PRÉSENCE VIVANTE
DE LA CABALE |
Ce bas-relief de Saqqarah montre la circoncision d’un juif égyptien. |
LA CABALE JUDÉOCHRÉTIENNE12 |
Pour commencer un livre de cette nature –et en accord avec son titre– nous devons expliquer en termes simples ce que l’on entend par Cabale (Kabbalah), au-delà des interprétations mensongères et des superstitions. En effet, le mot Cabale signifie Tradition (ou réception), et spécifiquement celle du peuple hébreu de ses commencements à nos jours, puisqu’il s’agit de l’ésotérisme juif, qui vit aujourd’hui à travers les différents modes et adaptations que ses formes ont dû prendre au cours des temps en raison de la diaspora et de l’exil. Il y a en fait deux textes cabalistiques fondamentaux: le Sefer Yetsirah (le Livre de la Formation, datant probablement du IVe siècle bien qu’il ne soit mentionné qu’à partir du Xe siècle) et le Zohar, Livre de la Splendeur du XIIIe siècle, écrit en Espagne; il faut y ajouter le magnifique Bahir, Livre de la Clarté, un peu antérieur (écrit au milieu du XIIe siècle dans le sud de la France). Deux de ces livres ont été écrits dans des milieux juifs de sociétés chrétiennes, l’origine de l’autre étant inconnue. La simple logique permet de comprendre –et cela se passe de la même façon aujourd’hui– qu’en dépit des efforts des minorités pour s’isoler et refuser l’influence des majorités afin de préserver leur tradition, celle-ci, sans être contaminée, doit s’adapter aux langages conceptuels de l’époque et du lieu, dont l’écho se retrouvera plus tard dans ses pensées et ses modes de communication. Le thème le plus important de la Cabale est la métaphysique du langage, et les lettres de l’alphabet hébreu y occupent une place fondamentale. L’univers est en fait un immense ensemble de lettres dont l’articulation forme le cosmos comme un livre où toutes les choses seraient chiffrées. Il faut souligner ici le fait que ces lettres sont en même temps des nombres, c’est-à-dire que l’ensemble des nombres et leurs combinaisons conforment le monde, car ce tout peut être mesuré, pesé et compté, et par conséquent être également écrit, en parfait accord avec les idées pythagoriciennes, si importantes dans le néoplatonisme (et le néopythagorisme) des premiers siècles de notre ère. D’autre part, la traduction du terme sefirot, les éléments constitutifs de l’Arbre de Vie modèle de l’Univers (Arbre Sefirotique), serait énumérations, comptes ou calculs. Il y a longtemps que des auteurs, juifs et non juifs, ont signalé les liens de la pensée néoplatonicienne, gnostique, et autres ésotérismes occidentaux, avec la Cabale hébraïque. C’est la raison pour laquelle ses origines culturelles, en particulier l’héritage de la Grèce et de Rome en plus de ses autres sources orientales, ne pouvaient avoir été sans influence sur la manière d’appréhender et d’enseigner l’ésotérisme du peuple d’Israël, fondé sur la Torah, c’est-à-dire leur Science Sacrée. Et cela dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, bien que l’on puisse retrouver dans le judaïsme le plus ancien des traces du message cabalistique en soi, qui est authentiquement juif et propre au peuple d’Israël, puisqu’il émane, en définitive, des cinq premiers livres bibliques: le Pentateuque, ou la Torah. Dans le même esprit, il faut souligner l’influence de ce qui est aujourd’hui appelé la Gnose sur les études de l’Histoire des Idées, représentée par des auteurs comme Plotin, Basilide –ou ce Valentin haï des autorités religieuses chrétiennes–, bien qu’il y ait également eu des exégèses savantes et gnostiques chez les premiers pères de l’église, ce qui fait parler à juste titre d’un gnosticisme chrétien. Gershom Sholem utilise aussi le terme gnostique juif en se référant à certains sages juifs ayant vécu dans les premiers siècles de l’ère chrétienne en des lieux tels qu’Alexandrie –et bien d’autres endroits du pourtour méditerranéen– où des constatations historiques démontrent qu’y ont