PRÉSENCE
VIVANTE DE LA CABALE II LA CABALE CHRÉTIENNE FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS |
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INTRODUCTION* |
Il nous paraît nécessaire de débuter un livre sur la Cabale avec une période historique, la Renaissance, et en expliquant ce qu’est la Cabale en soi, même si nous y avons fait référence en de multiples occasions.1 Le mot Cabale, que les Anglais écrivent Kabbalah, son nom, et que les Français écrivaient aussi Kabbalah et maintenant Cabale, est en réalité toujours le même : il signifie littéralement Tradition, et aussi réception, au sens de recevoir cette Tradition. Il s’agit bien entendu de la Tradition juive, bien que celle-ci ait été assez perméable à d’autres traditions, en raison d’affinités et de cohabitation, en particulier les traditions égyptienne et chaldéenne. Mais cela était il y a bien longtemps, car la Cabale que nous connaissons aujourd’hui voit naissance au XIe siècle dans l’Occident Chrétien (avec quelques antécédents au cours de siècles précédents de notre ère). Elle est étroitement liée à la pensée hermétique et à celle de gnoses diverses, et ce dès les premiers siècles du judéo-christianisme, au point de pouvoir revendiquer une origine et une inspiration communes, qui finit par émerger au Moyen-âge, dans le sud de la France et en Espagne séfarade. Pour les cabalistes, la Cabale a été livrée à Moïse sur le Mont Sinaï, en même temps que les tables de la loi, c’est-à-dire les commandements exotériques qui régiraient les actes de ce peuple. La Cabale est donc l’aspect ésotérique du peuple d’Israël, l’authentique connaissance, c’est-à-dire la Tradition, la Science Sacrée des Juifs, qui fut révélée à Moïse en quarante jours.2 Ce qui est tout à la fois une science et un art s’est exprimé dans des textes présentés essentiellement comme des commentaires sur la Torah, et donc sur le Pentateuque, les cinq premiers textes bibliques de l’Ancien Testament, dont la rédaction est attribuée à Moïse lui-même. De fait, il est fréquent que les textes cabalistiques soient associés à des auteurs mythiques, comme le Sefer Yetsirah l’a été à Abraham. Nous faisons cette observation au sujet de ce livre en particulier, car c’est un ouvrage fondamental pour la Cabale ; on le mentionne pour la première fois au Xe siècle, bien que certains le datent du VIe siècle, et son auteur est anonyme. Un autre livre fondamental est le Bahir, également anonyme, dont la date d’édition manuscrite remonte au XIe siècle ; certains spécialistes croient cependant qu’il est bien plus ancien. Mais le livre le plus important de la Cabale est le Zohar, que l’on pensait être l’œuvre du mythique sage Siméon bar Yochaï (IIe siècle), ainsi que le dit le texte lui-même. Cependant, les critiques du XXe siècle, qui ont réalisé les études les plus révélatrices sur cette science, Gershom Scholem en tête, l’attribuent à un seul individu, Moïse de Léon, également auteur d’autres textes qu’il signe de son propre nom.3 Comme l’on peut le voir, l’aspect ésotérique du peuple d’Israël est obscur et mythique –comme celui de tous les peuples–, rendant nécessaire l’étude de ses textes aussi bien à leurs sources qu’au travers des commentaires et travaux des spécialistes du siècle dernier. Cette dichotomie entre exotérique et ésotérique se retrouve également dans toutes les traditions, la première se référant à la loi extérieure tandis que la seconde est associée à l’intérieur, c’est-à-dire à la Connaissance de l’univers et de l’homme, émanant tous deux d’une unique source intelligente qui a toujours existé et existera toujours, celle que les religions appellent généralement Dieu, qui est dans l’âme de l’être humain, qui est le plan intermédiaire entre son corps et les esprits. Aujourd’hui, il pourrait sembler lassant ou fastidieux d’entamer une nouvelle étude, comme la Cabale, selon ce que nous entendons par là. Mais ce qui est perçu comme une corvée devient une merveilleuse aventure de la pensée, où l’origine de toutes les choses devient présente et où nous est