PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE II
LA CABALE CHRÉTIENNE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS
CHAPITRE III
LA TRADITION HERMÉTIQUE ET LA CABALE

Marsile Ficin et Jean Pic de la Mirandole (cont. 3)
Ficin dit tout; et il le dit aussi à des personnages très importants, voire qui détiennent un pouvoir social et politique, d’où son influence dans toute l’Europe. Quant à sa pensée, qu’il développe inlassablement dans sa correspondance, comme dans un rite où le monde se reconstruit une fois de plus en partant des racines, elle est présentée de manière synthétique et très claire.

Les philosophes pythagoriciens voulurent que le nombre trois soit la mesure de toutes les choses, et pour cette raison j’estime qu’avec le nombre ternaire Dieu gouverne toutes les choses, et par ce nombre aussi les choses se perfectionnent. De là ces mots de Virgile: Dieu se réjouit du nombre impair.

Certes, cet auteur souverain premièrement crée toutes les choses, en second lieu il les ravit à soi, et en troisième lieu, leur donne la perfection. Chacune d’elles surgit, à leur naissance, de cette pérenne fontaine, et à elle elles retournent, lorsqu’elles cherchent à atteindre leur origine, et enfin se perfectionnent, quant elles sont revenues à leur principe. Orphée, vaticinant cela, appela Jupiter le commencement, le milieu et la fin de l’univers. Commencement parce qu’il produit; milieu parce qu’il fait revenir à lui ce qu’il a produit; fin, parce qu’il perfectionne ce qui revient à lui. Donc, nous pouvons l’appeler, comme il est souvent dit dans les œuvres de Platon, roi de l’univers, bon, beau et juste. Bon, quand il crée ; beau, quand il attire à lui; juste quand il perfectionne chacun selon son mérite. Donc, la beauté, qu’il lui est propre d’attirer à lui, se trouve entre la bonté et la justice.132

En premier lieu, l’importance radicale attribuée à la trinité des Principes; en deuxième place, la mention de l’Amour et la Justice, qui se conjuguent en Beauté, ce qui revient à dire: Hesed et Gueburah qui s’unissent en Tifereth.

Et pourtant, Marsile Ficin n’avait pas étudié l’hébreu ni connaissait la Cabale, sauf au travers de Pic, bien qu’il aura probablement connu certains des amis juifs de ce dernier, en particulier ceux qui vivaient à Florence, où Pic résidera les six dernières années de sa courte vie.

Mais nous sommes convaincus que ce discours du florentin est celui que Scholem, suivi de la quasi-totalité des cabalistes actuels, a appelé «gnostique», c’est-à-dire la forme grecque, païenne, pythagoricienne, dévote, de Jupiter, Hermès Trismégiste et Aphrodite dans laquelle s’est toujours exprimée la Tradition ésotérique et métaphysique, autrement dit, la Cabale, qui est l’adaptation de ces idées à la Tradition juive, selon Scholem, y compris ses us et coutumes.

À dire vrai, ni Pic ni Ficin n’étaient des cabalistes chrétiens. Le premier a eu besoin du Zohar et de l’hébreu, des Oracles Chaldéens et de la magie pour démontrer la divinité de Jésus, en dépit de sa solide formation aristotélicienne et thomiste, bien implantée au nord de l’Italie; Ficin, comme nous le voyons, a recours aux hymnes d’Orphée pour ses rites et à la philosophie de Platon, via Proclus et Plotin, et par conséquent païenne, pour exprimer le mystère et la Sagesse. Ces deux auteurs ont été choisis afin de souligner des aspects de la civilisation européenne qui n’étaient pas acceptés par la culture du Moyen-âge, c’est-à-dire la culture chrétienne et, plus tard, l’islamique, bien que cette dernière ait transmis à l’Europe de nombreuses valeurs intellectuelles de l’héritage grec –via la Péninsule Ibérique– glanées ici et là, principalement durant la période de l’empire Omeyyade. Ils ne sont donc chrétiens que de nom, comparés à ce qui est considéré officiellement comme tel; et si nous considérons la formulation de leur pensée, l’on peut en déduire qu’ils auraient fini sur le bûcher s’ils avaient vécu cent ans plus tard, lors de la Contre-réforme. L’on peut donc affirmer que, en effet, les idées de la Renaissance sont un retour de l’Antiquité classique, un néopaganisme, où la Cabale juive trouve sa place en raison de développements philosophiques analogues et correspondants.

