ses écrits les plus spontanés, les plus authentiques et les plus indiscutables ».

    Comme l’on peut le constater à la consultation du catalogue, la bibliothèque du fils, élevé avec soin, reflète également les centres d’intérêt du père, et tous deux ceux de leur époque où se détache l’extraordinaire figure de Christophe Colomb, directement liée à l’Histoire de la Science et vivant exemple de la Renaissance, et donc du développement de l’immuable image d’un monde médiéval sclérosé vers de nouvelles possibilités, plus plastiques, adaptées à un monde qui se transformait pour donner lieu progressivement à de nouveaux points de vue sur le plan investigateur et créatif, ce qui déboucha sur de nouvelles formes d’appréhender la Philosophie et la Cosmogonie Pérenne.

    Dans l’ouvrage de Fernando Colomb sur son père, l’on peut lire : 165

    « En arrivant donc aux raisons qui conduisirent l’Amiral à la découverte des Indes, je dirais qu’elles furent au nombre de trois, à savoir : les motifs naturels, l’autorité des écrivains et les indices des navigateurs. »

    Et aussi, au chapitre VII, faisant référence aux travaux qui en furent le motif :

    « Le second fondement qui encouragea l’Amiral pour cette entreprise et grâce auquel il put nommer Indes avec raison les terres qu’il découvrit, fut l’autorité de nombreuses et doctes personnes qui lui dirent que, du bord occidental d’Afrique et d’Espagne l’on pouvait naviguer vers l’Occident jusqu’au bord oriental de l’Inde ; et que ce n’était pas grande mer que celle qui était au milieu, comme l’affirme Aristote à la fin du livre deuxième du Ciel et du Monde. Où il dit que des Indes l’on peut passer à Cadix en quelques jours, ce que confirme aussi Averroès parlant du même lieu. Et Sénèque, dans le livre premier des Naturels, estimant à rien ce que l’on peut apprendre dans ce monde comparé à ce que l’on acquiert dans l’autre vie, dit que de la pointe extrême de l’Espagne un navire poussé par un vent propice pourrait aller vers les Indes en peu de jours. Et si, comme on le pense généralement, ce Sénèque est le même que l’auteur des tragédies, nous pourrons dire qu’à cette fin il écrivit pour le chœur de la tragédie Médée : “Un temps viendra au cours des siècles, où l’Océan élargira la ceinture du globe, pour découvrir à l’homme, une terre immense et inconnue ; la mer nous révèlera de nouveaux mondes, et Thulé ne servira plus de borne à l’univers.” 166 Ce qui s’est clairement accompli dans la personne de l’Amiral. »

    « Strabon, dans le livre premier de sa Cosmographie, dit que l’océan encercle toute la terre, et qu’à l’Orient il baigne l’Inde et à l’Occident l’Espagne et la Mauritanie ; et que, si la magnitude de l’Atlantique ne l’interdisait pas, l’on pourrait naviguer d’un endroit à l’autre sur le même parallèle. Il répète la même chose dans le livre second. Pline, dans le livre second de l’Histoire Naturelle chapitre CXI, dit aussi que l’Océan encercle toute la terre et que sa longueur d’Orient à Ponant est celle de l’Inde à Cadix. Le même, au chapitre XXXI du livre VI et Soline au chapitre LXVIII Des Choses Mémorables du Monde disent que depuis les Iles Gorgones, que l’on croit être celles du Cap Vert, il y a quarante jours de navigation sur l’Atlantique jusqu’aux îles Hespérides, lesquelles l’Amiral tenait pour certain qu’elles étaient de l’Inde. » 

    « Marco Polo, vénitien, et Jean de Mandeville disent dans leurs itinéraires qu’ils furent bien plus loin à l’Orient que ce qu’écrivirent Ptolémée et Marin de Tyr. Lesquels, s’ils ne parlent pas de la mer Occidentale, de ce qu’ils décrivent de l’Orient l’on peut arguer que la dite Inde est voisine de l’Afrique et de l’Espagne. »

