PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS
CHAPITRE III
LA TRADITION HERMÉTIQUE ET LA CABALE

Marsile Ficin et Jean Pic de la Mirandole (cont. 2)
Mais allons retrouver Pic de la Mirandole, dont nous avons déjà dit qu’il a introduit la Cabale hébraïque dans la pensée occidentale de la Renaissance, en précisant cependant que les échanges intellectuels entre juifs et chrétiens, qui étaient assez courants pendant le Moyen-âge, recommençaient à briller à la Renaissance, d’abord à Florence puis dans toutes les cours italiennes, et donc dans tout le monde, que l’Europe symbolisait à leurs yeux.

Nous acceptons ici le point de vue de l’écrivain britannique, auquel il faut ajouter fondamentalement le nom de Proclus au sujet de la formation de Ficin,114 auteur sur lequel nous reviendrons plus loin.

Si nous considérons les écrits hermétiques et la cabale sous le même angle d’analyse qu’utilisait Pic, une série de fascinantes symétries s’ouvre devant nos yeux. Le législateur égyptien avait transmis des enseignements mystiques merveilleux, offrant une description de la création dont l’on pourrait déduire qu’il connaissait une grande partie de ce que savait Moïse. Jointe à cet ensemble de doctrines mystiques se trouvait également une tradition magique, celle contenue dans l’Asclepius. La cabale contenait aussi un merveilleux ensemble de doctrines mystiques dérivées du législateur égyptien, et projetait un nouvel éclairage sur les mystères mosaïques de la création. Pic se perdait parmi de telles merveilles. Il y voyait la confirmation de la divinité du Christ. Liée à la Cabale, il existait toujours un certain type de magie: la cabale pratique.

De plus, hermétisme et cabalistique se corroboraient mutuellement au sujet d’un thème qui était fondamental pour les deux doctrines: la création effectuée par le Verbe. Les mystères des Hermetica étaient les mystères du Verbe, ou Logos, et dans le Pymandre, c’est grâce au Verbe lumineux, le Fils de Dieu surgi du Noûs, que naît l’acte créatif. Dans la Genèse, «Dieu parla» pour créer le monde et, puisqu’il avait parlé en hébreu, les mots et les lettres hébraïques ont été l’objet d’infinies méditations mystiques, tandis que, pour les cabalistes pratiques, ils possédaient aussi des pouvoirs magiques. Il serait peut-être juste d’ajouter que Lactance contribua, sur ce point précis, à cimenter l’union entre hermétisme et cabale chrétienne, puisqu’il dit, après avoir cité le psaume «Les cieux ont été faits par la parole de l’Éternel» et saint Jean, «Au commencement était le Verbe», que ces affirmations ont été revalidées par les Gentils. «Car Trismégiste, qui d’une façon ou d’une autre réussit à comprendre presque toute la vérité, décrit aussi l’excellence et la majesté du Verbe», et il reconnaît «qu’il existe une langue ineffable et sacrée dont la signification dépasse la mesure de la capacité humaine». (p. 106-107).

Et elle insiste ponctuellement:

L’union entre hermétisme et cabalistique, dont Pic fut le fondateur et l’instigateur, était destinée à obtenir des résultats importants, et la subséquente tradition hermético-cabalistique a eu des conséquences d’une portée considérable. Cette tradition aurait pu avoir un caractère purement mystique, dans la mesure qu’elle s’occupait de développer les méditations hermétiques et cabalistiques sur la création et sur l’homme au moyen de labyrinthes extrêmement compliqués de spéculations religieuses, riches en aspects harmoniques et numériques absorbés de la tradition pythagoricienne. Cependant, elle manifestait aussi un aspect magique et, à ce sujet, Pic a été le premier à réunir les deux types de magie, hermétique et cabalistique. (p. 106).

