Symbolique et métaphysique *
Habituellement, on considère la métaphysique comme étant le savoir qui englobe à la fois tout le domaine du relatif et les catégories suprêmes de l’Être, ce qui, sur le plan des intelligibles conçus en termes platoniciens, définit la métaphysique comme ayant pour objet le topos noetos, le monde des Idées. A l’opposé se situe le plan sensible et matériel, le topos horatos.

Le topos noetos ou monde eidétique représente l’intelligible, le spirituel, ce qui ne change pas, l’identique à soi-même, ce qui véritablement est : tout ceci représente en quelque sorte le domaine de la métaphysique. Au contraire, le topos horatos correspond au monde subtil et au monde grossier, ce qui passe et change, c’est le domaine mondain.

Cette division instaure dans la réalité un dualisme par lequel s’établit une séparation radicale (jorismos) entre le monde intelligible ou immutable et notre monde périssable. En conséquence de ceci va surgir une ontologie schizophrénique qui scinde la réalité et avec elle la conscience humaine. Cette scission nous la verrons reflétée au travers de séries dichotomiques qui dominent, conditionnent et déterminent le développement de notre culture. Elle a finalement donné lieu aux oppositions esprit/matière, intelligible/sensible, âme/corps, ciel/terre.

Dans le développement concret et coutumier des systèmes philosophiques, ce dualisme apparaît sous forme de divers courants se présentant sous un rapport antagoniste. Ainsi lorsque ces courants s’affirment à travers une orientation plus métaphysique, comme c’est le cas pour le platonisme, ils se dégradent en tant qu’idéalismes et rationalismes. Au contraire, les courants qui font prévaloir l’aspect sensible aboutissent à des empirismes et au matérialisme. Dans chaque cas, un monisme semble en être la résultante : un monisme spiritualiste tend à s’absolutiser lorsque prédomine l’intelligible, lequel annule le sensible ; un monisme matérialiste lorsque s’absolutise le sensible, oblitérant l’intelligible.

Ce que nous voulons ici, c’est traiter les deux niveaux à la fois, ne pas perdre la richesse ontologique de la totalité de l’existence, et ne pas émasculer la réalité. Nous veillerons surtout à ce que l’homme lui-même ne se trouve pas scindé ni aliéné par une ontologie schizophrénique. Ainsi, en face des conceptions qui d’une manière ou d’une autre divisent le réel, se situent celles qui envisagent une médiation ontologique entre l’intelligible et le sensible, entre le spirituel et le sensible, entre le ciel et la terre. Il s’agit en définitive des conceptions qui veulent supprimer l’abîme ou jorismos entre le topos noetos et le topos horatos. Pour cela nous nous sommes référés aux conceptions propres à une métaphysique du symbole.

Le symbole est le médiateur par excellence, ce qui relie le niveau intelligible à celui du sensible. Ainsi, en fonction de ces données nomme t-on le niveau symbolique, mezorios, mesotes et horos dans la nomenclature néoplatonicienne et gnostique. Ces termes évoquent l’idée de milieu en tant que limite des deux niveaux. De son côté, un philosophe persan dans une de ses plus heureuses définitions parle d’un lieu où se spiritualisent les corps et où se corporalisent les esprits.

Effectivement, le niveau symbolique correspond à la « région » de l’Être qui sert de lien et de pont entre ce qui est en haut et ce qui est en bas. C’est ce qui permet que l’intelligible accède jusqu’au sensible, et à l’inverse que le sensible participe de l’intelligible. La dimension symbolique correspond du reste exactement à l’Homme entre ciel et terre car il n’est ni pure spiritualité, ni pure sensibilité.

Les philosophies qui ont trouvé grâce à cette fonction intermédiaire du symbole un moyen de sortir de la « métaphysique » de la scission et du dualisme, ont nommé cette dimension « Âme du monde », car ce concept suppose une représentation, une corporalisation, une formalisation des contenus noétiques et intellectuels (les idées de Platon), de telle façon que cette âme imagine, c’est-à-dire produise des images qui sont ces abstractions catégorielles s’incorporant au niveau sensible.

En définitive, le symbole rend compte de la présence du monde d’en haut à l’intérieur même du monde d’en bas afin que ce dernier puisse communiquer avec le niveau supérieur. Telle est la fonction ontologique de la notion d’Ame du monde, laquelle reprend, comme nous l’avons vu, les sens du monde symbolique, du monde des images, c’est-à-dire du domaine de l’Imaginal. Présentement, imaginer ne relève pas de la fantaisie gratuite, mais de la production d’une image symbolique susceptible de représenter une Idée pour la corporaliser et l’épiphaniser.

La métaphysique du symbole est celle du paraître de l’Être, non abstraitement mais concrètement avec une forme, une image à la fois sensible et intelligible. Significativement, l’Ame du monde avait été désignée comme étant l’Intelligence Agente durant l’ère médiévale et elle a reçu en outre le nom de dator formarum, le donneur de forme, celui qui donne l’intelligibilité à notre monde sensible de sorte qu’une fois de plus il s’agit bien d’une médiation.

Ainsi que nous le disions, le domaine symbolique correspond spécifiquement au niveau humain car en elle sont expérimentées les notions et les catégories métaphysiques de façon imaginale. Et, d’autre part, le monde sensible se transforme et se métamorphose dans sa dimension spirituelle : nous ne sommes ni de purs esprits, ni une pure matière. Nous nous retrouvons non dans les concepts mais dans des images. La vitalité du symbole nous sauve ainsi de la scission entre le corps et l’esprit, entre l’intellection et la sensibilité.

