PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS
 
CHAPITRE II
LES PRÉCURSEURS DE LA CABALE HERMÉTIQUE À LA RENAISSANCE

Ramón Llull et Arnau de Vilanova

Deux personnages de la fin du Moyen-âge auraient une importance fondamentale dans le développement de la Cabale hermétique-alchimique de la Renaissance, dont Manuel de Montoliu nous dit, dans l’œuvre qu’il leur consacre et qu’il intitule justement Raymond Lulle et Arnaud de Villeneuve:42

Un caractère commun d’universalité rapproche la figure de Raymond Lulle et celle de son contemporain Arnaud de Villeneuve. L’ambition intellectuelle de l’un et l’autre les font connaître au-delà des frontières de leur patrie, et chez tous deux se manifeste un intérêt passionné pour tout ce qui concerne la spiritualité des peuples d’Occident. Cette soif d’universalité se manifeste également chez tous deux: ce sont des voyageurs infatigables qui se proposent de semer leurs idées sur les chemins de l’Europe.

Des chercheurs des plus diverses disciplines ont consacré au sage de Majorque d’innombrables études43, étant données les surprenantes expériences de sa longue vie (v. 1232-c.1316) et l’amplitude des thèmes qui l’intéressaient et sur lesquels il a écrit. Pour cette raison, dans une œuvre telle que celle-ci, qui étudie en profondeur les formes véhiculaires de la pensée universelle et primordiale et comment cette pensée s’est transmise à travers la Cabale hermétique-alchimique et chrétienne de la Renaissance, nous ne pouvons pas ne pas accorder notre attention à un homme qui est né et a vécu en terres séfarades et a voyagé dans toute la Méditerranée, juste à la période où les trois civilisations du Livre cohabitaient encore en Espagne. Et où, d’ailleurs, la Cabale donnait ses fruits les plus juteux dans les écrits de Moïse de León, Gikatilla ou Aboulafia. Dans les actes de Raymond Lulle et dans son œuvre polyédrique se dissimulent des signes de la Sagesse pérenne, sous-jacente dans le christianisme tout comme dans le judaïsme et l’islam, Sagesse que Lulle synthétisa dans son «Art», présenté comme une «méthode» aconfessionnelle qui apprenait à penser et fournissait à n’importe quel être humain les outils intellectuels qui lui permettraient de reconnaître en sa conscience la trame complexe de l’univers. Lui-même explique que cet Art lui fut révélé au sommet du mont Randa, et que c’était une émanation directe des principes immuables et universels, ce qu’il traduisit par l’emploi de supports d’intellection également archétypaux: le chiffre et la lettre. Ceci explique l’immense influence qu’aurait son héritage sur l’atmosphère magique de la Renaissance, un peu moins à l’époque de son déclin, où sa proposition était plutôt mal comprise et rejetée, et lui-même qualifié d’excentrique, d’abstrus et même de fou.

Ce penseur complexe, de noble souche, était dans sa jeunesse sénéchal du roi Jacques Ier et se consacrait à la pratique de la poésie amoureuse et courtoise, menant une vie de luxe et de plaisirs. Mais après avoir eu cinq visions du Christ en croix, il abandonne famille, possessions et prestige social et réoriente toute son existence, la consacrant à l’étude, à l’écriture et, plus tard, à la conversion des «infidèles». Grand mystique, vivant en ermite durant de longues périodes, il devient à d’autres moments un voyageur intrépide, écrivain infatigable et diplomate, qui présente son Art devant des docteurs des universités de Paris et Montpellier, des rois et des papes, avec la ferme intention de promouvoir une rénovation de la civilisation occidentale à partir de ses fondations, ce qui implique de commencer par redresser ce qui appartient à l’ordre spirituel-intellectuel. Commençons par emprunter à Frances Yates deux extraits de son œuvre Essais réunis I. Lulle et Bruno44, qui nous offre une ample perspective de la place qu’occupe Lulle dans l’histoire des idées en Occident, ainsi que des sources dont il s’est alimenté:

Au XIIIe siècle, époque de la naissance de la scolastique, Lulle et son Art fournissent un canal à travers lequel coule une autre tradition tout au long de l’époque scolastique, le platonisme médiéval, en particulier sous les formes provenant de Scot Érigène, qui ont une certaine similitude avec les modes de pensée cabalistiques. La philosophie de l’expansion et la rétraction d’Érigène a plus en commun avec le dynamique cabalisme qu’avec le platonisme, purement statique. Lulle lui-même a été très certainement influencé par la Cabale qui se développait en Espagne à peu près en même temps que son Art. De fait, l’Art est peut-être mieux compris s’il est pris comme une forme médiévale de la Cabale chrétienne.

Avec cette nuance, vers la fin de l’article:

Le problème de la Cabale en ce qui concerne Lulle commence à prendre une forme légèrement différente. Nous devrions demander, non pas tant si Lulle a été influencé par la Cabale, mais plutôt si le cabalisme et le Lullisme, avec leur base scotienne, ne seraient pas des phénomènes de type similaire, l’un né dans la tradition juive et l’autre dans la chrétienne, qui apparaissent tous deux en Espagne plus ou moins en même temps, et qui pourraient, pour ainsi dire, s’être encouragés mutuellement, engendrant des milieux similaires, ou peut-être déteignant mutuellement l’un sur l’autre.45

Ce que ne contredit pas le fait que Lulle lui-même reconnaisse avoir été en contact avec quelques soufis de l’Islam et, en ce qui concerne la Cabale, les informations données par José Maria Millás Vallicrosa dans son article «La Doctrine lullienne et la Cabale»46 sont assez significatives:

Nous savons que Lulle entretenait des rapports catéchétiques avec les juifs: le 30 octobre 1292, Jacques II lui donnait licence pour prêcher les samedis et dimanches dans les synagogues, et les vendredis et dimanches dans les mosquées, et nous savons aussi que le Bienheureux entretenait des relations amicales avec des rabbins de Catalogne. Dans l’ouvrage que nous avons consacré dernièrement à Lulle, nous faisions remarquer l’existence d’une œuvre que Lulle avait très courtoisement envoyée aux célèbres rabbins de Barcelone R. Salomon ben Adret et R. Aaron ha Levi, le premier d’entre eux représentant alors la plus haute autorité canonique chez les juifs de la Couronne d’Aragon: eh bien, nous devons maintenant préciser que ces deux rabbins s’inscrivent en tant que disciples du mystique R. Moshe ben Nahman, ou Nahmanides de Gérone.