Plus loin, cette extraordinaire investigatrice explique en trois mots le thème ardu de la Théurgie:

Pic entend par magie naturelle licite l’établissement de «liens» entre la terre et le ciel au moyen de l’utilisation correcte des substances naturelles suivant les principes de la magie sympathique. Puisque de tels liens se trouveraient privés d’efficacité sans l’existence d’un support supérieur comme le talisman ou les images astrales, transformés en objets utiles grâce au spiritus naturel, leur utilisation doit être comprise (c’est du moins ce que je crois) parmi les méthodes grâce auxquelles le magicien naturel de Pic «unit» les vertus du ciel et celles de la terre, ou bien «épouse le monde», ce qui n’est qu’une manière différente d’exprimer le même concept. (p. 109).

Comme on peut l’observer, c’est sur Ficin et Pic que repose la structure de la première pensée de la Renaissance, le véritable humanisme et son ultérieure projection aux XVIe et XVIIe siècles, en Allemagne, en France et en Angleterre, sans oublier la péninsule ibérique, avant de parvenir en Amérique par différentes voies, dont la plupart étaient plus ou moins liées à la Franc-maçonnerie, héritière de l’Ordre des Rose-Croix.

Eugenio Garín, dans un livre que nous avons déjà cité précédemment, nous illustre également sur les rapports de Ficin avec Hermès et l’hermétisme.

Si Platon a été pour Marsile Ficin plus qu’un maître, l’incarnation même de la sagesse divine, la lecture des opuscules hermétiques qui, traduits par lui-même en latin, compteraient parmi les plus grands succès littéraires de la fin du 400, eut un poids décisif dans sa formation. La sagesse du «trois fois grand», mystérieuse et allusive, admirablement présentée sous forme d’un ensemble de poésie et prophétie, conquit tous les esprits qui aspiraient à une religion libérée de la rigidité de formes et de l’étroitesse des autorités traditionnelles. Au travers de l’hermétisme se diffusait l’idée d’une révélation pérenne, aussi ancienne que l’humanité; et pourtant, en progrès, lent mais sûr. Les mystères de l’être, toujours présents et révélés à l’homme dès son origine, l’accompagnent comme un trésor accordé à tous sans distinction; qui le veut peut donc le retrouver, seulement en s’interrogeant avec sincérité et pureté à son sujet et sur les choses qui l’entourent. L’homme est présenté comme une créature d’exception, l’image vivante de Dieu dans le monde. L’homme, précisément par cette parenté avec le créateur, est créateur de lui-même, et capable de faire converger en lui et d’exploiter toutes les forces de l’univers.115

Ce sur quoi elle abonde un peu plus loin :

L’hermétisme –et cela explique son succès– enseignait que Dieu s’était révélé aux hommes aux temps les plus reculés, affirmait l’existence d’une révélation pérenne dont toutes les religions ne sont que les expressions et des traductions partielles, insistait sur la paix religieuse dans un culte de l’esprit où communient Moïse, Platon et le Christ. Et cette concorde qui, d’une part, nous donne la certitude de la vérité qui est unique, égale à elle-même, impérissable, de l’autre dépouille la religion de toutes ses difficultés, de tous les obstacles que la parole mortifiante ou la cristallisation des rites semblent opposer à la critique du philosophe, ainsi qu’au grief croyant. Elle nous enseigne à aller au-delà des habits extérieurs afin de trouver l’âme véritable qui palpite en nous, qui vit dans les choses, qui est présente partout; et qui, de manière presque exemplaire, trouve sa réalisation dans un Christianisme interprété à la lumière de la tradition platonicienne qui constitue la clef de tous les mystères.116

Kristeller s’exprimait dans le même sens117 au sujet de la nouvelle Académie Platonicienne:

