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Revue internationale de :
Art - Culture - Gnose

L'emblème de l'Académie de Léonard de Vinci, c.1510
L'emblème de l'Académie de Léonard de Vinci, c.1510
LE CREPUSCULE DES IDOLES :
Routes et deroutes dans la perspective guenonienne
JEAN-LUC SPINOSI
 

L'Objet des présents propos est de montrer en quoi nous oserons considérer le mouvement de déclin dans les contextes où celui-ci est dénoncé, démontré comme un processus extérieur, en tant que dégradation même de ceux qui s'imaginent y échapper. Nous évoquerons ici le ou les milieux génoniens, le pluriel étant de rigueur vu le nombre de minorités et groupuscules agissant non dans l'ombre mais dans une indifférence quasi totale qui sanctionne l'inefficience au niveau opératif. Deux raisons nous semblent expliquer la dégradation observée, tout d'abord la confection d'un monde clos et ensuite la confusion de la notion de tradition avec celle de religion. Le titre emprunté à Nietzsche insiste sur la nécessité d'une théorie critique, empêchant le symbole de devenir idole.

D'un univers infini à un monde clos, serait le titre général pour décrire la dégradation constatée du guénonisme, le suffixe en « isme » désignant cette impropriété à n'expliquer les choses que par ce qui reste à expliquer, nous renvoyons là à Henry Corbin qui souffre comme par hasard d'une étrange méconnaissance dans le milieu cîté. C'est aussi, beaucoup l'auront remarqué, le titre inversé d'un ouvrage de Koyré sur l'épistémologie occidentale. Rappelons que pour les grecs anciens la perfection était finie, le paradigme de la nouvelle cosmologie galiléenne nous amenait à une conception infinitiste de l'univers (et non pas du monde) privant ainsi d'une certaine centralité, Hannah Arendt explique admirablement cette métamorphose dans La condition de l'homme moderne Avons nous ici un déclin ? En tout cas une rupture de paradigme comme l'indique Thomas Kuhn, mais là encore la lecture dépend de l'interprétation. L'imprudence serait de confondre les niveaux herméneutiques, il est égal de savoir si la terre est au centre ou non sur le plan physique, il ne l'est pas quand à une recherche des fondements. Et c'est là que les guénoniens par un rebondissement du déclin se sont enfermés dans un monde, c'est-à-dire une configuration bloquée qui ne laisse aucune latitude de réflexion. Par un caprice épistémique la plupart sombraient dans un dualisme inversé de la modernité se ramenant à: « ce qui est ancien est bon, ce qui est nouveau ne l'est pas ». Ceci n'entraîne pas d'adhésion à la proposition inverse. Les mythes de l'occident technîciste sont bien basés sur la notion de progrès, il s'agit d'une croyant, d'une doxa, non pensée en sont principe, car elle est structurellement paradigmatique, nous renvoyons ici à Edgar Morin dans La Méthode, et ne peut se réfléchir sans ce soupçon d'hérésie qui condamne avant que d'écouter. Mais le guénonisme intransigeant n'est pas mieux situé, il pose des pétitions de principe, propose des solutions de continuité avant de s'égarer vers les évidences d'autorité, simulacre des autorités d'évidence. Nous constatons en faites une assimilation sans recul des différentes thèses de René Guénon, sans exercer ce qui se nomme la théorie critique et là s'effectue une réelle confusion. Etait-elle prévue par Guénon luimême lorsqu'il indiquait qu'il n'avait pas de disciples ni actuels ni à venir ? Il nous semble que cela devrait mettre un terme à cette notion « de boussole infaillible » puisque c'est sur un autre registre que cette infaillibilité agit comme légitimation et pouvoir institué. Car enfin il est clair que le fait de confondre la réflexion sur les principes et leur institutionnalisation n'est pas un acte gratuit mais répond à un projet de domination. C'est le cas de nombreuses structures qui croyant en avoir fini avec le travail de quête des certitudes, s'instaurent comme point d'appui souverain à partir duquel les prémisses ne sont plus contestables. C'est donc un acte de foi qui prévaut, c'est à dire une forme sentimentale d'assentiment qui traduit le désir, le « conatus », de ce bien suprême dont parle Spinoza mais qui en reste à une pétition de principe.