Mais la question n’est pas tant de savoir s’il connaissait tel ou tel personnage, mais de découvrir que, grâce aux contacts constants qu’il avait avec des sages et des penseurs d’autres traditions, et résultant aussi de ses investigations et méditations, Lulle identifia dans les différentes voies initiatiques (la Cabale, l’ésotérisme islamique et même celui du christianisme qui perdurait encore dans l’Ordre du Temple)47 une unité doctrinale issue de la Tradition Primordiale, qu’il reformulerait dans ce concentré, cet extrait logico-mathématique qu’il appela l’«Art». Dans cette extraordinaire et complexe architecture de la pensée, Lulle associe un nombre déterminé de lettres de l’alphabet aux noms de Dieu, qu’il appelle dignités, et dont les rapports et combinaisons sont à la base de tout l’ordre du cosmos, constituant simultanément un support pour l’élévation de la compréhension sur l’échelle de la conscience. Comme l’indique Manuel de Montoliu, dans le livre que nous avons cité précédemment:

L’œuvre philosophique qui rendit célèbre Raymond Lulle, écrite aux premiers temps de sa conversion, est l’Ars Magna. Cette œuvre a été interprétée de diverses manières par les commentateurs. Parmi eux, certains pensent qu’elle n’a d’autre raison d’être que de lutter contre l’averroïsme (S. Bové); d’autres l’interprètent comme une manifestation reflétant le théosophisme oriental (Keicher); certains y voient un mécanisme combinatoire de l’art de l’argumentation, influencé par la Cabale (Pranti); il y a qui affirme que ce n’est dans le fond qu’un système de représentation graphique du syllogisme (Littré); selon d’autres, l’Ars est une mécanique dialectique qui anticipe le processus de dégénération de la logique aristotélicienne (Guido Ruggiero). Une découverte importante dans l’étude de l’Ars fut celle de l’étroite relation qu’il existe entre la conception de ce livre et la théorie lullienne des dignités divines et le symbolisme universel. Extérieurement, il se réduit à un mécanisme constitué de figures géométriques et de cercles concentriques représentatifs de la correspondance et de la parfaite harmonie des trois ordres de l’existence: Dieu, l’homme, le monde. Au point central de ces cercles l’on trouve la lettre A, qui représente Dieu; autour et à la périphérie du cercle s’ordonnent seize autres lettres de l’alphabet, représentant autant d’autres attributs ou dignités divines. Chacun de ces attributs est uni au A central et aux autres attributs par des lignes droites qui convertissent le cercle en une trame extrêmement compliquée de lignes entrecroisées. Ces seize attributs – qui seront réduits à neuf dans des écrits lulliens postérieurs – servent à former quatre figures principales et peuvent être combinés de 120 manières.

Las cuatro figuras del Arte o Ars Magna, de Ramón Llull o Lulio
Les quatre figures de l’Art de Raymond Lulle.

Si nous dépouillons l’œuvre de ce symbolisme, l’Ars apparaît comme davantage qu’un simple mécanisme dialectique; c’est aussi un essai de métaphysique et une méthode déductive dont le but est de fonder sur l’unité une science universelle et applicable à toutes les connaissances. Les principes absolus sont identifiés aux dignités divines et, puisque celles-ci ne sont connues que pour les traces qu’elles laissent sur le créé, l’homme doit s’élever progressivement à partir du monde sensible, jusqu’à ce qu’il découvre Dieu (ascension de l’entendement). Une fois les dignités divines contemplées, l’entendement redescend jusqu’au monde de la contingence (descente de l’entendement).48

Il n’est donc pas étonnant d’identifier, dans l’Art que Lulle modèlera au long d’œuvres successives –Ars compendiosa inveniendi veritatem (1274), Ars demostrativa (1283), Ars inventiva veritatis (1290), Ars generalis ultima (1305) et, finalement, Ars brevis (1308)–, de nombreuses analogies avec les spéculations que les cabalistes49 médiévaux exprimaient avec la symbolique de l’Arbre de Vie, structure vivante du cosmos qui allait se révélant dans leurs consciences et qui s’appuie également sur des numérations (les 10 sefirot) et les 22 lettres de l’alphabet sacré, dont les combinaisons génèrent les Noms divins, étant de plus un modèle, comme celui de Lulle, de la géométrie divine sous-jacente, avec une symbolique notoire (rappelons les divisions de l’arbre en trois triades, trois colonnes, quatre mondes, la circularité des sefirot, etc.).50

Après la révélation, en 1274, Raymond Lulle vécut comme un ermite, livré à la contemplation, période durant laquelle il ne cessa d’écrire et qui se prolongerait jusqu’en 1287, moment où il décide d’aller à Rome afin de présenter sa «découverte» devant le Pape, mais ce dernier et la curie feront la sourde oreille à sa proposition. Il s’adresse alors à l’université de la Sorbonne à Paris, où il est également méprisé par les docteurs, et décide alors d’aller prêcher en solitaire à travers la Tunisie, où il tente de réunir plusieurs sages musulmans afin de leur exposer son savoir, avec pour objectif leur conversion et l’entente postérieure. Mais il est repoussé une nouvelle fois et doit rapidement prendre la fuite, passant de nouveau par Rome, Paris ainsi que Barcelone, où il présente au roi Jacques II non seulement l’idée d’utiliser l’Art à des fins apologétiques, mais aussi la possibilité d’entreprendre la reconquête de la Terre Sainte. Une fois encore, ses propositions n’ont aucun succès et, ravagé par le chagrin et la solitude, il part pour Béjaïa, où il sera non seulement repoussé, mais aussi poursuivi, emprisonné et lapidé, s’échappant sur un bateau qui fit naufrage et dont il se sauva par miracle. Arrivé en Italie, il persiste quelque temps dans ses tentatives de diffusion et, à la fin de ses jours, il semble qu’il soit retourné dans sa Majorque natale, vilipendé et incompris de presque tout le monde. Mais les constantes brimades et harcèlements ne font pas faiblir d’un iota les certitudes spirituelles de sa vie, dont il laissera le témoignage dans ses centaines d’écrits de nature philosophique, théologique, scientifique, religieuse, apologétique, encyclopédique, etc.