offerte la possibilité de Connaître, c’est-à-dire d’obtenir l’or des alchimistes ou le diamant suprême de la tradition orientale (vajra). À cet aspect, les cabalistes affirment qu’il y a quatre plans dans toute création, à commencer par celle du monde, qui sont nommés –du plus haut au plus bas– Atsilouth, Beriah, Yetsirah et Asiyah, et correspondent aux mondes des émanations, de la création, des formations et de l’action. D’autre part, il y a dix sefirot (numérations) qui se manifestent sur ces quatre plans, ou mondes, constituant un diagramme cosmogonique valable aussi bien pour l’Univers que pour l’être individuel, appelé l’Arbre de Vie, ou Arbre Séfirotique4, a partir duquel les cabalistes réalisent toutes leurs méditations et spéculations dont le but ultime est la Connaissance. Cette connaissance du sacré est inversée par rapport au parcours de la création, puisqu’elle part du plan de l’action, ou concrétion matérielle, Asiyah, pour remonter à travers le monde intermédiaire jusqu’à atteindre le plan d’Atsilouth constitué par la trinité de l’Origine, Keter (la couronne), Hokhmah (la sagesse) et Binah (l’intelligence). Comme on peut l’observer, c’est au numéro 10, Malkhout, que se concrétisent les choses telles qu’elles sont perçues par les sens. C’est alors comme la pointe d’un iceberg, c’est-à-dire ce que l’on voit. Au-dessus, trois plans invisibles se succèdent, à l’aide desquels la Création se constitue. Ils peuvent être connus dans la mesure où ce sont des espaces de l’âme qui font croissant, du plus grossier au plus subtil. Ainsi, le plan d’Asiyah, qui correspond à la création matérielle, est surmonté du plan de Yetsirah, plus subtil, mais encore formel. Le plan immédiatement supérieur est celui de Beriah, également subtil mais déjà informel. Enfin, associé aux archétypes, ou idées platoniciennes, l’on trouve le monde d’Atsilouth, ou des émanations. C’est un parcours qui va du visible à l’invisible, ou plutôt, aux différents niveaux d’invisibilité, aux mystérieux degrés de la lumière, ou de l’âme. L’on peut également observer, dans cette construction métaphysique, que les sefirot s’opposent sur deux colonnes, plus une colonne centrale, leur complément et l’axe du diagramme. La colonne des nombres 2, 4 et 7 est appelée colonne de la clémence, et celle des numéros 3, 5 et 8 s’appelle la justice ; opposées, elles manifestent ainsi l’ordre cosmique, toujours présent dans la conjonction des opposés, et donnant lieu à la colonne de l’équilibre, formée par les numéros 1, 6, 9 et 10, origine et résultat des deux autres dans le drame cosmique, de même que dans le microcosmique ou individuel. La colonne de droite est également dite de la Grâce, opposée à celle de la Rigueur, tandis que celle du centre, le fléau de la balance, est appelée colonne de l’Équilibre, car le déséquilibre de deux opposés est nécessaire pour qu’ils puissent se conjuguer. À cet aspect, la Cabale les voit sur le mode sexué, comme l’homme et la femme, c’est-à-dire en tant qu’énergie active et expansive pour le masculin, et féminine, passive et restrictive pour l’autre, respectivement placées à droite et à gauche pour le spectateur qui observe le diagramme. Et le travail du cabaliste consiste effectivement à les conjuguer en permanence sur l’axe de l’Arbre Séfirotique ou au Centre de n’importe lequel des plans qui le constituent. Et le spécialiste –ou le simple lecteur– devra aussi savoir que ce diagramme est agissant dès que l’on commence à travailler dessus, et par conséquent théurgique. D’autre part, à chaque lettre hébraïque correspond un nombre et, avant la numération actuelle, chaque lettre indiquait le nombre correspondant. Par exemple, le nom de Yahvé –que l’on peut seulement écrire et non prononcer–, composé des lettres Yod, He, Vav, He (יהוה), possède une valeur numérique de 26 où le Yod (י) vaut 10, chaque lettre He (ה) vaut 5 et le Vav (ו), 6 ; par conséquent, tout mot possédant cette valeur est mystérieusement apparenté à ce nom de la divinité. En réalité, chaque sefira est un nom divin, c’est-à-dire un attribut