L'Objet des présents propos est de montrer en quoi nous oserons
considérer le mouvement de déclin dans les contextes où
celui-ci est dénoncé, démontré comme un processus
extérieur, en tant que dégradation même de ceux qui
s'imaginent y échapper. Nous évoquerons ici le ou les milieux
génoniens, le pluriel étant de rigueur vu le nombre de
minorités et groupuscules agissant non dans l'ombre mais dans une
indifférence quasi totale qui sanctionne l'inefficience au niveau
opératif. Deux raisons nous semblent expliquer la dégradation
observée, tout d'abord la confection d'un monde clos et ensuite la
confusion de la notion de tradition avec celle de religion. Le titre
emprunté à Nietzsche insiste sur la nécessité d'une
théorie critique, empêchant le symbole de devenir idole.
D'un univers infini à un monde clos, serait le titre
général pour décrire la dégradation constatée
du guénonisme, le suffixe en « isme » désignant cette
impropriété à n'expliquer les choses que par ce qui reste
à expliquer, nous renvoyons là à Henry Corbin qui souffre
comme par hasard d'une étrange méconnaissance dans le milieu
cîté. C'est aussi, beaucoup l'auront remarqué, le titre
inversé d'un ouvrage de Koyré sur l'épistémologie
occidentale. Rappelons que pour les grecs anciens la perfection était
finie, le paradigme de la nouvelle cosmologie galiléenne nous amenait
à une conception infinitiste de l'univers (et non pas du monde) privant
ainsi d'une certaine centralité, Hannah Arendt explique admirablement
cette métamorphose dans La condition de l'homme moderne Avons nous ici un
déclin ? En tout cas une rupture de paradigme comme l'indique Thomas
Kuhn, mais là encore la lecture dépend de l'interprétation.
L'imprudence serait de confondre les niveaux herméneutiques, il est
égal de savoir si la terre est au centre ou non sur le plan physique, il
ne l'est pas quand à une recherche des fondements. Et c'est là que
les guénoniens par un rebondissement du déclin se sont
enfermés dans un monde, c'est-à-dire une configuration
bloquée qui ne laisse aucune latitude de réflexion. Par un caprice
épistémique la plupart sombraient dans un dualisme inversé
de la modernité se ramenant à: « ce qui est ancien est bon,
ce qui est nouveau ne l'est pas ». Ceci n'entraîne pas
d'adhésion à la proposition inverse. Les mythes de l'occident
technîciste sont bien basés sur la notion de progrès, il
s'agit d'une croyant, d'une doxa, non pensée en sont principe, car elle
est structurellement paradigmatique, nous renvoyons ici à Edgar Morin
dans La Méthode, et ne peut se réfléchir sans ce
soupçon d'hérésie qui condamne avant que d'écouter.
Mais le guénonisme intransigeant n'est pas mieux situé, il pose
des pétitions de principe, propose des solutions de continuité
avant de s'égarer vers les évidences d'autorité, simulacre
des autorités d'évidence. Nous constatons en faites une
assimilation sans recul des différentes thèses de René
Guénon, sans exercer ce qui se nomme la théorie critique et
là s'effectue une réelle confusion. Etait-elle prévue par
Guénon luimême lorsqu'il indiquait qu'il n'avait pas de disciples
ni actuels ni à venir ? Il nous semble que cela devrait mettre un terme
à cette notion « de boussole infaillible » puisque c'est sur un
autre registre que cette infaillibilité agit comme légitimation et
pouvoir institué. Car enfin il est clair que le fait de confondre la
réflexion sur les principes et leur institutionnalisation n'est pas un
acte gratuit mais répond à un projet de domination. C'est le cas
de nombreuses structures qui croyant en avoir fini avec le travail de
quête des certitudes, s'instaurent comme point d'appui souverain à
partir duquel les prémisses ne sont plus contestables. C'est donc un acte
de foi qui prévaut, c'est à dire une forme sentimentale
d'assentiment qui traduit le désir, le « conatus », de ce bien
suprême dont parle Spinoza mais qui en reste à une pétition
de principe.