Avant tout, l’Académie Florentine représente une nouvelle phase dans la longue et complexe histoire de la tradition platonicienne, et Ficin était bien conscient d’être l’héritier et le porte-étendard de cette tradition. Ses sources comprenaient non seulement les écrits de Platon lui-même et des platoniciens antiques que nous appelons généralement néoplatoniciens, mais aussi celles attribuées à Hermès Trismégiste et Zoroastre, Orphée et Pythagore, que l’érudition moderne a identifiées comme des produits apocryphes de l’Antiquité tardive, mais que Ficin, à l’instar de nombre de ses prédécesseurs et contemporains, considérait comme les témoignages vénérables d’une philosophie et d’une théologie païennes extrêmement anciennes, qui avaient précédé et inspiré Platon et ses disciples. Ficin savait aussi que le platonisme avait fait des adeptes parmi les écrivains latins de l’Antiquité, les auteurs ecclésiastiques primitifs et les philosophes médiévaux arabes et latins: par exemple, Boèce et Chalcidius, Denys d’Aréopagite et saint Augustin, Avicenne et Al-Farabi, Henri de Gante et Duns Scot, et, dans son propre siècle, Bessarion et le Cusain. Nous savons, par les écrits de Ficin, que beaucoup de ces auteurs, sinon tous, lui étaient plus ou moins connus. À quel degré il était en dette envers certains d’entre eux ainsi que la teneur et l’importance de ces dettes par rapport à chacun et à sa propre originalité, sont naturellement des questions discutables qui, pour la plupart, n’ont pas encore été examinées ou répondues. Mais il est évident qu’au moins Platon et Plotin, les écrits attribués à Zoroastre et à Hermès, et les œuvres philosophiques de saint Augustin, laissèrent une empreinte profonde dans sa pensée. À ces noms, nous pouvons ajouter celui du platonicien byzantin Gémiste Pléthon qui, d’après le rapport de Ficin lui-même, donna à Cosme de Médicis l’idée de fonder une académie platonicienne à Florence, idée que devait réaliser bien des années plus tard Marsile Ficin lui-même.

Marsile croyait également être, comme nous l’avons mentionné, le continuateur de l’Académie qui avait duré jusqu’au VIe siècle grâce à la grandeur que lui avait donné Proclus118 au Ve siècle avec son autorité de sage directeur pendant quarante ans de travaux et d’études sacrées, ainsi que le rite du silence, la méditation et l’ouverture sur d’autres états de conscience et leur réalisation, ce qui constituera les étapes, ou mondes, de l’initiation aux mystères de la Connaissance.

Nous ne pouvons pas ici traiter à fond de Proclus, personnage décisif dans l’interprétation de Platon.119 Malheureusement, Justinien ordonnait en 529 la fermeture de l’Académie.120 Parlant de ce personnage, María Toscano et Germán Ancochea synthétisent ainsi la théorie (dans son acception étymologique) des émanations:121

Le développement de Proclus est un mouvement continu de descente et d’ascension où les êtres particuliers arrivent puis retournent à leurs commencements respectifs, passant de l’unité à la multiplicité et de la multiplicité à l’unité. Tout arrive par l’émanation d’une Unité dont font partie les choses qui en proviennent sans la diviser. L’Unité se déploie dans un enchaînement de manifestations en série, où chaque début de série est la cause des réalités qui en découlent. Dans ce processus d’émanation, ce qu’il y a de plus élevé dans une série, touche le plus infime de la série supérieure, tous deux agissant comme intermédiaires, aussi bien dans le processus de manifestation que dans le processus de retour.

Notre intérêt a été éveillé par cette dernière possibilité transposée au schéma de l’Arbre Séfirotique et sa division en quatre plans, à savoir que Keter, sur l’Arbre d’Asiyah serait le Malkhout de l’Arbre de Yetsirah, et le Keter de Yetsirah serait le Malkhout de Beriah. Comme le Keter de Beriah est le Malkhout d’ Atsilouth et le Keter d’ Atsilouth est l’insaisissable objectif de la metanoïa.122

Proclus va plus loin dans la théologie négative qui avait débuté chez Plotin. Tout ce qui était Dieu en tant que «non-être» apparaît, définitivement, comme l’incapacité de l’homme à donner un nom à la divinité. Tout nom que l’homme donne au divin, est inexact, est incorrect, ne sert à rien, ne définit rien. Normalement, donner un nom signifie définir, délimiter quelque chose, et comme Dieu ne peut pas être délimité, tenter de donner un nom à la divinité est comme une sorte d’entreprise absurde, sans aucun sens, parce que dès l’instant que je le nomme je le place au milieu de toutes les autres choses, et dès l’instant que je le nomme, je fais de Lui une réalité parmi d’autres réalités.123