Où en est l'enseignement de René Guénon dans tout cela ! Peut être faut il rappeler certaines notions essentielles. Celui qui a admirablement suscité la remémoration de la métaphysique intégrale (entendons la reconnaissance de l'absolu comme position d'une transcendance recouvrant l'immanence, donc d'une perspective non - duelle, sans solution de contînuité) a effectué une quête. Celle-ci n'est pas une figne droite où tout serait à prendre au même degré sur tous les horizons, et nous oserons affirmer qu'approcher Guénon dans une démarche d'accumulation c'est effectuer ce qu'il condamne au sens d'un « règne de la quantité ». Mettre au même niveau la tradition et la métaphysique, les institutions et l'herméneutique du symbole, procède d'un souci de persuasion et non de réflexion. Paradoxalement, l'essentiel c'est ce que nous ne pouvons dire, or il faudrait donc le taire comme l'indique Wittgenstein. Que l'intellection comme éclair de l'intuition intellectuelle, troisième mode de connaissance spinozien ou encore noësis platonicienne, gnose illuminative, que cela soit le moment suprême de connaissance où l'être et le connaître coïncident, suprarationalité effective ce mode est une position thétique où la correspondance noématique en langage husserlien, ne doit pas nous égarer vers des actes de foi. Il ne s'agît pas de condamner la foi en tant que telle, elle est un « mode de rencontre » du réel avec ses propres aspects gnoséologiques, mais il importe de ne pas confondre les domaines. Le problème est d'autant plus urgent à traiter que les formes de croyances servent d'alibis à une crispatîon dogmatique au niveau des représentations permettant la mise en oeuvre de rapport de domination. Nous assistons dans les milieux guénoniens à une simple restîtution de la stratification habituelle dans la société. Celui qui possédera un capital culturel symboliquement reconnu par telle ou telle initiation pourra exercer vis - à - vîs d'autrui un pouvoir que lui conférera son statut. Lors de colloques où se rassemblent sous des étendards variés des membres des multiples confessions jaillisse les titres initiatiques qui côtoient dans un mélange hétéroclite les titres universitaires. Il est de bon ton de montrer que les initiations sont nombreuses, que certains peuvent cumuler grades et baptêmes sans oublier l'inévitable initiation Kalachakra. Il est dommage que nous n'ayons vue quiconque se prévaloir de l'épreuve amazonienne où le corps du postulant enduit de mîel est recouvert de fourmis. Ce qui nous fait dire qu'une étude ethnologique des milieux guénoniens serait la bien venue. Aucune possibilité de vérifiabilîté n'étant permise, car ici poser une question vaut pour une contestation, les paroles des maîtres ne sont qu'au niveau prescriptif voire performatif, en somme il s'agit de faire croire que dire c'est faire. Dès lors qu'un titre permet de prendre la parole et de parler pour tous, supprimant le dialogue qui est pourtant le moment platonicien éminent, se profile ce que l'on nomme un statut langagier. Celui - ci révèle une position de dominant dans un champs social où l'initié « vient au monde » et face auquel doivent se placer ceux qui ne sont qu'au stade de l'écoute et des applaudissement ritualisés. Nous n'avons pas ici d'autorité mais bien un pouvoir, la première ne cherche qu'à éveiller ce qui constitue notre autonomie spirîtuelle, le second cherche à maintenir la distinction des élus, le rapport reste celui d'un blocage.

