PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS
 
CHAPITRE I
LE SUJET

Dans un ouvrage intéressant, Alchemy of the Word, Cabala of the Renaissance, l’auteur, Philip Beitchman18 dit en préface une chose qui est, à notre avis, valable en général, et que nous adopterons dans ce livre, au sujet des trois variantes de la Cabale à la Renaissance:

La Cabale se déploie en trois courants différents mais interconnectés au cours de la Renaissance. D’abord le courant juif, qui apparaît au nord de l’Espagne et dans le sud de la France, aux XIIe et XIIIe siècle, puis se répand à travers l’Europe au XVIe siècle tout en devenant plus «radical» par le biais de la «communauté sacrée» de Safed, au Moyen-Orient. Le cours de la Cabale, au moyen de la purification, l’exaltation et le «Paradis Maintenant» de Safed, avait profondément changé et dans une direction messianique…

Et nous ajoutons que ce mouvement, avec le temps, s’exprimera en Allemagne et en Europe Centrale (Juifs ashkénazes) et donnera lieu à diverses manifestations, dont la plus importante est celle des Hassidim. Et Beitchman continue ainsi:

En deuxième lieu, une Cabale chrétienne…, [qui] devient… un facteur de la culture européenne avec la découverte du Zohar par Pic de la Mirandole, introduit en Italie par les Juifs réfugiés d’Espagne. Pic de la Mirandole disait, devant tout concile sacré prêt à l’écouter, qu’il croyait que rien ne prouve mieux la divinité du Christ et la véracité du Nouveau Testament que la Cabale. Cette conjecture de Pic, bien que rapidement condamnée comme hérétique pour être une dégradation néoplatonicienne de la Raison (théologie Aquino-Aristotélicienne), alimentera néanmoins une Cabale Chrétienne durant des siècles.

Et, enfin:

En troisième lieu, une Cabale théurgique néo-païenne…, connectée à un hermétisme plus ou moins ancien, elle est née en Italie approximativement en même temps que la Cabale chrétienne de Pic. Ce mouvement audacieux, qui traverse un millénaire de monothéisme, repoussant ses limites, sa modestie et ses restrictions, revenant à son origine païenne, a ses héros et ses martyrs. Notoirement, et ce dès son commencement au XVIe siècle, il y a eu Lodovico Lazzarelli, dont le Bassin d’Hermès… a été un texte très lu et de grande influence, mais dangereux à reconnaître. Parmi les martyrs de cette Cabale néo-païenne, nous trouvons Giordano Bruno (condamné au bûcher en 1600 pour avoir refusé de se rétracter au sujet de sa théorie des mondes infinis) et Lucilio Vanini (brûlé en 1619 pour athéisme). Au XVIIe siècle, la Cabale néo-païenne se fusionne avec le mouvement rose-croix, avec des figures démiurgiques comme Robert Fludd et Thomas Vaughan, mais vers la fin du XIXe siècle, elle se rapprochait beaucoup de la théosophie.

En réalité, toutes ces traditions sont parallèles et possèdent une origine commune ; quant au terme néo-païen, il est très désagréable de voir de quelle façon est vu cet épithète aujourd’hui. Ce qu’il faudrait dire, en fait, c’est qu’il s’agit de la pensée grecque et placée tout spécialement sous le patronage d’Hermès, le dieu messager antédiluvien, qui donne ce discours aux hommes de l’époque, en particulier Marsile Ficin, probablement la personnalité la plus créative de la Renaissance au travers de son école de Florence, sous les mécénats des Médicis, Cosme, puis Laurent le Magnifique, et qui transmet, non seulement en Italie mais dans l’Europe entière, cette Tradition Hermétique placée sous l’égide du dieu grec Hermès,19 le Thot égyptien. Et que c’est grâce à ces invocations que prennent forme, au cours de plusieurs siècles, en particulier dans la Cabale, les textes et gravures alchimiques, jusqu’au mouvement Rose-croix et la Franc-maçonnerie, au XVIIIe siècle.

Comme on le verra, Pic de la Mirandole n’était pas juste un chrétien, comme le définit Beitchman. Edgar Wind20 explique ainsi sa pensée:

Pic affirmait que la tradition païenne avait la même vertu que la Bible: il y avait des mystères hébraïques en plus de païens. Le livre de l’Exode, par exemple, racontait que Moïse avait passé quarante jours sur le Mont Sinaï en deux occasions afin de recevoir les Tables de la Loi. Comme il serait absurde de penser que dans les deux cas Dieu avait eu besoin de quarante jours pour livrer à Moïse les deux tables des dix commandements, avec une série de règles liturgiques, il était évident que Dieu avait parlé d’autres choses avec Moïse, et lui avait révélé d’innombrables secrets divins qui ne devaient pas être mis par écrit. Ceux-ci ont été transmis entre les rabbins au travers d’une tradition orale connue sous le nom de Cabale (dans laquelle la théorie des sephiroth et du «Dieu occulte» rappelait les «émanations» et «l’Un au-delà de l’Être» des néoplatoniciens). Ainsi, Pic croyait que la Cabale était à la loi écrite de l’Ancien Testament ce que les secrets orphiques étaient aux mythes païens.