    « Pierre d’Ailly, dans le traité Imago Mundi, chapitre VIII, de Quantitate Terrae Habitabilis, et Jules Capitolin, Des Lieux Habitables, et de nombreux autres traités, disent que l’Inde et l’Espagne sont proches par l’Occident. Au chapitre XIX de sa Cosmographie il dit ces mots : “Selon les philosophes et Pline, l’Océan qui s’étend entre la fin de l’Espagne et de l’Afrique Occidentale et le commencement de l’Inde vers l’Orient, n’est pas un intervalle très large ; et l’on tient pour certain que l’on peut le naviguer en peu de jours par vent favorable. Ainsi le commencement de l’Inde ne peut pas être très éloigné du bout de l’Afrique par l’Occident”. »

    Dans l’œuvre extrêmement abondante portant sur Christophe Colomb et l’Amérique, encore augmentée cette décade en raison du cinquième centenaire de la Découverte, ne manquent ni les commentaires dithyrambiques ni les éloges démesurés, les uns comme les autres étant les produits de questions émotionnelles. En revanche, un notable scientifique allemand, Alexander von Humboldt, écrivit en connaissance de cause ce qui est peut-être l’un des ouvrages les plus sérieux sur l’Amiral, Christophe Colomb et la Découverte de l’Amérique167, où il déclare :

    « Dès lors que l’hypothèse du disque de la Terre flottant sur l’eau fut substituée par la notion de sphéricité de la Terre, idée propre aux pythagoriciens (Hicétas, Ecphante et Heraclide de Pont) ainsi qu’à Parménide d’Elée, exposée et défendue avec une clarté admirable par Aristote, il ne fallut pas de grands efforts d’ingéniosité pour entrevoir la possibilité de naviguer de l’extrémité d’Europe et d’Afrique aux côtes orientales de l’Asie. En effet, cette possibilité se retrouve clairement énoncée dans le Traité du Ciel, du Stagirite (dernières lignes du livre second), et en deux endroits célèbres de Strabon. Pour l’instant, il suffit d’énoncer ici que ces auteurs parlent tous deux d’une seule mer qui baigne les côtes opposées. Aristote ne considère pas que la distance soit très grande… et Strabon ne trouve pas d’autre obstacle que la largeur démesurée de l’Océan Atlantique… »

    « Ces mêmes notions quant à la possibilité d’aller directement en Inde par la voie de l’Ouest, sur les parties de la Terre qui sont habitables et le rapport entre les superficies des continents et des mers (l’extension de celles-ci était alors considérée de façon erronée comme moindre que celle des terres), se retrouvent chez Roger Bacon, homme prodigieux par la variété de ses connaissances, sa liberté de pensée et la tendance de ces travaux vers la réforme des études physiques. Continuant sur la voie ouverte par les Arabes pour perfectionner les instruments et les méthodes d’observation, non seulement il fut le fondateur de la science expérimentale, sinon qu’il engloba simultanément dans sa vaste érudition tout ce qu’il pouvait apprendre dans les œuvres d’Aristote, devenues plus accessibles depuis peu grâce aux versions de Michael Scott, et dans les relations de deux voyageurs de ses contemporains, Rubruquis et du Plan Carpin. Le mérite de Christophe Colomb n’est pas diminué par le rappel de cette suite d’opinions et de conjectures reconnues (à travers les prétendues ténèbres du Moyen Age) depuis les cosmographes de l’antiquité jusqu’à la fin du XVe siècle. Les ténèbres s’étendaient sans doute sur les masses ; mais dans les couvents et dans les collèges quelques personnes conservèrent les traditions de l’antiquité. Bacon lui-même, reconnaissant ce qu’il appelle le pouvoir de l’érudition et de la connaissance des langues, “rapporte un intérêt ardent pour l’étude, qu’il observe, surtout depuis quarante ans, dans les villes et dans les monastères, à côté de l’ignorance générale des peuples”. »

    Et Humboldt conclut :

