CHAPITRE VII
CYCLES ET RYTHMES

      Dans un chapitre précédent, nous voyions l’histoire comme un code de signaux significatifs, comme une symbolique de l’âme des hommes –analogue à l’âme du monde–, qui se manifeste sous diverses formes dans la vie des peuples. Et si cette histoire ne se répète pas exactement –ni ne pourrait jamais le faire, puisqu’il est impossible que l’être se manifeste deux fois ou plus dans un même état d’existence, tout simplement à cause des lois de l’espace, du temps, et du mouvement, que les nombres et les figures géométriques symbolisent– il est cependant évident qu’elle abonde en réitérations et analogies. La raison en est, sans doute aucun, à la circularité du temps et la théorie des cycles –qui s’inscrivent les uns dans les autres–, qu’il s’agisse des plus petits, comme ceux du jour ou de l’année, ou des plus grands, ceux du manvântara et du kalpa, qui se réfèrent respectivement au cycle de naissance, développement et fin d’une humanité, en correspondance avec le ciel et la terre de cette période, et d’un monde et sa condition temporelle.

     Il est important de signaler aussi que les événements historiques ont toujours lieu en un lieu géographique déterminé, certaines régions prenant parfois la primauté sur d’autres, pour des facteurs très divers, parmi lesquels ceux qui concernent la nature propre de la terre et ses variations de développement temporel, qui vont du changement climatologique à la disparition de continents entiers. L’on a en général tendance à penser à une géographie fixe et à un espace stellaire solide, quand la terre elle-même est un point de référence mobile –comme toutes les planètes– et l’espace n’est rien en tant que tel sinon que c’est le jeu des tensions dynamiques de diverses forces, ou le permanent déséquilibre et équilibre des éléments qui le composent.

    Les rapports espace-temps, et leur correspondance mutuelle, sont clairement exprimés dans l’histoire et la géographie sacrée des différents peuples, ainsi que dans leurs mythes, rites et symboles, et par conséquent, dans la légende et le folklore des sociétés actuelles. Dans le christianisme, l’histoire de Jésus débute dans un lieu petit, humble, écarté, une crèche ou une grotte, et deux animaux veillent sur l’enfant, et le réchauffent de leur haleine, deux animaux qui, telles deux colonnes à ses côtés, symbolisent la rigueur et la justice (l’âne) et la grâce et miséricorde (le bœuf) ; l’entêtement et la mansuétude qui seront par la suite homologués par le bon et le mauvais larrons, à la fin de l’histoire, dans une autre situation géographique, ou en une autre position sur le même axe, cette fois au sommet d’une colline appelée Golgotha, qui signifie crâne –symbole de la coupole axiale, caput ou tête–, le faîte où se produit l’exaltation glorieuse, l’absorption dans le sein du Père, lieu élevé, spécialement désigné dans toutes les traditions comme un lieu de contact avec d’autres réalités situées au-delà du cosmos. Nous ne nous étendrons pas à donner de nombreux exemples illustratifs de traditions ou civilisations où la correspondance et la complémentarité entre les symboles de temps et d’espace soient parfaitement significatifs, car cela ne correspond pas à la nature de cet essai, qui en un certain sens prétend être une synthèse et non pas une démonstration. Nous dirons seulement qu’à un temps mythique correspond un espace propre, différencié, et que certains espaces (comme le paradis terrestre et la Jérusalem céleste), se rapportent à des temps distincts. L’âme humaine vient au monde par une porte et sort par une autre, et dans l’intervalle –marqué par l’espace et le temps– elle a l’opportunité de se reconnaître et d’échapper à cette condition au moyen de l’identification avec d’autres états de l’être universel, dont elle peut vivre l’expérience par le biais de la conscience individuelle –semblable à la conscience universelle– et qui constituent la possibilité de régénération particulière –et aussi universelle–, en prenant toujours comme support, bien entendu, la génération et la création dans l’espace et le temps. Cela nous indique que la vie de l’homme –et du monde– non seulement représente une grande opportunité pour l’intégration avec l’être universel et ses nombreux états, totalement inconnus du gros de la population, sinon qu’elle nous signale également que cet être universel se manifeste, ou existe, grâce à ces coordonnées spatio-temporelles, qui sont comme son corpus sensible –les « sens » du monde, analogues aux sens des hommes– dans lesquelles nous nous reflétons aussi bien que lui, prenant ainsi conscience de l’unité originelle ; ou encore, dit d’une autre manière : que l’esprit se reconnaît lui-même par lui-même. D’autre part, toute l’histoire et la géographie sacrées ne sont rien d’autre que des exemples de ces correspondances mutuelles entre espace et temps et, nous venons de le voir, la manière dont l’être universel s’exprime ou se manifeste, se reflétant dans ces qualités sensibles, dans ce code symbolique. Dit en d’autres termes : que le cosmos et ses coordonnées constitutives sont la manifestation sensible de l’être ou homme universel.