Comparant ces mystères avec d’autres, Pic découvrit entre eux une affinité insoupçonnée. Dans le dogme externe, il n’y avait pas de réconciliation possible entre les théologies païenne, hébraïque et chrétienne, puisque chacune d’elle était liée à une révélation différente; mais lorsque l’on comprenait la nature des dieux païens au travers du sentiment mystique des platoniciens orphiques, la nature de la loi mosaïque dans le sens caché de la Cabale et la nature de la grâce chrétienne était révélée dans la plénitude des secrets que saint Paul avait dévoilés à Denys l’Aréopagite, l’on découvrait que ces théologies ne différaient guère dans le fond, mais seulement dans le nom.

Mais l’importance de Pic de la Mirandole réside peut-être dans le fait d’avoir été le transmetteur de la Science Sacrée juive à la très brillante époque de la première Renaissance. Cependant, la Mirandole écrivit peu –encore que suffisamment– sur la Cabale, se consacrant davantage à la philosophie et à s’efforcer de faire concorder les pensées d’Aristote et de Platon,21 comme le faisaient également Gémiste Pléthon22 et d’autres philosophes aussi éminents et sensés. L’on pourrait donc dire que Ficin aussi bien que le comte de la Concordia, titre nobiliaire de Pic de la Mirandole, rendirent possible cette union de l’Hermétisme avec la Cabale juive, puisque le premier avait traduit les textes du Corpus Hermeticum, apparemment rapportés de Byzance par Gémiste Pléthon, et le second avait rendu publics les livres sacrés de la Cabale que lui avait traduits Flavius Mithridate, bien qu’il semblerait que Pic savait l’hébreu, même s’il n’était pas un «spécialiste» comme ceux d’aujourd’hui, aussi littéraux qu’ignorants; des êtres petits, se réfugiant souvent à l’abri de leurs chaires officielles et leurs mesquins gargarismes politiques, dont les exemples ne manquent pas autour de nous.

Sa principale contribution a été, plutôt, d’accepter ce que prétendaient les adeptes du cabalisme: que leurs écrits étaient fondés sur une tradition secrète remontant, au moins sous forme orale, aux temps bibliques. Ainsi, la Cabale acquiert une sorte d’autorité parallèle à celle de la Bible, similaire à celle que possédait la théologie d’Hermès et Zoroastre aux yeux de Ficin et de Pic lui-même. De plus, Pic appliqua au Cabalisme un principe qu’avaient utilisé pour l’Ancien Testament tous les écrivains chrétiens depuis saint Paul: il chercha à démontrer que la tradition cabalistique, à l’instar de l’Écriture hébraïque, était fondamentalement en accord avec la théologie chrétienne, et qu’elle pouvait donc être prise comme une prophétie et une confirmation de la doctrine chrétienne. C’était là sa justification pour étudier et citer les cabalistes, comme nous pouvons le voir dans la deuxième partie de son Discours. Avec cet argument, il fonda toute une tradition de la cabale chrétienne, qui trouva des défenseurs en la personne de Reuchlin, de Gilles de Viterbe, et bien d’autres penseurs du XVIe siècle et après, qui utilisèrent la Cabale à des fins d’apologétique chrétienne.23

Pour ce que nous avons dit à propos des traductions de Mithridate utilisées par la Mirandole, et bien qu’il écrive, dans une lettre à Ficin datant de 1486, qu’il lit et écrit l’hébreu, nous devons parler de ce personnage, traducteur du Zohar, entre autres textes, et qui était le professeur de langues de Pic de la Mirandole –avec Pablo de Heredia–, empruntant aux Kabbalistes Chrétiens de la Renaissance de F. Secret24 ces mots de la Chronique de Volterra (1481):

«Guillaume de Sicile, de la maison du cardinal de Molfetta, savant en hébreu, en grec et en latin, a référé tous les mystères de la passion du Christ, et les a prouvés par l’autorité et les écrits des Hébreux et des Arabes, faisant les citations dans la langue des originaux. Il est juif de naissance et fort savant dans sa religion, et a été baptisé il y a quatorze ans environ. Il a enseigné quelques secrets des juifs qui nous étaient inconnus jusqu’à aujourd’hui, et au moyen desquels il montre que les Juifs persistent dans leurs erreurs, non tant par aveuglement et ignorance que par une obstination habituelle. Bien que le sermon ait duré deux heures, il fut agréable à tous, autant en raison de la diversité des matières que de la sonorité des mots hébreux et arabes, que l’orateur prononçait comme sa propre langue, et il fut applaudi par tous, à commencer par le souverain Pontife et les cardinaux».25

Et F. Secret insiste:

…Guillaume de Sicile est celui qui, sous le nom de Flavius Mithridate, serait l’un des maîtres de kabbale de Pic. Bien que l’histoire de ce personnage soit encore assez confuse, il semblerait que ce Guillaume de Sicile soit le converti Judas ben Nissim Abul Farag de Girganti, qui adopta le nom de son seigneur, Guglielmo Raimondo Moncada. C’est ainsi, en effet, qu’il signe le célèbre sermon qu’il dédiera à Sixte IV. Il était alors maître en arts. Doté d’un prieuré à Cefallu, il fit carrière à Rome, sous la protection du cardinal Melfi, en tant que professeur de théologie jusqu’en 1483, quand, à cause d’un événement demeuré un mystère, sans doute un homicide, il dut abandonner Rome et l’Italie.