coïncidé le néoplatonisme, le néo-pythagorisme, la Tradition Hermétique, les gnostiques, la branche du judaïsme appelée christianisme –en particulier la théologie des sacrements liée à la Théurgie–, tout comme dans l’œuvre postérieure de Denys l’Aréopagite et à la même époque que le paganisme de Proclus,13 qui ne sont pas sans avoir exercé quelque influence dans la manière d’exprimer leurs anciennes traditions.14 Bien entendu, cette éventualité a toujours provoqué l’indignation de certains rabbins (aujourd’hui orthodoxes ou sionistes), car le mot Cabale (Kabbalah) veut dire littéralement tradition et cela ne pourrait absolument pas en être ainsi dans un contexte où la propre tradition juive aurait pu découler directement ou indirectement de la pensée grecque, ce qui, présenté de cette façon, est une absurdité et il y a par ailleurs de très nombreuses évidences du sens profond hébreu du Sefer Yetsirah, du Bahir et du Zohar –lu comme un texte sacré à l’égal de la Bible et du Talmud par une bonne partie du peuple juif. La Cabale est donc une offrande du et au peuple d’Israël, bien qu’elle n’ait pas été reçue par tout le peuple, en particulier par ces rabbins et fanatiques qui la refusent aujourd’hui encore au bénéfice du religieux, du moral, des usages et des coutumes. Comme on le sait, l’école rabbinique et l’école cabalistique cohabitent de manière parfaitement différenciée au sein du judaïsme, encore qu’il existe des rabbins activistes qui déclarent se consacrer à la tradition, c’est-à-dire à la tradition rabbinique, alors que les cabalistes, parmi lesquels de nombreux rabbis, passent parfois inaperçus dans leur entourage. En définitive, du Ie au VIe siècle de notre ère, l’antique tradition juive appelée Cabale a pris, nous l’avons vu, des formulations clairement apparentées à la pensée néoplatonicienne, à la Tradition Hermétique, aux gnostiques et, bien sûr, à la secte des chrétiens primitifs nés au sein du judaïsme, que l’on retrouvera concrètement dans l’œuvre de divers auteurs chrétiens comme Denys l’Aréopagite ou postérieurement, au IXe siècle sous la plume de Jean Scot Erigène (De la Division de la Nature)15, et plus tard au Moyen Âge. Comme beaucoup d’entre eux, ceux qui connaissaient la tradition des Hébreux, en dépit de son caractère occulte, en ont pris des éléments de nature diverse, à commencer évidemment par les chrétiens.16 Rappelons en outre l’unanimité des traditions ésotériques du monde entier, car toutes font référence dans leurs gnoses17 à une Tradition Primordiale, Archétypale, mêlée à la trame de l’homme et de l’univers, ce qui constitue pour les Hébreux la Chekhinah, l’immanence divine permanente. À la Renaissance et ses suites18, la Tradition Hermétique a également adhéré à la tradition du peuple d’Israël en ce qui concerne la doctrine, la contemplation et la théurgie, les adaptant au modèle séphirotique, ou plus exactement s’y sentait exprimée en raison des évidentes analogies entre les deux traditions et l’apport extraordinaire constitué par la Cabale hébraïque, y compris pour la théosophie chrétienne, la pensée sapientielle en général et pour l’Occident en particulier. Il est clair que les interrelations culturelles entre juifs et chrétiens sont constantes dès le commencement de notre ère, au point que même le Maître Jésus, bien évidemment juif, se référait dans nombre de ses prêches à divers textes sacrés de l’Ancien Testament, qui est lu en ce moment même par d’innombrables chrétiens, en particulier les protestants. Ce n’est pas en vain que l’on parle d’Occident comme de la civilisation judéo-chrétienne, laquelle comprend l’Europe et l’Amérique. À ces deux grandes influences au Cœur de l’Europe, il faut ajouter l’antique paganisme, les traditions mystériques, les cultes agraires, et fondamentalement tout l’héritage de la Grèce et de Rome, ainsi qu’assez ultérieurement celui de l’Islam, également descendant du corps Abrahamique et accessoirement de