PRÉSENCE VIVANTE
DE LA CABALE |
LA CABALE DE PROVENCE ET DE GÉRONE (suite) |
Azriel
et ses gloses ou commentaires cabalistiques
Parmi ses traités, nous commencerons par citer quelques fragments du commentaire du Sefer Yetsirah85:
Et ainsi continue cet écrit fondamental du point de vue cabalistique, malheureusement tronqué puisque ne sont commentés que les trois premiers chapitres du texte, même si l’on y trouve déjà l’intuition que l’origine de l’univers émane de la Cause des Causes, ou Infini, dont le déploiement est exprimé par la symbolique des nombres87, des lettres et de leurs conjugaisons magico-théurgiques, ainsi qu’Azriel l’écrit aussi dans ce bref fragment d’un autre de ses ouvrages :
Dans Le Portique du Questionneur, du même auteur, formulé sous forme de questions et réponses89 sur la Connaissance et la structure cosmique, il énonce déjà ce qui suit en se référant au Modèle de l’Univers, ce qui semble être la même chose que ce que Nahmanides aussi bien qu’Ezra exprimèrent dans leurs écrits, bien que certains de ces commentaires, de même que bien d’autres à cette époque, ont probablement été perdus ou, tout simplement, n’ont pas encore été traduits et publiés comme cela a commencé d’être fait avec la renaissance de la Cabale au XXe siècle qui, nous l’espérons, continuera dans le siècle présent, tout spécialement en Sefarad, dont la Cabale de Gérone est, avec celle de Castille, un noyau fondamental. Dans ce texte l’on voit déjà comme se révèle l’Arbre de Vie, structure théogonique à quatre (ou trois) niveaux, ou plutôt mondes :
Comme l’on voit dans ces textes, Azriel manifeste de manière claire et synthétique, pour ne pas dire schématique, les antiques Arcanes appelés mystères par les cabalistes. Et lui de recevoir les durs reproches d’Isaac l’Aveugle dans une lettre au sujet de sa diffusion des mystères, qui concernait également Ezra dans la mesure où il les y accuse de révéler l’essence de la cabale, lettre publiée par Gershom Scholem dans le second tome des Origines de la Kabbale. Mais c’est grâce à ce travail de diffusion dont Ezra et Azriel de Gérone ont été les protagonistes, poursuivi par Aboulafia, Gikatilla et Moïse de Léon, que la Cabale, qui a toujours été un système ouvert et inachevé à l’instar de la création, est arrivée jusqu’à nos jours comme l’un des plus grands patrimoines de la civilisation occidentale. L’architecture de l’Univers fondée sur le modèle de l’Arbre de Vie n’est pas pour Azriel un système rigide et inamovible mais, répondant à un ordre d’essence immuable (la structure des sphères, les sentiers qui la relient, les colonnes et les plans), elle se prête à diverses possibilités d’énonciation et d’intellection, qui provoqueront chez le cabaliste autant de possibilités de pénétrer l’immensité du soi et du Cosmos, et sa complexe, bien que nette, manifestation. Nous pensons par exemple aux différents noms par lesquels Azriel désigne chacune des sefirot dans ses traités (dénominations qui ne se contredisent pas plus qu’elles ne s’excluent, mais se complètent et s’enrichissent de nouvelles nuances), ou encore la manière dont il les regroupe en fonction de son intérêt à souligner l’un ou l’autre de leurs aspects. Myriam Eisenfeld dit à ce sujet : Cette division des sefirot en trois supérieures et sept inférieures, bien qu’étant l’une des plus fréquentes, n’est pas la seule. Azriel considère d’autres classements pour les entités séfirotiques : cinq supérieures et cinq inférieures, ou cinq spirituelles et cinq matérielles, voire même les sépare en trois catégories correspondant aux trois mondes de la hiérarchie néoplatonicienne, sensible, perceptible et intelligible, lesquelles dérivent à leur tour, nous l’avons vu, de l’occulte.91 Et elle ajoute, après avoir exposé quelques-uns des noms qu’Azriel donne à chacune des dix sphères :