    Nous ajouterons que le temps est évaluable dans la mesure où il s’exprime dans une variable divisible, c’est-à-dire l’espace. Le temps est par conséquent toujours en relation avec l’espace et l’implique obligatoirement. C’est également ce qu’il se passe avec le mouvement, qui se manifeste aussi dans l’espace et qui possède un ordre successif du temps, raison pour laquelle on l’y identifie, au point de pouvoir le considérer comme une représentation spatiale du temps. En réalité, le mouvement –qui n’est que l’actualisation des potentiels spatio-temporels– fait coexister en lui-même l’espace, qui est simultané, et le temps, qui est successif, équilibrant de cette manière l’ordre universel. Temps et espace se complètent et interagissent. Le temps marque, donne la couleur, et modifie l’espace, comme cela peut être observé dans la symbolique du paysage et ses changements et variations au long des quatre saisons de l’année, qui en définitive ne sont pas autre chose que le reflet direct de symboles cycliques plus vastes, qui prennent tout leur sens dans la notion du cycle archétypal. Et c’est selon ce mode cyclique qu’il convient de lire l’histoire et la géographie –ainsi que les arts et les cultures qui s’y produisent–, car elles constituent une symbolique –une poétique– du temps et de l’espace.

    Le modèle symbolique de la roue exprime et réunit de la façon la plus simple et la plus claire la coexistence de l’espace (ou plan d’irradiation, où tout est compris) et le temps que signifie le mouvement (où toutes choses se manifestent de manière successive). Et si nous nous en tenons au modèle cosmique, nous comprendrons que le point virtuel, toujours central –reflet d’un axe vertical–, organise l’espace, qui est en définitive l’actualisation de la puissance de ce point rabattue sur le plan horizontal et que parcourt, successive et temporelle, la ligne droite, le rayon, qui établit la relation bipolaire entre le point originel et le point limite de la circonférence, qui coexistent tous deux sous forme successive et simultanée, temporelle et atemporelle, quantitative et qualitative ; et qui sont aussi mobiles et immobiles et, conçus dans le principe substantiel, détermineront la forme (mode, couleur ou signe) de la vie du modèle.

    Et, répétons-le, la coexistence de ces deux coordonnées qui conditionnent tout le monde « physique », est possible grâce au mouvement de la roue –qui, d’un certain point de vue, peut être prise comme la conjonction spatio-temporelle– qui doit générer la vie et aussi la forme d’expression de ces principes1. Mais pour pouvoir clairement comprendre ces notions, nous devons obligatoirement nous situer sur une échelle et traduire ces concepts en termes de magnitudes, c’est-à-dire les verser sur notre existence ou forme de connaître sensible, en correspondance stricte avec la nature des choses et le plan architectural de la création. D’où le rôle fondamental de la quantité –et celui de la manifestation– qui se convertit cependant, isolée de son principe et sans rapport avec son contexte, prise de façon littérale, voire divinisée pour ses apparentes caractéristiques phénoménales, en le principal obstacle pour la connaissance, lorsqu’elle est considérée comme une déité idolâtrée à laquelle sont rendus toutes sortes de tributs, débouchant sur le fanatisme aveugle de ses adeptes.

    Dans l’économie divine, l’indéfiniment grand et l’indéfiniment petit se placent sur une gamme, ou cadre, qui est en correspondance avec l’homme et le monde, sans quoi tout manquerait de sens et ne pourrait donc pas être appréhendé, ni exister d’aucune manière. Ce qui nous ramène à l’idée que le cosmos (macro et micro) constitue une seule « chose » et une seule « matière », et par là même un ensemble analogique, composé de lois semblables, encore qu’elles prennent des formes différentes, comme en sont des exemples le corps humain, la culture des civilisations et le discours musical. Cette gamme s’exprime dans et par le mouvement pendulaire des rythmes et des cycles, et se compte et se comprend en termes dimensionnels. À partir de ce point de vue, l’espace et le temps peuvent être vus comme indéfinis, en nous situant précisément nous-mêmes, et le monde, dans un ordre de magnitudes variables et finies.

