PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS

CHAPITRE III
LA CABALE DE PROVENCE ET DE GÉRONE
(suite)
 

Azriel et ses gloses ou commentaires cabalistiques
    Parmi ces auteurs, nous voulons commencer par faire référence à Azriel, car c’est lui qui, par un geste généreux mais également prudent, a contribué à une plus grande diffusion et ouverture de l’enseignement ésotérique qui était jusqu’alors circonscrit aux petits cercles d’initiés juifs, divulgation qu’il réalisa à travers sa prolifique production littéraire à caractère doctrinal, dont les répercussions et l’intérêt qu’elle éveilla allèrent bien au-delà de son groupe, et même de son temps. Parmi ses écrits, retenons : le Commentaire du Sefer Yetsirah, Le Portique du Questionneur, le Commentaire sur l’Unification du Nom, le Commentaire sur la Liturgie Quotidienne, un autre Commentaire sur les Légendes Talmudiques, Le Chemin de la Foi et le Chemin de l’Hérésie, ainsi qu’un ensemble de courts traités référencés dans le livre de Scholem Grands Thèmes et Personnalités de la Kabbale83. Dans son prologue au Commentaire sur la Liturgie Quotidienne, G. Sed-Rajna nous dit de cet initié :

Face au maître, Azriel apparaît comme un penseur d’envergure doué d’une puissante originalité. Son horizon intellectuel dépasse largement les données de sa propre tradition; il se montre informé des courants de pensée contemporains, extérieurs à la kabbale, dont plusieurs éléments réapparaissent dans ses travaux, harmonieusement intégrés à son système. Son style, ses expressions sont remarquablement riches; son vocabulaire contient maintes expressions nouvelles ou revêtues d’une signification neuve. La forme même de ses traités varie en fonction du sujet ou du milieu auquel il s’adresse. Il s’intéresse passionnément aux problèmes métaphysiques, qui dominent toute sa pensée, et dote la jeune théosophie d’une structure intellectuelle fortement teintée de néoplatonisme. Parmi les kabbalistes, aucun auteur peut-être n’énonça de manière aussi finement nuancée ses définitions doctrinales; définitions dont les plus importantes reviennent souvent sous la plume de Azriel, reprises sous une forme toujours inédite84.

Parmi ses traités, nous commencerons par citer quelques fragments du commentaire du Sefer Yetsirah85:

Mishnah I :
Par trente-deux sentiers prodigieux de sagesse il sculpta Yah, Yhwh Sebaoth, ‘Elohim d’Israël, ‘Elohim de vie, roi du monde, tout-puissant. Shadday miséricordieux et clément, « élevé et suprême qui réside en éternelle élévation dont le nom est Qadosh ». Il créa son monde par trois Sefarim : par Sefer, par Sefar et par Sippour. Par Trente-deux Sentiers, etc. C’est une allusion à l’Infini (‘En-Sof), car l’intérieur de l’énergie de l’Infini est là où surgit l’existence de la sefirah Hauteur Supérieure, d’où provient l’émanation de la sefirah Sagesse (Jokmah). De Sagesse [émanent] les trente-deux sentiers occultes. Les sentiers coulent de la sefirah  Sagesse et celle-ci émane de la sefirah Hauteur Supérieure qui naît à son tour dans l’Infini, pour cette raison ils sont appelés [sentiers] prodigieux, comme dans le verset « s’il te semble prodigieux », que l’araméen traduit par « voilé ». La distance existante entre chacun de ces sentiers donne lieu au qualificatif prodigieux, car dans le verset « celui qui se prodiguera faisant vœu de nazaréen » le terme « se prodiguer » s’entend au sens de « se séparer ». Chacun des sentiers est attiré vers la sefirah Entendement (Binah) depuis la sefirah Sagesse. C’est là [en Entendement] qu’ils se manifestent, comme l’explique le verset « ce qui coule de la Sagesse vaut plus que les pierres précieuses ».Il sculpta. L’énergie de la Cause des Causes est l’Infini, d’où surgit la première sefirah qui est la Couronne Suprême, [appelée aussi] Hauteur Supérieure. La sefirah Sagesse sculpte et fait jaillir la force de la cause appelée Yod-Hé, qui est dans l’énergie des essences. De la force de la sefirah Entendement est extrait tout l’édifice appelé Connaissance [Da’at]. Par Trois Sefarim. Par trois attributs nommés comme l’essence du Nom, qui les comprend.Par Sefer, Sefar et Sippour. Il s’agit des trois lettres du Nom Yod, , Waw –qui comprend tout jusqu’à l’Infini–, et qui s’unissent grâce à l’action du Créateur qui est Infini.Une allusion aux trois se retrouve dans le verset « en Yah est la force éternelle ». En Yah il y a trente-deux, lorsque se transforment les deux lettres du [nom] YaH.