Chacun à son époque, Proclus et Ficin ont tous deux été de grands théurges, et tous deux ont été l’unité de la série, la tête du module, les premiers de l’espace qu’ils ont généré et génèrent encore par la Grâce que leur ont accordée les dieux, les nœuds, ou les points de conjonction, du filet de transmission cosmique auquel ils sont désormais liés par les délicates chaînes de l’or intellectuel.

Et ce filet est également musical: ce n’est pas en vain que le hiérophante florentin exécutait ses rites en accompagnant de sa «lira de braccio» les hymnes et psaumes qu’il entonnait d’une voix exquise.124 D. p. Walker nous dit, se référant à l’art ficinien:125

L’efficacité de la musique pour capturer l’esprit planétaire ou céleste, se base sur deux principes qui finissent par s’unir. Le premier est la théorie antique issue du Timée de Platon ou, avant lui, des pythagoriciens, selon laquelle l’univers et l’homme, le macrocosme et le microcosme, sont construits simultanément suivant les mêmes proportions harmoniques; et aussi selon laquelle il existe une musique des sphères. Ainsi, toute chose qui possède les mêmes proportions numériques que l’un ou l’autre des corps célestes ou des sphères, donnera des proportions semblables à votre esprit et provoquera l’influx de l’esprit céleste, tout comme une corde vibrante en fait vibrer une autre à l’unisson, en accord avec la même note ou une note consonante. Ficin, dans De Vita coelitus comparanda, se réfère souvent à cette théorie qu’il applique non seulement à la musique, mais aussi à l’alimentation, aux remèdes, aux talismans…

Il obéit donc aux principes de sa propre magie naturelle et sympathique fondée sur l’application des lois de l’analogie, comme des portes donnant sur un monde merveilleux. En effet, l’amour, qui découvre la sympathie entre les êtres, établit la magie de l’ensemble où l’attirance et le refus jouent en une danse permanente, même si l’on change les polarités, ce qui définit une caractéristique de l’être humain en tant que modèle réduit du cosmos et comme l’agent principal de l’univers, néanmoins plongé dans une totale ignorance de ses possibilités.

D’autre part, cette attraction et repoussement des êtres et des choses donne lieu à la magie naturelle, où les éléments de la création, y compris les êtres humains, forment part d’une ronde gigantesque où les destins individuels (et collectifs) convergent en une danse pérenne et prennent forme grâce à l’Intelligence, capable de séparer avec discernement les valeurs aptes à la construction d’un espace autre, forcément analogue au précédent quant aux éléments nécessaires à son édification, mais toujours nouveau, puisque la conjonction amoureuse s’est produite. D’où la permanente nouveauté de l’amour et de la magie, concepts qui vont généralement de pair chez Ficin et qui nous révèlent la seconde comme une forme d’Amour –ou vice versa– tandis que ressort leur analogie à tous deux, unis dans une fin et une origine communes, faisant partie de l’homme en raison de sa propre nature, où ils se reflètent. Et c’est ainsi que Marsile nous invite à la réflexion:

En fait, pense que les hommes ne se souviennent jamais des réalités divines, sauf certaines d’entre elles, qui ne sont pas comme des ombres et des images perçues comme appartenant au corps et suscitées par les sens. Par conséquent, Paul et Denys, les plus sages des théologiens chrétiens, déclarent que l’invisible de Dieu est connu au travers de ses œuvres qui se voient ici-bas. Platon, en revanche, défend que la sagesse des hommes est une image de la sagesse divine. Il considère comme une image de l’harmonie divine celle que nous représentons comme harmonie avec des voix et des instruments musicaux, et comme celle de la beauté divine l’accord et la beauté résultant de la disposition parfaite des parties et des membres du corps.