Mais celui qui décrira à Pic les mystères juifs de manière documentée est Élie del Medigo,26 qui le connaissait depuis 1480 et déclare, dans une lettre datée de 1486:

Comme je vois que votre Seigneurie se livre à de grands travaux sur la sainte kabbale, je voudrais vous indiquer ce que j’ai annoncé dans une autre partie de mon commentaire sur le livre De la substance du monde, écrit en hébreu, à propos de l’intellect spirituel. Ce que je me suis toujours refusé à vous dire. Et je peux vous déclarer en vérité que cette matière est si occulte que nul de ceux qui s’en occupent de nos temps sont arrivés à la connaître. Et même davantage, peu nombreux ont été les anciens, sans nul doute. Quantitativement, la question est minime, [mais] elle est considérable qualitativement.

Ces auteurs ont pensé, donc, qu’il existe certaines essences inférieures en grade au Dieu de gloire, qu’ils appellent Infini, et qu’elles sont émanées, je ne dis pas faites ni produites, de cet être appelé Infini. Ces essences sont de degrés divers : celles du degré supérieur sont dans les puissances motrices des cieux et des corps célestes sensibles. L’ordre, suivant lequel les êtres créés sont produits et conservés suivant cet ordre, dépend des essences ou Zephiroth, ce qui veut dire, numérations. C’est ainsi, en effet, qu’ils nomment ces émanations qui partent de l’Infini. Ils croient que, en ce qui concerne l’Infini, l’on ne peut parler de pensée, de terme ou de détermination d’aucune sorte. À son sujet, l’on ne peut parler ni de volonté, ni d’intention, de pensée, ni, en général, de n’importe quelle disposition…

Ce monde, en effet, en serait diminué ou perdrait un peu de sa perfection. Mais l’émanation première, qui part de l’Infini, sont ces essences dont nous parlons, et la seconde leurs degrés, qu’ils appellent Zephiroth, comme nous l’avons dit. Ces essences agissent par la puissance de Dieu, qu’ils appellent Infini, et par l’émanation qui leur vient de cet Infini. Elles existent par sa puissance, car les Zephiroth dépendent et émanent de l’Infini.

Selon les kabbalistes, l’ordre que nous trouvons dans le monde dépend de ces Zephiroth. Quant au premier, qu’ils appellent Infini, l’on ne peut parler à son sujet de disposition ou d’attribution positive. Ils ne veulent pas même l’appeler intellect. Comme Averroès, qui, au chapitre 4 de son Destruction de la destruction, lorsqu’il parle des attributs ou des propriétés, dit que Platon ou certains platoniciens ne veulent pas appeler Dieu intellect ou affirmer que c’est un intellect. Ils ont donné aux Zephiroth des noms propres ; et ils ont dit la cause de cette émanation ou dépendance qui fait que ces Zephiroth ne puissent être supérieures ou inférieures à dix. Sur cette matière ils ont écrit bien des livres et volumes.

À cela j’ai ajouté d’autres développements dans mon livre De la substance du monde, mais vous n’en avez pas besoin. Et tout ceci est presque totalement ignoré de tous ou de la plupart de ceux qui se consacrent à cette doctrine. Ils ne font que répéter les mots, sans rien comprendre. Mais ce n’est pas le moment de déclarer toutes ces choses, et il se peut qu’un jour, lorsque je serai près de vous, ce dont je doute, je vous l’expose parfaitement. Cependant, ces explications suffisent, surtout comme fondement.27

L’on voit là s’esquisser le modèle de l’Arbre Séfirotique, ce qui prouve que Pic le connaissait déjà en 1486 et, bien que dans ses Neuf cents conclusions de la même année, un texte anarchique sans ordre ni système, il énumère seulement les Sefirot avec leurs correspondances astrologiques –à propos desquelles il n’y a jamais eu unanimité– à la proposition 876; et bien que n’expliquant pas clairement le développement de l’Arbre et des Noms, il est néanmoins capable de comprendre que:

L’En Soph ne doit pas être compté parmi les autres numérations parce qu’il est l’unité abstraite, etc.…28

En réalité, les Conclusions ne doivent pas se lire comme un texte cabalistique, comme ceux d’Azriel de Gérone ou de Joseph Gikatilla. Tout d’abord, il faut savoir que l’auteur les a écrites précipitamment afin de se défendre d’accusations d’hérésie devant la papauté, pour lesquelles il a été emprisonné au Castello de San Angelo de Rome, condamné pour ce qui était alors un terrible délit, et excommunié de sa communauté. D’autre part, il y a des Conclusions magico-cabalistiques vraiment réussies et de brillantes propositions hermétiques et cabalistiques, bien que certaines soient mystérieuses et difficiles à comprendre. L’on pourrait même croire que c’est précisément pour cela que le texte demeure confus et dit peu de chose, car le Comte ne souhaitait pas révéler les secrets sacrés qui lui avaient été révélés, peut-être sous le sceau du silence.

Quoi qu’il en soit, la véritable valeur de ses Conclusions est d’avoir indiqué dans ce livre des origines et objectifs similaires entre la Tradition Hermétique et la Cabale, entre celle-ci et le néoplatonisme pythagoricien, et entre Proclus, Jamblique et tous les autres, et les Oracles Chaldéens, et, ce qui est le plus important, avec le Christianisme, fondamentalement en ce qui concerne la Trinité et la figure du Fils, qui est obtenue en ajoutant la lettre Chin (ש) au Tétragramme (יהוה).

