Figure centrale de la Porte du Soleil
Tiahuanaco. Bolivie.

 
CHAPITRE XIV
SYMBOLES NUMÉRIQUES ET GÉOMETRIQUES
Pour une société traditionnelle, le concept de nombre est diamétralement différent de celui que pourrait avoir une société profane comme la nôtre. Cela doit être précisé, car ce sont les sociétés traditionnelles qui ont créé les nombres en tant que notions de rapport, que leurs sages et illuminés obtinrent par révélation, tandis que la culture contemporaine les a seulement utilisés à son profit, tergiversant leur sens et les utilisant exclusivement à des fins matérielles, ignorant leur signification authentique, leur véritable essence. En d'autres mots, qu'elle les a toujours dénigré en ne prenant en compte que leurs valeurs quantitatives, niant les qualités des nombres et les idées et concepts qu'ils expriment. D'autre part, nous, contemporains, considérons notre code numérique comme une vérité établie, dans prendre le temps de réfléchir à ce que ce système manifeste. Les nombres exprimaient et expriment encore des idées. Des concepts métaphysiques au sujet de tout ce qui est dénombré ou qui entre dans les catégories du dénombrable, c'est-à-dire ce qui est fini et successif, ce qui peut être nommé. D'un autre côté, ces 'numérations' sont la mesure harmonique de toutes choses et leur forme d'interrelation. Ce sont des règles rythmiques, des modules et des cycles qui–en tant que concepts– génèrent la 'proportion' et révèlent les 'chiffres' secrets du cosmos, dont ils sont des composantes actives. Il est évident que l'unité ne répond pas à la même notion que le binaire ou la triade, et ne manifeste pas la même chose, mais cela n'est pas observé actuellement, en raison de la vision diminuée, horizontale et plate, que nous avons de ces concepts en les considérant comme de simples facteurs de multiplication quantitative. Notons en outre que ces numérations se réfèrent à différentes énergies et à leur intervention ordonnée dans l'univers, car nous avons déjà dit qu'elles témoignent des interrelations des éléments créatifs –leurs ondes, leurs vibrations– conjuguées dans le corps numérique. Pour prendre un exemple simple, nous dirons que même les moins doués savent qu'être seul (un) n'est pas la même chose que d'être en couple (deux) ou en triangle (trois). Il est évident que le nombre altère nos relations avec les autres et notre être dans le monde, puisqu'il intervient activement dans les situations, en est un composant qui les signe ou les marque de son sceau conceptuel et vital. Cependant, pour parler en général, il échappe à l'homme de ce siècle jusqu'à la plus simple expression de la notion de nombre et, de fait, la plupart n'y ont jamais réfléchi et le sujet ne les intéresse pas. Mais ce qui attire l'attention, ce n'est pas seulement que la masse ait perdu toute notion de ce que le nombre est le signe d'une qualité qu'il représente et qu'il fixe, d'un concept exprimé sans équivoque, pouvant s'articuler et jouer avec d'autres concepts, mais que même les mathématiciens actuels –que l'on suppose être des spécialistes– méconnaissent au jour d'aujourd'hui sa véritable charge conceptuelle et manient des critères quantitatifs, les mêmes que ceux du marché, bien qu'exprimés en termes algébriques, fondamentalement adaptés au commerce et au matériel, mais non à la Connaissance.

L'arithmétique traditionnelle est en correspondance avec la géométrie, et les nombres avec les figures géométriques, formant des codes symboliques complémentaires qui manifestent des concepts identiques, des correspondances et des analogies. D'autre part, tous les nombres sont synthétisés dans les trois premiers. De l'union de l'unité et du binaire qui en est le reflet, c'est-à-dire de la triade, découlent tous les autres, et toutes les formes dérivent de ce triangle primordial. Pour les civilisations traditionnelles, il existe également un rapport direct entre les chiffres et les lettres. Au point que, dans beaucoup d'alphabets, les nombres étaient représentés par des lettres et n'avaient pas de signes spécifiques. Ce n'est pas le cas des cultures américaines antiques, qui ne connaissaient pas l'alphabet, mais nous voulons souligner cette correspondance car aussi bien le code alphabétique que le numérique décrivent toute la réalité, c'est-à-dire tout ce qui peut être nommé ou nombré –au sens de 'chiffres', de mesures harmoniques, de 'proportions'–, le cosmos tout entier, en somme, tout le cognitif.