Raymond Lulle apparaît représenté comme l’Arbre cosmique dont naissent des branches qui symbolisent certaines puissances de l’âme: la puissance corporelle imaginative, la mémoire, la volonté et l’entendement. Ramón Llull, Blanquerna, Valence, 1521.


Ramón Llull, Liber ascensu et descensu intellectus, Valence, 1512.

Lulle ne fait pas qu’employer la symbolique universelle des nombres et des lettres, mais la conjugue avec le symbole de l’arbre, ce qui indique de nouveau la profonde compénétration de son esprit avec l’exposé doctrinal cabalistique. Ainsi, dans un autre livre, intitulé L’Arbre des sciences, l’échelle cosmique s’élève de la réalité concrète et matérielle jusqu’à la spirituelle sous forme d’une succession croissante d’arbres qui commence par l’élémentaire, suivi du végétal, puis le sensuel, l’imaginal, l’humain, le moral, l’apostolique, le céleste, l’angélique, culminant avec l’éviternaire. Il s’appuie également sur cette symbolique dans le livre de la Philosophie de l’Amour, ainsi que dans son roman le Livre du gentil et des trois sages,51 que nous allons citer, dans lequel il recrée un milieu idyllique où se retrouvent un sage juif, un musulman et un chrétien, une réunion de représentants de formes traditionnelles différentes qui s’abreuvent pareillement à la source de la Sapience et reçoivent la visite de Dame Intelligence, qui les instruira, eux et un gentil errant dans les parages, en quête de réponses à des questions transcendantales, nous transportant ainsi dans une atmosphère toujours réelle et actuelle; un paysage de l’âme que tous les initiés connaissent et traversent:

Pendant que le gentil allait par la forêt comme un homme égaré, d’un lieu à l’autre, il arriva à un très beau chemin et il décida de suivre ce chemin pour en finir avec ses peines. Il arriva que, tandis que le Gentil suivait ce sentier, trois sages se rencontrèrent à la sortie de la ville. L’un était juif, l’autre était chrétien et l’autre musulman. Alors qu’ils étaient près de la ville, et qu’ils s’aperçurent, ils se saluèrent et s’accueillirent aimablement et se tinrent compagnie; et chacun s’enquit de la vie des autres, de sa santé et de ses désirs; et tous trois accordèrent de se promener ensemble afin de délasser leurs esprits, fatigués par les longues études qu’ils avaient faites.

Tant allèrent les trois sages, parlant chacun de ses croyances et du savoir qu’ils enseignaient à leurs disciples, qu’ils arrivèrent à la même forêt où allait le gentil, et ils parvinrent en un joli pré, où il y avait une belle fontaine qui arrosait cinq arbres, représentés par les cinq arbres qui figurent au commencement de ce livre. À la fontaine arriva aussi une belle damoiselle, très noblement vêtue et qui chevauchait un beau cheval, qu’elle abreuvait à la fontaine. Les sages, qui virent les cinq arbres, qui étaient très beaux à voir, et virent la dame, qui avait un visage très agréable, s’approchèrent de la fontaine et, très humblement et dévotement, saluèrent la dame, et elle leur rendit aimablement leurs saluts. Les sages lui demandèrent son nom et elle leur dit qu’elle était l’Intelligence; les sages la prièrent de leur dire la nature et les propriétés des cinq arbres et que signifiaient les lettres écrites sur chacune de leurs fleurs.

Il est clair que toute l’œuvre de cet architecte et constructeur, ou encore jardinier de l’âme, est l’expression de son expérience intellectuelle-spirituelle, c’est-à-dire le reflet de ses voyages intérieurs dans ce monde intermédiaire de l’âme et sa nature trine qui, comme nous le savons, les cabalistes décrivent aussi comme ternaire et qu’ils divisent en nefesh, ruah et neschamah. Raymond Lulle, dans son Livre de la contemplation [de Dieu]52, qui est plutôt un traité encyclopédique, affirme:

Lorsque l’entendement de l’homme, Seigneur, est monté si haut qu’il a perçu intellectuellement qu’il y a trois choses dans l’âme et, grâce à ces trois choses qu’a perçues l’entendement, il perçoit que les trois sont une substance simple; et lorsque la connaissance de l’homme est montée si haut qu’il perçoit que les trois choses sont une substance, il monte ensuite un autre échelon et perçoit que les trois choses qui sont une substance sont égales en vertu et en nature et en bonté; et lorsque l’âme a perçu d’elle-même jusqu’au plus suprême échelon qu’elle puisse percevoir d’elle-même, alors elle monte au plus haut d’elle-même; et de même que l’homme perçoit que son âme est en trois choses et les trois choses sont une substance et les trois possèdent égale vertu et bonté, ainsi l’âme contemplant votre substance divine perçoit dans sa propre nature que votre nature divine est trois personnes en une substance, substance où les trois personnes sont égales en vertus, en bonté et en gloire.

En outre, Lulle sait que c’est sur ce plan intermédiaire de l’Être (Beriah et Yetsirah pour le modèle de l’Arbre séfirotique) qu’a lieu toute la révélation et le travail de la connaissance, c’est-à-dire, où l’Art est opératif pour ordonner et ériger le grand édifice cosmique; c’est un domaine où l’Esprit (symbolisé par le monde d’ Atsilouth) projette les infinis jeux spéculaires de lui-même, et que les cabalistes ont expérimenté avec la même véhémence, le révélant dans des textes testimoniaux aussi beaux et inspirés que le Zohar, Les Portes de la Lumière, etc. Lulle déclare à ce sujet:

6.- De même que de deux miroirs matériels placés l’un en face de l’autre chacun montre à l’autre sa forme et sa qualité et toutes les figures qui sont montrées dans l’un le sont dans l’autre, ainsi en est-il dans l’âme de l’homme, qui est un miroir où sont révélés vos secrets lorsqu’elle, intellectuellement, contemple les vertus et la grande bonté de votre déité sans que les choses sensuelles l’empêche de vous contempler. Car alors, Seigneur, l’âme voyant vos vertus et votre perfection et votre bonté, se voit elle-même dans votre vertu et dans votre bonté; et se voyant elle-même, elle prend connaissance des choses qui lui étaient secrètes lorsqu’elle ne se voyait pas elle-même dans votre perfection.