Mais comment le peuple d’Israël peut-il accepter cela? Sa religion n’existerait donc pas, puisque sa Cabale=Tradition est propre à autre culture?

Nombreux sont ceux qui se sont penchés sur cette contradiction sans voir que le plus intéressant pour la Cabale, ce sont les textes sacrés, en particulier la Torah, les cinq premiers livres de la Bible, également connus sous le nom de Pentateuque, considérés comme des révélations et mythiquement attribués à la propre main de Moïse. Tout se trouve en eux, et la structure de pensée dans laquelle ils sont formulés ou commentés est aléatoire.

C’est d’ailleurs la même chose dans le christianisme en ce qui concerne l’adaptation de la culture classique grecque et romaine, et cela en a toujours été ainsi pour tous les peuples. L’exemple symbolique le plus notoire se retrouve dans la construction des temples sur les ruines d’autres temples existants, ce qui perpétue la métaphysique basée sur la cosmogonie, de manière pérenne.

C’est pour cela que la notion d’identité de toutes les traditions est fondamentalement archétypale. Cette notion de l’unité des traditions, incomparablement exprimée par René Guénon, A. Coomaraswamy et J. Campbell au siècle dernier, a déjà ses précédents à la Renaissance dans la pensée de Ficin et Pic de la Mirandole, qui découvrent constamment les analogies entre métaphysiques et cosmogonies unanimes, et sont donc, à cet aspect, les précurseurs de l’histoire moderne des religions. Et non seulement ils concilient le paganisme et le judaïsme avec le christianisme, mais vivent et pratiquent cette assimilation, qui ira jusqu’à unifier également certaines parties d’Aristote et de Platon, et donc du monde païen. Et aussi le Corpus Hermeticum avec Platon et Proclus. El l’ensemble avec la Cabale juive, en ce qui concerne Pic.

Revenant au commentaire sur le Banquet de Platon, à la Cinquième Oraison, chapitre IV, il déclare que «la beauté est la splendeur de la face de Dieu»:

La puissance divine qui s’élève au-dessus de tout infond bénignement son rayon, dans lequel est la force féconde de créer toutes les choses, les anges et les esprits créés par elle. Ce rayon divin imprime en eux, qui lui sont proches, la disposition et l’ordre de tout le monde avec bien plus d’exactitude que dans la matière du monde. Voici pourquoi cette peinture tout entière du monde, que nous voyons, brille d’une clarté spéciale chez les anges et les esprits. En eux apparaît la figure de chaque sphère, du Soleil, de la Lune et des étoiles, des éléments, des pierres, des arbres et des animaux, un à un. Les platoniques appellent ces peintures dans les anges, modèles et idées; dans les âmes, raisons et notions; dans la matière du monde, images et formes. Celles-ci sont claires dans le monde, plus claires dans l’âme et très claires dans l’esprit angélique. Donc, la même face de Dieu se reflète en trois miroirs différents placés en ordre, dans l’ange, dans l’âme et dans le corps du monde. Dans celui qui est le plus proche, elle se reflète très clairement; dans celui qui est plus éloigné, elle se reflète de façon plus obscure, et dans celui qui est très éloigné par rapport aux autres, très obscure. Donc, la sainte pensée de l’ange, puisque qu’elle n’est pas empêchée par l’emprise du corps, se reflète en elle-même, et voit ainsi la face de Dieu gravée dans son sein, et alors s’émerveille de ce qu’elle a vu et avec grand désir s’unit à lui pour toujours. Et nous appelons beauté cette grâce de la face divine, et amour ce désir de l’ange qui l’unit complètement à la face divine.133