La triade, à laquelle nous avons fait référence plus haut, a toujours été considérée sacrée –comme l'unité, le binaire et tous les nombres en général– pour ses propriétés et ses attributs particuliers qui se manifestent dans sa nature trine, ce qui est en soi l'expression inévitable d'un principe. À savoir, un fait archétypal consolidé sous forme de série comme représentation d'idées et d'énergies qui se manifestent de façon magique, mystérieuse, mais obéissant à des lois précises et universelles symbolisées par les codes numériques et leurs correspondances géométriques. Bien que ces modules, sous leur forme expressive extérieure, ne soient pas les mêmes qu'aujourd'hui, que nous manipulons avec la récente notation arabe, ils se réfèrent à des archétypes identiques et aux mêmes lois cosmiques –valables en tous temps et tous lieux– ainsi qu'à un unique modèle de l'univers. L'on verra alors que la numérologie occidentale correspond parfaitement à l'indienne, bien que cette dernière ait été couramment vicésimale –donc également décimale–, toutes deux ayant en commun le chiffre cinq pour base. Nous parlerons de ces cinq premiers chiffres de base, communs à plusieurs peuples, mais surtout aux indigènes et aux chrétiens, sujet qui nous occupe à présent. Nous avons déjà énoncé quelque chose au sujet de la triade en tant que forme ou archétype de base, concept présent dans toutes les choses manifestées, qui se génèrent par sa multiplication.1 Nous affirmons également que s'y produit l'amalgame de l'unité primordiale et de son propre reflet, et nous ajouterons que ce fait, qui se désigne sous forme successive (1, 2, 3), est en réalité simultané et éternel, et tous les nombres en découlent, c'est-à-dire tous les êtres manifestés. Voyons à présent l'unité et le binaire, concepts qui se retrouvent à la base et à l'origine de toute civilisation ou culture traditionnelle, dont les américaines.


Quetzalcoatl comme dieu du vent et esprit créateur, et Mictlantecutli dieu de la mort. Codex Borgia, p. LVI

En de nombreuses occasions, la dualité a été mise en avant comme moteur fondamental des croyances et cultures des Précolombiens. Cela est particulièrement évident chez les Incas et les Aztèques, si nous les prenons comme deux exemples de civilisations évoluées à l'arrivée des Européens. Dans la première, Manco Capac et Mama Ocllo, assimilés au soleil et à la lune, à l'or et à l'argent, fondent ensemble Cuzco, qui est divisée en deux parties depuis son centre, l'une masculine et active, l'autre féminine et passive, qui furent appelées partie haute et partie basse, et que nous assimilons à la verticale et à l'horizontale. En effet, si nous considérons deux énergies symbolisées par haut-bas, l'une ascendante et l'autre descendante, nous découvrirons qu'il existe un point neutre qui leur est commun, où les oppositions n'existent pas. Ce centre ou milieu, où les extrêmes se complètent, crée un plan (ou monde) où s'établit cette conjonction et qui est le reflet de l'unité métaphysique originelle qui a donné lieu à la manifestation de l'unité arithmétique représentée par le chiffre un ou le point géométrique. Ce point, ou centre, est celui qui génère le plan (ou monde) en question –ici, la civilisation inca– y intervenant comme le reflet de l'axe invisible ou, autrement dit, de l'énergie active et verticale qui conditionne la réception horizontale par leur copulation, créant ainsi le plan (ou monde) référé dont les limites sont constamment définies par leur propre progression qui, bien que pouvant être considérée indéfinie, est marquée par ses propres lois numériques qui se succèdent ad infinitum. Le chiffre quatre est donc le signe de la première manifestation –action des trois principes ontologiques ou primordiaux dans l'univers ( 3 + 1 = 4)–, du plan de la création et de ses limitations, grâces auxquelles n'importe quel être ou objet peuvent être créés, et est alors assimilé au monde et particulièrement à la terre.2 


Codex Borgia, p. LXXII

Nous devons préciser que toute cette production dialectique est successive dans la mesure où l'énergie de l'unité, s'additionnant constamment à l'énergie du nombre précédent, le transforme en sa qualité tout en demeurant toujours présente et inaltérable tout au long de la série numérique.

Ajoutons qu'en arithmétique le zéro est un concept qui non seulement indique le défaut de quantité ou l'absence de détermination numérique, sinon qu'il sert de mécanisme de position et d'ordre dans les dizaines, les centaines, les milliers, etc., ce qui permet une grande ductilité dans le maniement des notations et la facilité pour le calcul de grandes unités. Les Mayas connaissaient le zéro et utilisaient dans leurs chiffres la notation de position, sauf que leur système était vicésimal au lieu de décimal. En réalité, ils utilisèrent le zéro bien avant l'Europe, puisque ce n'est pas avant le huitième siècle de notre ère que l'on commença d'employer ce système de position que partagent aujourd'hui les contemporains, qui est d'origine hindoue et que les Arabes répandirent au Moyen-Orient et en Europe –encore que sa divulgation ne se produisit qu'entre le dixième et le douzième siècles–, système qui possède des avantages évidents par rapport aux chiffres romains. Il est intéressant de rappeler que le système de compter et de calculer avec des cailloux (ou des grains de maïs) de différentes couleurs, ou placés en différents groupes, commun aux traditions précolombiennes et dont témoignent plusieurs chroniqueurs, est foncièrement le même que celui utilisé par les pythagoriciens pour effectuer leurs 'mesures' et leurs 'spéculations' abstraites.