ou une catégorie de Dieu et des archanges, ou des anges, les dieux intermédiaires entre la déité suprême et l’homme. Les mots hébreux étant indéfinis, les rapports entre eux et les nombres correspondants le sont aussi. D’un autre côté, il y a également les transpositions et autres méthodes de travail sur lesquelles nous ne pouvons pas nous étendre ici. Tout cela constitue un véritable art combinatoire5 appelé, conjointement avec d’autres méthodes, les sciences du Tserouf, qui sont divisées en gématrie, notarikon et temourah. Ce n’est pas pour rien que ces opérations constituent des formes de méditation chargées d’émanations métaphysiques. De fait, comme nous l’avons dit, c’est tout l’Arbre de Vie qui est une émanation entre Dieu et l’homme, prenant différents noms au cours de son développement décimal, parfaitement comparable au dénaire de Pythagore ou des néo-pythagoriciens alexandrins, ou, plus exactement, grecs. Nous avons déjà signalé, dans cette esquisse que nous venons de faire et que nous continuerons d’approfondir –en commentant les idées et textes de la Cabale de la Renaissance– que la Cabale est fondée sur l’Ancien Testament et les œuvres de plusieurs juifs hellénistiques, qui écrivaient en grec et en araméen, dont le meilleur représentant a été Philon d’Alexandrie, au ie siècle de l’ère chrétienne, qui s’exprimait en termes allégoriques, nettement influencés par la pensée grecque. Ainsi, dès son commencement, la Cabale est liée à diverses gnoses, en particulier l’hermétisme, ou encore la pensée iranienne et les nombreuses sectes qui pullulaient à cette époque sur le pourtour méditerranéen, dont celles des judéo-chrétiens. Quant à la morale, de nombreux éléments des stoïciens étaient venus s’ajouter à la leur. C’était également le cas de Jésus et ses adeptes, qui étaient juifs et non pas chrétiens, au sens que ce mot possède actuellement après les nombreux conciles ecclésiastiques.6 À ce sujet, Antonio Piñero déclare :
Après les textes bibliques, et maintenant dans notre ère, nous avons mentionné les trois textes cabalistiques fondamentaux sur lesquels se base toute la structure de l’Arbre de Vie jusqu’à nous : ce sont le Bahir, le Sefer Yetsirah et le Zohar. Selon Aryeh Kaplan, l’un des commentateurs modernes les plus respectés, le Bahir, un texte supposé avoir été écrit au Xe ou XIe siècle, juste un peu antérieur à l’école de Provence qui a constitué la Cabale telle que nous la connaissons, et attribué au Rabbin Nehounia ben Hakana du Ier siècle, est antérieur au Sefer Yetsirah, le grand livre cabalistique et l’origine de toutes les spéculations, puisque c’est là que l’on trouve la structure complète de l’Arbre séfirotique8 et qu’il a été commenté par des dizaines de cabalistes, du Midi de la France comme de l’école de Gérone ou de Castille, c’est-à-dire de Séfarade9, où est née la Cabale telle que nous la connaissons aujourd’hui, atteignant son point culminant avec le Zohar, un livre considérable auquel le peuple juif donne la même importance qu’au Talmoud. De l’école espagnole, remarquons Azriel de Gérone, étroitement lié aux enseignements d’Isaac l’Aveugle et sa famille, c’est-à-dire à la Cabale de Provence, et qui, avec Ezra et, un peu plus tard, Nahmanides, à Barcelone, et Aboulafia en Aragon, constituent une école qui fut reçue par les groupes de Castille et produisit des auteurs aussi brillants que Gikatilla et Moïse de Léon, tous unis par la doctrine de la Cabale. En 1492, les Juifs sont expulsés de toute l’Espagne et s’établissent dans diverses villes, comme Safed en Galilée, où ils s’installent et créent une école extrêmement importante. Mais avant cela, ils avaient aussi voyagé en Angleterre ainsi qu’en Hollande, en Europe Centrale et en Allemagne,10 et même jusqu’en Turquie, mais principalement en Italie, où voit le jour la Cabale hermétique alchimique de la Renaissance. Ce fut une époque terrible pour les Juifs séfardies ; pour eux, l’Espagne était leur foyer et leur culture, et durant des siècles ils en ont conservé le regret, au point de continuer à parler le