Bref sur la confusion entre l'œuvre de Guénon et celle de Schuon*
I1 y a tout un ensemble de personnes qui associent les oeuvrent de ces deux écrivains, non pas tant pour ce qu'ils y exposent, mais parce que l'influence du premier sur le second est tellement évidente que l'on voit en fait dans ce dernier le continuateur du premier, comme c'est le cas récent de Kathleen Raine (Temenos Academy Review, Spring 1998, London).

D'autres encore croient que celle de Schuon complète celle de Guénon sans prendre le soin de comparer les deux oeuvres, qui s'opposent en plus d'un sens.

Un troisième facteur de confusion provient du fait de l'ordre dans lequel ont été lus ces livres. Un lecteur qui a commencé par Schuon a sûrement découvert des choses qu'il ne connaissait pas –surtout celui qui est tombé sur ses deux premiers livres, les meilleurs,– et il lui en sera reconnaissant, sans s'apercevoir que c'est cela même que n'a cessé de répéter René Guénon dans ses articles et ses livres au cours de vingt années, avant que Schuon ne publie quoi que ce soit. Sous ce même rapport, il faut se rappeler que la chose revêt une particulière importance dans les pays anglo-saxons, spécialement dans les U.S.A. où les amis de Schuon ont édité ses livres à profusion, mais seulement The Reign of Quantity and the Signs of the Times (trad. Lord Northbourne, 1953), ou The Crisis of the Modern World (trad. Marco Pallis, 1962) de Guénon, c'est-à-dire les livres dans lesquels ressort avec le plus de clarté l'attitude sévère de l'auteur à l'égard du monde moderne, ce qui naturellement devait le rendre antipathique vis-à-vis d'un lecteur devant se dépouiller de ses illusions pour pouvoir partager ses vues. La "dureté" de Guénon, alors, tranche sur l'oeuvre balsamique de Schuon, où le sentiment et l'humanisme sont à fleur de peau, et où l'on parle de Religion, d'Amour, d'Ésotérisme, d'Éternité...

Les amis en question, ou disciples, assument également la responsabilité de considérer Guénon comme un "précurseur" (ou pire encore, un "fou", comme je puis en avancer un témoignage de première main), mais ils l'utilisent comme introduction à leurs soi-disant travaux initiatiques soufis, et ils l'ont même traduit en langue castillane (de façon incomplète), bien qu'avant qu'on ne le lise ils mettent toujours en garde les candidats à leur organisation –ainsi en a-t-il été du moins en Espagne– en faisant référence à l'auteur et à sa figure saugrenue. A cette "introduction" succèdent les vertus infinies du grand Schuon, et, pour finir, le secret révélé : le Maître a une organisation initiatique, et il est le seul capable, en Occident, de conférer une initiation véritable, chose que Guénon n'a jamais réalisée à cause de ses limitations propres, et parce que finalement il était écrit que c'était à Schuon que devaient échoir la tarîqah et la barakah.

Mais venons-en au lecteur qui, à l'inverse du précédent, lit l'oeuvre de Guénon avant celle de Schuon : il trouve cette dernière dépourvue d'intérêt. Il n'en arrive qu'aux premières pages, il regrette la clarté, la lucidité, il se heurte à une agitation mentale, à une confusion qu'instinctivement il repousse, malgré des moments d'une certaine "originalité", sans doute, malgré même la trace de méditations profondes qui tournent autour d'un nombre de thèmes limités, lesquels très intensément ressentis, se centrent sur le sujet et ses expériences dans le plan intermédiaire, au point que par moments il réussit à transmettre "quelque chose". Pour un lecteur qui a commencé par Guénon, les livres de Schuon, loin d'être importants, sont tout à fait superflus ; et que dire alors des personnes qui pensent devoir tout au métaphysicien français, et qui ont compris que son oeuvre est une source inépuisable de doctrine, envisagée selon bien des aspects et des points de vue, tous également traditionnels.