… Mais ceux dont le génie a été libéré et détaché du limon du corps, sont d’un tempérament tel que, lorsque on leur présente la forme et le charme de quelque corps, dès qu’ils le voient, ils s’émerveillent de sa ressemblance avec la beauté divine. Mais ils se détachent de cette image pour aller vers cette mémoire divine, qu’ils admirent par-dessus tout et désirent vraiment, et dont la nostalgie les emporte vers les réalités supérieures. Platon nomme délire divin et fureur cette première tentative de voler.126

Pensée qui se concrétise dans une autre lettre du florentin, à Giovanni Francesco Ippoliti,127 le distingué Comte de Gazzoldo:

Puisque la philosophie est définie par tous les hommes comme l’amour de la sagesse (son nom même, introduit par Pythagore, le confirme) et que la sagesse est la contemplation du divin, il appert que le but de la philosophie est, certainement, la connaissance du divin. C’est ce qu’atteste notre Platon dans le septième livre de La République, où il dit que la véritable philosophie est l’ascension depuis les choses qui s’écoulent, s’élèvent et retombent vers celles qui sont vraiment et se maintiennent toujours égales. Par conséquent, la philosophie a autant de parties et de pouvoirs auxiliaires que d’échelons grâce auxquels l’on monte du niveau le plus bas au plus haut. Ces degrés sont en partie déterminés par la nature, et en partie par la diligence des hommes, car comme Platon l’enseigne dans le sixième livre de La République, quiconque devant devenir un philosophe doit être doué par la Nature de telle sorte que, d’abord, il désire et soit prêt à entreprendre toute sorte de disciplines; ensuite, qu’il soit vérace par nature et complètement opposé à toute fausseté; et, en troisième lieu, ayant dédaigné tout ce qui est assujetti à la corruption, il tourne son intelligence vers ce qui demeure toujours égal.

Pour achever ainsi sa missive:

Selon Platon, les intelligences de ceux qui pratiquent la philosophie, ayant recouvré leurs ailes au moyen de la sagesse et de la justice, volent de retour au royaume des cieux aussitôt qu’elles abandonnent leur corps. Dans le ciel, elles accomplissent les mêmes tâches que sur la terre. Unies les unes aux autres en liberté, elles rendent grâces, veillent sur les hommes avec soumission et, en tant qu’interprètes de Dieu et prophètes, accomplissent là ce qu’elles ont mû ici. Elles dirigent les intelligences des hommes vers Dieu, et éclaircissent les mystères secrets de Dieu aux intelligences humaines. Pour cela, les antiques théologiens vénéraient justement les intelligences de ceux qui pratiquaient la philosophie lorsqu’elles étaient libérées du corps, de même qu’ils honoraient les trente mille divinités d’Hésiode en tant que demi-dieux, héros et esprits bénis.128

Les lettres de Ficin sont des documents extraordinaires qui nous montrent la Renaissance du point de vue de l’Académie et énoncent ses idées comme si c’étaient des exposés de ses livres, ayant pour correspondants les personnalités les plus éminentes d’Europe, pour qui il développe sa pensée, saisissant l’occasion que lui offrent ses lettres. Ainsi, l’ensemble de cette correspondance, publiée du vivant de l’auteur, constitue une œuvre de plus écrite de sa main, peut-être la plus importante dans la mesure où elle expose sa pensée de manière synthétique, parfois colloquiale, constituant un véritable trésor pour les chercheurs, ou simplement pour ceux qui s’intéressent à la Renaissance, sa culture et son histoire.129

Les premiers disciples de Platon avaient l’habitude de célébrer chaque année un festival dans la ville pour commémorer l’anniversaire de sa naissance. De nos temps, les Bracciolini, ses disciples modernes, ont célébré l’occasion aussi bien en ville que dans les champs qui l’entourent. Notre livre sur l’amour rappelle les fêtes champêtres dans la maison du splendide Lorenzo de Médicis à Careggi, tandis que dans la ville de Florence le festival était célébré aux frais munificents de Francesco Bandini, homme richement doté et à l’âme noble.