castillan sous une forme appelée ladino, qui comporte une partie des termes archaïques du XVe siècle (ce que nous avons pu constater au cours d’un voyage en Turquie à l’époque actuelle ; nombre d’entre eux ont fait des séjours en Espagne). Ils se sont donc établis en ces lieux, ainsi qu’en Israël et d’autres endroits d’Occident. Cette amère expérience de l’exil s’est néanmoins avérée positive en ce qui concerne l’expansion de leur pensée, en particulier de l’ésotérisme, c’est-à-dire la Cabale, et correspond bien à leur doctrine qui dit que l’être humain est un exilé dans ce monde, situation que le peuple juif a vécu plusieurs fois au cours de son histoire. Comme on peut le constater, la religion juive et la chrétienne coexistent de nouveau, religions qui ont d’ailleurs une Origine commune et dont le destin est lié en permanence, en dépit des amères expériences dues à une incompréhension historique ; un cas analogue à celui des catholiques, protestants et orthodoxes, ou, forçant un peu plus la comparaison, à celui des shiites et sunnites en Islam. Trois grandes idées de la Cabale Comme nous l’avons vu, le modèle de l’Arbre de Vie est un pentacle synthétique de l’ordre universel, en même temps qu’un véhicule pour la réminiscence et la réalisation spirituelle de l’initié, et plus encore, un symbole révélateur de la réalité métaphysique qui le transcende, le domaine appelé Eyn Sof (Sans fin) dans la Cabale, le mystère insondable qui, bien qu’il ne pourra jamais être connu, étant de nature incognoscible, attire de irrésistiblement l’âme de celui qui ne lui oppose pas de résistance. En réalité, il n’y a pas de mot pour définir ce qui n’a ni limites, ni condition ou détermination de quelque type que ce soit ; c’est pour cela que les cabalistes se sont toujours référés à cette région en employant des termes négatifs –comme infini, inaccessible, ineffable, insondable, incognoscible–, ou bien superlatifs –supraconscient, supra-essentiel, l’Ancien des Anciens– ou encore interrogatifs –« Mi » (Qui ?)–, sachant que l’expérience de cet état de conscience ne peut être atteinte à l’aide du discours linéaire et rationnel, mais grâce aux ruptures de niveau et aux sauts qualitatifs favorisés par l’irruption de l’Intellect, rayon de lumière et transmetteur de « l’obscurité plus que lumineuse » du supracosmique, qui ravit l’âme de l’initié et l’élève jusqu’à cette sphère sans contour. Eyn Sof est reconnu par tous les cabalistes comme le cœur de la quête intellectuelle et spirituelle, même s’il n’est pas vécu comme un but ou une fin au sens de ce qui doit être atteint ou appréhendé, mais comme une expérience directe indescriptible, toujours pressentie et présente grâce aux moyens extraordinaires de la conscience. L’on peut ainsi concevoir que tout est et n’est pas simultanément, que la limite cohabite avec l’illimité, le visible avec l’invisible, non comme une dualité coexistant en parallèle, mais comme une mystérieuse non-dualité qui dans sa non-différenciation comprend simultanément l’apparente polarisation des possibilités d’être avec celles, totalement occultes et à jamais ineffables, du non-être. Le Silence ou le Repos absolus sont peut-être les symboles qui nous évoqueraient le mieux ce domaine, que de nombreux cabalistes situent au-delà de l’Arbre de Vie, l’insinuant comme une série de voiles dans le chaos précosmique, tandis que d’autres le voient comme l’apogée de Keter. Pour cette raison, les pensées les plus audacieuses à propos de cette expérience ne seront jamais à la hauteur, et le cabaliste se voit amené à vivre un paradoxe permanent, s’écartant, se détachant du monde et de ses contingences éphémères, tout en l’utilisant comme support pour dépasser ses limites et s’abîmer ainsi dans l’Océan sans fin, c’est-à-dire percevoir l’univers comme une aula ouverte de l’esprit, jusqu’à atteindre ou toujours essayer d’atteindre ce qu’il y a de plus grand : une aula maintenant vide, obscure mais pas ténébreuse, et donc seule, indescriptible, à laquelle les cabalistes aspirent constamment. Tout dépend d’Eyn Sof, mais