Ainsi Azriel approfondit aussi de manières très différentes ses méditations sur le thème de la bipolarisation au sein de la déité qui rendra possible toute la révélation du Cosmos. Il fait également référence au concept de l’être humain comme un univers en petit, composé, à l’instar du macrocosme, « d’éléments cosmiques, de lettres et de la structure des sefiroth ». De ce qu’il a été dit jusque là, nous pouvons commencer à entrevoir que la Cabale qu’Azriel contribue à édifier était réceptive à l’influence de diverses formes d’expression de la pensée ésotérique venues d’ailleurs et d’autres temps, et que, simultanément ou par la suite, elle déversa ses flots féconds réactualisés dans de nouveaux courants intellectuels émergeant (comme cela sera le cas de la Cabale chrétienne de la Renaissance où se produira une nouvelle conjonction avec la pensée grecque et hermétique). Notre auteur incorpora à ses écrits et exposés doctrinaux des éléments clairement liés à la théorie de l’émanation néoplatonicienne et à celle des nombres de l’échelle pythagoricienne, ainsi que des aspects provenant d’autres branches du savoir, comme la médecine. G. Scholem explique, dans Les Origines de la Kabbale II, que la connaissance du néoplatonisme a pu parvenir à Azriel par le biais de l’œuvre de Jean Scot Érigène, en particulier son De Divisione Naturae, dont nous voudrions relever un seul exemple :
Tout ceci démontre qu’Azriel, bien qu’initié à l’ésotérisme de la tradition hébraïque, reconnaît l’unanimité sous-jacente dans toutes les formes particulières nées du tronc commun de la Tradition Primordiale, et par conséquent son travail constitue une véritable synthèse et non un résumé syncrétique. Un autre aspect très important abordé par Azriel dans ses traités est celui de la Création à partir du Néant, ou la notion que l’Être Universel est le Non-Être affirmé et qu’à partir « de cette affirmation du Soi se déploient toutes les possibilités de manifestation comprise en Lui, des plus subtiles aux plus grossières ou matérialisées, et totalisées aussi bien dans la décade séfirotique que dans la numérique ». Cette émanation obéit à un geste gratuit, presque inexplicable, de la Volonté divine. À ce sujet, G. Scholem nous dit, dans Les Origines de la Kabbale II :
Plus loin il ajoute, citant un fragment d’un écrit d’Azriel :
Bien entendu, cet aspect de l’enseignement n’est pas exclusif à la Cabale, puisque nous pouvons retrouver dans la Tradition Hermétique d’innombrables exemples où l’on décrit la genèse et le dédoublement du Cosmos à partir de la Volonté du Principe Suprême. Voyons cet extrait du Pymandre :
Ce déploiement se contemple de haut en bas et se complète avec le processus inverse, c’est-à-dire celui de la réabsorption de tout ce qui est manifesté et déterminé dans le Principe unique, la volonté humaine étant dans ce second cas l’impulsion sur le chemin du retour, volonté qui est vue comme la poussée qui s’éveille en lui et l’élèvera degré à degré dans les niveaux de la conscience, lui donnant la force nécessaire pour pénétrer et s’identifier aux idées et accomplir ainsi sa mission de restaurateur ou recréateur de l’ordre universel. L’homme et la femme peuvent rendre effective cette fonction à l’aide de la prière. Du point de vue ésotérique, ce rite n’a jamais été considéré comme une demande intéressée et duale à un dieu extérieur à soi, ni comme l’expression pieuse ou sentimentale d’une dévotion envers une déité toujours inaccessible, mais comme un authentique acte théurgique-unitif, aussi valable hier que maintenant, et que tout initié estime à sa juste valeur de puissant véhicule de réalisation spirituelle et de régénération universelle. Azriel déclare :