    Bien connus sont les exemples modernes qui placent le vaisseau de la terre (et son équipage, l’homme) dans l’immensité de l’espace. Ainsi, nous devons dire que ce « navire » se déplace dans le ciel à des milliers de kilomètres à l’heure2 et appartient au système du soleil, « l’astre roi » étant son centre, comme le cœur l’est du monde cellulaire. Ce système s’inscrit à son tour dans la Voie Lactée, une nébuleuse en spirale qui est évidemment un monde plus vaste que le système solaire et dont ce dernier dépend. Il y aurait donc dans la Voie Lactée un soleil de notre soleil, ce que la cellule est par rapport à la molécule, et celle-ci par rapport à l’électron. Ce rôle correspond de même à la nature relativement à l’homme, ainsi qu’à la terre par rapport à la nature, et au soleil vis-à-vis de la terre, laquelle lui doit sa causalité, tout comme la nature doit son existence à la terre, et l’homme à la nature, la cellule à l’homme, la molécule à la cellule et l’électron à la molécule. En un certain sens, l’on pourrait dire que chaque monde plus vaste est l’origine, ou le père, du plus restreint, et que celui-ci tient le même rôle en regard de celui qui le suit. Cet enchaînement, qui est de fait parfaitement normal, possède la caractéristique de nous surprendre dès que nous nous penchons sur les magnitudes que nous rencontrons lors de nos tentatives pour nous placer à l’échelle de l’indéfiniment grand et de l’indéfiniment petit. En effet, l’on suppose que le soleil tourne autour de son centre galactique en un parcours durant deux cents millions d’années, ce qui représenterait un « jour » solaire. La Voie Lactée, à son tour, tournerait autour d’un centre inconnu et mettrait vingt millions de millions d’années à compléter son parcours, ce qui constituerait un « jour » galactique3. Quant aux magnitudes du petit, disons que le « jour » d’une cellule sanguine est de dix-huit secondes et que celui de la molécule dure à peine plus d’une seconde. Nous n’ajouterons rien au sujet de l’électron et de mondes beaucoup plus petits (signalons cependant que la micro-électronique produit actuellement des ordinateurs qui opèrent avec des signaux de trois cents mille millions de cycles par seconde). D’autre part, tout le monde connaît ces données qui évaluent la distance nous séparant d’une étoile déterminée, que certaines des plus proches se trouvent à des magnitudes qui se mesurent en années lumière, ce qui revient à dire que le temps que l’on mettrait à parcourir la distance qui nous en sépare, à la vitesse de propagation de la lumière dans l’univers, est tellement long qu’une étoile visible cette nuit est vue depuis la terre telle qu’elle était il y a des centaines de millions d’années, et non pas telle qu’elle est actuellement. L’inverse est tout aussi valable, et si un observateur se trouvait aujourd’hui sur l’une de ces étoiles « proches », regardant vers la terre au moyen de quelque appareil, artefact ou méthode, ce qu’il verrait serait, par exemple, le commencement du kalpa présent. Cela est bien sûr une façon de s’exprimer, car les magnitudes auxquelles nous nous référons, estimées en temps chronologique, ne sont pas réellement mesurables et ne gardent pas de proportions, qu’il faudrait peut-être rechercher seulement à l’échelle du soleil et de son système, vu que l’antiquité et la tradition font unanimement référence à cette « mesure ».

    Si une cellule sanguine, dont le cycle dure dix-huit secondes par rapport à son centre, le cœur, prétendait se situer elle-même quant au grand cycle ou « jour » solaire, qui est la période de précession des équinoxes (vingt-cinq mille neuf cent vingt ans) ou, sans aller plus loin, avec l’année solaire de trois cent soixante-cinq jours, ou mieux encore, avec un simple jour de vingt-quatre heures, elle observerait que ce dernier temps chronologique, dans lequel peuvent s’écouler quatre mille huit cents générations de son espèce (ce qui, rapporté au plan humain, équivaudrait à un espace de cent vingt mille ans, si l’on considère qu’une génération actuelle dure environ vingt-cinq ans), non seulement cela lui est inutile pour ses calculs, sinon qu’en plus elle se trouve conditionnée intrinsèquement par les événements propres à son milieu, dans ce cas l’organisme humain et son centre, le cœur, qui vit en vingt-quatre heures toute sorte de déplacements et changements spatio-temporels. Le temps, au moyen duquel l’on mesure l’espace, n’est en aucun cas uniforme. Il est vivant, maintenant, comme une qualité sensible du cosmos ; et son calcul chronologique, grâce auquel nous avons l’habitude de dimensionner l’espace, est seulement l’un de ces aspects ou qualités. Le temps est une catégorie de l’âme, qui naît de l’intérieur du cœur et se régénère constamment elle-même4. D’autre part, l’espace géométrique est uniforme, le physique ne l’est pas. L’on peut parler d’un espace quantitatif ou mesurable, supposé homogène, mais l’espace n’est pas seulement la quantité, c’est aussi la qualité des éléments qui le composent5.