lui ne dépend de rien ; dans son indifférenciation, il contient les noms de toutes les choses, de tous les êtres, mondes, idées et archétypes qui se déploient dans le processus cosmique, mais lui ne peut être nommé. Dans sa solitude, tout demeure à l’état de potentiel pur, et c’est à cela que se réfère un autre concept fondamental de la Cabale : l’Adam Kadmon ou l’Homme Primordial. Ce symbole est le prototype de la Création au royaume de la métaphysique. Il est vu comme un Homme aux dimensions gigantesques, qui peuvent s’appliquer aussi bien au macrocosme qu’au microcosme ; c’est donc une conception du modèle de l’Univers qui précède sa gestation, son développement et sa naissance, car il est clair que toute détermination, aussi primordiale qu’elle soit, est le « fruit » d’un inventeur, d’un pouvoir qui, prenant conscience de ses possibilités d’être, conçoit une architecture invisible dans cette région ignorée, avant de la révéler ou de la manifester.11 Pour expliquer ce fait mystérieux au sein du Néant illimité, la Cabale, et en particulier l’apport inestimable des méditations et certitudes transmises par Louria –fondées sur les enseignements déjà esquissés par quelques cabalistes du Moyen-âge– élabore la théorie du Tsimtsoum, selon laquelle une contraction au sein d’Eyn Sof permet à Dieu de se retirer de lui-même, laissant à découvert un espace vide qui, fécondé par un rayon supra-essentiel, sera à l’origine de cet être prototypique constitué de dix puissances, ou réceptacles, les dix sefirot de l’Arbre de Vie, qui seront remplies par la lumière supracéleste. En outre, la notion de l’écartèlement de l’Homme Primordial, ou de la rupture des sept sefirot de construction qui le constituent –elles se brisent, ne pouvant supporter l’excès de lumière qui les inonde, et dans leur chute donnent naissance à tous les mondes et êtres–, est associée à l’origine de la Manifestation et à la doctrine des cycles cosmiques qui la régira à tous les niveaux. Cette théorie se retrouve, d’une manière ou d’une autre, chez les peuples égyptiens, grecs et chaldéens, qui l’ont héritée de la civilisation atlante12, aux dires de Platon dans deux de ses dialogues –le Critias et le Timée–, ces hommes qui étaient les descendants et actualisateurs de la Tradition Primordiale à certain moment du cycle de cette humanité, et qui, avant de disparaître sous les eaux de l’océan, en ont transmis les vérités éternelles à ces peuples méditerranéens. Ce concept, encore si vivant à l’aube de ces cultures, a peu à peu sombré dans l’oubli, et cette ignorance fait que de nombreux contemporains, spécialistes de l’Histoire des Religions, ne puissent établir avec certitude le fil subtil qui relie tous ces peuples à la pensée originelle émanée de la Tradition Unanime, les divergences s’accentuant donc, tout comme les préjugés envers ce qui est « différent », et jugeant les similitudes existant entre toutes ces cultures comme une chose fortuite, sinon inexplicable ou difficile à définir. La même constatation peut être faite lorsqu’il s’agit d’expliquer la mystérieuse androgynie de Dieu, qui a causé tant de problèmes aux trois traditions monothéistes au fur et à mesure qu’elles ignoraient ou refusaient l’ésotérisme, alors que c’est la perspective de ce dernier qui pénètre et explique l’essence de ce symbolisme si paradoxal. Il est évident qu’il ne peut y avoir de dualité chez la déité, et qu’elle ne fait qu’une avec toute la manifestation, mais en fait, pour apparemment sortir d’elle, elle révèle ses deux facettes, la masculine et la féminine, dont la conjugaison permanente fera émerger toutes les créatures et entités de l’univers. Cette polarisation se retrouve très clairement dans le symbolisme de l’Arbre de Vie, et dans plusieurs perspectives : dans ses deux colonnes complémentaires qui s’équilibrent sur la colonne centrale ; dans le fait que chaque sefira est réceptive par rapport à la précédente et positive par rapport à celle qui lui succède ; de plus, chacune des séfirot possède une face lumineuse, qui regarde vers Keter et une