Le symbole manifeste la présence de l’intelligible dans le sensible et relie ce dernier à son archétype ou contenu intelligible, interpréter un symbole c’est dévoiler son contenu et actualiser la liaison du support sensible à son modèle archétypal ou eidétique.

Les caractères de la métaphysique du symbole se dessinent sous une forme opposée à celles de la métaphysique noétique. Le symbole est nominatif, personnalisable, figuratif et surtout concret. Le symbole traduit, interprète et représente une idée spirituelle en fonction des besoins propres à une mentalité. Cependant, le symbole est un élément fonctionnel, non dogmatique, toujours en relation avec une personne qui est celle qui le vit et l’expérimente. Dans toute la dimension symbolique le facteur décisif reste la conscience qui assume et accomplit le contenu symbolique : d’une certaine manière il y a un symbole pour chaque conscience [1] . A partir de là se déploient les composants propre à une ontologie du symbole : l’herméneutique spirituelle ou ascension du contenu symbolique, la temporalité de la conscience qui interprète le symbole en question, la variété de l’imagerie symbolique, c’est-à-dire les formes qui s’épiphanisent au travers du symbolisme représentant le domaine métaphysique supérieur (anges, emblèmes, Noms...). Ces Noms ou attributs divins (théophanies) exprimés symboliquement sont dits manifestés en nous et pour nous. Ainsi, nous pouvons affirmer que la manifestation de l’univers symbolique s’établit par la subjectivité [2] . Cela ne signifie pas que l’événement symbolique soit irréel ou dépourvu de substance, cela veut dire qu’il est porteur de sens s’il se développe dans et par la conscience car c’est au travers d’elle qu’il acquiert sa spécificité. Ceci étant, nous réaffirmerons encore que la métaphysique du symbole face à une métaphysique plus abstraite et face aux ontologies matérialistes exclut toute dépersonnalisation.

Nous allons examiner un dernier aspect par cette brève esquisse au caractère d’amplification extrême. Entre toutes les dichotomies relative à la dualité du topos noetos et du topos horatos, on en trouve une qui a eu et a encore de graves conséquences. Nous voulons parler de la dualité entre la raison et l’histoire. La raison serait l’objet propre de la métaphysique, le domaine de la connaissance intellectuelle vraie. Au contraire, l’histoire serait le produit de ce qui est changeant et variable, bien que ce domaine soit soumis à des références véridiques quoique distinctes de ce qui est métaphysique. Le fait d’envisager ainsi deux aspects de la vérité implique que les choses qui ne tomberaient pas sous la juridiction de l’un ou l’autre sont déclarées superflues voire fausses. Nous avons alors deux nouvelles dualités : celles qui opposent à la raison et à l’histoire ce qui ne relève pas de leur domaine. C’est-à-dire tout ce qui n’est pas historique (le sensible) ou rationnel serait faux et relèverait de la catégorie du mythe. Mais c’est ici que précisément intervient à nouveau la médiation du monde symbolique. A ce niveau d’ontologie non seulement la vérité intelligible existe comme peut exister une vérité historique mais nous trouvons un aspect intermédiaire qui ne relève, ainsi qu’on l’a vu, ni du monde des idées, ni de celui des événements historiques. Il s’agit des événements de l’Ame [3] . Ces événements correspondent à la perspective symbolique dans son vécu c’est-à-dire à sa réalisation dans la conscience. Ces événements sont ceux que nous narrent les récits visionnaires, les dramaturgies sacrées, les voyages initiatiques et il s’agit là de toutes les virtualités de la conscience religieuse. Ceci ne relève pas de la vérité historique mais ne signifie nullement que le mythe puisse se réduire à une pure invention fantastique.

La raison métaphysique nous parle de vérités immuables quand l’histoire nous entretient de l’aspect transitoire des vérités qui passent. La dimension mythique suggère des vérités qui passent mais non point selon un processus chronologique de sorte qu’elles perdurent dans chaque âme qui les expérimente à nouveau tel un symbole sacré.

Ainsi la fonction ontologique du symbole nous montre comment dépasser la dualité réductrice et schizophrénique de façon à concilier les pôles de la dichotomie. Ne sont niées ni la vérité métaphysique « rationnelle » ni même le contexte historique. Ce qui est atteint au plus profond de l’âme humaine, ce qui correspond à la spécificité de l’être humain n’est ni l’un, ni l’autre car l’âme vit par les symboles et ceux-ci en constituent le temps et l’espace. Ainsi, entre le symbole et l’âme qui l’expérimente, il existe une corrélation qu’on pourrait envisager comme étant une métaphysique spécifique, la « métaphysique du symbole ».

José Antonio Antón

Traduit et adapté par Jean-Luc Spinosi de la revue
Symbolos numéro 1

NOTES

* Traduction de "Simbólica y Metafísica", publiée par les Cahiers de Recherches et d'Études Traditionnelles, Printemps-Eté 1994 (Numéro 5).

[1] NDLR : Bien que le symbolisme ne relève pas de la subjectivité personnelle, sans doute l’auteur veut-il dire que chacun l’expérimente selon un ou plusieurs aspects parmi d’autres.

[2] NDLR : ce mot étant entendu dans son sens le plus noble lequel n’a rien à voir avec les caprices d’une certaine psychologie...

[3] Rappelons nous que l’Âme du monde constitue la médiation ontologique par excellence.