Mishnah 2 :
Dix Sefiroth ineffables et vingt-deux lettres de fondement : trois mères, sept doubles et douze simples. Dix Sefiroth. Les trente-deux sentiers –dont seize appartiennent au monde supérieur et seize au monde inférieur– sont contenus dans les dix [sefiroth]. On les appelle sefiroth parce qu’elles sont la force qui détermine tout ce qui a des limites, au moyen de la numérotation décimale. Ineffables. Puisqu’elles [les sefiroth] sont le moyen d’accès à l’Infini –qui est insondable, qui n’a pas d’essence [qui puisse être captée par l’homme] et qui ne se définit pas par une qualité concrète –elles reçoivent le nom d’ineffables [beli mah].Vingt-deux. Dans l’ensemble des dix [sefiroth] il y a vingt-deux [lettres] divisées en trois groupes : trois mères, sept doubles et douze simples. Les vingt-deux lettres suivent le modèle des trente-deux sentiers et tout est contenu dans le dix.86

Et ainsi continue cet écrit fondamental du point de vue cabalistique, malheureusement tronqué puisque ne sont commentés que les trois premiers chapitres du texte, même si l’on y trouve déjà l’intuition que l’origine de l’univers émane de la Cause des Causes, ou Infini, dont le déploiement est exprimé par la symbolique des nombres87, des lettres et de leurs conjugaisons magico-théurgiques, ainsi qu’Azriel l’écrit aussi dans ce bref fragment d’un autre de ses ouvrages :

[Béni Soit Celui] Qui a Dit : Il a proféré les lettres qui constituent l’essence du monde; Qui Oeuvre : les permutations des lettres qui constituent le fondement des créatures; Et Dit : c’est-à-dire : nomme; Et Oeuvre : par la permutation des noms, Il les fait passer de la puissance à l’acte; Qui Décrète : détermine et établit les limites;

Et Fait Subsister: à la puissance qui s’épanche au-delà de sa limite, Il dit « assez »; Il l’établit conformément à sa limite et la renforce 88.

Dans Le Portique du Questionneur, du même auteur, formulé sous forme de questions et réponses89 sur la Connaissance et la structure cosmique, il énonce déjà ce qui suit en se référant au Modèle de l’Univers, ce qui semble être la même chose que ce que Nahmanides aussi bien qu’Ezra exprimèrent dans leurs écrits, bien que certains de ces commentaires, de même que bien d’autres à cette époque, ont probablement été perdus ou, tout simplement, n’ont pas encore été traduits et publiés comme cela a commencé d’être fait avec la renaissance de la Cabale au XXe siècle qui, nous l’espérons, continuera dans le siècle présent, tout spécialement en Sefarad, dont la Cabale de Gérone est, avec celle de Castille, un noyau fondamental. Dans ce texte l’on voit déjà comme se révèle l’Arbre de Vie, structure théogonique à quatre (ou trois) niveaux, ou plutôt mondes :

Le questionneur insistera encore : En quoi consiste l’essence des sefiroth ? Réponse : L’essence des sefiroth s’identifie aussi bien avec une chose qu’avec son opposé car, s’il n’y avait pas en elles une force indifférenciée, elles n’auraient pas la capacité d’exercer leur influence sur tout ce qui existe.

Et si le questionneur demandait encore : Quels sont leurs noms, leur ordre et leur position ?
Réponse 
: Le nom de la première est Hauteur Supérieure (Rom Ma’alah), parce qu’elle est au-dessus de notre capacité d’investigation. La seconde s’appelle Sagesse (Hokmah) parce qu’elle est le commencement de l’activité intellectuelle. La Troisième s’appelle Entendement (Binah) et jusqu’à elle s’étend le monde de l’intellect. La quatrième s’appelle Amour (Hesed). La cinquième s’appelle Crainte (Pahad). La sixième s’appelle Harmonie (Tiferet), jusqu’à elle s’étend le monde de l’âme. La septième s’appelle Éternité (Nesah). La huitième s’appelle Majesté (Hod). La neuvième s’appelle Juste Fondement du Monde (Sadiq YesodOlam). La Dixième s’appelle Justice (Sedeq) et jusqu’à elle s’étend le monde du corps.