À cet aspect, ses travaux d’investigation et de synthèse, comme ceux de Ficin, ont représenté un apport extraordinaire pour les spécialistes en métaphysique et histoire des religions, qui ont trouvé dans ces rapports symboliques –qui peuvent être élargis à toutes les cultures et civilisations, comme cela a d’ailleurs été fait par la suite– d’innombrables analogies qui leur ont permis de travailler sur des traditions différentes ainsi que diverses métaphysiques et cosmogonies, dissemblables seulement en apparence, car obéissant à un archétype commun, que, précisément, l’Arbre Séfirotique fixe dans nos coordonnées spatiales

Scholem est assez critique avec Pic. Dans son ouvrage La Cabale et son Symbolisme,29 il reproduit la conférence Le Sens de la Torah dans la mystique juive, page 68 (note):

Il convient là de faire observer que cette parenté entre la théorie cabalistique et l’idée correspondante de la tradition chrétienne avait déjà attiré l’attention de Pic de la Mirandole, le premier humaniste chrétien à s’être penché sur la Cabale en détail. Dans son Apologie, écrite en 1487, il est dit ce qui suit: «Tout comme existe en nous un quadruple chemin pour l’application de la Bible, le littéral, le mystique ou allégorique, le tropologique, l’anagogique, il en est de même pour les Hébreux. Ils appellent le sens littéral, pesat, l’allégorique, midras, le tropologique, séjel, et l’anagogique, le plus divin et sublime de tous, cabbale» (Opéra, Bâle, 1557, p. 178-179). Les concepts hébreux sont exactement les mêmes que ceux employés par Bahia ben Aser, d’où l’on peut déduire, par conséquent, que son œuvre a dû servir de source à Pic. L’assimilation erronée de midras à l’allégorie et de séjel –qui, chez Bahia, représente en fait l’allégorie– à la tropologie met en évidence le fait que Pic n’avait qu’une connaissance très limitée de ces sources. La même erreur revient, accentuée, dans l’apologie de Pic composée par le moine franciscain Arcangelo di Borgonovo. Ce dernier place la littérature appartenant au midras dans la rubrique de l’allégorie, alors que des écrits comme ceux de Maimonide et Gersonides restent compris dans la tropologie; cf. Apologia fratis Archangeli de Burgonovo… pro defesione doctrinae Cabalae, Bologne, 1564, f. 8b.

Nous voulons bien sûr assurer de notre respect pour une œuvre comme celle de Gershom Scholem, comme nous l’avons déjà fait en d’autres occasions, étant précisément l’un de nos guides en Histoire de la Cabale et de sa linguistique, ou, plus exactement, de sa philologie. Mais cela ne nous empêche pas de faire la critique de ses limitations, car il en a comme nous en avons tous. Dans ce cas, il se réfère à la «spécialisation», ce qui est notoire chez Scholem, qui ne connaît pas la notion de Tradition Universelle, ni qu’elle est vivante, et ignore la pensée d’autres traditions parallèles, qu’il englobe sous le nom de gnosticisme, et auxquelles il reconnaît une «influence» notoire, sans vraiment comprendre le motif essentiel, l’objet, en fin de compte, de l’étude de l’Histoire des Religions, ou des religions comparées.30 L’on pourrait y ajouter une sorte de méfiance à l’égard des chrétiens qui, suivant son critère, semblent ne pouvoir arriver que jusqu’à un certain point et pas plus loin, le summum de la connaissance cabalistique à laquelle pourrait aspirer un non juif –un peu comme une espèce de cabale «kasher», «made in Israël»– ce qui est propre à presque tous les hébreux avec qui nous avons traité du thème de la Cabale, y compris ceux qui paraissent instruits, ou d’un certain niveau, dont plusieurs rabbins, qui la semble la posséder en «exclusivité».

Ajoutons à cela ses préjugés universitaires occidentaux et son attitude de chercheur laïc politiquement correct et non engagé, ce qui est caractéristique de Scholem. Nous ne devons donc pas nous étonner de remarquer, en lisant sa Kabbalah31 (une compilation de ses principaux articles, parus dans l’Encycloaedia Judaica et traduits en espagnol en deux tomes),32 des préventions certaines envers les cabalistes chrétiens, à qui il reproche une mauvaise connaissance de l’hébreu ou de consulter du matériel mal traduit, toujours des questions philologiques, comme si connaître la Cabale c’était cela et non pas ce qu’il explique brillamment en d’autres occasions, c’est-à-dire son essence universelle, son pouvoir agissant et la manière symbolique dont se manifeste le mandala de l’Arbre de Vie Séfirotique.

Les écrits de Pic et de Reuchlin, qui plaçaient la cabale dans le contexte de quelques uns des principaux mouvements intellectuels de l’époque, attirèrent largement l’attention. Ils éveillèrent, d’une part, un intérêt considérable pour la doctrine des Noms divins et pour la cabale pratique, et, d’autre part, de nouvelles tentatives spéculatives d’obtenir une synthèse entre les motifs cabalistiques et la théologie chrétienne. La place d’honneur accordée à la cabale pratique par Cornélius Agrippa de Nettenheim dans son important compendium De occulta philosophia (1531), un condensé très lu de toutes les sciences occultes de l’époque, est largement responsable de ce que, dans le monde chrétien, se produise l’association erronée de la cabale avec la numérologie et la sorcellerie.