8.- Lorsque l’on place un petit miroir face à un grand miroir et que l’on regarde dans le grand, alors l’on voit dans le grand miroir, Seigneur, deux figures engendrées d’une figure, car le grand miroir montre la figure de l’homme hors des limites de la figure du petit miroir, et montre une autre figure de l’homme dans la forme que le grand miroir reçoit du petit miroir, et ainsi la face de l’homme, qui est une, est montrée dans le grand miroir en deux parties. Donc, de même que, sensuellement, le grand miroir montre au petit miroir en lui la figure de l’homme qui est cachée au petit miroir parce qu’il se trouve derrière lui, ainsi intellectuellement il est montré à l’âme de l’homme comment elle perçoit et connaît sa propre nature, car se voyant elle-même être une substance, qui est en trois choses et les trois choses sont une substance, elle le fait en percevant dans votre essence divine votre trinité et votre unité et la génération et la procession des personnes, dont la connaissance que l’âme a de votre trinité lui était cachée et secrète alors que l’âme n’avait pas connaissance d’elle-même.53

Le grand projet civilisateur de Lulle envisageait l’ouverture d’écoles de langues sur tout le pourtour méditerranéen, comme un support pour obtenir cette unité dans la Pensée. Pour Lulle, la Parole possède donc un grand pouvoir dû à sa nature supra-humaine, le Verbe divin nomme toute la création et le Souffle émané du Silence convertit chaque chose en un symbole de l’Ineffable; il répétera ces idées de mille manières, en particulier dans son livre Cent Noms de Dieu, ou dans l’encyclopédique Proverbes,54 où il dit, dans une telle consonance avec la Cabale:

1.- Dieu étant un être parfait, son nom est parfait.
2.- Dieu et son nom se correspondent réellement.
3.- Le nom de Dieu que l’homme emploie, est semblable à son nom.
4.- Le nom «Dieu» n’a pas été inventé; mais les noms par lesquels le désignent les hommes l’ont été.
7.- Celui qui dit «être qui n’a nulle nécessité», parle de Dieu.
8.- Celui qui dit «infinité et éternité», nomme Dieu.
9.- Celui qui dit «être infini et éternel», désigne Dieu.
11.- Le nom de Dieu est immuable. Cependant le chrétien, le juif et le sarrasin le changent, se réclamant de différents termes et vocables.
12.- Nous nommons Dieu, lorsque nous disons «infini » ou «éternel»; tout comme l’homme mentionne le fer, lorsqu’il dit «marteau» ou «clou», qui sont en fer.
13.- En Dieu, le nom du nom est «Dieu de Dieu».

Ainsi, le thème de la déification de l’être humain imprègne toute l’œuvre et la vie de ce personnage presque mythique, herculéen même, pour ses travaux et ses efforts. Mais cette divinisation ne serait pas possible sans l’intervention permanente de cette énergie appelée Amour, force que Lulle invoque dans ses poèmes ou ses méditations, et qui imprègne en réalité tous ses écrits –toujours dépouillée de sentimentalisme, étant d’une nature plus élevée–, comme dans beaucoup de textes d’initiés, ceux de ces trouvères des Cours d’Amour qu’il avait pu connaître lui-même, ceux des cabalistes contemporains comme Gikatilla ou Moïse de León, ceux des philosophes et mages inspirés de la Renaissance qui, transportés par les fureurs que préside la Vénus Ourania, pouvaient pénétrer les plus hautes sphères de la conscience; car l’on sait qu’il s’agit d’une énergie éternelle, le mortier de l’édification, celle qui donne sa cohésion à l’organisme cosmique en accordant et harmonisant toutes les oppositions et les réunissant dans son unité essentielle. Lulle, dans son Livre de l’Ami et de l’Aimé55 l’exprime ainsi:

257.- Bien au-dessus de l’amour est l’Aimé, et bien au-dessous de l’amour est l’ami. Et l’amour, qui est au milieu, ramène l’Aimé vers son ami, et élève l’ami vers l’Aimé. Et dans la descente et dans l’élévation vit et prend forme l’amour dont se languit l’ami et dont l’Aimé est comblé.
258.- L’Aimé est à la droite de l’amour, et l’ami est à sa gauche; c’est pourquoi l’ami ne peut parvenir à son Aimé sans passer par l’amour.
259.- L’Aimé est devant l’amour, et derrière l’Aimé est l’ami; c’est pourquoi l’ami ne peut parvenir à l’amour sans avoir fait passer ses pensées et ses désirs par l’Aimé.
260.- L’Aimé représente pour son ami comme deux Amants identiques à lui-même en ornements et valeurs. Et l’ami tombe amoureux de tous trois, bien que l’amour ne fasse qu’un, signifiant l’unité essentiellement une des trois Aimés.

Et toujours, ça et là, les éclairs d’un Cosmos recréé en permanence et de la réalité métaphysique qui le comprend et le dépasse:

305.- Éternellement commence, a commencé et commencera mon Aimé, et éternellement ne commence, n’a commencé ni ne commencera. Et ces commencements n’impliquent aucune contradiction en mon Aimé, parce qu’il est éternel et possède en soi unité et trinité.56

Nous ne pouvons qu’esquisser à grands traits la vaste production de ce sage de la fin du Moyen-âge –pont entre un monde obsolète et un monde vierge sur le point de naître– et les nombreux genres57 qu’il cultivait, mais ce que nous en avons dit permet d’entrevoir un peu du grand projet civilisateur de ce révolutionnaire, qui croyait au pouvoir de la Parole fécondatrice et créatrice, ainsi qu’à celui du Nombre et sa projection spatiale, comme autant de véhicules de construction et de connaissance, et comme des symboles révélant non seulement l’ordre du cosmos, mais aussi, et le plus important, la réalité supracosmique ou métaphysique.