    « A aucune autre époque, répétons-le, ne circulèrent de si nombreuses et si diverses idées nouvelles qu’à l’ère de Christophe Colomb et Vasco de Gama, qui fut aussi celle de Copernic, d’Arioste, de Dürer, de Raphaël et de Michel-Ange. Si le caractère d’un siècle ‘est la manifestation de l’esprit humain à une époque donnée’, le siècle de Christophe Colomb, élargissant incroyablement la sphère des connaissances, imposa un nouvel essor aux siècles futurs. Le propre des découvertes qui affectent l’ensemble des intérêts sociaux est d’agrandir tout à la fois le cercle des conquêtes et le terrain à conquérir. Pour les esprits faibles, l’humanité atteint à différentes époques le point culminant de sa marche progressive, oubliant que, par l’intime enchaînement de toutes les vérités, à mesure que l’on avance, le champ à parcourir se révèle plus vaste, se dessinant un horizon qui sans cesse recule. Un soldat peut se plaindre de ce qu’il ‘reste peu de chose à conquérir’, mais la phrase ne peut être appliquée, par chance, aux découvertes scientifiques, aux conquêtes de l’intelligence. »

    « Rappelant ce que la pensée de deux hommes, Toscanelli et Colomb, a apporté d’aide à l’esprit humain, ce n’est pas juste de se limiter aux admirables progrès que firent simultanément la géographie et le commerce entre les peuples, l’art de la navigation et l’astronomie nautique ; en général, toutes les sciences physiques et, finalement, la philosophie des langues, augmentée de l’étude comparée de tant de langues rares et riches en formes grammaticales.

    « Il faut également prêter attention à l’influence exercée par le Nouveau Continent sur les destinées du genre humain… »

    En réalité, à la lecture des cartes de Christophe Colomb et de ses journaux de bord, l’on ne peut manquer de remarquer que, parallèlement à l’intérêt scientifique du navigateur, il existe une ouverture sur la poésie et l’amour de la nature (tropicale, dans ce cas), incarnation du surnaturel, et surtout, ce qui a été signalé à de nombreuses reprises, un « mysticisme » qui devient souvent un « illuminisme », nourri par les signes que représente le fait d’être parvenu à découvrir le paradis, de connaître ce que les sages de l’antiquité ne mentionnaient qu’à mots voilés, et grâce à sa geste héroïque, marquée du sceau du destin, de pouvoir prendre part à un mystère, révéler un secret. Une évidente atmosphère de magie se remarque dans la littérature sur Christophe Colomb, et le fait que la quête de la connaissance et celle de l’or soient intimement liées à ses entreprises nous permet de le rapporter à la Tradition Hermético-Alchimique, bien que lui-même n’ait pas été un alchimiste au sens strict du terme. À son époque, précisément, les gestes matérielles n’étaient pas étrangères aux quêtes spirituelles, sinon qu’elles en étaient plutôt la prolongation. Et s’il est vrai qu’il n’y a pas, dans son entourage –ni dans celui de son fils–, de références directes à Hermès et aux pensées hermétiques ni à l’Alchimie, il  en a en revanche, et de nombreuses, à des notions apparentées liées à leur modalité philosophique sous son aspect chrétien. Et en ce qui concerne le catalogue de la bibliothèque colombine, nombreux sont les auteurs considérés comme ésotériques qui y sont représentés168.

    En fait, le catalogue de la bibliothèque de Fernando Colomb nous donne, d’une manière générale, une idée de ce qu’était une collection médiévale, avec une grande influence théologique et ecclésiastique, comprenant même de très nombreux livres de piété et d’opuscules dévots, où ne manquent ni les auteurs et philosophes de l’antiquité gréco-romaines, ni les ésotéristes et les théosophes, ni les ouvrages de culture générale, les traités de mathématiques, de médecine, de cosmographie et de géographie alors disponibles, car il ne faut jamais perdre de vue, pour n’importe quelle estimation, que les œuvres imprimées étaient très rares à cette époque, et les éditions des premiers incunables étaient souvent à peine supérieures en nombre à celles de certains manuscrits.