Nous ne savons pas à quelle numérologie se réfère l’érudit juif, mais nous espérons que ce n’est pas au rapport évident des sefirot avec la dizaine pythagoricienne et la Tetraktys, ni à l’arithmosophie du Père Athanase Kircher et ses investigations cabalistiques. Quant à la sorcellerie, quel est le rapport avec les nombres et leurs combinaisons, dont traitent les sciences du Tserouf? Ne devrions-nous pas plutôt nous rappeler que le mot sefira veut dire numération?

L’un des plus fervents de ces cabalistes chrétiens a été Johann Albrecht Widmanstetter (Widmanstadius; 1506-1557), dont l’enthousiasme pour la cabale l’a amené à collectionner de nombreux manuscrits cabalistiques qui sont conservés à Munich. Cependant, beaucoup de ses contemporains se contentèrent de spéculer en matière de cabale chrétienne sans avoir eux-mêmes pris connaissance des sources d’origine. La vérité est que, avec le temps, la connaissance des sources juives a été en diminuant chez les cabalistes chrétiens et, en conséquence, l’élément juif devenait de plus en plus faible dans leurs livres tandis que prenaient sa place des spéculations ésotériques chrétiennes ayant seulement une lointaine connexion avec les motifs juifs.33

Nous voudrions réfuter ces affirmations et c’est là l’objectif, ou plutôt le sujet de ce livre. Nous croyons en effet que l’union de la Cabale et de la Tradition Hermétique, qui existe depuis toujours, prend à la Renaissance de nouvelles formes –dont l’Alchimie occidentale– qui se sont maintenues jusqu’à nos jours, complètes et parfaitement liées à la Cabale de Provence, à Sefarad et Safed, tout cela formant part de la révélation du dieu égyptien Thot, scribe et messager divin, et de ses ancêtres atlantes et antédiluviens.

Néanmoins, Scholem remarque aussi l’un des filons fondamentaux de la recherche cabalistique à cette période historique. Il s’agit d’une anthologie mémorable qui a révélé son contenu trois siècles durant, à toute l’Europe et à l’Amérique.

Un moment décisif a été la publication de la Kabbala denudata de Knorr von Rosenroth, malgré de nombreuses traductions erronées, qui se sont entremêlées encore plus suite à traduire de nouveau certaines parties en anglais et en français. La parution de ce livre éveilla l’intérêt de plusieurs érudits qui n’avaient eu auparavant aucun rapport avec la cabale chrétienne, comme dans le cas de Leibnitz. Avec des postulats complètement différents, le livre de Johann Georg Wachter sur les tendances spinozistes dans le judaïsme, Der Spinozismus im Juedenthumb [sic] (Amsterdam, 1699), le premier livre à interpréter la théologie de la cabale au sens panthéiste et le premier à soutenir que les cabalistes n’étaient pas des chrétiens déguisés, mais plutôt des athées déguisés. Le livre de Wachter influença beaucoup les discussions à ce sujet au cours du XVIIIe siècle. Au début du siècle [XVIIIe], J. p. Buddeus proposa la théorie qu’il existait une étroite connexion entre les premiers gnostiques et la cabale dans son «Introduction à l’histoire de la philosophie des Juifs», consacrée pour la plus grande part à la cabale. J. K. Schramm également, dans son «Introduction à la dialectique des cabalistes» (Brunswick, 1703) tentait de parler du sujet en termes scientifiques et philosophiques, tandis que le Specimen Theologiae Sohoricae (Gotha, 1734) de G. Sommer présentait une anthologie de tous les passages du Zohar qui, selon l’opinion de l’auteur, se rapprochaient de la doctrine chrétienne. Un livre particulièrement inestimable, bien qu’à présent complètement oublié, a été le Aenigmata judaeorum religiosissima (Helmstedt, 1705) d’Hermann von der Hardt, qui traite de la cabale pratique. J. p. Kleuker publia une étude en 1786 dans laquelle il soutenait l’existence d’une influence perse décisive dans la doctrine cabalistique de l’émanation. Tous ces érudits partageaient l’idée que la cabale n’était pas juive à l’origine, mais plutôt chrétienne, grecque ou perse.

En effet, le livre de von Rosenroth a été fondamental, et immédiatement traduit dans les langues européennes. La version qu’en a réalisé S. L. Macgregor Mathers, en Angleterre, inspira et inspire encore des personnalités, des mouvements et des groupes –aux États-Unis et d’autres pays, juifs et non juifs–, qui travaillent sur l’Arbre de Vie non pas de manière religieuse, mais en termes de sagesse et de connaissance inspirées de la Grèce, dont est également héritée une vision panthéiste (panenthéiste, comme l’appelle Cordovero) de la chaîne de l’Être, fournie par ses propres numérations et les noms qui les identifient dans le processus émanatif.

Scholem se montre encore plus critique, voire méprisant, à propos de la transmission de la Cabale chez les gentils et les laïcs au cours des derniers siècles.