Dans son Vita Coetanea, il reconnaît avoir écrit plus de 123 livres, et le catalogue actuel les chiffre à 265, beaucoup desquels portent également sur la science médicale, l’astrologie et l’alchimie.58 Lulle affirme n’avoir pas pratiqué cet art, bien qu’un grand nombre de traités alchimiques lui soient attribués et que l’on en découvre encore actuellement dans des fonds bibliographiques, et qu’il fut le promoteur de toute une revitalisation de l’Art Royal qui se prolongerait jusqu’à la fin du XVIIe siècle.59 À la Renaissance, des centaines de ces opuscules lulliens ou pseudolulliens (qui se chiffrent à près de 500 titres) circulaient, édités et réédités, occupant des places de choix dans les bibliothèques des protagonistes de cette nouvelle période. Le fait de les placer sous le patronage de Lulle –loin de la connotation péjorative que possède aujourd’hui tout ce qui porte le préfixe «pseudo» qui le rend équivalent à faux ou mensonger–, signifie l’adhésion ou la filiation intellectuelle à un personnage lié à la véritable tradition d’Occident, ainsi que la conviction que son modèle spéculatif universel est applicable à la science des transmutations. De plus, comment ne pas reconnaître dans toute la production intellectuelle de Lulle une exhortation permanente à la transmutation interne, c’est-à-dire à la pratique d’une alchimie spirituelle comme un moyen de réalisation métaphysique, en même temps que modèle exemplaire de la cosmogonie. Cet extrait de son Testament60 en est la démonstration:

Au commencement Dieu créa cette nature du néant seulement par sa volonté née de sa libéralité en une pure substance, qui s’appelle essence quinte où toute la nature est enfermée. De la substance la meilleure et la plus pure (qui fut divisée en trois parts) Dieu créa les Anges. De la seconde les cieux, les Planètes et les Étoiles, et de la troisième moins pure il fit ce monde inférieur, et le fils de la doctrine doit y être et dans son intelligence, non comme il est dit au-dehors mais de la manière dont tout a été créé ensemble par la haute volonté de Dieu sans succession d’aucune matière qui précède, car autrement cela ne serait ni création ni opération Divine, laquelle est fondée quant à création en un produit de l’être qui descend scientifiquement par création du néant en un véritable être substantiel. Pour cela, mon fils, tu dois entendre avec un esprit scientifique ce que nous avons dit et ce que nous dirons et qui échappe à la commune et vulgaire intelligence, parce que je parle avec respect de l’œuvre de la nature que tu dois imiter dans ton œuvre.

Il est bien connu que, dans beaucoup de milieux aux mentalités étroites et partiales –comme c’est le cas du catholicisme dogmatique, de l’expérimentalisme et de la phénoménologie de la science moderne, et aussi de la spécialisation qui s’est imposée et s’est propagée à partir des universités, pour ne citer que quelques exemples–, une science aussi ancienne et principielle du point de vue symbolique que l’Alchimie a été de plus en plus attaquée et dénigrée, et ses adeptes qualifiés de nécromants, de charlatans ou d’idéalistes, alors que beaucoup étaient en réalité, et sont encore, des initiés s’appuyant sur la symbolique de l’Art Royal pour connaître et conquérir les plus hautes réalités spirituelles. Nous mentionnons cela parce qu’un autre personnage que nous rencontrerons dans ce chapitre, Arnaud de Villeneuve, était très estimé dans le domaine de la médecine mais, lorsqu’il s’agit d’aborder sa posture face à la religion et la théologie, de nombreuses voix s’élèvent à son encontre; quant à ses penchants et agissements en tant qu’alchimiste, ils ont été ou bien négligés comme pour excuser ce «faux-pas», ou alors ridiculisés, voire attaqués sans égards. En réalité, nous sommes devant un autre de ces hommes qui, comme son contemporain Lulle, avaient une vision lucide et synthétique de la réalité, et dont les intérêts les amenèrent à aller bien plus loin dans de nombreuses disciplines dépositaires du savoir cosmogonique. Nous voudrions commencer par souligner qu’Arnaud se livrait à l’art de la transmutation, –que l’on retrouve également dans la Cabale, comme nous le verrons un peu plus loin– raison pour laquelle Menendez Pelayo le fait figurer dans son Histoire des hétérodoxes espagnols61 où il cherche à éloigner à tout prix la mauvaise influence de Villeneuve sur «l’orthodoxe» Raymond Lulle:

L’un des points obscurs de la vie non théologique d’Arnaud sont ses relations avec Raymond Lulle, sur lesquelles ont tant insisté les auteurs ayant écrit sur l’alchimie. Ainsi, v. gr., l’auteur du Conservatio philosophorum dit que Raymond Lulle était incrédule quant au pouvoir de l’alchimie; mais qu’il se rendit plus tard aux arguments et expérience du sacratísimo maestro Arnaldo de Vilanova, catalán, dont il fut le disciple en cet art. Mais quel crédit devons-nous accorder à ce livre apocryphe, œuvre de quelque imposteur du XVe siècle, alors qu’il a été prouvé aujourd’hui que Raymond n’a jamais cru en la possibilité de la transmutation et que les livres de chimie qui circulent sous son nom ne sont pas authentiques?62

En revanche, il n’a aucun scrupule à traiter Villeneuve de déséquilibré63 et à l’accuser de pratiquer cette science néfaste:

L’auteur du livre apocryphe Ars operativa, qui circule parmi ceux attribués à Raymond Lulle, raconte qu’il a reçu, sous le sceau, du roi Robert, le rapport des expériences d’Arnaud. Il est bien connu que ce roi Robert figure continuellement dans les radotages alchimiques. Arnaud s’est vu attribuer, avec plus ou moins de bien-fondé, l’extraction de l’esprit de vin, de l’huile de térébenthine, des eaux de senteur, etc.64

Mais il est vrai que Villeneuve explora et approfondit cette symbolique si enracinée dans la Tradition Hermétique –et aussi, bien sûr, dans la tradition hébraïque–, ce qui mérite tout notre respect et notre gratitude, car c’est à ces êtres sans préjugés, ouverts aux différentes voies de l’enseignement cosmogonique, que nous devons la persistance de la tradition, bien que cela leur ait occasionné plus d’un conflit, et beaucoup d’incompréhension de la part des soi-disant dynamiteurs de la Vérité. Les notes suivantes sont un témoignage de l’engagement de Villeneuve envers l’Art Royal:

Arnaud, sous la protection de Boniface,65 vit augmenter encore davantage son prestige, réalisant même plusieurs expériences d’alchimie à la cour du souverain pontife. En cette circonstance l’on raconte que Boniface lui dit: «Occupe-toi de médecine et non de théologie, et nous t’honorerons». (…)

Arnaud a sûrement été personnellement en relation avec le roi Robert, grand protecteur des alchimistes, comme le prouve le fait de lui avoir dédicacé son traité De conservanda inventute et une épître,66 que certains croient apocryphe, sur l’alchimie.67