Où en est l'enseignement de René Guénon dans tout cela
! Peut être faut il rappeler certaines notions essentielles. Celui qui a
admirablement suscité la remémoration de la métaphysique
intégrale (entendons la reconnaissance de l'absolu comme position d'une
transcendance recouvrant l'immanence, donc d'une perspective non - duelle, sans
solution de contînuité) a effectué une quête. Celle-ci n'est pas une figne droite où tout serait à prendre au
même degré sur tous les horizons, et nous oserons affirmer
qu'approcher Guénon dans une démarche d'accumulation c'est
effectuer ce qu'il condamne au sens d'un « règne de la
quantité ». Mettre au même niveau la tradition et la
métaphysique, les institutions et l'herméneutique du symbole,
procède d'un souci de persuasion et non de réflexion.
Paradoxalement, l'essentiel c'est ce que nous ne pouvons dire, or il faudrait
donc le taire comme l'indique Wittgenstein. Que l'intellection comme
éclair de l'intuition intellectuelle, troisième mode de
connaissance spinozien ou encore noësis platonicienne, gnose illuminative,
que cela soit le moment suprême de connaissance où l'être et
le connaître coïncident, suprarationalité effective ce mode
est une position thétique où la correspondance noématique
en langage husserlien, ne doit pas nous égarer vers des actes de foi. Il
ne s'agît pas de condamner la foi en tant que telle, elle est un «
mode de rencontre » du réel avec ses propres aspects
gnoséologiques, mais il importe de ne pas confondre les domaines. Le
problème est d'autant plus urgent à traiter que les formes de
croyances servent d'alibis à une crispatîon dogmatique au niveau
des représentations permettant la mise en oeuvre de rapport de
domination. Nous assistons dans les milieux guénoniens à une
simple restîtution de la stratification habituelle dans la
société. Celui qui possédera un capital culturel
symboliquement reconnu par telle ou telle initiation pourra exercer vis -
à - vîs d'autrui un pouvoir que lui conférera son statut.
Lors de colloques où se rassemblent sous des étendards
variés des membres des multiples confessions jaillisse les titres
initiatiques qui côtoient dans un mélange hétéroclite
les titres universitaires. Il est de bon ton de montrer que les initiations sont
nombreuses, que certains peuvent cumuler grades et baptêmes sans oublier
l'inévitable initiation Kalachakra. Il est dommage que nous n'ayons vue
quiconque se prévaloir de l'épreuve amazonienne où le corps
du postulant enduit de mîel est recouvert de fourmis. Ce qui nous fait
dire qu'une étude ethnologique des milieux guénoniens serait la
bien venue. Aucune possibilité de vérifiabilîté
n'étant permise, car ici poser une question vaut pour une contestation,
les paroles des maîtres ne sont qu'au niveau prescriptif voire
performatif, en somme il s'agit de faire croire que dire c'est faire. Dès
lors qu'un titre permet de prendre la parole et de parler pour tous, supprimant
le dialogue qui est pourtant le moment platonicien éminent, se profile ce
que l'on nomme un statut langagier. Celui - ci révèle une position
de dominant dans un champs social où l'initié « vient au
monde » et face auquel doivent se placer ceux qui ne sont qu'au stade de
l'écoute et des applaudissement ritualisés. Nous n'avons pas ici
d'autorité mais bien un pouvoir, la première ne cherche
qu'à éveiller ce qui constitue notre autonomie spirîtuelle,
le second cherche à maintenir la distinction des élus, le rapport
reste celui d'un blocage.