Les nombreux livres qu’ont écrits à ce sujet aux XIXe et XXe siècles divers théosophes et mystiques manquaient d’une connaissance basique des sources et apportaient très rarement une contribution sur ce terrain, servant au contraire parfois de frein au développement d’une méthode historique. De la même manière, les activités des occultistes français et anglais n’apportèrent rien et ne servirent qu’à créer une confusion considérable entre les enseignements de la cabale et leurs inventions, qui n’avaient rien à voir avec celle-ci, comme ce fut le cas des cartes du Tarot, auxquelles était attribuée une origine cabalistique34 ...lesquels avaient tous une connaissance infime de la cabale, ce qui ne les empêchait pas de donner libre cours à leur imagination. D’autre part, les vastes œuvres d’A. E. Waite, S. Karppe et p. Vulliaud, étaient en essence des compilations plutôt confuses élaborées à partir de sources secondaires.

Les œuvres d’A. E. Waite sur la Cabale, l’Alchimie et la Tradition Hermétique35 ne nous paraissent pas non plus mériter de tels qualificatifs: ce sont plutôt d’excellents documents sur des thèmes aussi mystérieux et délicats, traités avec sérieux et d’un niveau élevé. De même, Paul Vulliaud36 et son œuvre La Kabbale Juive, une synthèse de connaissances cabalistiques en deux volumes, portant sur la Cabale Chrétienne encore vivante au XIXe siècle, avec des précédents de cabalistes français, comme Lefèvre d’Étaples et G. Le Fèvre de la Boderie, J Gaffarel et, surtout, Guillaume Postel, d’ailleurs mentionné par Scholem pour la simple raison que, de tous, il était celui qui connaissait le mieux l’hébreu et l’araméen.

Comme l’on peut le constater, notre posture est claire dès le départ: elle se trouve diamétralement opposée aux idées de Scholem –malgré que nous reconnaissions sa compétence en d’autres aspects–, et se base sur l’affirmation selon laquelle la Tradition Hermétique est encore vivante et beaucoup de ses adeptes, y compris des institutions initiatiques, utilisent le diagramme de l’Arbre de Vie comme un élément de gnose extrêmement important, sinon de metanoïa et, toujours, d’épiphanie.

Quoiqu’il en soit, le fait de n’appartenir à aucune secte ni organisation exotérique d’aucune sorte nous libère de la ridicule notion d’apostolat –dans un sens ou un autre– toujours équivoque.

Que Scholem ait choisi ces deux auteurs très représentatifs (Waite et Vulliaud) est également très significatif, car cela définit deux courants cabalistes modernes, l’anglais et le français. La Cabale Hermétique anglaise est beaucoup plus néo-païenne, magique, intéressée par l’expérimentation, y compris scientifique, donnant lieu à plusieurs mages d’importance variable, tandis que la française est chrétienne, même si ces auteurs si engagés envers la religion nous réservent parfois quelques surprises métaphysiques, comme c’est le cas de Vulliaud, si attaché au catholicisme, qui croyait être un «hébraïste», mais surtout pas un mage, quelle honte.

De notre point de vue, nous ne voyons pas pourquoi ces deux formes ne pourraient être conjuguées; de plus, comme l’ont bien vu Pic de la Mirandole et Reuchlin, entre autres, la pensée juive peut avoir de nombreux points de concordance avec l’exotérisme de la doctrine catholique, et bien davantage en ce qui concerne l’ésotérisme, aussi bien du côté juif que du côté chrétien, tous deux très influencés par la pensée grecque et gnostique, et la sotériologie égyptienne propre aux enseignements hermétiques, outre de nombreuses influences culturelles en commun, de la pensée perse à la chaldéenne, qui nous a donné notre astronomie.

Une autre personnalité notable est celle de Mithridate, extrêmement violent et autoritaire, au point de se voir attribuer un mort, entre autres «facéties» propres d’un excentrique, comme l’était aussi Pic de la Mirandole, dont nous compléterons le portrait dans un autre chapitre ; disons seulement que, vers cette époque, ou un peu plus tôt, il s’était retiré à Pérouse pour se remettre de blessures physiques: en effet, au cours de la tentative d’enlèvement d’une femme mariée, nommée Marguerite et parente de Laurent le Magnifique, il fut pris sur le fait et le rapt s’acheva en bataille. À la fin, ayant perdu plus de dix hommes dans l’affaire, le jeune comte fut accusé d’hérésie par la papauté, ce qui était effroyable, autant pour la famille que socialement parlant. Comme on le voit, tout cela fait partie d’un type de personnages courageux, apparemment conflictuels et donc des proies faciles pour les ennemis prêts à les exterminer en plein vol, comme ce fut le cas. Mais son prestige intellectuel, sa naissance, son pouvoir politique et économique, sa beauté physique et spirituelle étaient tels qu’ils ont résistés assez longtemps pour laisser une trace évidente dans l’histoire.

L’on ajoutera les impressions que nous transmet à ce sujet J. L. Blau, dans la conclusion de son ouvrage The Christian Interpretation of the Cabala.37

Les interprètes chrétiens se sont intéressés à la cabale et l’ont étudiée pour différentes raisons. Pour Pic, la cabale était un élément d’un système universel synthétique de pensée. Pour Reuchlin, la cabale était le récipiendaire des doctrines perdues de Pythagore. Pour Agrippa, le cabalisme était le pilier d’un système occulte. Pour Ricci, c’était une excellente méthode pour convertir les juifs. Pour Thénaud, c’était un instrument pour l’éducation morale et l’édification de son roi. De nouveau, nul stéréotype ne peut couvrir cette diversité.