face obscure, tournée vers Malkhout, et bien d’autres possibles combinaisons. C’est exactement analogue à ce que symbolise le caducée d’Hermès, entité qui a inspiré toute une littérature sapientielle qui a eu, comme nous le verrons, avec celle de la Cabale, une profonde influence sur la Renaissance, et dont nous évoquerons les extraits suivants : Et cette période achevée, le lien qui unissait tous les êtres fut rompu par la volonté de Dieu. Puisqu’ils étaient androgynes ils furent séparés, comme l’homme, en deux genres, certains en mâles et d’autres en femelles.13 Et dans une autre section du Corpus Hermeticum, concrètement dans les Fragments extraits de Stobée, l’on trouve ce récit :
L’on remarque donc clairement, dans la Cabale, l’utilisation du symbolisme sexuel pour exprimer la « fragmentation » de l’androgyne primordial et sa polarisation en deux principes, l’un masculin, bénéfique et fécondateur (d’où émane, aux dires des cabalistes, le Côté Droit), et l’autre négatif, réceptif et rigoureux, qui engendre et se déploie comme le Côté Gauche, principes –symbolisés dans la tradition hindoue par le linga et le yoni– qui s’attirent et se repoussent toujours à différents degrés et niveaux, en vertu de la loi cosmique de contraction et expansion, atteignant des instants de conjonction qui permettent à une nouvelle possibilité de l’être d’émerger vers l’accès à la Connaissance et donc, connaissant le code secret de l’univers, de pouvoir en sortir. D’ailleurs, toute la littérature de l’ésotérisme juif est traversée par cette symbolique de l’androgynie et de la dualité cosmique, comme l’exprime le Sefer Yetsirah15 dans ce chapitre :
Ainsi, le chemin du retour, ou de la libération, est décrit à d’innombrables occasions au travers du langage érotique, de copulations et conjonctions à divers degrés et niveaux croissants, mêlant la vision d’une voie paisible dans un monde heureux d’une captivante beauté, à l’expérience d’énormes convulsions et d’infortunes de toute sorte, des idées très fortes à la Renaissance16, cette période sur laquelle nous avons centré ces investigations, où confluent magiquement les traits des héritages gréco-égyptien et juif17 et où les sages, mages, poètes et alchimistes de chacun de ces courants étaient encore capables de reconnaître les identités essentielles et d’établir les analogies et correspondances par leur travail sur divers modèles métaphysiques, dont l’Arbre de Vie ou l’aleph-beit hébreu. Cela veut dire que, au milieu de féroces luttes politiques, d’intrigues et de persécutions sur plusieurs fronts, fleurissait simultanément l’une des plus belles manifestations d’amour et de beauté de tous les ordres et domaines, une explosion d’idées fécondes et éternelles, que nombre de ces initiés ont vécue dans leur propre chair en des circonstances bien paradoxales. |
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* Traduction de l’Introduction de : Presencia Viva de la Cábala II. La Cábala Cristiana. Éd. Libros del Innombrable, Zaragoza 2013. ISBN: 978-84-92759-34-7. 1 Federico González et Mireia Valls, Presencia Viva de la Cábala, Libros del Innombrable, Zaragoza, 2006; Federico González, Simbolismo y Arte, Libros del Innombrable, Zaragoza, 2004; Federico González et autres collaborateurs, Introducción a la Ciencia Sagrada, revue Symbolos 25-26, Barcelone, 2003; Federico González, El Tarot de los Cabalistas, Kier, Buenos Aires, 1993; idem, El Simbolismo de la Rueda, Kier, Buenos Aires, 2006. 2 Nous pouvons lire dans le Corpus Hermeticum: « Eux –dit Hermès– identifieront et interpréteront tous les secrets de mes écrits et, bien qu’ils en gardent quelques uns, ceux qui aideront les mortels à bien se conduire, ils les graveront sur des stèles et des obélisques ». Textos Herméticos. Ed. Gredos, Madrid, 1999, p. 380. 