    Malheureusement, l’acquisition de nouvelles œuvres prit fin à la mort de Fernando Colomb, alors que les idées de la Renaissance en rapport avec Hermès, le néoplatonisme, Pythagore, etc., diffusées par la fameuse école de Florence et son plus haut représentant, Marsile Ficin, et suivies par de nombreux auteurs et chercheurs de différents lieux d’Italie et du reste de l’Europe, commençaient tout juste à prendre dans les esprits les plus qualifiés, en partie à cause de la lenteur d’information que nous venons d’évoquer, et bien entendu en raison de la nature même du processus intellectuel que suppose un changement de perspective aussi important que celui ayant représenté la naissance de la Science Moderne. En effet, il fallut attendre la parution des manifestes sur Le Progrès et la Promotion des Savoirs diffusés par Francis Bacon (The Advancement of Learning, 1605) pour que la « méthode » scientifique devienne « officielle », bien qu’il ne s’agisse que du développement d’un ensemble de notions et de points de vue sur lesquels la Découverte de l’Amérique eut une influence directe, et surtout subliminale, comme une proposition de la civilisation d’Occident et sa postérieure irradiation dans le monde entier.

    Curieusement, c’est un Bacon, Roger, qui fut le promoteur de la connaissance scientifique au Moyen Age, et c’est un autre Bacon, Francis –à qui l’on attribue entre autres l’œuvre de Shakespeare–, auteur de l’utopie sur La Nouvelle Atlantide, qui fut le chef de file de la Science de la Renaissance anglaise, c’est-à-dire le passage culturel allant de la Bibliothèque Colombine à celle dont Ferguson effectua la classification169. Le laps de temps qui les sépare indique deux manières d’envisager le même fait, la Connaissance, au moyen de formes distinctes d’apprentissage qui conduiront même, au long des années, à des résultats diamétralement opposés aux aspirations qui leur auront donné naissance et qui se seront concrétisées –nous nous permettons de le répéter une fois de plus– dans l’histoire aliénante d’un progrès illimité et dans le rationalisme, qui ne voient plus la Science en tant que vecteur de Connaissance, sinon comme une réalité à laquelle il faut strictement se tenir, telle une nouvelle forme dogmatique religieuse ; et qui imaginent également la salvation du genre humain par le biais de ce « progrès », livré de nos jours à la technologie et à l’électronique, concept totalement en vigueur dans notre société, bien qu’il soit aussi de plus en plus rejeté, en partie ou dans son entier, par des êtres humains désabusés ou épuisés, souvent lucides, mais encore amplement dépassés par l’ignorance et l’abus de masse. Cela va de pair avec les théories évolutionnistes selon lesquelles les hommes et les femmes dérivent d’espèces inférieures.

    Nous avons déjà précisé qu’il ne s’agit là que de simples notes, mais nous croyons néanmoins qu’elles peuvent servir à se rendre compte de l’importance et de la portée de ce thème. La question des origines magico-théurgiques, c’est-à-dire sacrées ou inspirées, de la science, et, par conséquent, le processus de formation de la science moderne par la dégradation cyclique d’une pensée hermétique, peut être observable par quiconque se penche sans préjugés sur l’étude de son devenir.170

    En définitive, c’est un sujet qui porte sur l’histoire occulte des choses et la présence continuelle d’Hermès dans notre civilisation. Et si l’Histoire des Idées est la mémoire des hommes, et donc forcément une vision du cosmos, alors connaître les origines cycliques est une façon de se retrouver soi-même dans un monde qui en est aussi un autre, de remonter le courant vers la simultanéité des concepts qui sont à l’essence de la Cosmogonie, et qui représentent une ouverture sur la Métaphysique.

 
 
NOTES
157

    S’il serait erroné de croire que la chimie actuelle ait quelque chose à voir avec l’Alchimie, étant donné qu’elle part de principes différents, voire même opposés, il n’en est pas moins vrai que l’alchimiste, qui travaille seul, met l’emphase sur l’expérimentation, se fondant sur la transformation de la Nature –que, par analogie, l’Adepte transpose sur sa propre individualité– : le microcosme à l’image du macrocosme.