Dans la Sixième Oraison, chapitre IV,134 il nous parle «des sept dons que Dieu concède aux hommes par le biais des esprits intermédiaires»:

Car toutes les choses passent du suprême au plus bas degré par les intermédiaires de telle sorte que les idées qui sont conçues par la pensée divine donnent, généreusement, leurs dons au moyen des dieux et des démons. De ces dons, sept sont les principaux: acuité de contemplation, puissance pour gouverner, enthousiasme, clarté des sens, ardeur d’amour, subtilité pour interpréter et fécondité pour engendrer. Au commencement, Dieu contient en lui la force de ces dons. Après il concède le pouvoir de ceux-ci aux sept dieux qui meuvent les sept planètes et que nous appelons anges, de manière que chacun reçoit d’un don plus que des autres. Et ceux-là à leur tour les présentent aux sept ordres des démons qui les servent. Finalement, ceux-ci les transmettent aux hommes.

Certainement, Dieu les infond dans les âmes dès l’instant de leur naissance. Les âmes descendent dans les corps depuis la voie lactée et, passant par le Cancer, sont enveloppées dans un corps céleste et luisant et, ainsi revêtues, sont enfermées dans les corps terrestres. Car l’ordre naturel requiert que l’âme très pure ne puisse choir dans ce corps très impur avant d’avoir reçu un moyen et un voile pur.

Il termine par d’autres enseignements, qui complètent son discours et donnent leur justification à sa vie comme à ses actes:

Il y a donc, dans l’une et l’autre partie de l’âme, dans celle qui concerne la connaissance et dans celle qui gouverne le corps, un amour inné d’engendrer pour conserver la vie éternellement. L’amour qui est en la partie qui gouverne le corps soudain, dès le commencement nous oblige à manger et à boire, afin que par les aliments s’engendrent les humeurs, dont se restaure ce qui se perd continuellement du corps. Par cette génération, le corps se nourrit et croît. Lorsque le corps devient adulte, ce même amour stimule la semence et provoque le désir de procréer des enfants, afin que ce qui ne peut demeurer toujours en soi-même, conservé dans sa descendance semblable à soi, dure à jamais. L’amour d’engendrer qui appartient aussi à cette part de l’âme qui connaît, fait que l’âme cherche la vérité comme son propre aliment, au moyen duquel, à sa façon, elle se nourrit et croît. Et si quelque chose échappe à l’esprit par oubli ou dort par négligence ou distraction, par l’activité de la réflexion et la mémoire, pour ainsi dire, en quelque sorte se régénère et rappelle à la pensée ce qu’elle perdit par oubli ou qui dormait par apathie. Et après que l’esprit soit adulte, cet amour le stimule d’un ardent désir d’enseigner et d’écrire, afin que la science engendrée reste dans les écrits ou dans les esprits des disciples, et l’intelligence du maître et la vérité demeurent éternelle entre les hommes. Et ainsi, grâce à l’amour il semble que le corps aussi bien que l’âme peuvent survivre à jamais après la mort aux choses des hommes.135

Et ainsi est cette œuvre divisée en Sept Oraisons et de très nombreux chapitres, et dont l’édition que nous utilisons atteint les 230 pages, où se trouve fondamentalement exposée la philosophie dont nous nous occupons et dont les antécédents sont esquissés dans d’autres textes. Quoi qu’il en soit, le thème de l’amour nous intéresse, ainsi que la façon qu’a notre philosophe de l’atteindre.