Aucun des interprètes chrétiens n’en savait beaucoup sur la cabale. Ricci, bien sûr, en savait davantage. Même Reuchlin était grandement en dette envers un auteur. Les œuvres de Gikatilla, la Bible de Recanati et le Livre de la Formation, résumaient pratiquement la connaissance des interprètes, à l’exception de Ricci. Leurs esprits ne pouvaient concevoir, même Pistorius à la fin du XVIe siècle, toute l’ampleur de la littérature cabalistique hébraïque.38

Cependant, toutes les pensées qu’ils avaient trouvèrent dans la cabale ce qu’ils cherchaient. Une partie du charme du cabalisme doit être attribuée à ces qualités de caméléon. N’importe quel homme pouvait obtenir l’aide qu’il cherchait de son système philosophique, ses canons d’interprétation, ses techniques ou ses règles herméneutiques. (…)

Finalement, cette étude a montré un exemple intéressant de la vitesse considérable avec laquelle les intérêts culturels passaient d’un pays à l’autre à la Renaissance. Chaque coin d’Europe connaissait et parlait de la cabale peu après qu’elle ait été présentée dans les œuvres de Pic. Sans le bénéfice de moyens mécaniques pour la diffusion de la connaissance, les hommes de la Renaissance se débrouillaient pour être au courant, pour être des personnes cultivées dans les thèmes du moment. Pendant un temps, la cabale hébraïque a été l’un des sujets à la mode, et ainsi naissait l’interprétation chrétienne de la cabale.

Dans son livre Pico della Mirandola’s, Encounter with Jewish Mysticism, Chaim Wirszubski39 analyse minutieusement les conclusions magico-cabalistiques, parfois très justement, les associant à divers auteurs cabalistiques comme Recanati et autres sources où Pic avait puisé. À propos des traductions de Flavius Mithridate, il nous dit:

Mithridate est le premier traducteur connu de la Cabale à grande échelle. Il a dû découvrir par lui-même comment traduire la Cabale de manière intelligible. D’une façon générale, il a assez bien accompli cette tâche difficile. Son habileté comme traducteur et sa connaissance de la cabale se combinèrent pour produire des traductions littérales, lisibles, d’un vaste ensemble de textes, dont peu sont faciles et d’autres notablement difficiles. À ces derniers appartiennent les écrits d’Abraham Aboulafia, qui, avec Recanati, a la plus grande importance dans l’interprétation de la Cabale de Pic. Il est digne de mentionner que les traductions de ces textes difficiles sont –bien que des interpolations– extraordinairement bonnes. Aboulafia était peut-être l’auteur favori du traducteur. Mithridate, entre parenthèses, traite tout et tous avec un manque de respect téméraire. La seule exception que j’aie remarquée jusqu’à présent, c’est Abraham Aboulafia… De toute évidence, Mithridate avait étudié Aboulafia avec son père, Nissim Abul-Farag, en Sicile avant sa conversion; il mentionnait qu’il était familiarisé avec les traditions locales sur Aboulafia à Palerme.

Plus loin, il remarque le procédé qui apparaît avec la Cabale hermético-chrétienne et s’y est maintenu.

Il y a de multiples instances où les lettres sont remplacées par leurs valeurs numériques, même dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la spéculation numérologique. Cela est également valable pour la Cabale symbolique et la combinatoire. Un changement soutenu qui met l’emphase sur les lettres comme représentations de nombres, se fait sentir dans la présentation de la Cabale par Mithridate. Ce changement d’emphase du symbolisme du langage au symbolisme numérique est un sujet d’une importance singulière au vu de la place extrêmement importante qu’occupe le langage en tant que tel dans la cabale spéculative et pratique, c’est-à-dire dans le mysticisme et la magie cabalistique.

Et il termine son étude par ces mots:

Il a été établi au début de ce chapitre que le père de la Cabale Chrétienne, comme discipline mystique de plein droit, lui a fait changer de cours. Ce changement de direction peut être maintenant tracé avec une plus grande précision. Trois thèmes différents, le rapport entre le Judaïsme et le Christianisme, le rapport entre le Christianisme et le Platonisme et le rapport entre le mysticisme et la magie, s’entrelacent dans les Conclusions de Pic. C’est, de fait, l’entrecroisement de ces trois thèmes qui constitue le motif dominant de la Cabale Chrétienne de Pic.

Et c’est là l’immense valeur d’un héritage de ce type, un véritable soutien, structuré de telle manière que, reflétant le cosmos, c’est en même temps une carte de l’âme individuelle qui peut s’éveiller, si l’Arbre lui-même devient d’abord le miroir de soi, et qu’ensuite l’on est soi-même avec Lui, ce qui est le sujet de la Cabale et de la Tradition Hermétique.

Le style de notre étude tente de suivre le même parcours que les originaux cabalistiques et alchimiques de l’époque historique que nous retraçons en combinant les textes et les gravures, établissant la synthèse d’un langage extraordinaire que le monde moderne a reçu par une infinité de moyens, dont beaucoup se basent sur la consommation et sont donc consumés par une trop grande rapidité (le message télévisé) ou par l’action (le cinéma), ou encore le ramènent à des niveaux parfois infantiles, comme dans les bandes dessinées.