Ce que nous disons, cependant, n'a pas la prétention de diminuer la littérature de Schuon, qui possède une valeur, quelle qu'elle soit, et qui, sans doute, a des lecteurs qui la croient sublime comme d'autres pensent qu'elle est illisible ; pour ma part je considère, sans ajouter aucun qualificatif, que ses axes structuraux et son contenu diffèrent complètement de la pensée guénonienne, et bien plus, la contredisent, non seulement avec les propos de son fameux article "Mystères christiques", sur l'efficacité initiatique des sacrements chrétiens, en révolte ouverte contre l'opinion de Guénon, mais encore dans toute son oeuvre (à l'exclusion de ses deux premiers livres déjà cités) qui même, en de nombreux aspects, paraît spécialement consacrée à établir des points de divergence dans le but de se séparer de Guénon, de son oeuvre et de son personnage.

Tel est le cas d'une de ses contributions, très importante, se rapportant au sujet de la noté qui suit et qui servira à confirmer ce qui vient d'être dit. Il s'agit d'un hommage à Guénon de la revue Les Dossiers H parue en 1984 (René Guénon, L'Age d'Homme, Lausanne), que nous invitons à relire. Ce n'est pas qu'antérieurement Schuon n'eût écrit en ce sens. Au contraire, il l'a fait en diverses occasions ; à peine mort Guénon, Études Traditionnelles sortit un numéro d'hommage à son créateur et inspirateur, auquel fut invité à contribuer Schuon, collaborateur de la revue ; son article ambigu et mesquin –reproduit avec son consentement, et légèrement modifié dans d'autres publications dédiées à Guénon– est connu de tous ceux qui, comme nous, s'intéressent au métaphysicien de Blois et à sa pensée.1

Mais revenons à Dossier H et à l'article de Schuon appelé "Quelques critiques". Dans sa présentation, une note de l'éditeur de Les Dossiers H nous dit : "Ces remarques critiques de M. Frithjof Schuon sont faites de notes personnelles écrites il y a bien des années et que l'auteur n'a pas destinées à la publication ; mais il estime en fin de compte qu'il n'y a pas avantage à les tenir secrètes plus longtemps, et nous lui sommes reconnaissant de nous les avoir confiées pour être insérées dans ce volume".

Dans cet article, F. Schuon lui-même nous fait savoir les différences qui le séparent de Guénon. Il y fait un examen strict des erreurs de l'oeuvre guénonienne, ainsi que de ses différences tout au long de plus de vingt années au cours desquelles il la suivit, années auxquelles doit s'ajouter le temps écoulé entre la mort de Guénon et la date à laquelle furent publiées les critiques de Schuon, c'est-à-dire trente trois ans qui, ajoutés à ceux qui précèdent, nous donnent un total approximatif de cinquante et quelques années, période passablement vaste pendant laquelle Schuon eut tout le temps pour établir des dissimilitudes.

Nous reproduirons ici quelques-unes des objections de Schuon –en parfait accord avec d'autres de Jean Borella, parues aussi dans le même numéro de la revue en question– pour rappeler ce qui fut publié en 1984.

Quoi qu'il en soit, à travers toutes ces façons diverses de voir les choses, et leurs points de vue opposés, pour n'en pas dire plus, se trouve mise en évidence pour nous –et pour bien d'autres– l'imposture qui consiste à substituer la Religion à la Métaphysique ou Science Sacrée.2

Naturellement, la Religion a été fondamentale pour la race humaine, spécialement pendant les périodes obscures, comme nous le remarquons bien avec l'étude de l'Histoire, et en vérité c'eut été une bénédiction qu'en cette fin de cycle, si complaisante pour toutes les institutions, elle eût au moins rempli sa fonction salvatrice, mais il n'en a pas toujours été ainsi. En tout cas, la véritable question est celle de la confusion entre elle et la Métaphysique, entre l'exotérique et l'ésotérique, c'est-à-dire entre deux niveaux de connaissance, que Guénon établit très clairement, mais qui se présentent mélangés dans la littérature schuonienne, où la Religion, avec toute son émotivité et son appareil sentimental, paraît supplanter la Métaphysique de façon délibérée, malgré l'utilisation de termes comme "ésotérisme", ou même "métaphysique".

En vérité, il s'agit de deux mondes distincts, analogues, et par conséquent inverses, qui ne se touchent qu'en surface.