Dans sa dédicace à Giovanni Cavalcanti, Marsile Ficin lui-même déclare simplement pourquoi il a écrit cette œuvre:

Il y a déjà longtemps, mon très cher Giovanni, j’avais appris d’Orphée que l’amour existe et possède les clefs du monde entier, puis de Platon ce qu’est l’amour et comment il est. Mais quelle force et quel pouvoir a ce dieu, qui est resté occulte pour moi pendant trente-quatre ans, jusqu’à ce qu’un héros divin aux yeux célestes, se manifestant au moyen d’un signe extraordinaire, me montre combien est grand le pouvoir de l’amour. Ainsi donc, dès ce moment, lorsque qu’il me sembla que j’étais suffisamment instruit dans les choses amoureuses, je composai un livre à propos de l’amour, lequel, écrit de ma main, j’ai décidé de te dédier spécialement à toi, pour que ce qui est tien revienne à toi. Que tu ailles bien.136

Dans son étude préliminaire,137 la traductrice du De Amore fait référence à la «fureur divine», idée que Ficin hérite de Platon, la faisant sienne et la développant dans des sens qui s’éloignent de son origine –au point d’être une élaboration du Florentin– bien que toujours liés à l’amour, qui perdurera et créera les fondations de la poésie et de l’art du monde contemporain.138

Les qualités saturniennes de l’artiste identifié à un personnage qui oscille entre l’inspiration et la folie, comme l’avait observé Platon dans l’Ion à propos du poète, reflètent les deux extrêmes possibles de l’humeur, Les conjonctions et aspects négatifs de l’astre, les extrêmes souffrances dont pâtissent les mélancoliques, peuvent les conduire, plus que d’autres tempéraments, à des déviances maladives, à la fascination la plus pernicieuse, à l’imagination erratique et, finalement, à la folie.

Mais il y a un autre type de folie, ou fureur divine, qui «élève l’homme au-dessus de sa nature et le convertit en Dieu» (VII, 13). Cette fureur peut être divisée en quatre classes ascendantes: poétique, mystérique, prophétique et amoureuse, associées par Ficin à la métaphore du char du Phèdre et à l’ascension de l’âme à travers les quatre degrés de la nature, l’opinion, la raison et la pensée.

D’autres concepts analogues peuvent être remarqués dans l’anthologie sur la Fureur chez Ficin, éditée par Pedro Azara, dans la conclusion de sa note d’introduction, qui s’achève ainsi:139

Si pour Platon la divinité était une apparition inattendue, qui affectait des gens non préparés et sans aucun don spécial, pour Ficin (comme cela avait été le cas du néoplatonisme «chrétien» et hermétique hellénistique) Dieu était une illumination voulue par Lui, mais activement recherchée par l’homme au bout d’un intense travail d’intériorisation et de préparation animique.

Dans le premier cas, le poète ne gagnait rien. Il était élu comme porte-voix d’une Vérité qui le dépassait et qu’il ne comprenait pas. Le poème était une sorte d’augure indéchiffrable, dont le sens ne pouvait être dévoilé que par les hommes de religion et les philosophes. Tandis que dans le second cas, le poème «divin» couronne le processus d’ascèse, et le gagnant n’est pas l’humanité abstraite, représentée par la voix du poète possédé, mais le poète individuel qui est sauvé personnellement. Le poète, l’homme de religion et le philosophe sont une seule et même personne.

Dans la conception ficinienne de la fureur, le poète est assimilé au théologien, puisque le saint était aussi poète, et la poésie divine devient «humaine et laïque». Les poètes profanes qui avaient jusqu’alors travaillé en appliquant des règles ou, en tout cas, aidés par les Muses, ont été promus à la catégorie d’êtres supérieurs sans cesser d’être des «artistes» conscients: ils sont devenus supérieurs parce qu’ils étaient artistes, c’est-à-dire parce qu’ils étaient les seuls capables de se sauver. Le poème «furieux», le poème divin, comme un hymne, était la preuve que l’artiste n’était pas de ce monde. C’était un démiurge.
Hermès avait triomphé.