Le binaire se retrouve patent dans le mythe de la fondation de la cité aztèque et dans les manifestations de cette société. L'on sait que, à l'arrivée des Espagnols, le grand temple de Tenochtitlan était couronné par un double sanctuaire, l'un consacré à Huitzilopochtli –peint en rouge–, image du sol montant (de la terre au ciel), du zénith, du sud et du midi, et l'autre à Tlaloc –peint en bleu–, dieu de la pluie, lié au tonnerre, à l'éclair, à la foudre et à l'eau, déité descendante (du ciel à la terre), apparentée aux dieux de la fécondité et à la lune, esprits de la végétation et de la génération qui ne sont possibles que lorsque les énergies du soleil et de la pluie –ascendantes et descendantes–, du ciel et de la terre, de l'aigle et du serpent, s'unissent sans exclusion.3


Grand Temple Double de Tenochtitlan. Codex Alva Ixtlilxóchitl.

Nous n'insisterons pas sur les exemples de dualité, car ils sont innombrables dans la tradition précolombienne et le lecteur peut les retrouver par lui-même, mais nous voulons néanmoins souligner la conception du binaire que possède la société moderne, c'est-à-dire celle qui nous a fourni le bagage de nos convictions, et ce qu'elle a de différent de celle d'une société traditionnelle. À ce sujet, nous dirons que la conception traditionnelle ne rejette pas le mal, ou l'énergie descendante, souterraine ou horizontale, selon les différentes terminologies, sinon qu'elle l'accepte en accord avec sa connaissance de la cosmogonie et de la théogonie, ce dont témoigne le recyclage permanent de deux énergies universelles, forces contraires qui ne s'excluent pas et qu'elle intègre comme parties constituantes de la réalité et de la vie, formant avec elles –et à travers les relations mutuelles produites par ces forces ou principes– un ensemble de modules, de mesures, d'émanations archétypales qui se manifestent même sous forme phénoménale par leur 'coagulation' –et que les dieux personnifient de manière polyfacétique. C'est le cas, parmi bien d'autres, de la lutte de Tezcatlipoca à titre de déité nocturne et obscure, contre Quetzalcóatl en tant que déité diurne et lumineuse, ainsi qu'entre ce dernier et son jumeau Xolotl, parfois représenté par une tête de mort, qui sont constamment en train de se battre et s'équilibrent ainsi, comme le démontre bien le drame cosmique pérenne illustré par le jeu des tensions existant dans tout quaternaire, où elles s'opposent doublement, deux à deux.4 À l'opposé, nous, contemporains, avons été élevé dans un milieu qui nous oblique toujours à choisir entre bon et mauvais et c'est là la cause principale, la racine, de notre conditionnement. Cela est encore aggravé par le fait que la seule issue à l'alternative est celle de choisir une prétendue bonté attribuée à l'un des pôles –monisme– à l'exclusion de l'autre qui n'est pas même envisagé, à cause de la valeur négative qui lui est attribuée. Pour cette raison, il ne doit pas être pris en compte sinon exterminé totalement, sans remarquer que la prééminence que nous octroyons à l'un des facteurs de la dualité bien-mal est provoquée par des estimations toutes relatives, circonstancielles ou purement d'intérêt personnel ou groupal, comme le sont les 'idéologies', usages, coutumes, phobies et manies de la société actuelle, canalisées par le biais de la nation, de l'état, de la classe, sinon de l'ethnie, à laquelle nous appartenons forcément. De même le beau et le laid, le plaisir et le déplaisir, le profitable et le méprisable, qui sont toutes des valeurs de nature aussi variable que leurs contraires, avec lesquels elles sont interchangeables et auxquels est attribuée une soi-disant vérité définitive et objective.