    Nous voulons aussi insister sur le fait que les cycles et notre position par rapport à eux, nous donnent une proportion entre les choses, idée proche de celle d’harmonie –et de justice–, notions qui sont étroitement liées à celle de « mesure » à laquelle nous nous sommes référés, et qui exprimeraient les qualités inhérentes à la quantité, et non pas uniquement leur magnitude continue et successive. Nous avons dit en outre que chaque cycle ou monde est le symbole d’un autre monde, plus grand ou supérieur ; l’image d’un enchaînement, qui va au-delà du temps spécifique du cycle, ou monde, pris comme point de référence et qui pourrait alors être considéré comme extra-temporel vis-à-vis du cycle ou monde inférieur, ou non assujetti aux mêmes « mesures » si tous deux se réfèrent à des qualités spatio-temporelles vivantes distinctes, qui constituent les différentes parties de l’être ou homme universel. Et cette proportion, ce rythme, cette « magnitude » ou cette « mesure », représente l’ordre du monde, sa loi, où chacune de ses parties s’articule dans la même proportion que toutes les autres, mais en conservant une relation que ne peut pas toujours mesurer la série numérale discontinue, d’abord parce que le cosmos n’est pas un espace absolument continu, et ensuite parce que ce n’est pas un modèle géométrique ou mécanique6, sinon un organisme vivant, ou les possibilités que le germe ou l’embryon porte en lui7.

    Pour la tradition hindoue, le kalpa est la mesure ou le module du temps, comparable à un autre niveau au module spatiale du système solaire. Ce kalpa comprend tout notre monde, et c’est où l’on trouve en fait l’état humain –exprimé dans les divers manvântaras par les formes correspondant aux différentes positions des planètes et des étoiles, et leurs changements corrélatifs sur la physionomie de la terre–, qui est un état de l’être universel, marqué par le temps et l’ordre successif, qui caractérisent justement notre monde et son développement. Comme on le sait, un kalpa contient une série de quatorze manvântaras. Six sont déjà passés et sept sont à venir, car nous nous trouvons actuellement à la fin du septième de la série. La durée d’un manvântara est de quatre millions trois cent vingt mille ans. La durée du kalpa serait alors de quatre millions trois cent vingt mille multipliés par quatorze, ce qui nous donnerait un total de soixante millions quatre cent quatre-vingts mille ans, ou un « jour » de Brahma. L’année de Brahma est obtenue en multipliant ce chiffre par trois cent soixante, soit vingt et un mille sept cent soixante-douze millions huit cent mille ans. Et la vie de Brahma dure cent ans, ce qui fait qu’il faut multiplier la quantité précédente par cent et nous obtiendrons ainsi ce que les hindous appellent un Para. Il s’agit d’exprimer ainsi l’indéfini, hors de toutes proportions calculables. Cette chronologie doit être considérée dans son expression numérique et quantitative, constituant un symbole-magnitude8. Et encore davantage si l’on tient compte que « un Brahma est suivi d’un autre Brahma ; l’un se couche, l’autre se lève. On ne peut pas les compter. Le nombre de ces Brahmas n’a pas de fin... » « ...au-delà de la vision la plus lointaine, plus loin que tout espace imaginable, les univers naissent et s’évanouissent indéfiniment. Comme de frêles esquifs ces univers flottent sur l’eau pure et sans fond qui forme le corps de Vishnu. De chaque pore de ce corps un univers sort à chaque instant et explose. Auras-tu la présomption de les compter ? »9.

    Évidemment, il s’agit d’un temps indéfini qui progresse ad infinitum. Et qui cependant se régénère constamment, de manière cyclique, ce qui permet son actualisation pérenne et le met à notre disposition d’un mode virginal, par la répétition du rythme fondamental du cosmos : sa destruction et sa reconstruction périodiques que l’homme expérimente continuellement. Il faut souligner que cela arrive toujours dans le microcosme avec la fonction respiratoire, intimement liée aux cycles et aux rythmes. Chaque fois qu’une cellule sanguine est oxygénée, ses molécules meurent et renaissent. L’on pourrait ainsi dire qu’à chaque fois que nous respirons, nous naissons, et qu’à chaque expiration, nous mourons. C’est exactement ce qu’il se passe avec l’aspir et l’expir universel10.