Certaines lettres capturent l’ambiance, la photographient, la remémorent, comme celle-ci, qui parle d’une réunion de l’Académie:

J’étais présent lorsque toi, Bindacio Ricasoli, notre Giovanni Cavalcanti et bien d’autres membres de l’Académie, vous êtes assis au banquet. Parmi les nombreuses choses différentes dont nous avons discuté à cette réunion, je réfléchis souvent à la conclusion à laquelle nous sommes arrivés avant le banquet, au sujet de la nature de l’âme. Je te la rappellerai maintenant avec plaisir, car rien ne convient mieux à un homme que de disserter sur l’âme. L’on obéit ainsi au mandat delphique «Connais-toi toi-même» et l’on examine tout le reste, qu’il soit au-dessus ou au-dessous de l’âme, avec plus de profondeur, car comment pourrions-nous comprendre pleinement quelque chose sans comprendre notre propre âme au moyen de laquelle tout doit être compris? L’homme ne fait-il pas un mauvais usage de son âme en ne se consacrant pas à son étude, alors que c’est au moyen de l’âme et à cause d’elle qu’il désire comprendre tout le reste?130

Il sait aussi le faire dans ses livres, et son discours n’a rien à voir avec le thomisme aristotélicien, incontournable au Moyen-âge, ni avec les postérieurs et aliénants «systèmes» philosophiques, de Descartes à Kant, compris aujourd’hui comme s’il s’agissait de la véritable et unique philosophie, exemplaire et admirable, constituant ce qu’«est» la progression de la pensée humaine à partir du singe, c’est-à-dire une autre espèce. Mais, par bonheur, nous sommes encore à la Renaissance, dans la Florence des Médicis avec son Académie Platonicienne, et Ficin nous dit, dans son De Amore, au chapitre III, «De l’Origine de l’Amour»:131

Lorsqu’Orphée dans l’Argonautique, suivant la théologie de Mercure Trismégiste, chante les principes des choses en présence de Chiron et des héros, il met le chaos avant le monde, et place l’amour au sein de ce même chaos, avant Saturne, Jupiter et les autres dieux, avec ces mots:

Amour est le plus ancien, parfait par soi-même et le meilleur conseiller. Hésiode, dans la Théologie, et Parménide le pythagoricien, dans le livre De la Nature, et Acusilée le poète, s’accordent avec Orphée et Mercure. Platon, dans le Timée, décrit le chaos de manière similaire, et il y place l’amour. Et cela même raconte Phèdre dans le Banquet. Les platoniques appellent chaos le monde sans forme, et le monde, chaos formé. Pour eux, il y a trois mondes et de même existeront trois chaos. Le premier de tous est Dieu, l’auteur des univers, et que nous appelons le bien. Celui-ci crée, comme Platon l’affirme, premièrement la pensée angélique, puis l’âme de ce monde, et en dernier le corps du monde. Ce Dieu suprême nous ne l’appelons pas monde, parce que monde signifie ornement, composé de plusieurs choses, et en vérité Dieu doit être absolument simple, mais nous affirmons qu’Il est le principe et la fin de toutes les choses. Ainsi, la pensée angélique est le premier monde fait par Dieu. Le deuxième, l’âme du corps universel. Le troisième, tout cet artifice que nous voyons.

Comme on peut le constater, l’existence de trois mondes dans tout le créé correspond exactement à l’affirmation cabalistique dont nous avons déjà parlé. Le premier constitue le Plan d’ Atsilouth, le second, celui de l’âme ou l’intermédiaire, est formé de Beriah et Yetsirah, et finalement, celui de Malkhout, où coagule tout l’édifice.