Cet homme énergique et impétueux, né sur les terres du Levant espagnol vers 1238, avait étudié la médecine à l’université de Montpellier et, outre y avoir été professeur pendant quelques années, était très réputé dans l’exercice de son office. Il a été le médecin particulier des papes Boniface VIII, Benoît XI et Clément V; du roi Jacques II et de son frère Frédéric de Sicile, ainsi que de Robert de Naples, que nous avons déjà cité. Il écrivit environ 70 traités de médecine, physiologie, pharmacologie et diététique, et de nombreux opuscules d’alchimie lui sont attribués, dont nous mentionnerons: Liber vitae o Liber de vita philosophorum; Curae breves; De vinis; Rosarius Philosophorum; Perfectum magisterium et gaudium, transmissum ad inclytum regem Aragonum ou Flos Florum,68 Epistola super Alchimia ad regem neapolitanum; Practica missa Bonifacio papae; Semita semitae. Et nous citerons aussi quelques uns de ses traités de magie naturelle, astrologie et oniromancie, sciences hermétiques qu’il avait également étudiées: De parte operativa, Capitula astrologiae de iudiciis infirmitatum secundum motum planetarum, De sigillis, Prognosticationes visionum quae fiunt in somniis. Beaucoup de ces œuvres ont été rééditées pendant la Renaissance et eurent des répercussions extraordinaires parmi des médecins, des alchimistes et des philosophes renommés de cette période. C’est le cas des collections alchimiques réunies par Guglielmo Gratarolo (Bâle 1561), qui comprenaient beaucoup des œuvres de Villeneuve, tout comme celle de Lazare Zetzner (Strasbourg 1613), ou celle de Frankfurt de 1602-1603, ainsi qu’une Opera d’Arnaud, publiée par Nikolaus Oschle à Bâle, en 1585, pour n’en citer que quelques unes.

Ainsi, les expériences et les recherches de Villeneuve sont profondément liées à la tradition patronnée par Hermès et, sur de nombreux points, sont compénétrées avec celles des initiés de la tradition hébraïque. Comme nous l’avons signalé auparavant, l’Alchimie est présente depuis des temps reculés au sein de la culture juive et dans ses textes sacrés, comme celui-ci, où se manifeste déjà grade élevé de l’Art Royal en tant que dépositaire des savoirs révélés par la divinité, transmis de génération en génération par l’intermédiaire de sa riche symbolique:

Moïse dit alors aux Israélites: «Voyez, Yahvé a choisi Betsalel, fils d’Uri, fils d’Hur, de la tribu de Juda, et l’a rempli de l’esprit de Dieu, lui conférant habileté, maîtrise et expérience en toutes sortes de tâches, pour concevoir et réaliser des projets en or, en argent et en bronze, pour graver les pierres à enchâsser, sculpter le bois et exécuter toute sorte d’ouvrage; Il a mis en son cœur et en celui d’Oholiab, fils d’Ahisamak de la tribu de Dan, le don d’enseigner. Il les a comblés d’habileté pour travailler et broder l’étoffe en pourpre violet et écarlate, en cramoisi et lin fin, et pour les travaux de tissage. Ils sont capables d’exécuter toute sorte de travaux et d’inventions».69

Et n’oublions pas Tubal Caïn, qui forgeait les métaux, et la mythique Marie la Juive, sœur de Moïse et première femme alchimiste, ou Calid le Juif, fils de Gazichus, et toute une saga de sages de cette tradition70 qui ont utilisé comme support de leurs travaux de divinisation les codes, les instruments et le langage de l’alchimie, la transmettant à leurs descendants sans interruption, et dont l’enseignement s’est prolongé jusqu’aux temps de l’Alexandrie hellénistique des premiers siècles de notre ère, cette enclave où convergeaient alchimistes, théurges, philosophes et sages venus du monde entier, et dont le travail de synthèse a permis à cette science, comme à bien d’autres, d’en sortir vivifiée pour se répandre ensuite dans toute la Méditerranée, puis, de la main des Arabes, cette fois, être introduite en Espagne au Moyen-âge, et, de là, grâce aux nombreuses traductions en latin d’opuscules alchimiques réalisées par des juifs, l’Alchimie se diffuse dans toute l’Europe, irradiant partout ses lumières.

Le même discours cabalistique, qui germine et s’épanouit en Sefarad à l’époque où vivait notre auteur, peut être lu en clef alchimique. Le modèle de l’Arbre de Vie est l’athanor où se concentrent tous les pouvoirs cosmiques (symbolisés par les sefirot) qui seront activés peu à peu par le cabaliste grâce aux constantes opérations de transmutation, qui le rendront universel. L’Arbre est donc le grand laboratoire universel (valable aussi bien pour le macrocosme que pour le microcosme), avec une porte d’accès en Malkhout et une porte de sortie au sommet, en Keter, qui s’ouvre sur l’Infini. Entre les deux, le «four» où cuisent les énergies grâces aux deux opérations fondamentales, dissolution et coagulation, et où est extrait l’or de chaque sefira, au long d’un parcours, toujours ascendant, qui traversera les mondes d’Asiyah, Yetsirah et Beriah, jusqu’à atteindre celui d’ Atsilouth. L’œuvre est complétée avec l’obtention de l’Élixir d’Immortalité ou de la Pierre Philosophale, deux symboles de l’état de conscience d’unité, également exprimé par Keter. De plus, dans cet Arbre-athanor-homme, chaque colonne correspond à un principe alchimique: le Soufre correspond à la colonne de la Force, le Mercure à celle de la Forme et le Sel à celle de l’Équilibre; et chaque monde, ou plan, correspond à l’un des quatre éléments: le Feu à Atsilouth, l’Air à Beriah, l’Eau à Yetsirah et la Terre à Asiyah, et la quintessence correspond au cœur de l’Arbre, Tifereth, analogue au cœur de l’être humain et du monde. Ce processus interne, Arnaud de Villeneuve l’exprime ainsi, dans son livre Le Rosaire des Philosophes71

Le chercheur en cette science doit travailler avec un engagement constant. Nul ne doit donc se précipiter, car notre art ne s’accomplit pas dans la multitude des choses: il est un. Il n’y a qu’une seule pierre, qu’une seule médecine, à laquelle rien d’étranger n’est ajouté ni retranché, excepté ce qui est en trop. En effet, tout le soufre interne, c’est-à-dire vulgaire, ou le mercure butyrique, lui est étranger, car il est en soi destructif et corrupteur. Au contraire, c’en quoi elle s’est convertie par notre magistère, c’est-à-dire l’or et l’argent, ne lui est pas étranger: car rien ne convient à ce composé sauf ce qui lui est proche par nature (…)

Les phases principales du régime, qui interviennent l’une après l’autre, sont quatre: dissoudre, laver, réduire et fixer. Dissoudre le grossier en simple et le subtiliser, laver l’obscur pour l’éclaircir, réduire l’humide au sec, et fixer le volatile sur le fixe. Dissoudre c’est diviser le corps et la matière, ou faire la première matière. Laver c’est humecter, distiller et calciner. Réduire c’est incérer, engraisser ou imprégner. Fixer c’est subtiliser, épaissir, évaporer et coaguler. Par la première opération est changée la nature intérieure, par la deuxième, l’extérieure, par la troisième la supérieure, et par la quatrième l’inférieure.