Le deuxième site de la dégradation, nous semble procéder d'une confusion quant au registre de la religion. C'est qu'ici une thématique très complexe s'est imposée sous un de ses aspect les plus réduits. Schuon fait s'articuler la sophia perennis autour de deux axes: philosophia perenis et religio perennis. C'est ainsi mettre au même niveau métaphysique et religion qui se partageraient les mêmes possibilités d'accès à la sagesse éternelle. L'absolue est étymologiquement le sans lien alors que la religio relie, la contradiction se situe à la fois logiquement et ontologiquement, Ce que le concept d'éternité recouvre est la sortie du point de vue relatif, celui des relations, or la religion est le maintien d'un lien qui bien qu'insigne n'en reste pas moins tel. Peut-on ignorer les différences essentielles qui caractérisent une religion ? Paul Ricoeur énonce trois éléments constitutifs, une symbolisation, des rites et un aspect dévotionnel. Pour Guénon, une morale, des rites et un aspect dévotionnel l'articulent. Dans les deux approches l'élément social apparaît et cela est déterminant. Si l'on en croit Spinoza dans le traité théologico - politique, la religion est affaire d'obéissance, la raison est la voie active, en précisant que la rationalité dont il s'agît mène au troisième genre de connaissance, l'intuition intellectuelle où « l'intelligere » est lecture de l'intérieur. Par la passivité nous restons à l'extérieur, seule cette raison intuitive reste compréhension interne. Il n'est pas gratuit que Georges Vallin, à nos yeux un d es rares philosophes guénoniens conséquents qui ne se soit pas fourvoyé dans une tentative religieuse absorbante, ait affirmé cette conception de Spinoza comme proche du non-dualisme. L'erreur de Schuon ne paraît pas involontaire, le fait d'accéder à une partition où la religion se situe au même niveau que la métaphysique c'est faire coexister une voie duelle et une voie non - duelle. N'avons - nous pas là cet égarement dont nous sommes tributaires depuis Descartes d'une irréductible dualité dont la solution de continuité perdure en occident comme paradigme configurateur, la dualité restant essentiellement disjonctive et anti métaphysique si l'on en croit Whitehead. A nouveau comme le déclarait Novalis, nous cherchons L'absolu mais ne voyons que des choses. La religion est au niveau de l'affect, de ce qui rend passif et partisan. La rivalité de Ramanuja et de Cankara reste éclairante. La religion pose le principe suprême sous l'angle de la personification, en tant que suprême étant et non en tant qu'être (dans le sens heideggerîen, ce que Guénon nommera sur - être). Cette configuration provoque une dépendance affective où la voie des prophètes est ouverte. Nous ne nierons pas l'authenticité de l'horizon religieux, nous nions simplement l'équivalence des chemins. Cela se vérifie dans les effets, car cette infaillibilité dont les tenants de la « voie humide » de la dévotion se prévalent, ressortie à cette dimension apodictique du registre métaphysique, mais déviée et permettant l'affirmation d'inclinaisons personnalisées. La voie des prophètes laisse place à celle des gourous faisant fonctionner la confusion au maximum. Plutôt que de comprendre que la critique guénonienne de la modernité pouvait se trouver augmentée par celle d'Hannah Arendt, de Heidegger et de l'école de Francfort ce qui permettrait d'élargir les champs d'appréhensions, elle devînt close et servit de méthode de légitimation à des pensées idéologiques, traditionalistes, réactionnaires et intégristes. Certains ont tenté d'étranges accommodements qui noyaient la pensée de Guénon dans celle de Julius Evola, d'un îslam rigide, d'un christianisme vieillissant ou encore dans le processus dissolvant du New Age. La liste est longue et fastidieuse où le mélange des genres l'emporte sur le discernement, où l'assimilation de points de vue différents n'est que présupposé d'une stratégie de manipulation. Guénon déclarait n'avoir point de disciples nî présents ni à venir, mais les Guénonien ne l'on souvent pas entendu ainsi, il préféraient bâtir des églises, 1 'écho de leur voix ne retentissant qu'au sein de chaque chapelle au rythme d'excommunications référées à une parole apprise par coeur. Le logos guénonien devint l'alibi des particularisations en dépit des avertissements héraclithéens, dès lors que la raison universelle se particularise, elle nous échappe. Nulle présence donc de cette « métaphysique sans épîthète » dont Guénon dessina la grande esquisse. Toujours enfermée dans les affects, la voie dévotionnelle interdît le franchissement des dualités. La difficulté vient non d'avoir posé le fait religieux mais de l'avoir intégré à ce qui lui est irréductible. Les guénoniens n'ont pas saisi que la vie de l'esprit ne s'arrête pas à la scolastique médiévale, ils semblent bien peu préparés à affronter le redoutable appareil de la philosophie analytique dans ses registres logicistes, nominalistes et formalistes. Il faut ici d'autres arguments que les déclarations de principes et se préparer aux joutes les plus incisives. René Guénon maîtrisait tant la philosophie que les mathématiques, c'était aussi un signe des temps. Nous voudrions conclure sur une articulation qui semble avoir échapper concernant la sophia perennis. La comparaison opérée entre philosophia perenis et religio perenis n'est pas valide avions nous dit. Si ce qui est éternel comme prédicat porte sur la sophia entant que sujet, il faut le retrouver inscrit dans chaque terme. L'approche de la logique symbolique le montrera plus aisément. Posons sophia comme « S », la philosophîa comme fonction p (S) et la religio comme fonction ne comprenant pas le terme sophia, elle sera considérée comme R (~S). Nous comprenons bien qu'il faut retrouver les mêmes variables sur les différentes fonctions. Or cette variable existe sous la forme de la théosophia, ce qui rend compte dès lors de la cohérence logique de la proposition. Quant Aristote propose le fondement comme ontos et theos (sans statut religieux), il inaugure ce que Heîdegger appelle ontothéologîe, la penseur de Fribourg parlera même d' ontosophie. N'oublions pas que son premier traducteur français Henry Corbin axera son travail sur la théosophie. De quoi s'agit - il ? Un mouvement de gradation mène la théologie d'une strate cataphatîque à un plan apophatîque permettant l'achèvement de ce qui est nié par le fait religieux d'une théosophia, vision ultime, équivalent de l'intuition intellectuelle mais sur la base d'un principe personnel dépassé par son impersonnalité principielle. Ce que Maître Eckhart, Jacob Boehme et Silesius nomment le sans « fond », l'Abgründ où ceux qui discernent font la différence entre « le rien qui n 'est que zéro et le vide qui est fécondité et plénitude » comme le dît Jankélévitch dans la Musique et les heures.

La pensée n'est pas un instrument, elle est une vie (bios theoritikos), elle « trace des sillons dans l'aîre de l'être » comme le dit Heidegger. René Guénon laisse un sillage dont ceux qui ont le sens du lointain découvrirons les traces tels les poètes près de l'abîme de Rainer Maria Rilke, ils auront pour mission de préparer le monde à l'aménagement du sacré, d'une aurore que ne fera pâlir le jour. « Là où est le péril croît ce qui sauve » dit Hôlderlin, le déclin des mouvances guénoniennes peut encore servir comme exemple à ne pas suivre, le vrai chemin n'étant pas décelable dans le cercle des mandarins ou des gourous, il est appel intérieur de l'être. Nous conclurons sur une parole de Heidegger: « Cela, nous ne l'entendons pas exclusivement lorsque nous disons ou entendons le mot est, mais encore dans tout discours, tout appel, toute prière, tout questionner ».

 

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