NOTAS
114 Et pas seulement parce que ce dernier avait été le platonicorum maximus de son époque, c’est-à-dire le directeur de l’Académie, à l’instar de Proclus, mais aussi parce qu’il intitula son œuvre principale Theologia Platonica, comme son prédécesseur néoplatonicien, établissant ainsi entre eux des coïncidences et des divergences. À notre connaissance, il n’y a pas eu d’études comparatives de ces textes.
115 Marsilio Ficino y el Platonismo, op. cit., p. 54.
116 Ibid., p.63.
117 Paul Oskar Kristeller, Ocho filósofos del Renacimiento italiano. Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1970, p. 58.
118 Proclus (412-485). Œuvres: Théologie platonicienne. Commentaires sur l’Alcibiade, Parménide, Timée, Phèdre, Phédon, La République et Les Lois de Platon.
119 Pour la vie de Proclus, voir Marino de Néapolis, Proclo o de la felicidad. Iralka, Irún, 1999.
120 Proclus, philosophe néoplatonicien qui se reconnaissait comme le fils d’Hermès Trismégiste et professait, comme d’autres gnostiques, l’idée de l’émanation, ou plutôt des émanations, qui, comme nous l’avons vu, est propre à la Cabale.
121

María Toscano et Germán Ancochea, Místicos Neoplatónicos, Neoplatónicos Místicos. Etnos, Madrid, 1998.

122 Voir Federico González, El Tarot de los Cabalistas, Vehículo mágico, op. cit., Capítulo V, p. 111 a 143.
123 Místicos Neoplatónicos, Neoplatónicos Místicos, op. cit., p. 40.
124 Ficin, Pic de la Mirandole et bien d’autres participaient à des rites de cette nature, ce qui nous est relaté dans une lettre de Girolamo Benivieni, recueillie par Eugenio Garin dans son Hermétisme et Renaissance. Éditions Allia, Paris, 2001, p. 25, qui précise: «il est probable que, vers 1489, Ficin se soit livré, comme Pic, à ces expériences magiques dont nous avons eu connaissance plus tard dans une lettre de Girolamo Benivieni: ‘la belle mémoire du comte Jean Pic de la Mirandole a cherché un temps, avec Marsile Ficin, dans la villa de Careggi et d’autres lieux, à atteindre l’union de l’esprit avec Dieu au moyen de la magie naturelle et suivant la doctrine cabalistique, ainsi qu’avec les observances, les prières et les parfums qu’ils connaissaient, ainsi que pour faire des miracles et prophétiser’».
125

D. p. Walker, La Magie Spirituelle et Angélique, de Ficin à Campanella. Éditions Albin Michel, Paris, 1988, p. 26. Traduction de Marc Rolland.

126 Lettre sur la “Fureur Divine”, adressée par Marsile Ficin à Peregrino Aglio. Marsilo Fícino, Sobre el furor divino y otros textos. Traduction de Juan Maluquer et Jaime Sainz, Editorial Anthropos, Barcelone, 1993, p. 13 et 15.
127 Marsilio Ficino, The Letters of Marsilio Ficino. Vol. III, Ed. Shepheard Walwyn, Londres, 1994, p. 28.
128

Ibid., p. 31.

129 De fait, ses livres sont dédicacés sous forme épistolaire à diverses personnes, florentines ou non, dont il était l’ami. Beaucoup de ces lettres ne furent jamais envoyées à leurs destinataires. Nous pensons même qu’elles faisaient partie du monde magique et évocateur dans lequel vivait Ficin et où ces personnages circulaient librement. Marsilio Ficino, The Letters of Marsilio Ficino. Vol. I, Ed. Shepheard Walwyn, Londres, 2001, p. 160.
130 Ibid., p. 160. Lettre de Marsile Ficin à Jacopo Bracciolini, fils de l’orateur Poggio et héritier de l’art de son père. Cela est manifesté de manière similaire dans la préface (chapitre I de l’édition que nous avons en mains) du De Amore, un commentaire du florentin sur le Banquet de Platon.
131 Marsilio Ficino, De Amore, Comentario al Banquete de Platon. Traduction et études préliminaires de Rocío de la Villa Ardua, Editorial Tecnos, Madrid, 1994. Oraison Première, Chapitre III, p. 10-11.