Pour terminer en attestant cet héritage ancestral dont il se sent lui aussi le dépositaire, et qu’il protège comme un précieux trésor:

Et bien qu’incomplet, il est suffisamment généreux pour les intelligents. Vous qui possédez ce livre, dissimulez-le dans vos cachettes, ne le montrez à personne ni ne l’offrez à des mains impies, car il contient intégralement le secret des secrets de tous les Philosophes. En effet, il en est ainsi, et de si grosses perles ne doivent pas être données aux pourceaux ni aux indignes, car elles sont un don de Dieu, et c’est Dieu qui le donne ou le retire à qui Il veut. Pour cette raison, chers lecteurs, vous qui avez ce livre entre les mains, portez votre doigt à vos lèvres, vous qui vous considérez les fils des Philosophes, et conservez le Rosaire des Philosophes en secret, pour que vous soyez nommés ainsi avec raison et pour que vous puissiez être compris dans la catégorie des sages antiques.72

Mais ce n’est pas seulement au travers de l’alchimie que l’on voit à quel point il était proche de la tradition hébraïque, puisque Villeneuve s’est même intéressé à la fabrication du Golem, le plus remarquable étant sa connaissance de la langue sainte, acquise à l’école de langues orientales dirigée par Raimond Martin73 à Barcelone, où il a également fait des études bibliques, rabbiniques et talmoudiques. Villeneuve écrivit un important traité sur le nom de Dieu, que nous citerons largement plus avant,74 ce que Menéndez Pelayo mentionne de nouveau avec dédain:75

Jusqu’à présent, nous ne voyons en Arnaud, hormis quelque bévue anecdotique, qu’une bonne dose de fanatisme et une confiance excessive en l’esprit privé. En 1292, trois jours avant la fête de sainte Marie Madeleine, il composa in Castro Ardullionis, une explication du Tétragramme hébreu, où il se propose de démontrer par des raisons naturelles, péchant déjà de témérité, le mystère de la Trinité. Il exhibe dans ce traité son érudition hébraïque et cabalistique.

De notre côté, nous reconnaissons dans ce discours de Villeneuve, qui figure également sous le titre d’Allocutio super Tetragramaton, une grande démonstration de ses connaissances symboliques de la langue hébraïque, outre le fait d’en faire figurer la correspondance avec le latin, de manière que, en quelques pages, il traite et conjugue d’importants sujets sous-jacents dans les deux traditions, comme celui de l’unité, de la trinité et même des adaptations qui se produisent dans le devenir cyclique afin que la Vérité, toujours une et identique à elle-même, puisse être connue à chaque instant sans être dénaturée. Les citations suivantes révèlent les découvertes, toujours spectaculaires, de l’itinéraire secret de cet auteur, qui pourraient difficilement être partagées par des mentalités fondamentalistes, systématiques ou dogmatiques:

Il plut au docteur éternel, non pour mes mérites, je crois, mais plutôt pour le mérite du zèle que j’ai appelé religieux, de m’introduire dans la langue hébraïque afin que soit montrée à ma considération l’inquiétude de chercher ce que le nom Tétragrammaton, si souvent lu dans le texte hébraïque de l’Ancien Testament, signifie pour l’âme des fidèles.

J’ai pensé pour cela interroger les fidèles, car, considérant que pour eux les titres des livres brillent en rouge, il est évident que si nous examinons soigneusement leurs textes, nous verrons qu’ils offrent la lumière solaire de la compréhension des Écritures, par le mérite et la passion du Seigneur, comme seul peut le faire le lion de la Tribu de Juda, qui vainc au moyen de la passion, distillant une liqueur rouge pour écrire, capable de briser les sceaux du livre fermé. (p. 36-37).

Ainsi donc, bien que ce n’ait pas été avec la dévotion qu’il eût fallu, je cherchai, demandai et appelai et, ouverte la porte, trouvai ce que je cherchais, recevant bien plus encore. Je trouvai d’abord que le dit nom s’écrit avec des lettres hébraïques et avec des lettres latines et qu’il exprime exclusivement le mystère de la très Sainte Trinité. En Dieu le Commencement aspire sans commencement et le commencement à son tour aspire au commencement. (p. 39-40).

Il faut donc en déduire que tout ce que le dit nom signifie est contenu intégralement dans ses lettres. Mais il ne signifie en soi aucune autre chose, sauf celle qu’il doit signifier. Il est donc nécessaire que les lettres utilisées par Dieu pour exprimer ce nom se réfèrent à Lui. (p. 40).

Revenant donc sur les choses que nous disions nous trouvons que le yod signifie que Dieu est le commencement sans commencement qui commence, qui résonne per se et qui est le premier concevable par lui-même. (p.42).

Mais dans le nom qui nous occupe, le he qui suit le vav signifie par rapport au vav la même chose que ce que le he qui suit le yod signifie par rapport au yod. Ensuite, lorsque l’on explique la signification des voyelles du nom Tétragramme suivant l’écriture hébraïque, c’est au sens le plus élevé: qu’en Dieu existe le commencement sans commencement qui commence et possède un son per se et en soi-même, et dans l’acte d’en aspirer une avec un angle lié, ou bien, avec un lien indissoluble, deux côtés égaux, dans lequel, dis-je, existe le principe coéternel du principe qui fait toujours partie de lui-même et celui qui aspire est l’angle lié, c’est-à-dire lui-même.

Le nom de la Sainte Trinité écrit en latin signifie la même chose que le nom Tétragramme, et là, les lettres latines et les hébraïques des deux noms sont équivalentes. Mais elles diffèrent dans la figure et la faculté des parties et la Sagesse divine l’a voulu ainsi, parce que les signes qu’elle emploie pour instruire l’intelligence de ses élus non seulement signifient une chose d’importance principale, mais aussi de nombreuses choses ajoutées, suivant la diversité des temps et des peuples.