Le deuxième site de la dégradation, nous semble
procéder d'une confusion quant au registre de la religion. C'est qu'ici
une thématique très complexe s'est imposée sous un de ses
aspect les plus réduits. Schuon fait s'articuler la sophia perennis
autour de deux axes: philosophia perenis et religio perennis. C'est ainsi mettre au même niveau métaphysique et religion qui
se partageraient les mêmes possibilités d'accès à la
sagesse éternelle. L'absolue est étymologiquement le sans lien
alors que la religio relie, la contradiction se situe à la fois
logiquement et ontologiquement, Ce que le concept d'éternité
recouvre est la sortie du point de vue relatif, celui des relations, or la
religion est le maintien d'un lien qui bien qu'insigne n'en reste pas moins tel.
Peut-on ignorer les différences essentielles qui caractérisent
une religion ? Paul Ricoeur énonce trois éléments
constitutifs, une symbolisation, des rites et un aspect dévotionnel. Pour
Guénon, une morale, des rites et un aspect dévotionnel
l'articulent. Dans les deux approches l'élément social
apparaît et cela est déterminant. Si l'on en croit Spinoza dans le traité théologico - politique, la religion est affaire
d'obéissance, la raison est la voie active, en précisant que la
rationalité dont il s'agît mène au troisième genre de
connaissance, l'intuition intellectuelle où « l'intelligere » est lecture de l'intérieur. Par la passivité nous
restons à l'extérieur, seule cette raison intuitive reste
compréhension interne. Il n'est pas gratuit que Georges Vallin, à
nos yeux un d es rares philosophes guénoniens conséquents qui ne
se soit pas fourvoyé dans une tentative religieuse absorbante, ait
affirmé cette conception de Spinoza comme proche du non-dualisme.
L'erreur de Schuon ne paraît pas involontaire, le fait d'accéder
à une partition où la religion se situe au même niveau que
la métaphysique c'est faire coexister une voie duelle et une voie non -
duelle. N'avons - nous pas là cet égarement dont nous sommes
tributaires depuis Descartes d'une irréductible dualité dont la
solution de continuité perdure en occident comme paradigme configurateur,
la dualité restant essentiellement disjonctive et anti
métaphysique si l'on en croit Whitehead. A nouveau comme le
déclarait Novalis, nous cherchons L'absolu mais ne voyons que des choses.
La religion est au niveau de l'affect, de ce qui rend passif et partisan. La
rivalité de Ramanuja et de Cankara reste éclairante. La religion
pose le principe suprême sous l'angle de la personification, en tant que
suprême étant et non en tant qu'être (dans le sens
heideggerîen, ce que Guénon nommera sur - être). Cette
configuration provoque une dépendance affective où la voie des
prophètes est ouverte. Nous ne nierons pas l'authenticité de
l'horizon religieux, nous nions simplement l'équivalence des chemins.
Cela se vérifie dans les effets, car cette infaillibilité dont les
tenants de la « voie humide » de la dévotion se
prévalent, ressortie à cette dimension apodictique du registre
métaphysique, mais déviée et permettant l'affirmation
d'inclinaisons personnalisées. La voie des prophètes laisse place
à celle des gourous faisant fonctionner la confusion au maximum.