A cette hauteur, il ne nous reste qu'à rappeler la distinction évangélique entre ceux qui sont nés d'une mère, Jean le Baptiste, et ceux qui ne sont pas conditionnés par la naissance humaine, Jean l'Évangéliste, le disciple bien-aimé. "En vérité, je vous le dis, il n'en est pas né, parmi les nés de la femme, de plus grand que Jean le Baptiste ; néanmoins, le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui" (Jn 11,11).

Voici quelques fragments de ce que pensait Schuon, dans les dernières années de sa vie, sur Guénon et sur son oeuvre. L'auteur suisse commence en disant :

..."ce mérite insigne ne doit pas nous empêcher –puisqu'il n'y a pas de droit supérieur à celui de la vérité– de constater les failles souvent étranges que comporte l'oeuvre guénonienne ; les relever n'est pas méconnaître les mérites de l'auteur, c'est bien au contraire protéger le contenu essentiel du message ; c'est d'une certaine façon protéger Guénon contre lui-même". (p. 56).

"Guénon ne semble connaître de la doctrine hindoue des cycles cosmiques que la vision suivante : les quatre Yugas forment un Manvantara ; quatorze Manvantaras forment un Kalpa, c'est-à-dire le "développement total d'un monde". Or selon le Manava-Dharma-Shâstra et divers Purânas; les quatre Yugas forment un Mahâyuga ; mille Mahâyugas forment un Kalpa ; soixante-et-onze Mahâyugas forment un Manvantara, quatorze Manvantaras forment un Kalpa,dont équivalent à mille Mahâyugas. Dans aucun écrit de Guénon, on ne trouve la moindre allusion à cette doctrine pûranique des cycles, trop importante pourtant pour pouvoir être passée sous silence". (p. 57).

"Guénon donne trop volontiers l'apparence d'un savoir immense –qu'il n'a guère... " (p. 57).

"Plus d'une fois, on a l'impression que Guénon lit dans les documents ce qu'il désire y trouver". (p. 58).

"Il y a chez Guénon une curieuse confusion entre les contenants et les contenus : par exemple, il affirme que le mot "idéal" ne signifie rien parce que tout le monde peut y mettre n'importe quoi, autant dire que le mot "animal" ne signifie rien parce qu'on peut l'entendre par rapport à n'importe quelle espèce, et ainsi de suite. Ou prenons l'affirmation que l'Hindouisme n'est pas une "religion" parce qu'il n'est pas composé des trois éléments "dogme, morale, culte": outre que ces éléments s'y trouvent forcément d'une certaine façon, l'Hindouisme est de toute évidence une religion puisqu'il concerne les réalités à la fois métaphysiques et eschatologiques. Ce qui est typique pour Guénon, c'est de préférer dire que l'Hindouisme n'est pas une religion que de dire que c'est une religion d'un genre différent." (p. 59).

Et Schuon poursuit : "Je ne sais d'où Guénon a cette énumération des cinq conditions de l'existence physique, qu'il appelle "corporelle": l'espace, le temps, la forme, le nombre, la vie ; je suis d'accord pour les quatre premières, mais non pour la vie..." (p. 60).

"Certes, il y a traditionnellement le secret, mais il est moins arrogant et souvent plus contingent que chez Guénon ; fort paradoxalement, Guénon semble du reste perdre volontiers de vue que la doctrine est toujours quelque chose de relativement extérieur ; il est le premier à l'admettre, mais en fait, il paraît souvent l'oublier, et ce n'est pas sa seule de ses inconséquences." (p. 63).

"C'est un trait caractéristique chez Guénon que les significations métaphysiques lui font perdre de vue les significations physiques..." (p.63).

"Guénon semble avoir une sorte d'allergie contre tout ce qui est proprement humain, d'où son option pour le "rituel" contre le 'moral' par exemple." (p. 66).