    Cependant, du point de vue de l’Histoire de la Science, ou simplement de l’Histoire de la Culture en Occident, il est notoire que leur point commun à toutes deux est cette expérimentation –qui débouchera par la suite sur la méthode scientifique– sur les éléments de la Nature, miroir de la Nature Parfaite, tel que le comprenaient les hermétistes du Moyen Age et de la Renaissance, dont cette expérience de la transmutation était l’essence même des travaux.

158
    Il faut préciser que les mathématiques modernes, c’est-à-dire les mathématiques appliquées –qui font partie de notre conditionnement culturel–, n’ont pas représenté un thème fondamental de la révolution scientifique, mais que leurs chiffres étaient considérés comme des principes vivants du Cosmos, jamais comme les systèmes structuraux et abstraits du type de ceux de Descartes et d’autres scientifiques continentaux en relations avec l’Angleterre.
159
    « Mon dessein, Lecteur, est de démontrer dans ce petit ouvrage que le Créateur Très Bon et très Grand s'est référé pour la création de ce monde mobile et la disposition des cieux à ces cinq corps réguliers qui, des temps de Pythagore et Platon jusqu'à nos jours, ont acquis une si grande célébrité, et qu'il a ajusté en fonction de leur nature le nombre des cieux, leur proportion et la raison de leurs mouvements ». (Johannes Kepler, Le Secret du Monde ; pour l’édition espagnole, El Secreto del Universo, Alianza Ed., Madrid, 1992). Malgré la dispute qui l’opposa à Fludd, qu’il accusait d’employer des méthodes qui n’étaient pas purement mathématiques, comme il le faisait lui-même, sinon hermétiques, Kepler, admirateur de Nicolas de Cues, suivit toute son existence un type de pensée mystique et philosophique fondée sur Platon, Pythagore et l’Harmonie des Sphères, et il est évident dans son Harmoniae Mundi que cela n’aurait plus rien à voir avec ce que soutiendrait la science du futur, puisque toute trace de spiritualité finit par disparaître en chemin et l’on considéra Kepler, tout comme Newton ou même Bruno, nous l’avons vu, comme un scientifique agnostique, que n’intéressait que le contenu empirique de sa théorie sur les orbites elliptiques des planètes, détaché de tout contenu en relation avec la sacralité de la création.
160
    G. Reale et D. Antiseri : Historia del Pensamiento Filosófico y Científico, II: Del humanismo a Kant. Herder, Barcelone, 1995. p. 174‑175.
161
    Voir J. Vernet: Ce que la Culture doit aux Arabes d’Espagne. Pour l’édition espagnole : Lo que Europa debe al Islam de España. El Acantilado, Barcelone, 1999.
162
    Il n’est pas inutile de rappeler que c’est dans ce pays que Gémiste Pléthon connut l’astronome Toscanelli, lequel avait également été en relations avec Christophe Colomb. D’autre part ce fut Pléthon, nous l’avons dit, qui fit connaître l’œuvre de Strabon en Occident.
163
    Dans l’ouvrage de A. Kircher, L’Œdipe Egyptien (II, 2), les égyptiens sont considérés comme les inventeurs de la mécanique, dérivée de leur gnose, puisque c’est ce dont il s’agit dans les paragraphes de l’Asclepius portant sur les statues animées –qui étaient selon d’autres critères des images des Apôtres créés par le Christ, ou les possibilités de faire revivre les morts ou des hommes ordinaires, et leur donner la vraie vie, ce que pouvait accomplir un mage ou un hermétiste–, ainsi qu’en fait de toute science, puisque les Grecs en avaient hérité toutes leurs connaissances. Cependant, un peu plus loin, dans le même ouvrage, il condamne la science –diabolique– des Egyptiens comme s’il prévoyait la portée qu’elle prendrait avec le temps, opinion qui s’appuyait peut-être sur sa propre expérience de scientifique, à laquelle est attribuée, entre autres inventions, la création de la lanterne magique, précurseur de la photographie et du cinématographe.
164
    « J’ai consulté et essayé de voir toutes sortes de livres : de cosmographie, d’histoire, de chroniques, de philosophie et autres arts », écrit le découvreur de l’Amérique. Ces lectures se remarquent ici et là dans ses journaux de bord.
165
    Histoire de la Vie et des Découvertes de l’Amiral Christophe Colomb, écrit par son fils Fernando, chapitre VI. Edition de Mexico, Vida del Almirante Cristóbal Colón, F.C.E., 1984.
166
    A ceux de Sénèque, il faudrait joindre les textes du Timée (24c) et du Critias de Platon, ainsi que ceux de Plutarque dans De Facie quae in Orbe Lunae Apparet, tous en rapport avec l’Atlantide.
167
    Monte Avila. Caracas 1992.
168
    Consulter l’Appendice 3 pour une sélection de titres. L’on peut y trouver un livre de deux pages attribué à Hermès, dans une collection d’écrits médicaux, sous le nom d’Hippocrate, numéro de catalogue 6623, ainsi qu’un commentaire sur le Corpus Hermeticum et Le Pasteur d’Hermas.
169