Et, dans cet autre passage, la prière est également reconnue comme un véhicule fondamentalement intellectuel (et non pas rationnel ni mécanique), ainsi que comme un dynamiseur de l’enchaînement magique des mondes, plans et attributs de la déité –qui s’expriment à travers les lettres, les nombres, les noms et les sentiers interconnectés–, qui attire les vibrations subtiles vers ce qu’il y a de plus concret et matérialisé tout en les élevant simultanément au plus haut, entretenant une circulation permanente et la cohésion du Tout avec sa Source et ses Racines :
Azriel explique également que, pour que tout prenne effet, il est indispensable que :
Tout ceci avec l’intime certitude que le cognoscible n’est qu’un pont pour faire l’expérience, simultanée, de ce qui est totalement illimité et innommable, où il n’y a plus rien à nommer, à dénombrer ni à connaître, car c’est la plénitude des plénitudes :
Ce sage médiéval était un contemplateur du Cosmos –qu’il voyait comme un grand réceptacle et émetteur de lumière–, et remplissait également l’office de constructeur actif de l’Univers, action qu’il mena à bien à travers la transmission orale ainsi que par la cristallisation de la parole dans ses écrits. Voyons deux textes, dans lesquels Azriel médite sur la symbolique de la lumière ; dans le premier, il souligne son aspect cosmogonique ; dans le second, il la présente comme le symbole du processus de déification ou de divinisation entrepris par l’être humain :
Afin de comprendre qu’en réalité :
Ces méditations sur le fini et l’infini et le rôle médiateur du symbole et du rite pour l’expérience métaphysique ne sont pas une exclusivité d’Azriel ; d’autres adeptes, proches de son cercle, exprimèrent les mêmes pensées dans des écrits tout aussi inspirés. Voyons cet extrait d’Ezra sur l’oraison « Écoute Israël » qui nous servira de liaison avec l’étude de l’œuvre la plus remarquable et connue de cet autre sage cabaliste de Gérone, le Commentaire sur le Cantique des Cantiques :
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NOTES | |
83 | G. Scholem. Grandes temas y personalidades de la Cábala. Riopiedras Eds. Barcelone, 1994. |
84 | Azriel. Le Commentaire sur la Liturgie Quotidienne. Leiden, 1974. Introduction, traduction annotée et glossaire des termes techniques de Gabrielle Sed-Rajna. |
85 | Comme on le voit, ce livre constitua la référence principale et la base de la Cabale de Provence, et surtout celle de Gérone, d’où les commentaires réalisés, ainsi que nous l’avons mentionné, par de nombreux membres de ces cercles d’enseignement sur ce petit opuscule, comme Isaac l’Aveugle, Azriel lui-même, Nahmanides et d’autres encore. Myriam Eisenfeld commente à ce propos : « L’école de Gérone étudia et développa les thèmes qui apparaissent dans le Sefer Yetsirah à l’état embryonnaire, comme le concept de sefyroth, ces canaux par lesquels circule la réalité divine, apportant à la cabale postérieure ses prémices essentielles. Nous pourrions affirmer que la terminologie et les idées de base de la pensée géronaise ont continué d’être utilisées ultérieurement par tous les cabalistes qui reconnaissent de cette façon la force de cet héritage intellectuel et spirituel ». (El Libro de la Formación. Sefer Yetsirah…, œuvre citée, introduction). |
86 | Azriel. Cuatro Textos Cabalísticos. Ed. Riopiedras. Barcelone, 1994. |
87 | Myriam Eisenfeld, dans le prologue du livre cité plus haut, souligne : « Lorsque Azriel définit les sefiroth comme ‘la force qui détermine tout ce qui a des limites, au moyen de la numération décimale (Yesirah 1, 2, et Portique 3), il ne dissimule pas sa proximité intellectuelle avec les penseurs qui estimaient que les mathématiques constituent la source du savoir et de la compréhension. Parenté qu’il partage aussi avec d’autres cabalistes comme l’auteur anonyme du traité Ma’arek et Ha-‘elohut qui avait écrit : ‘Les dix sefirot sont le fondement de tout ce qui se limite au moyen du nombre, par conséquent, aucun nombre ne peut dépasser le décimal, comme le savent tous les mathématiciens’. » Et elle ajoute à un autre moment : « Notre auteur a recours, comme bien d’autres à la sensibilité néoplatonicienne, à des doctrines qui, comme cela peut être déduit de certains passages du Commentaire sur le Livre de la Formation et du Portique du Questionneur, laissent transparaître les origines pythagoriciennes » (Op. cit.) |