Et pour ce qui est de la Maçonnerie : "... la Maçonnerie est une initiation artisanale, si tant est qu'elle l'est restée, –mais là n'est maintenant pas la question, et on nous a dit qu'elle vise à la réalisation de l"'état primordial", ce qui équivaut au but des "petits mystères" ; et ensuite on nous demande de croire que c'est au sein d'une telle confrérie que se poursuit méthodiquement la réalisation, non seulement des "grands mystères", mais même de la suréminence spirituelle des Prophètes ! Et d'où viennent donc, soit dit en passant, ces "hauts grades" parfaitement irréalistes et syncrétistes, et sans aucune proportion, quant au genre, avec la grandeur des Avatâras ? Donc, il se produit dans la Maçonnerie le suprême degré –si ce mot "degré" a encore un sens ici– de la spiritualité universelle, et il y est administrativement enregistré, signalé, étiqueté ; a-t-on jamais vu un Avatâra se laisser enrégimenter dans une hiérarchie préfabriquée de société secrète ? Et pourquoi ce luxe démentiellement inouï d'une présence avatârique ? Pour "apporter à toute l'organisation initiatique" –à savoir la Maçonnerie écossaise– "les influences destinées à la "vivifier" ! " (p. 66-67).

Et plus loin : "Guénon, avec son aversion mathématicienne pour tout ce qui est concret et humain, perd curieusement –et tragiquement– de vue la qualité intrinsèque de la subjectivité ; d'où son empressement de dissoudre la personne humaine, qui lui est 'métaphysiquement' odieuse, dans un système innombrable d'abstractions..." (p. 72).

Et il conclut : "Un des points les plus faibles de l'oeuvre guénonienne est sans conteste possible la sous-estimation de l'homme occidental, –non du monde moderne, car sous ce rapport Guénon a mille fois raison,– et corrélativement, la surestimation de l'homme oriental et de l'état actuel des civilisations traditionnelles. Or pour juger de ces choses, il faut savoir, avant tout, ce qu'est l'homme ; il ne suffit pas de connaître les principes, pas plus qu'il ne suffit d'avoir la notion du "Principe Suprême" pour savoir ce que peut faire, ou ne pas faire, le Dieu vivant. Le sens de la métaphysique exige impérieusement le sens de l'humain, de même que la vérité, dans la mesure ou elle est élevée, se situe nécessairement dans un climat de sainteté..." (p. 80).

A cela nous devons ajouter, pour finir, quelques phrases de sa "Note sur René Guénon" (Cahier René Guénon, L'Herne, Paris 1985) avec lesquelles, honnêtement, nous ne sommes pas d'accord, pas plus qu'avec celles qui précèdent : ["Une autre objection –ou question– est la suivante : comment s'expliquer les imperfections et lacunes –somme toute surprenantes– dans l'oeuvre de Guénon, étant donné la qualité substantielle de l'auteur ? Mais ces lacunes, précisément, n'étaient pas du tout de l'ordre qui s'oppose à cette qualité ; elles étaient pour ainsi dire 'accidentelles' et 'superposés' et n'avaient certes rien de passionnel ni de mondain... C'était plutôt des hypertrophies ou des asymétries, en partie des traumatismes, renforcées par l'absence de facteurs compensatoires dans l'âme et dans l'ambiance."] (p. 367).

Qui pourrait nous reprocher de nous souvenir de ces choses après la mort de Schuon?
 

Federico GONZALEZ
(Traduction de l'espagnol par J.D. de Villedieu)
NOTES
* Revue Vers la TRADITION, Nº 74 "A propos de Frithjof Schuon" (Décembre 1998 - Janvier - Février 1999). 
1 "La définition de l'oeuvre de René Guénon tient en quatre mots : intellectualité, universalité, tradition, théorie" ; " ... cette oeuvre est 'théorique', car elle n'a pas directement en vue la réalisation spirituelle" (E.T. Juillet-Novembre 1951, Paris, p. 256). Dans cette perspective Schuon serait le réalisateur de cette théorie qu'annonçait Guénon.
2 Lorsqu'on place au premier rang la Religion, les valeurs individuelles prennent le pas, se rattachant au salut personnel ; au contraire, si l'on insiste sur le Non-Être comme origine de l'Être, on souligne la prééminence de la Métaphysique sur la Religion, c'est-à-dire de lUniversel sur le particulier.