C’est pour cela que, si nous citons de longs textes et en faisons une sorte d’anthologie, ou de sélection, c’est parce que nous voulons présenter le contenu de l’œuvre avec des extraits de la main de l’auteur lui-même. De même en ce qui concerne la reproduction de gravures, qui synthétisent aussi les thèmes de l’Œuvre. Nous voulons ainsi rendre hommage à ces sages qui jugèrent opportun de créer ce type de littérature hermético-alchimique, liée dans ce cas à la Cabale.

Il reste à préciser, à ce sujet, que la Cabale elle-même a été attaquée de nombreuses fois par des membres de la religion juive, auxquels nous donnons dans cette étude le nom de rabbinat officiel. De toute façon, les cabalistes ou les historiens de la Cabale n’accordent aucune validité à la connaissance des cabalistes non juifs, comme nous l’avons vu, problème qui est d’ailleurs notre cas.40

En outre, le catholicisme d’aujourd’hui ne veut avoir absolument rien à voir avec ce qui pourrait être appelé Cabale chrétienne, et les membres du clergé qui, d’une façon ou d’une autre, s’en sont occupés à la Renaissance devaient se protéger en déclarant que leurs études serviraient à la conversion des juifs. Dans ce bourbier de négations et de mépris, il faut cependant placer ceux qui, comme nous, souhaitent être membres de la Tradition Hermétique et donc étudier la Cabale ainsi que l’ésotérisme du peuple d’Israël, que nous connaissons assez bien.


Les sefiroth et leurs correspondances avec l'homme-microcosme.
Moïse Cordovero, Pardès Rimmonim. Cracovie, 1592.



a.- Le chandelier à sept branches, symbole des séfiroth de construction cosmique.
b.- Arbre séfirotique schématique. c.- Les séfiroth sous forme de cercles concentriques. Joan Georg Wachter, Amsterdam, 17e siècle.



Sur les colonnes qui émergent de l'abîme, le quadrilatère de la terre arrosé par les quatre fleuves, et le temple au centre et sommet de la montagne, le tout couvert par la voûte céleste; au-delà de la Création, au-dessus de l'axe du monde, le trône de Dieu. Georges Nataf, Symboles, signes et marques. Berg International, éditeurs,
France, 1990, p. 60.



a. et b.- Amulettes kabbalistiques (Chain Vital, Lembourg, 19e siècle).
c.- Mudras des mains gravées des lettres hébraïques.
(S.Horowitz, Schefa tal, Hanau, XVIIème siècle.

Ainsi, sur le terrain et entourés d’ennemis de tous genres et calibres, intellectuels ou moraux, c’est-à-dire dans des circonstances d’extrême difficulté, culturellement exécrés des uns et des autres, nous confirmons la Connaissance, à travers ses objectifs qui ne sont autres que ceux de la Tradition Primordiale, Unanime et présente dans toutes les descriptions du sacré, y compris le Dieu Caché et le processus émanatif qui donne le jour au monde en le constituant, comptant pour ce faire sur la force que la solitude et le silence nous ont octroyée.

Nous ne voulons pas fermer ce chapitre sans citer un extrait d’une œuvre que nous venons de lire,41 car nous croyons être concernés, d’une façon ou d’une autre, médiatement ou immédiatement, par ces mots terribles et précis de l’auteur:

Ainsi, toute personne, animal ou objet qui frappe l’attention par son caractère extraordinaire et en raison de cette apparence singulière qui dépasse l’ordre, est perçu comme une entité qui le met en danger. Il s’agit d’un événement de risque qui convoque le désordre et qui doit être interdit et spécialement protégé, c’est-à-dire restreint à son influence cosmique. Ce qui est hautement répulsif ou interdit (par exemple, l’horreur provoquée par le vampire, dans le folklore roumain, la répulsion invincible qu’inspire l’hermaphrodisme, l’universelle interdiction de l’inceste) présente une ambivalence connaturelle qui, pour maudit et maléfique qu’il soit, exige le respect, car l’on sent que, dépassant les pouvoirs ordinaires, il ne peut être éliminée définitivement par ceux-ci. Par conséquent, l’on tente de maintenir le protagoniste inhabilité dans des limites contrôlables, le proscrivant et le maintenant à distance, parce que sinon, les limites entre le monde des vivants et celui des morts disparaîtraient, l’indistinction des sexes annihilerait leur complémentarité procréative et l’indifférenciation primordiale causerait des ravages dans l’organisation, la coordination et la permanence des groupes familiaux. Il s’agit de manifestations inattendues et intolérables de l’impur ou du chaotique au sein de l’ordonné et établi, et l’on a la nette perception que ce qui est sale et confus est extrêmement menaçant, car il brise l’harmonie du tout, elle est sapée par la contagion, et il faut donc éviter de risquer que ce qui appartient au domaine de la macule s’étende, empêcher le miasme et, si l’on est maculé, comme vide ou affaibli du pouvoir sacré par rébellion, épanchement de sang ou une autre cause équivalente, le maintenir à l’écart et proscrit.

Et, passant du mode militaire au mode policier:

Et cela jusqu’à ce que la répulsion ambivalente de la tache se transforme en crime (cerno, decerno) ou en délit, par l’inculpation attribuée au sujet et que, graduellement, au travers de la médiation légale, le contrôle devienne rationnel, l’ambivalence transférée et conservée dans la sanction pénale (sancio, sancire, sanctum), qui est en même temps déclaration publique et châtiment.

Il est clair que nous sommes coulés dans un moule, à un pas des chaînes et du pilori moral.