la Bible.19 De fait, si la Cabale est une manifestation de la pensée hermétique et gnostique (néoplatonicienne), c’est-à-dire du discours grec présent dans la Cabale à ses différentes époques de construction (du XIIe au XVIIe siècle) ou même de ses origines jusqu’à présent, mais adapté à la pensée religieuse juive –comme en témoignent les principaux spécialistes hébreux–, elle doit logiquement s’exprimer en termes religieux, termes qui peuvent d’ailleurs être transposés en termes universels appartenant à la Sagesse Unanime, c’est-à-dire ce qui a toujours été et sera toujours, car cette Sagesse est pour Israël la créatrice universelle et, par conséquent, est forcément présente aujourd’hui, qu’on l’exprime de manière religieuse ou non. Ceci vaut pour toute adaptation aux us et coutumes actuels, comme le firent les cabalistes eux-mêmes en adhérant à la pensée grecque, connue comme étant formellement polythéiste et libre des préjugés « moraux » qui ne sont rien d’autre, en réalité, que des usages et des coutumes, ou plutôt des interprétations littérales, propres aux circonstances géographiques et historiques qui marquent ces perspectives. Ajoutons-y la relativité des termes dans lesquels s’expriment les textes sacrés et les livres de sagesse, qui changent de valeur au cours des temps au point de signifier parfois le contraire de ce qu’ils voulaient dire à leur époque et que l’on préfère généralement, pour des raisons diverses, employer de façon littérale, sinon intéressée. Ainsi les termes « crainte de Dieu » = respect du sacré ou des dieux, péché = erreur, ou repentir = conversion (bien que ce mot soit valable dans son sens étymologique et non dans l’actuel) ou humilité, vis-à-vis des classes sociales20, ou « mysticisme » = gnose (sagesse), déjà relevé par les spécialistes du XXe siècle, ou encore le concept de justice (Din) qui fait référence à la Justice Divine et non pas humaine, etc. D’entrée de jeu, toutes ces expériences sont intimement liées à la vie de l’esprit, c’est-à-dire à l’intellect et la possibilité de Connaissance sur le chemin de l’initiation (tiqoun) et n’ont donc qu’une valeur toute relative, quoique tout à fait respectable dans tout autre domaine, où elles pourraient même s’avérer contradictoires. La Cabale (tradition) comme la Chekhinah est toujours là et n’est pas lettre morte, puisqu’elle se trouve dans le cœur de l’être humain, dans son âme, et donc dans toutes les choses, dans tous les temps, et ce serait la tuer –ainsi que l’a fait le rationalisme en Occident– que de la traiter comme une chose fixe et inflexible, ou comme une étude simplement historique et non pas toujours vivante, paradoxale et changeante comme la cosmogonie qu’elle décrit au lieu de statique, ainsi que le démontre d’ailleurs son développement au cours du temps. C’est-à-dire une poétique de l’espace et de la vie, perpétuellement actuelle, d’où son immense pouvoir transformateur. |
NOTES | |
12 | L’on
pourrait nous reprocher d’utiliser ce terme, mais en réalité nous
nous référons seulement à l’ésotérisme
présent dans ces deux traditions qui ont d’ailleurs été étroitement
liées depuis le début de notre ère. L’une comme l’autre
de ces manifestations du sacré –louées soient-elles!– ont
tout notre respect, ou mieux, notre révérence. |
13 | Auteur
d’hymnes: « Ô Toi! qui transcendes tout, qui es au-delà de
tout, / Puis-je donc te chanter
en t’appelant autrement? / Comment te célébrer, ô Toi le
transcendant au-delà de tout? / Par quels mots puis-je t’adresser mes
louanges? / Car aucun mot, en effet, ne peut te nommer, / Toi le seul qui n’a
pas de nom, tu engendres cependant / Tout ce qui par le
verbe peut être énoncé. / Comment l’intelligence pourrait-elle
te contempler? / Car nulle intelligence ne pourrait T’embrasser. / Toi le seul
Inconnu, / Tu engendres cependant tout ce qui de l’esprit est connu. / Tout ce
que peuvent dire les mots et tout ce que les mots ne peuvent dire / Te proclame.