    Francis Bacon (1561-1626) était appelé le père de l’empirisme, et la plupart de nos historiens de la Science n’hésitent pas à le considérer comme un « père » de la recherche scientifique. L’étude de ses œuvres nous montre cependant un auteur réellement intéressé par les idées hermétiques et la Science Sacrée. Il a énormément écrit, et nous pouvons glaner ici et là dans son œuvre ces extraits au sujet de l’expérimentation, que l’on pourrait faire suivre de nombreux autres :

    « La meilleur démonstration est, de loin, l’expérience, pourvu qu’elle s’en tienne strictement à l’observation même. Car si l’on étend une observation à d’autres faits que l’on croit semblables, si cette transposition n’est pas réalisée avec beaucoup de prudence et d’ordre, l’opération est nécessairement erronée. »

    « Ainsi l’on fait des expériences avec légèreté et comme si l’on se jouait : l’on varie un peu les observations déjà connues et, si l’on n’obtient pas de résultat, l’on se lasse et l’on abandonne l’expérience. Et ceux qui s’appliquent aux expériences plus sérieusement, avec plus de constance et de labeur, concentrent leurs espoirs sur une seule expérience déterminée, comme Gilbert, pour l’aimant et les chimistes, pour l’or. C’est ce que font les hommes, de manière aussi incompétente que pauvre en résultats. Car personne ne recherche avec succès la nature d’une chose dans la chose elle-même, sinon qu’il faut étendre les recherches à des phénomènes plus universels… » Novum Organum, 70, livre premier. Voir également Les Secrets de Sir Francis Bacon, Gonzague de Marliave. Dervy Livres, Paris, 1991.

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    Au XIXe siècle encore, certains éléments étaient considérés comme scientifiques et avaient une grande influence sur leur époque, allant du mesmérisme à l’envoûtement d’animaux en passant par la télépathie, etc. Ces « savoirs » viennent s’ajouter à ceux de la médecine populaire, fondée sur les plantes et les éléments naturels, les régimes, etc., auxquels n’ont jamais été étrangères les pratiques « magico-théurgiques » telles que radiesthésie, mancies, talismans et conjurations, etc., qui ont pris soin de la population paysanne et de ses récoltes –qui alimentaient les cités– pendant des siècles. Un arrière-goût de ces connaissances inscrites dans la culture agricole se retrouve dans les fameux Almanachs –qui sont, comme le souhaitaient Boyle et d’autres scientifiques de son temps, le fruit de l’expérience naturelle la plus directe– que tout le monde consultait, véritables encyclopédies et précis de culture populaire européenne qui comprenaient Astronomie, mesures, nombres, dictons populaires, fêtes et foires liées aux intérêts de la vie quotidienne, tout ceci synthétisé sur le cycle annuel.