Comme on le voit, le sujet de Ficin est des plus intéressants et permet d’être examiné sous différentes perspectives; Marsile lui-même semble parfois se contredire, ou tenter d’expliquer des choses paradoxales à la base, ce qui ajoute du suspense à ses interprétations, et à son discours en général. Mais donnons-lui la parole, dans la lettre à Peregrino Aglio que nous avons déjà mentionnée:

Platon croit cependant que cette fureur poétique naît des Muses. Celui qui, sans l’inspiration des Muses, s’approche des portes de la Poésie, espérant que grâce à son art il deviendra poète, en vérité il le considère vain, lui et sa poésie: mais il croit que les poètes qui sont emportés par une inspiration et une force célestes, manifestent des pensées, souvent inspirées par les Muses, aussi divines qu’eux-mêmes, lorsqu’un peu plus tard ils sont sortis de leur emportement, ils ne comprennent pas ce qu’il leur a été donné de connaître. Selon ce que je crois, ce mâle divin désire que les Muses soient comprises comme des chants célestes, et pour cela l’on dit qu’elles ont été nommées Canores ou Camènes à partir du mot «chant». Donc, les hommes divins mus par les Muses, c’est-à-dire par les esprits et les chants célestes, recherchent des modes poétiques et des rythmes pour les imiter.

Donc, lorsque Platon parle dans la République du mouvement circulaire des sphères célestes, il dit qu’une Sirène est assise sur chaque ligne, donnant à comprendre avec le mouvement des sphères, comme l’explique un platonicien, que le chant est produit par les esprits. En effet, en langue grecque le terme Sirena représente correctement qui chante pour la divinité. Les anciens théologiens voulaient également que les neuf Muses soient les huit chants musicaux des sphères et que la plus grande, constituée par elles toutes, soit l’harmonie. Suivant ce raisonnement, la poésie provient de la fureur divine, la fureur, des Muses, et les Muses, de Jupiter. En effet, les platoniciens appellent plusieurs fois Jupiter l’Âme du monde entier, celle qui nourrit intérieurement le ciel, les terres, les étendues liquides, la brillante sphère de la lune et les constellations des Titans, et, se déversant dans les membres, met en mouvement toute la machinerie et se mêle au grand corps.140

Pour conclure:

De tout cela il ressort clairement que quatre sont les catégories de fureur divine: l’amour, la poésie, les mystères et la prophétie.141
Cet amour maternel, populaire et complètement fou imite faussement l’amour divin; la musique légère, comme nous l’avons dit, imite la poésie; la superstition, les mystères; et la conjecture, la prophétie.
Socrate, selon Platon, attribue la première fureur à Vénus, la seconde aux Muses, la troisième à Dionysos et la dernière à Apollon.142

Il nous paraît opportun de faire à présent quelques commentaires sur le De Vita, que nous avons déjà mentionné, une œuvre écrite en trois livres qu’il a mis neuf ans à terminer, et qui est l’adaptation de sa Théurgie et sa pratique, démontrées aux éventuels élèves pour qui il écrit et à qui il recommande toute sorte d’instructions éthiques, hygiéniques et diététiques destinées à préparer le spiritus (l’âme)143 et prendre part à cet immense ensemble complet que sont la cosmogonie et la métaphysique, puisque l’âme individuelle aussi bien que l’universelle font partie de la même substance gouvernée par les astres, le zodiaque et la ronde des éléments, et interagissent l’une sur l’autre, changeant continuellement de signe.

Dans son étude comparée sur Hypnerotomachia Poliphili et De Vita, Olimpia Pelosi144 souligne l’atmosphère similaire des deux compositions qui, au premier stade, correspond au monde cabalistique de Yetsirah de l’Arbre Séfirotique:

Dans sa vibration infinie, l’univers ficien attire à lui à la manière d’un corps démesuré, toutes les racines de la force pulsante de la matière inerte et envoie sur le monde une tempête d’influences planétaires, créant un filet de coïncidences et de correspondances qui cherchent le moyen dans les corps inférieurs de se glisser dans la dimension terrestre; et ainsi s’incorporer et prendre part en se déployant à une chaîne analogique entre les pierres et les étoiles. L’âme du monde dirige sa propre force en reliant les formes similaires, faisant de sorte qu’une pierre contienne en elle la puissance d’une étoile.