/ Tout ce que l’esprit peut concevoir et tout ce qu’il ne peut concevoir, / Te
glorifie. / (…) / Tu embrasses tout et tu n’es ni l’Un
ni Tout. / Ô Toi! Que l’on invoque par tant de noms, / Comment pourrai-je
t’appeler? / Ô Toi! Le seul que l’on ne puisse nommer! / Quelle intelligence
céleste pourra se glisser sous
les voiles / D’éblouissante lumière qui
Te recouvrent? / Ais pitié de moi, ô Toi, qui es au-delà de
tout; / Puis-je donc te chanter en t’appelant
autrement? » (Au Dieu Inconnu ou Innommable). Voir également les Hymnes
Orphiques (Himnos Orficos. Gredos,
Madrid 1987). |
14 | « La
fin de l’Antiquité vit naître de nouvelles formes religieuses
qui configurèrent pour longtemps
judaïsme, christianisme et paganisme. La rencontre des cultures au sein
d’un Empire romain qui englobait la plupart
des anciennes nations du monde civilisé contraignit les uns et les autres à redéfinir
leurs croyances et
leurs représentations, et en particulier la signification de leurs pratiques
religieuses et de leurs rites ancestraux.
Les derniers philosophes païens, menacés et bientôt traqués
par les nouveaux maîtres chrétiens de l’Empire,
ré-évaluèrent les rites anciens du paganisme en les intégrant à leur
système de pensée et en les qualifiant
d’art hiératique et de théurgie. Les chrétiens,
qui venaient de s’affranchir définitivement des observances judaïques,
durent expliquer les rites et les symboles de leur nouvelle religion: ainsi
naquit la
théologie des sacrements. La
figure principale du néoplatonisme tardif qui systématisa la
théurgie
avec le plus de vigueur est Proclus. La figure principale du christianisme
qui conceptualisa les sacrements chrétiens est le Pseudo-Denys. » Chapitre
I: « Théurgie, magie et religion : les mots et les choses ».
Verdier, Lagrasse, 1993. |
15 | L’on
considère qu’aussi bien Eckhart (1260?-1327) que Nicolas de Cues (1401-1464)
sont influencés par
ce type de vision ésotérique. |
16 | Voir
Denys l’Aréopagite, Des Noms Divins. Édition espagnole Los
Nombres Divinos, edición J. Soler,
Editor A. Bosch (comprend Teología
Mística, Barcelona, 1980). |
17 | Rappelons
que le mot grec gnosis signifie sagesse. |
18 | Gershom
Scholem affirme qu’il n’y a pas au XIXe siècle
de publications d’auteurs juifs sur la Cabale.
En revanche, elle a été diffusée par des auteurs chrétiens
comme A. E. Waite et Eliphas Lévi. |
19 | Dans
certaines parties d’Amérique, comme Mexico ou d’autres endroits du
continent, en particulier ceux
où il y a de nombreux indigènes, les traditions précolombiennes
sont demeurées plus ou moins vivantes, voire
même ont influencé la culture occidentale de ces pays. |
20 | Idem
pour ce terme en ce qui concerne le christianisme ou pour celui de « pauvres
d’esprit », toujours
mal interprété. |