    En réalité, tout le travail pour se libérer de ce qui s’appelle, en termes bouddhistes, le samsara –ou faire tourner la roue des existences–, c’est-à-dire transcender l’espace cosmique et le temps cyclique, se réalise par le biais du temps, ou mieux encore, avec le temps et dans l’espace. C’est-à-dire avec les éléments vivants de la création physique, qui ouvre la porte de ce passage, ou transmutation, qui peut être effectuée de nombreuses manières. Ainsi, sur le fond prototype d’un processus initiatique, se brode une histoire personnalisée, dans laquelle le souvenir des origines et la mémoire de soi sont traduits dans le temps, comme une évocation de l’enfance dans ce qu’elle possédait de plus pur, ou comme la remémoration d’expériences passées qui ont été significatives et auxquelles l’on découvre un sens qui gisait souvent sous l’enchevêtrement de la psyché. Ce souvenir de soi-même, bien que fragile et fragmentaire, d’un côté ne se réfère pas à la personnalité telle que nous avons l’habitude de la considérer, et d’un autre côté, se rapporte au fait d’apercevoir peu à peu une autre dimension du temps ; le temps mythique (ou la anamnesis telle que Platon la considérait), beaucoup plus réel et effectif que ce calcul partiel de l’avenir, qui sous ce nouvel éclairage nous apparaît alors comme un amorphe plus ou moins illusoire. L’écoute de ces voix intérieures revient à écouter l’homme intérieur hors de ses circonstances externes ; faire l’expérience de l’être, de l’homme universel, à présent heureusement séparé de ses masques et de ses rôles ainsi que de ses conduites et formes d’existence variées. L’on accède dès lors à vivre une expérience beaucoup plus proche de soi-même, qui nous fait comprendre une présence qui a toujours été là, comme une composante invisible de toute individualité. Cette connaissance de l’unité de l’être, quel que soit le niveau où elle se produit, peut être considérée comme une rupture de l’espace profane où nous sommes généralement enfermés, et comme l’accès à un autre plan, ou zone, ou monde, beaucoup plus subtil et de plus grande qualité, et donc d’une plus grande richesse qualitative. L’on opère pour cela une rupture de niveau spatial, à partir du temps pris comme un support de l’éternité, puisqu’il constitue une manifestation réflexe, ou inversée, du non temps –ou d’un autre temps– qui est appréhendé, sur la ligne de notre horizontalité historique, comme quelque chose d’antérieur, alors qu’en réalité ce temps mythique vertical coexiste avec la succession, raison pour laquelle l’on peut en dire que : « c’est une image mobile de l’éternité ». Et ce temps courant, et cet espace où il se produit, doivent avoir quelque chose de la qualité de ce qu’ils expriment ou symbolisent, puisque, nous l’avons déjà dit, s’il n’en était pas ainsi, ils ne pourraient en aucun cas le manifester.

    S’il était licite de parler « d’histoire » à certaines magnitudes, le monde tout entier a été un « œuf », puis un embryon, qui s’est manifesté par la suite dans toutes ses espèces et avec elles –dont le développement a commencé de manière indépendante et harmonique, en accord avec leur milieu, leur contexte–, ou toutes ses parties, tel qu’un homme, un animal ou un arbre ; et tout comme elles, il se régénère et se reproduit cycliquement aux niveaux où il se manifeste. Ceci n’est en réalité qu’une façon de s’exprimer11, car en fait, ce qui est exprimé comme successif est simultané dans un autre ordre, et même dans le même ordre spatio-temporel, car cela est pérenne et survient constamment –par conséquent, en cet instant précis–, et s’exprime au moyen de lois prototypes.

    Nous avons l’habitude de voir la création sous une forme absolument historique, alors qu’il ne s’agit en fait que d’un point de vue : car le fait historique n’est pas seulement horizontal, sinon qu’il est fondamentalement vertical, dans la mesure où l’origine présente dans toute forme substantielle est extra-temporelle, non marquée par le temps et l’espace. Cette origine de tous les cycles est le cycle prototype qui, par sa dimension incréée, existe toujours. Il est faut observer que ce qui change, ce sont les formes indéfinies, non les structures primaires prototypes, et jamais les archétypes, justement qualifiés d’éternels. La totalité du temps se passe maintenant dans le cœur de l’homme. Le créateur génère tout le cosmos et le fixe au moyen de la polarisation sur un dieu conservateur, et sur un autre, destructeur et transformateur.