En résumé et suivant M. Jalon, dans son édition des Trois Livres sur la Vie:145

Son Libri de vita triplici est formé par les livres De vita sana, De vita longa, De vita coelitus comparanda, qu’il publie dans un long intervalle de presque neuf ans. Dans cette œuvre, triplement célèbre, il incorpore des notions platoniciennes tardives, et magiques –Apollonius de Tiane fait une apparition notable dans le troisième livre–, et reformule ainsi divers aspects de l’astrologie hellénistique, dont l’idée alexandrine que le ciel est un gigantesque être vivant, pourvu d’une âme avec laquelle communique toute âme vivante. Pour comprendre un tel amalgame théorique, il faut prendre en considération, d’abord, la curiosité que le cercle florentin avait pour les sciences naturelles, la cosmographie et les mathématiques; et lui-même –en tant que médecin et astrologue s’intéressant aux sciences de la nature– aborda dans ce livre des problèmes de physiologie et de diététique, mêlant à son discours médicinal des considérations astrologiques propres à de nombreux savants précédents (ou de son siècle et le suivant). Il était inévitable, à son époque, qu’un traité médical tel que celui-là se serve d’arguments astrologiques communs, particulièrement entrecroisés avec la tradition hermétique –une philosophie primordiale et symbolique, une gnose, un énergisme global– qu’il avait lui-même diffusé.

Et dont il était imprégné, car

… par sa réflexion et sa méditation, par son raisonnement et sa foi personnelle, il cherche une doctrine spéculative qui favorise l’union entre chrétiens ainsi que, et surtout, entre les différentes philosophies; qui renvoie à la notion d’immortalité animique (reflet de la divinité) pour la rendre à chaque vie individuelle; qui intègre son présent dans une spéculation plus vaste, plus universelle. Ainsi parle Ficin, encore et encore, du processus de divinisation de l’âme ainsi que de l’idée d’un cosmos pénétré de la divinité (avec ses idées les plus hyperboliques, que Leibniz critiquera); mais qui en même temps descend sur les humains et prend en considération, d’une part, les théories sur la valeur des idées innées et le poids de la réminiscence sur notre manière d’accéder à la connaissance, et de l’autre, et particulièrement, les circonstances concrètes de chaque individu.

Synthétisant ainsi::

Entre ces deux pôles se développe son discours philosophique. Le premier correspond à sa vision de l’univers en tant qu’organisme animé bien rattaché par des correspondances effectives, capable de relier tous les êtres au moyen d’échanges de forces: l’univers est inséminé avec cette énergie capable d’enchaîner les êtres vivants et les choses (Léon l’Hébreu parlerait même d’un véritable sperme pan-génésique du monde). Il y a, pour lui, une cosmicité qui affecte l’organique et l’inorganique grâce au circuitus spiritualis, ce courant ininterrompu et circulaire qui traverse et conditionne tout. Ainsi sa pensée, sur ce point symbolique, cherche à lire dans quelque image qu’il isole les attributs propres à l’élément originel correspondant, étant donné le lien entre les choses, qu’elles soient physiques ou non. Dans l’ensemble, il renforce l’univers des connexions entre les strates du monde (le circuit du macrocosme), visualise un ordre spatial et pense qu’il pourrait, dans une certaine mesure, être contrôlé.

Les intéressants commentaires du traducteur et auteur du prologue éveillent l’intérêt et nous conduisent au premier livre du De Vita, au paragraphe final qui conclut le traité et où se coagule ainsi ce qui a été dit:

Certainement, de même qu’aux yeux purs et regardant vers la lumière, son éclat est retourné dans l’instant, brillant aux couleurs et figures des choses, ainsi, lorsque l’esprit s’est purifié par une discipline morale de toutes les perturbations corporelles et qu’il se tourne avec un amour religieux et très ardent vers la vérité divine, c’est-à-dire Dieu même, aussitôt, comme dit le divin Platon, la vérité pénètre dans l’esprit divin et déploie avec une joie suprême les véritables raisons des choses qui sont contenues en elle et desquelles sont constituées toutes les choses. Et de même qu’elle entoure d’une grande lumière l’esprit, ainsi elle comble aussi toute la volonté de la même félicité.146