Le quaternaire comme concept de manifestation créative, notion de génération et de limite, ou comme forme de la terre (figurée par le carré ou la croix), est fondamental dans les cultures américaines antiques, et nous voulons souligner une fois de plus que cette dernière forme géométrique est équivalente au cercle (une croix en mouvement génère une circonférence) dans la mesure ou l'une et l'autre symbolisent le même plan de la création, alternativement dans son aspect statique et dynamique, dans sa contraction et sa dilatation, dans sa cristallisation et son expansion, assimilées respectivement au solide et à l'aérien, à la terre et au ciel, c'est-à-dire que toutes deux constituent des figures complémentaires, tout comme le sont le monde (plan horizontal) et l'homme (axe vertical). En ce sens, le cinq étant le chiffre de l'être humain, en tant que centre virtuel de l'irradiation cosmique, ce nombre, multiplié par celui de la terre ou plan de la création, élabore la totalité des possibilités manifestées, le nombre vingt, mesure ou module 'magique' commun à diverses cultures et civilisations précolombiennes.5 
 
Nous répétons: le cercle et le carré sont des symboles analogues qui ont été utilisés dans le même but par différentes sociétés, ou dans une même société, alternativement ou conjointement, rattachés au ciel et à la terre comme représentation des deux moitiés du modèle cosmique. D'autre part, les symboles associés au cercle et au carré, ou qui en sont des dérivés, suivent le même chemin et se correspondent également, comme c'est le cas de la spirale circulaire –en tant que représentation de l'évolution et de l'issue du cosmos– et de la carrée qui sont respectivement, en volume et dans le symbolisme constructif, le ziggourat (sig-gurat, littéralement, mont) et la pyramide, en tant que possibilité d'ascension verticale, successive et échelonnée, révélée par l'immuabilité d'un axe, centre et origine des deux monuments. Nous voulons seulement souligner –et nous achevons ainsi ce chapitre– que, pour une culture traditionnelle, aussi bien les étoiles que les pierres, les plantes, les animaux et les hommes, jouent une partie de rapports mutuels, une danse de possibilités subtiles qui se complètent à la cadence rythmique dans laquelle elles se déroulent et correspondent les unes aux autres, marquant les règles, les mesures de leurs interrelations, conjuguées dans le nombre comme synthèse du sens archétypal impliqué dans ces 'modules', 'mesures', 'chiffres' et 'proportions'. Et c'est sur cette base conceptuelle qu'il faut étudier les symboliques arithmétiques et géométriques précolombiennes et que doit être axé tout travail en ce sens.



Codex Bourbon, p. XVI



NOTES 
1 Ver René Guénon, La Grande Triade, Gallimard, Paris 1957.
2 Le chiffre 4 est égal à 2 x 2 ou 22, ce qui revient à dire à la totalité des possibilités de la dualité multipliée par elle-même. Notons que, dans les civilisations méso-américaines, cette progression est symbolisée par le nombre 400, qui est égal à 20 x 20, c'est-à-dire l'équivalent de la série numérique indéfinie.
3 Chez les Mayas actuels, en ce qui concerne la santé corporelle, l'on a étudié le syndrome chaud-froid à titre d'opposition de deux contraires présents dans la totalité du cosmos –également désignés comme sec-humide–, qui doivent se compléter pour rétablir l'équilibre vital. Cette manière de mesurer l'énergie s'étend à différents types de maladies, d'aliments, d'herbes, etc. et se transfère sur des personnages, des faits et des situations. Elle est autochtone et n'est pas un dérivé de la médecine hippocratique ni de l'arabe. Comme en bien d'autres choses, elle coïncide simplement avec d'autres traditions dans les concepts archétypaux.
4 «Les Canelas, du plateau qui s'élève au sud de l'embouchure de l'Amazone, possèdent des moitiés matrilinéaires exogames, l'une composée des habitants de la partie est du cercle de l'habitat et l'autre de ceux de l'ouest. Durant la saison des pluies, l'on organise une course entre les enfants des deux moitiés, lesquels sont alors peints en rouge et en noir respectivement; l'une des moitiés représente l'est, le soleil, le jour, la terre, le rouge et la période de sécheresse; l'autre l'ouest, la lune, la nuit, l'eau, le noir et la période des pluies. Ces deux moitiés qui se partagent ce qui existe avec la même rigoureuse cohérence que dans les religions iraniennes et chinoises, favorisent par leur activité rituelle le rythme bénéfique de l'univers et de la nature.» (Las Religiones en los Pueblos sin Tradición Escrita, Las Religiones de los Indios de América, collection Historia de las Religiones, N 11, Ake Hultkrantz. Siglo XXI, Mexico 1982, p. 303).
5 En ce qui concerne le chiffre neuf, nous voulons souligner que, par ses qualités intrinsèques et comme partie intégrante de n'importe quel ensemble, il y introduit le concept de circularité, ou cyclique. Cela vaut également pour ses multiples et sous-multiples.