    Notre intérêt est de continuer de considérer la roue comme un espace, un temps, et aussi un mouvement, c’est-à-dire en fonction de son action générée par l’espace et le temps. Nous avons déjà fait référence aux quatre âges de l’humanité, ou aux quatre étapes de la vie d’un être humain. Il serait également intéressant de se pencher sur le cycle de la fonction respiratoire, qui se divise de manière binaire : inspiration-expiration –valable aussi bien pour l’homme que pour l’univers–, et pouvant être subdivisé en quatre temps –ou mouvements spatiaux– dont le premier est la prise d’air, le second sa rétention, suivi d’un troisième, l’expulsion complète –assimilable à une mort–, avant le quatrième, un vide total. À ce stade, il doit inévitablement se produire une nouvelle inspiration, indispensable à la régénération cyclique. Quant à la roue en tant qu’espace, nous y avons déjà fait référence en la considérant comme un mandala12, c’est-à-dire comme un espace significatif et sacré, en opposition avec n’importe quel lieu indéterminé, chaotique ou profane. Autrement dit : la roue statique associée à l’espace, en opposition avec la roue dynamique, liée au temps. L’espace génère du temps. Le temps crée de l’espace. Et ils produisent à eux deux le mouvement de la roue, qui constitue la ritualisation du mandala cosmique, ou le passage à l’acte, l’entrée en fonction, des potentiels occultes de l’immobile, qui prendront par la suite vie et forme substantielle. Et cette vie et cette forme produites par le mouvement doivent être étudiées par rapport à un autre cycle quaternaire. Nous nous référons au recyclage pérenne des éléments ou composants de la vie qui forment la « matière » et qui, on le sait, étaient appelés dans l’antiquité feu et eau, air et terre. En réalité, cette « matière » en tant que telle n’existe pas, mais nous pouvons parler de certains états de la « matière » par rapport au degré d’intervention du principe ou de l’élément qui la compose. En supposant un état relativement stable de cette matière, elle nous apparaît sous trois formes de base : solide, liquide ou gazeuse, qui correspondent aux éléments terre, eau et air. Le quatrième élément ou principe, le feu, et aussi appelé principe radiant de la matière. C’est par l’intermédiaire de la chaleur, du feu, que les autres éléments ou états sont transformés, les uns dans les autres, car le feu fond les solides, évapore les liquides et les condense par son absence, en les solidifiant. Ainsi, la libération ou l’absorption de la chaleur détermine en fait l’état de la matière. En conséquence, un état relativement stable de matière ne se différencierait d’un autre qu’en proportion de la chaleur, qui fait que les molécules d’un corps se trouvent plus ou moins éloignées les unes des autres, ce qui permet de libérer le mouvement possible entre elles. De toute manière, et revenant à notre sujet de la proportion et de la mesure, si nous tenons compte que le soleil est l’élément igné, ou radiant, par rapport aux états de la matière de notre planète, il est logique de penser que cet astre est en parfaite harmonie, coïncidence et équilibre avec la vie de ce monde, avec sa structure même –tout comme avec celle de l’homme– étant tous deux placés sur une onde d’énergie analogue, où deux éléments existent sous forme individualisée par l’action du soleil, pouvant ainsi changer et se combiner constamment et continuer l’œuvre créatrice à leur propre niveau. Si s’altéraient les proportions, les magnitudes, les mesures de cet équilibre harmonique, si la terre s’éloignait ou se rapprochait démesurément du soleil, la vie s’achèverait par congélation ou par évaporation, pour l’excessive compression moléculaire du compact ou pour la dispersion moléculaire du gazeux. Ce qui exprime parfaitement la relativité de ce que nous voyons comme fixe, réel et inamovible, alors qu’à l’évidence c’est tout le contraire. Surtout si nous considérons que ce recyclage permanent des éléments se produit en l’homme à l’identique, avec les mêmes caractéristiques, et que, au-delà du successif, il le fait de manière simultanée. Car en chacun des états de la « matière » tous les éléments sont présents, interagissant entre eux dans diverses proportions ; ce qui revient à dire que la « matière » de l’univers est une seule.