Le second livre, qui est intitulé «De la longue vie», est dédié à Filippo Valori et dès le Prologue exhorte à appliquer ces préceptes:

Pour ces raisons je t’exhorte et te prie, cher Valori, de lire et d’observer ces nôtres préceptes sur la manière de prolonger la vie avec la même diligence que tu consacre à favoriser la gloire de Platon. Et te vaticine qu’en suivant ces préceptes tu pourras jouir d’une longue vie et défendre et protéger aussi pendant longtemps, avec le magnanime Laurent de Médicis, la philosophie résurgente de Platon. Puisses-tu jouir de bonne santé.147

Le troisième livre, comme nous l’avons noté, est le plus intéressant et a pour sujet comment prolonger la vie d’après les astres; nous le considérons comme un traité d’astrologie pratique associé à l’Enseignement et à la Connaissance, et aussi, bien sûr, un exemple de magie poétique ficinienne.148 Laquelle est planétaire, puisque les dieux, les astres et les anges – et même les démons – sont la même chose dans la pensée de Ficin. Voyons comment il tente d’expliquer l’importance du mécanisme organique du monde:

Et passant aux choses qui se réfèrent à un astre ou un démon en particulier, il subit le propre influx de cet astre ou de ce démon à la manière du bois imprégné de soufre attire la flamme où qu’elle se trouve. Et cet influx, il le subit non seulement par les rayons de l’étoile et du démon, mais aussi par l’âme même du monde, partout présente, en laquelle vit et prend vigueur la raison de chaque astre et de chaque démon, raison pour une part séminale, destinée à engendrer, et d’autre part exemplaire, destinée à la connaissance. C’est, en effet, cette âme, selon les plus anciens platoniques, qui par ses raisons a construit dans le ciel, outre toutes les étoiles, des figures et des parties de celles-ci de manière qu’elles soient aussi, en quelque sorte, des figures, et qui a imprimé en toutes ces figures certaines propriétés. Et donc, dans les étoiles –c’est-à-dire dans leurs figures, leurs parties et leurs propriétés– sont contenues toutes les espèces des choses inférieures, avec leurs propriétés.

Elle a donc disposé quarante-huit figures universelles, à savoir douze dans le zodiaque et trente-six au-dehors; elle a disposé aussi trente-six dans le zodiaque selon le nombre des faces. Elle a aussi disposé, au même endroit, trois cent soixante, selon le nombre des degrés, car en chaque degré il y a, en effet, plusieurs étoiles desquelles sont composées les images. Elle a divisé également les images extérieures au zodiaque en plusieurs figures, selon le nombre des faces et des degrés. Enfin elle a établi, à partir de ces images universelles, des rapports et des proportions avec d’autres images également universelles, et ces rapports et ces proportions s’avèrent être en réalité des images. Chacune des figures de cette sorte possède sa propre continuité dans les rayons de leurs étoiles respectives, rayons qui sont connectés entre eux en vertu de leur propriété spécifique.

De ces formes bien ordonnées dépendent les formes des réalités inférieures, qui prennent de là, à l’évidence, leur propre ordonnance. Mais aussi les formes célestes, qui sont presque séparées, procèdent des rayons mutuellement unis de l’âme et sont en quelque sorte muables, bien qu’elles proviennent de raisons stables. Mais puisque ces formes ne se comprennent pas elles-mêmes, elles doivent se rapporter aux formes qui se comprennent, présentes dans la pensée ou dans un animal ou dans des formes plus élevées qui, puisque multiples, se rapportent à ce qui est parfaitement un et bon, comme les figures célestes se rapportent au pôle.149

Enfin, nous devons achever ici cet exposé sur le philosophe florentin, vers qui nous reviendrons sûrement en d’autres occasions, comme nous l’avons déjà fait par le passé.