3 D’après Charles Mopsik, les œuvres de Moïse de León sont les suivantes: Or Zarou’a, « La Lumière semée » ; Chocan Edout, « La Rose du témoignage » ; Sefer ha-Rimon, « Le Livre de la grenade » ;, Nefech ha-Hakhama, « l’Âme intelligente » ; Sefer ha-Michkan, « Le Livre de la balance » ; Chéquel ha Qodech, « le Sicle du sanctuaire » ; Michkan ha-Edout, « Le Tabernacle du témoignage » ; Cha’ar Yessod ha-Merkaba, « Le Portique du fondement du char » ; Maskiyot Kessef, « Les Garnitures d’argent » ; « Traité sans titre » ; Che’elot ou-Techouvot, « Questions et réponses » ; Sod Esser Sefirot Belima, « Le Secret des dix sefiroth » ainsi qu’une série de textes pseudépigraphiques. 4 Ils insistent aussi sur l’importance de garder ce diagramme à l’esprit et d’y méditer jusqu’à ce qu’il soit fixé dans la conscience, avec ses noms et ses nombres, afin qu’ils agissent sur nous de manière subliminale, magique. 5 Titre d’une œuvre de Raymond Lulle (c.1232-c.1316). 6 « Malgré cela, le groupe jérusalémite dans son ensemble ne comprend pas sa foi comme une nouvelle religion, une nouvelle interprétation du monde, ni se sentent séparés d’Israël, ni clairement distanciés, comme le groupe sectaire des manuscrits de Qumran. Ils sont juifs et restent juifs, et vivent vraiment unis à leurs compatriotes, partageant l’abri de la même religion ; ils se perçoivent seulement comme une nouvelle voie, un nouveau ‘chemin’ au sein du judaïsme ». Antonio Piñero, Orígenes del Cristianismo. Épilogue, Ediciones el Almendro, Cordoue, 1995, p. 413-414. 7 Ibid., p. 406. 8 « Dix Sefiroth du néant, dix et non neuf, dix et non onze. Comprends avec sagesse, soit sage avec Intelligence. Examine-les, scrutes-les. Fais que [chaque] chose s’élève de son essence, et que le Créateur s’assoie à Sa place ». Aryeh Kaplan, Sefer Yetsirah. El Libro de la Creación. Editorial Mirach, Madrid, 1996, p.64. 9 Pour toute cette partie, voir notre étude Presencia Viva de la Cábala. Libros del Innombrable, Saragosse, 2006. 10 Où existaient déjà des groupes qui correspondaient depuis des siècles avec le Languedoc français. 11 L’Adam terrestre est la synthèse, le modèle réduit de l’Adam Kadmon Universel et ce dernier est à son tour la projection agrandie et totalisatrice du microcosme, en parfaite concordance avec l’Adam macrocosmique. Dans les deux cas, le nom d’Adam signifie énergie vitale, et manifeste le rapport entre le micro et le macrocosme (intervertis, il faut le signaler), les régulant au moyen du déséquilibre et de l’acceptation. 12 Notons que, curieusement, l’image mythique que nous avons des atlantes est celle d’êtres humains de grandes proportions, ce qui nous rappelle les nephilim de la Bible, Atlas, le géant grec, l’ex-saint Christophe chrétien et les géants des cultures précolombiennes, elles aussi héritières de l’Atlantide. 13 Textos Herméticos. Poimandrés. Ed. Gredos, Madrid, 1999, p.86. 14 Ibid., p.389. 15 Sefer Yetsirah, El libro de la Creación. Ed. Mirach, Madrid, 1994, chapitre 3, mishnah 2, p. 174. 16 En vertu de l’analogie entre macro et microcosme, cette polarisation s’exprime chez l’être humain, dans l’homme et la femme, sujet traité au Moyen-âge par Ezra de Gérone dans son Commentaire sur le Cantique des cantiques (ainsi que par d’autres cabalistes) et qui, en pleine Renaissance, attira l’attention d’Alemanno et Fray Luis de León, parmi d’autres, qui ont traduit et commenté cette œuvre attribuée à Salomon. 17 Zosime de Panopolis, alchimiste alexandrin juif des premiers siècles de notre ère, constatait déjà cette identité : « Le livre véritable de Sophé l’Égyptien et du Dieu des Hébreux, Seigneur des puissances, Sabaôth –puisqu’il y a deux sciences et deux sagesses, celle des Égyptiens et celle des Hébreux– est plus solide que la justice divine. En effet, la science et la sagesse des choses les plus excellentes est issue du fond des âges –nul maître ne l’a produite, elle est autonome– et elle est immatérielle et ne recherche rien des corps plongés dans la matière et entièrement périssables, car elle opère sans subir elle-même aucun changement. Maintenant tu la possèdes comme un don gratuit ». A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste I. L’Astrologie et les sciences occultes. Les Belles Lettres, Paris, 1989, p. 261. |
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