    Poursuivant avec la relativité des phénomènes et la mutabilité des choses, nous signalerons que certaines des images qui nous paraissent fermes et nous convainquent de notre propre individualité –et de l’assurance que nous offre l’histoire–, sont en fait extrêmement banales et nous n’avons jamais médité là-dessus. À titre de curiosité, au sujet de l’histoire, nous mettrons l’accent sur le fait qu’un individu ne peut de bonne foi se souvenir que jusqu’à ses grands-parents et leur époque, au maximum trois générations, qui sont celles qui constituent « son monde » –bien qu’il croie le contraire– qui ne remonte pas plus loin qu’un siècle, tout le reste demeurant dans un état de confusion nébuleuse, tout comme s’il avait perdu la mémoire et doive se référer à des contingences circonstancielles extérieures –« historico-scientifiques »– en leur octroyant une catégorie réelle, objective, véritable ; car en s’y identifiant, il acquiert immédiatement la sécurité de la possession d’un « moi » hypothétique, qui devient alors rien de moins que son identité, son être présumé dans le monde et la raison de son existence. Cette pauvre perspective, jamais confessée intérieurement par peur de la désintégration, permet néanmoins à nos contemporains de sentir qu’ils forment part de l’histoire mondiale, comme s’il s’agissait d’une institution officielle et universellement objective pour tous les peuples et les êtres, une chose substantielle et garantie avançant vers le progrès et dictée par une loi immuable et scientifique, dont ils sont les dépositaires et les arbitres. Nous n’oserons pas qualifier ces attitudes, que certains raillent sans dissimuler, et que d’autres jugent avec un sérieux qui n’admet pas d’excuses. Quant à l’idée humoristique de la possession individualisée de la personnalité « à outrance » –qui nous donne la sensation d’être uniques au monde–, elle constitue un paradoxe de la vérification statistique, vu qu’en plus ou moins quatre siècles nous avons eu plus d’un million d’ancêtres (quatre grands-parents, huit arrière-grands-parents, seize trisaïeuls, etc.), ce qui revient à dire, par exemple, qu’au quinzième siècle –époque de la découverte et du commencement de la conquête de l’Amérique–, il est pratiquement sûr qu’existaient ici et là plus d’un million de nos ancêtres directs, aussi propriétaires de leur ego que nous-mêmes13. Cela nous ramène au sujet de la proportion et de la mesure, c’est-à-dire celui de la situation, intimement lié à l’équilibre et à l’harmonie des rythmes et des cycles ainsi qu’au besoin d’encadrement et d’orientation.

    Nous sommes d’accord sur le fait que l’époque où nous devons vivre est dure et difficile en raison de sa situation dans le temps cyclique14. L’on peut même remarquer que nous sommes au crépuscule d’une culture et à la fin d’une période qui se produit dans le monde entier. Divers avis, venus de traditions distinctes, nous avertissent de ce fait –avec toujours plus d’insistance– depuis déjà plusieurs années. Cela a même fomenté l’apparition de pseudo-prophètes et spéculateurs, qui exploitent cette circonstance au moyen de ruses et tromperies pour en tirer profit à nos dépens. Il est dit dans plusieurs livres sacrés que ces personnages doivent se multiplier à notre époque. Cependant, même eux ne sont rien d’autre qu’un symbole de la fin. Et cette fin n’est autre que le second avènement, la libération. Certes, c’est une chose difficile d’imaginer, et qui conserve peu de rapports, de proportions et de mesures avec les paramètres auxquels nous sommes habitués à voir les choses. Il y a néanmoins une promesse clairement exprimée dans toutes les traditions, appelée parousie par les chrétiens. L’évangile lui-même nous dit que personne ne saura rien de ce jour ni de cette heure, et que nous vaquerons à nos occupations habituelles, de façon normale. Il y a des gens qui étudient ces thèmes en détail, d’après des sources et données traditionnelles, et beaucoup d’entre eux signalent le « millénaire » –à quelques décades près– comme date moyenne des limites de l’actuel manvântara. Mais ce que l’on peut dire en toute sécurité, c’est que, pour l’être individualisé, la fin d’une civilisation est parfaitement comparable à la fin de ses jours, puisque tous les cycles sont analogues15. Qui est passé par la mort ne peut plus mourir. Et rien de cela ne sera plus ou moins douloureux que cela a toujours été et que cela est, certes, en ce moment même16. D’un autre côté, la fin des temps se réfère à la fin de notre conditionnement spatio-temporel et à un retour à la fraîcheur virginale des origines indéterminées, qui comprennent également la possibilité d’une renaissance. Dans ce contexte, les mots liberté, égalité et fraternité prennent leur ultime signification et nous désignent aussi une tâche à réaliser ou un destin à accomplir.