Cette fois, dans notre visite, nous avons laissé de côté rien de moins que sa Théologie Platonicienne. Mais aussi le reste de ses textes qui, dans l’édition de son Opera Omnia,150 comprend 1979 pages en deux tomes, auxquelles viennent s’ajouter le Supplementum Ficinianum,151 également en deux tomes et 523 pages, préparés par O. Kristeller.

Malheureusement, en écrivant ces livres qui tentent de présenter un panorama général, nous souffrons toujours de la frustration de ne pas avoir pu nous arrêter sur tel ou tel sujet, sur ce point intéressant que nous aurions voulu souligner, mais qu’il était impossible de traiter suivant le schéma de l’ouvrage, qui freine, pour l’instant, notre élan de chercheur, que nous reprendrons certainement, avec celui du lecteur, à d’autres moments où notre attention s’arrêtera sur un être aussi extraordinaire et mystérieux que le fondateur de l’Académie Platonicienne de Florence.



NOTAS
132 Ibid., Oraison Seconde, Chapitre I, «Dieu est Bonté, Beauté, et Justice, Commencement, Milieu et Fin», p. 21-22.
133 Ibid., p. 95-96.
134 Ibid., p. 128-129.
135 Ibid., Chapitre XI, p. 160-161.
136 Ibid., Appendice, “Proemio a Giovanni Cavalcanti”, p. 231.
137 Ibid., Estudio preliminar de Rocío de la Villa Ardua, p. XXXVI y XXXVII.
138 André Chastel, Marsile Ficin et l’Art. Librairie Droz, Gênes, 1996.
139 Sobre el furor divino y otros textos, op. cit., p. LXXIII-LXXIV.
140 Ibid., p. 21-22.
141 Remarquons l’analogie de ce dernier degré avec la pensée d’Aboulafia que, semble-t-il, le Florentin ne connaissait pas.
142 Ibid., p. 27-29.
143 Au cours des temps, les termes et les mots changent de sens et nous en avons là un cas notoire. En latin, «spiritus», littéralement, esprit, fait référence à l’âme en termes actuels, qui sont ceux que nous adoptons, où l’âme correspond toujours au plan intermédiaire. Voir les plans du monde intermédiaire de l’âme en p. 9-11.
144 Marsilio Ficino e Il ritorno di Platone. Studi e Documenti II, par Gian Carlo Garfagnini, Olimpia Pelosi, «Il terzo Libro del ‘De Vita’ e L’Hypnerotomachia Poliphili». Olshki Editore, Florence, 1986, p. 560. Voir aussi, dans le même tome, Ficino and Astrology, D. P. Walker, p. 341.
145 Marsilio Ficino, Tres Libros sobre la Vida. Edition dirigée par Fernando Colina et Mauricio Jalón. Traduction et introduction de M. J., Asociación Española de Neuropsiquiatría, Madrid, 2006, p. 9-10.
146 Ibid., p. 49.
147 Ibid., p. 51.
148 Dans son Disputatio contra iudicium astrologorum, folio 781, Tome I de son Opera Omnia, il traite également d’Astrologie, mais pour la réfuter. Cette attitude a été celle de nombreux cabalistes, une constante, en particulier dans les textes parlant de magie. D’une part, l’auteur se couvre aux yeux des autorités religieuses; de l’autre, l’on dénonce ces pratiques aux mains des ignorants qui, sans en comprendre le véritable sens, en profitent à différentes fins personnelles, tout comme d’autres impudents le font avec la vertu et l’ «orthodoxie», ou la pensée politiquement correcte.
149 Ibid., p. 90-91.
150 Marsilii Ficini, Opera. Tome I et II. Réimpression et préface de Stéphane Toussaint, Phoenix Éditions, Paris, 2003.
151 Marsilii Ficini Florentini, Supplementum Ficinianum. O. Kristeller, S. Olschki, Florence, 1937.