Plutôt que de comprendre que la critique guénonienne de la
modernité pouvait se trouver augmentée par celle d'Hannah Arendt,
de Heidegger et de l'école de Francfort ce qui permettrait
d'élargir les champs d'appréhensions, elle devînt close et
servit de méthode de légitimation à des pensées
idéologiques, traditionalistes, réactionnaires et
intégristes. Certains ont tenté d'étranges accommodements
qui noyaient la pensée de Guénon dans celle de Julius Evola, d'un
îslam rigide, d'un christianisme vieillissant ou encore dans le processus
dissolvant du New Age. La liste est longue et fastidieuse où le
mélange des genres l'emporte sur le discernement, où
l'assimilation de points de vue différents n'est que
présupposé d'une stratégie de manipulation. Guénon
déclarait n'avoir point de disciples nî présents ni à
venir, mais les Guénonien ne l'on souvent pas entendu ainsi, il
préféraient bâtir des églises, 1 'écho de leur
voix ne retentissant qu'au sein de chaque chapelle au rythme d'excommunications
référées à une parole apprise par coeur. Le logos
guénonien devint l'alibi des particularisations en dépit des
avertissements héraclithéens, dès lors que la raison
universelle se particularise, elle nous échappe. Nulle présence
donc de cette « métaphysique sans épîthète
» dont Guénon dessina la grande esquisse. Toujours enfermée
dans les affects, la voie dévotionnelle interdît le franchissement
des dualités. La difficulté vient non d'avoir posé le fait
religieux mais de l'avoir intégré à ce qui lui est
irréductible. Les guénoniens n'ont pas saisi que la vie de
l'esprit ne s'arrête pas à la scolastique médiévale,
ils semblent bien peu préparés à affronter le redoutable
appareil de la philosophie analytique dans ses registres logicistes,
nominalistes et formalistes. Il faut ici d'autres arguments que les
déclarations de principes et se préparer aux joutes les plus
incisives. René Guénon maîtrisait tant la philosophie que
les mathématiques, c'était aussi un signe des temps. Nous
voudrions conclure sur une articulation qui semble avoir échapper
concernant la sophia perennis. La comparaison opérée entre
philosophia perenis et religio perenis n'est pas valide avions nous dit. Si ce
qui est éternel comme prédicat porte sur la sophia entant que
sujet, il faut le retrouver inscrit dans chaque terme. L'approche de la logique
symbolique le montrera plus aisément. Posons sophia comme « S
», la philosophîa comme fonction p (S) et la religio comme fonction
ne comprenant pas le terme sophia, elle sera considérée comme R
(~S). Nous comprenons bien qu'il faut retrouver les mêmes variables sur
les différentes fonctions. Or cette variable existe sous la forme de la
théosophia, ce qui rend compte dès lors de la cohérence
logique de la proposition. Quant Aristote propose le fondement comme ontos et theos (sans statut religieux), il inaugure ce que Heîdegger appelle
ontothéologîe, la penseur de Fribourg parlera même d'
ontosophie. N'oublions pas que son premier traducteur français Henry
Corbin axera son travail sur la théosophie. De quoi s'agit - il ? Un
mouvement de gradation mène la théologie d'une strate
cataphatîque à un plan apophatîque permettant
l'achèvement de ce qui est nié par le fait religieux d'une théosophia, vision ultime, équivalent de l'intuition
intellectuelle mais sur la base d'un principe personnel dépassé
par son impersonnalité principielle. Ce que Maître Eckhart, Jacob
Boehme et Silesius nomment le sans « fond », l'Abgründ où
ceux qui discernent font la différence entre « le rien qui n 'est
que zéro et le vide qui est fécondité et plénitude
» comme le dît Jankélévitch dans la Musique et les
heures.
La pensée n'est pas un instrument, elle est une vie (bios theoritikos), elle « trace des sillons dans l'aîre de
l'être » comme le dit Heidegger. René Guénon laisse un
sillage dont ceux qui ont le sens du lointain découvrirons les traces
tels les poètes près de l'abîme de Rainer Maria Rilke, ils
auront pour mission de préparer le monde à l'aménagement du
sacré, d'une aurore que ne fera pâlir le jour. « Là
où est le péril croît ce qui sauve » dit
Hôlderlin, le déclin des mouvances guénoniennes peut encore
servir comme exemple à ne pas suivre, le vrai chemin n'étant pas
décelable dans le cercle des mandarins ou des gourous, il est appel
intérieur de l'être. Nous conclurons sur une parole de Heidegger:
« Cela, nous ne l'entendons pas exclusivement lorsque nous disons ou
entendons le mot est, mais encore dans tout discours, tout appel, toute
prière, tout questionner ».
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