 

NOTES 
1
Les civilisations sont des cycles qui ont un commencement, un développement et une fin ; qui possèdent la vie, comme les hommes et les continents géographiques. Elles sont générées de la même façon que les organismes vivants et subissent le même sort.
2
Il est intéressant de souligner, à titre de curiosité, que l’homme pose seulement la plante des pieds, ou une autre petite surface de son corps, sur la terre. La plus grande partie de son volume vit et transite dans l’espace à cette vitesse énorme et est aérienne. Bien sûr, les habitants modernes des grandes villes ne se rendent pas compte de ce fait –comme de presque aucun autre–, car nous fixons nos propres limites en nous identifiant avec nos conceptions, et nous nous sentons bien ancrés dans une hypothétique terre matérielle, absolument solide, alors qu’il s’agit en réalité d’une superficie poreuse où l’air circule librement, la pénétrant et la façonnant, ce qui de plus est notoire dans le corps humain. D’un autre côté, la partie qui n’est pas aérienne est liquide, ce dont témoigne aussi clairement l’ensemble des fluides du corps ainsi que la constitution géographique et substantielle de la terre. Il faut en outre prendre en compte que ces éléments instables sont constamment en mouvement et interagissent entre eux.
3
Ces calculs ne sont cités qu’à titre d’exemple illustratif et sans prétention « scientifiste ».
4
Il est évident que les époques chronologiques de même durée ne correspondent pas nécessairement à des temps équivalents. Le temps ne passe pas uniformément.
5
Pour Alan Watts : « L’espace et ma connaissance de l’Univers sont la même chose. »
6
La symbolique et la géométrie sont des véhicules, des enseignements didactiques pour comprendre le cosmos, mais non le cosmos en soi.
7
Nous devons donc nous référer à un ordre, à un encadrement corrélatif et proportionnel entre l’homme et le cosmos, laissant de côté les très grands cycles, qui sont exclusivement cosmiques, et les très petits, qui n’ont plus de rapport significatif avec l’être humain.
8
Idem pour le nombre dix mille dans la tradition chinoise, pour le quatre cents dans les méso-américaines, et aussi pour le millénaire ou d’autres symboles-magnitude, dans différentes civilisations.
9
Si l’on va encore plus loin dans cet exemple, l’on pourrait dire qu’à chaque fois que l’on frotte une allumette un nouveau monde est produit, un système complet ; ou qu’à chaque fois que nous battons des paupières nous assistons inconsciemment à la création d’un champ, qui possédera en son intérieur la possibilité d’en générer un autre, et ainsi de suite, en une série illimitée. D’un autre côté, un millénaire n’est pas même une fraction de seconde de la vie d’un dieu.
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Selon Platon, un mouvement ascendant se développe du nord au sud et, à partir de là, retourne de nouveau vers le nord (de sa propre impulsion, abandonné à son sort), parcourant en sens inverse sa route circulaire. Il est également intéressant de rapprocher ce qui précède de la vie existentielle et historique de l’être humain, ainsi que des cycles des diverses civilisations.
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Comme le serait aussi une référence à notre propre cycle existentiel humain considéré comme indépendant du reste. C’est-à-dire examiné comme un circuit fermé et autonome, uniforme et autosuffisant alors que la réalité nous indique au contraire l’interdépendance, qui est possible grâce à ce que tout cycle possède d’individuel, bien que cette individualité acquiert tout son sens dans la vie de l’ensemble, comme en témoigne clairement l’exemple du cycle de la cellule sanguine.
12 Rappelons que la traduction de mandala est cercle.
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Cet exemple simple ne l'est pas tant que cela, si nous tenons compte que l'homme en soi est la synthèse de tous ses ancêtres et le projet de tous ses descendants. Si on le symbolisait graphiquement, ce serait sous forme de deux triangles inversés, ou bien deux cônes, ou deux spirales, réunis en un point ou sommet commun, qui représenterait l'homme dans sa fonction médiatrice.
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Encore que ce fait ne justifie pas les responsabilités individuelles. C'est l'homme, en pleine faculté de son libre arbitre, qui a conduit le monde à la situation dans laquelle il se trouve. L'être humain est autant le médiateur de la construction que celui de la destruction.
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En raison de son accélération, le temps se contracte dans l'espace et raccourcit les distances de telle façon qu'en réalité il se contracte en lui-même. Jusqu'à ce que l'excès de vitesse avec lequel il réitère ses cycles l'amène au point de se dévorer et d'être absorbé par la simultanéité de l'espace. Ce serait la fin des temps, le retour à l'origine, où la roue cessera de tourner, où cessera le mouvement. Et dans cette indifférenciation virginale, un nouvel espace sera alors généré, un ciel et une terre nouveaux, et aussi un homme nouveau, ou une humanité, un autre cycle ­dans le cas présent, un manvântara­ avec un temps régénéré, comme le processus analogique de chaque nouvel an.
16 « Regardez les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent et n'amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. » (Saint Matthieu, VI, 26).

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