88 | Azriel. Le Commentaire sur la liturgie quotidienne. Leiden, 1974. |
89 | Les racines de cette forme d’exposé plongent dans la méthode inaugurée par Socrate (et même plus tôt, par Pythagore, bien que cela n’ait pas été mis par écrit) et cristallisée par Platon dans ses dialogues. C’est un style compris surtout comme une didactique activant la réminiscence et la pensée analogique et évocatrice, ainsi que comme un outil aidant à extraire la véritable identité de chacun. De fait, c’est un recours qui apparaît très fréquemment comme support de l’enseignement de la Science Sacrée chez de nombreux peuples et civilisations (comme c’est le cas ici de la Cabale ou de la Tradition Hermétique, dont de nombreux livres révélés sont exprimés sous la forme de questions et réponses, comme l’Asclepius et quelques traités des Fragments de Stobée, etc.), car cette formulation est un symbole de la constance interrogation qui s’ouvre au cœur de l’initié, et de la possibilité qui lui est offerte de se reconstruire selon l’ordre universel, à mesure qu’il reconnaît intérieurement les réponses. |
90 | Azriel. Cuatro Textos Cabalísticos… |
91 | Azriel. Cuatro Textos Cabalísticos…, introduction. |
92 | División de la Naturaleza. Ed. Orbis, Barcelone, 1984. De son côté, Myriam Eisenfeld, l’une des rares a avoir transgressé le silence imposé aux femmes en ce qui concerne le rôle actif de diffusion de l’ésotérisme juif, mentionne dans le prologue auquel il a été fait référence auparavant l’arrivée de quelques textes de l’ésotérisme islamique et de beaucoup d’autres issus d’auteurs néoplatoniciens, gnostiques et néo-pythagoriciens, écrits en grec ou en arabe, dans la région catalane et provençale (concrètement à l’école de médecine de Montpellier), où ils avaient été traduits en hébreu et mis ainsi à la portée des sages cabalistes qui surent en pénétrer l’essence et en extraire les symboliques voisines ou identiques à celles qu’ils avaient reçues à travers leur tradition. Cet écrivain contemporain pense que des questions aussi importantes dans les écrits d’Azriel que « la relation entre l’homme et les éléments, l’existence du sperme féminin, l’explication de la procréation au moyen de la métaphore végétale, l’origine du sperme dans le cerveau –notion pythagoricienne–, l’existence de deux cavités à l’intérieur de la matrice qui déterminent mécaniquement le sexe de l’embryon et l’explication de l’érection phallique par un principe pneumatique » ont leur origine dans de nombreux traités inspirés par Galien, que ce cabaliste avait connu personnellement. |
93 | Hermès Trismégiste. Obras Completas. Corpus Hermeticum. Ed. Indigo. Barcelone, 1998. |
94 | Azriel. Commentaire sur la liturgie… |
95 | Ce qui nous rappelle les mots de Proclus : « Il est nécessaire de prévenir tous les obstacles contre la visite des dieux et établir autour de nous un repos total, pour que la présence des esprits appelés par nous se réalise sans perturbation et dans le calme ». (Oracles Chaldéens avec une sélection de témoignages de Proclus, Psellos et M. Italique. Edition espagnole : Oráculos Caldeos con una selección de testimonios de Proclo, Pselo y M. Itálico. Ed. Gredos. Madrid, 1991). |
96 | Azriel. Commentaire sur la liturgie… |
97 | Passage d’une lettre qu’Azriel avait envoyée à Burgos, publié par Scholem dans Madda’ey ha-Yahadut, et incorporé par Sed-Rajna au Commentaire sur la Liturgie Quotidienne. |
98 | Scholem attribue ce texte à Azriel ou à son cercle. Il s’intitule : Chapitre sur la kavanah, par les anciens cabalistes et figure dans son livre Les Origines de la Kabbale (Los Orígenes de la Cábala II). |
99 | Azriel. Commentaire sur la liturgie… |