Ainsi, le mystère exprimé par Dieu aux fils de l’Ancien Testament sous forme de rouleau, il l’exprima aux fils du Nouveau Testament sous forme de livre; de la même manière, par exemple, le mystère du buisson ardent signifie la même chose que le mystère de la toison pour d’autres, et ainsi pour tous les autres signes. (p. 46-47).

Dieu fait l’œuvre de la création en peignant des lettres comme si elles étaient des hommes tombés dans le monde présent, et Lui-même unit depuis là-haut [au père] tous ceux qui sont contenus dans le corps mystérieux du Sauveur, qui les forgea jusqu’à la rectitude de la justice, au moyen de la passion et de la croix. (p. 71)

Et nous ne pouvons oublier l’intérêt d’Arnaud pour les signes des temps, qu’il vécut de façon dramatique, puisque, après plusieurs visions de l’arrivée imminente de l’Antéchrist,76 il clama la nécessité d’un redressement spirituel devant les papes que nous avons déjà cités, ne recevant d’eux aucun soutien, mais plutôt le silence, et même de cruelles attaques de la part de nombreux dominicains. La gravité de l’affaire fut telle que, peu après sa mort (que l’on croit être survenue lors d’un naufrage vers 1312), l’Inquisition entama un procès contre lui avec pour résultat que ses livres théologiques et religieux77 ainsi que de nombreux ouvrages alchimiques, furent condamnés et envoyés au bûcher; mais un si grand nombre de copies en circulaient dans toute l’Europe que, par chance, beaucoup échappèrent aux flammes. Après son échec auprès de la papauté, Villeneuve continua néanmoins de chercher l’appui des rois: Frédéric de Sicile lui donna son soutien jusqu’à la fin, mais sans matérialiser aucun de ses projets, qui plaidaient pour donner une grande importance aux ordres tertiaires et au mouvement béguinal comme têtes de file de ce redressement.

Les visions millénaristes de Villeneuve se fondaient sur sa propre expérience ainsi que sur les textes les plus importants de la Tradition d’Occident, aussi bien juifs que gréco-latins et chrétiens, comme Daniel 12, 11; Matthieu 24; les prophéties des sibylles d’Érythrée et de Cumes, de saint Augustin, de saint Paul et de l’Apocalypse; et aussi sur ceux de visionnaires tels que Cyrille, Eusèbe, Hildegarde et Joachim de Fiore, ce qui démontre sa vision synthétique et ésotérique. Pour Arnaud, la régénération possède une expression horizontale où le christianisme prend la relève du judaïsme, mais sans renier la valeur et les enseignement de ce dernier, thème qui sera repris plus tard par de nombreux cabalistes de la Renaissance; Villeneuve esquisse déjà la notion que les mystères les plus profonds du christianisme sont expliqués et contenus dans le Nom imprononçable de Dieu:

Mais si quelqu’un demandait pourquoi le dit nom Tétragramme n’a pas été donné dans l’Écriture Sainte au peuple des latins, mais seulement aux hébreux, l’on répondra, comme à propos d’autres signes, que Dieu a donné à ce peuple les signes, aussi vocaux que réels, qu’il avait au préalable décidé d’ajouter, sachant qu’ils perdureraient à travers les siècles comme le prouve le fait que le peuple judaïque continue de les utiliser et a un voile devant les yeux de l’âme, qui ne lui permet pas de comprendre la vérité scellée, alors que la mort du Christ, comme nous l’avons dit plus haut, déchire [pour les latins] le voile du temple judaïque, c’est-à-dire du cœur. (…)

Mieux, est tombée sur les latins et les convertis [la vérité] qui était tombée [auparavant] sur les juifs. Ce nom Tétragramme qui a d’abord été connu du peuple judaïque, a été chose scellée par ce peuple, qui ignore encore sa signification. Cela arriva en premier lieu parce que, pour les latins, la vérité s’est incarnée, ce que nous savons, avec toutes ses excellences, dans les premiers docteurs de la foi catholique. En second lieu, les noms de la même vérité furent donnés dans l’écriture sous la forme et la qualité du nom Tétragramme et le nom Tétragramme fut communiqué aux latins comme la Trinité divine, ce qui signifie que le Tétragramme contient les mystères de la vérité incarnée.78

Mais la vérité, c’est que la fin du monde a lieu à chaque instant, tout comme sa renaissance, et c’est pour cela qu’à chaque étape historique apparaissent des signes qui en annoncent la réalité, ce qui peut être vécu simultanément au cours du voyage initiatique, où l’on connaît les mystères de la vie et de la mort, ainsi que la conquête d’une sphère, ou d’un autre monde, où brille un paradis toujours présent, intemporel ou éternel, visualisé par chaque tradition sous des noms différents mais une signification identique, qu’il soit nommé Jérusalem Céleste, Lumière, Agartha, Christianopolis, etc., et qui est le symbole de l’état de conscience d’unité. Le discours de Villeneuve se joint à cette voix unique:

Sans doute, l’intelligence humaine est un livre édité par Dieu, dans lequel les expositions et les sens des expressions divines s’illuminent lorsque la Sagesse de Dieu le décide, alors que les significations particulières des mots sacrés n’apparaissent pas en même temps, mais successivement et progressivement au cours des temps et des âges du monde, et beaucoup dorment encore dans la poussière de la terre, c’est-à-dire dans l’image terrestre de la lettre et après la mort du Christ, dans la dernière persécution des fidèles elles sortiront du monument funéraire des expressions littérales et apparaîtront dans la cité de la communauté fidèle. Et plus ce temps sera proche plus germeront les semences de la doctrine sacrée, jetées dans la terre des expressions littérales et apparaîtront les épis jusqu’alors enterrés dans les livres sacrés.79

Enfin, nous signalerons que l’influence de ce sage s’est tellement répandue que beaucoup de ses œuvres médicales et alchimiques ont également été traduites en hébreu, comme cela a été le cas de celles de Lulle en arabe, de manière que les multiples portes ouvertes par les enseignements de ces deux grands penseurs de la fin du Moyen-âge ont été «transférées» à la Renaissance par leurs successeurs , faisant briller de toute leur splendeur beaucoup des symboliques universelles que Villeneuve comme Lulle avaient explorées et défendues, et que nous avons à peine esquissées à grands traits dans ce chapitre.