Et si le questionneur demande à nouveau : Tu m’as déjà enseigné leurs noms, leur place, leur ordre ; tu m’as déjà dit que la Justice reçoit la force de toutes les autres. Explique-moi maintenant comment est-il possible que chacune d’elles puisse se déverser [dans les autres] et recevoir [le fluide qui provient des précédentes].
Réponse 
: Tu dois savoir que l’objectif de toute émanation est de témoigner de l’existence de ‘En-Sof. Si le récepteur n’était pas uni à l’émetteur et vice-versa, et si tous deux ne se réunissaient pas dans une force unique, nous ne pourrions pas savoir que tous deux forment une force unique. Seulement grâce à leur unité l’on peut reconnaître ce pouvoir d’unification. Et étant donné qu’il est évident qu’il existe une force unificatrice révélée, a fortiori [on nous enseigne] qu’il ne faut pas méditer sur ce qui est caché. Donc, chacune des sefiroth remplit en même temps la fonction d’émetteur et de récepteur.90

Comme l’on voit dans ces textes, Azriel manifeste de manière claire et synthétique, pour ne pas dire schématique, les antiques Arcanes appelés mystères par les cabalistes. Et lui de recevoir les durs reproches d’Isaac l’Aveugle dans une lettre au sujet de sa diffusion des mystères, qui concernait également Ezra dans la mesure où il les y accuse de révéler l’essence de la cabale, lettre publiée par Gershom Scholem dans le second tome des Origines de la Kabbale. Mais c’est grâce à ce travail de diffusion dont Ezra et Azriel de Gérone ont été les protagonistes, poursuivi par Aboulafia, Gikatilla et Moïse de Léon, que la Cabale, qui a toujours été un système ouvert et inachevé à l’instar de la création, est arrivée jusqu’à nos jours comme l’un des plus grands patrimoines de la civilisation occidentale.

L’architecture de l’Univers fondée sur le modèle de l’Arbre de Vie n’est pas pour Azriel un système rigide et inamovible mais, répondant à un ordre d’essence immuable (la structure des sphères, les sentiers qui la relient, les colonnes et les plans), elle se prête à diverses possibilités d’énonciation et d’intellection, qui provoqueront chez le cabaliste autant de possibilités de pénétrer l’immensité du soi et du Cosmos, et sa complexe, bien que nette, manifestation. Nous pensons par exemple aux différents noms par lesquels Azriel désigne chacune des sefirot dans ses traités (dénominations qui ne se contredisent pas plus qu’elles ne s’excluent, mais se complètent et s’enrichissent de nouvelles nuances), ou encore la manière dont il les regroupe en fonction de son intérêt à souligner l’un ou l’autre de leurs aspects. Myriam Eisenfeld dit à ce sujet :

Cette division des sefirot en trois supérieures et sept inférieures, bien qu’étant l’une des plus fréquentes, n’est pas la seule. Azriel considère d’autres classements pour les entités séfirotiques : cinq supérieures et cinq inférieures, ou cinq spirituelles et cinq matérielles, voire même les sépare en trois catégories correspondant aux trois mondes de la hiérarchie néoplatonicienne, sensible, perceptible et intelligible, lesquelles dérivent à leur tour, nous l’avons vu, de l’occulte.91

Et elle ajoute, après avoir exposé quelques-uns des noms qu’Azriel donne à chacune des dix sphères :

Parvenus à ce point, nous nous trouvons devant une séparation bipartite des sefiroth, où se trouvent d’un côté les neuf premières et, de l’autre, la dixième. Ces deux fractions se sentent attirées et tendent à s’unir, mais la fragilité inhérente à leur point commun de confluence comporte un risque permanent de rupture, une rupture qui, dans le Commentaire sur l’Unification du Nom, prend une forme historique en raison de la situation d’Israël en exil. L’image la plus commune pour symboliser cette attraction est, comme il est évident dans plusieurs passages du Zohar, celle de deux amants qui se désirent et se cherchent afin de consommer leur union sexuelle. Dans cette union, les neuf sefiroth supérieures, représentées par Harmonie, constituent l’élément masculin, et la sefirah inférieure symbolise l’élément féminin.

Ainsi Azriel approfondit aussi de manières très différentes ses méditations sur le thème de la bipolarisation au sein de la déité qui rendra possible toute la révélation du Cosmos. Il fait également référence au concept de l’être humain comme un univers en petit, composé, à l’instar du macrocosme, « d’éléments cosmiques, de lettres et de la structure des sefiroth ».

De ce qu’il a été dit jusque là, nous pouvons commencer à entrevoir que la Cabale qu’Azriel contribue à édifier était réceptive à l’influence de diverses formes d’expression de la pensée ésotérique venues d’ailleurs et d’autres temps, et que, simultanément ou par la suite, elle déversa ses flots féconds réactualisés dans de nouveaux courants intellectuels émergeant (comme cela sera le cas de la Cabale chrétienne de la Renaissance où se produira une nouvelle conjonction avec la pensée grecque et hermétique). Notre auteur incorpora à ses écrits et exposés doctrinaux des éléments clairement liés à la théorie de l’émanation néoplatonicienne et à celle des nombres de l’échelle pythagoricienne, ainsi que des aspects provenant d’autres branches du savoir, comme la médecine. G. Scholem explique, dans Les Origines de la Kabbale II, que la connaissance du néoplatonisme a pu parvenir à Azriel par le biais de l’œuvre de Jean Scot Érigène, en particulier son De Divisione Naturae, dont nous voudrions relever un seul exemple :

Ainsi donc, que nulle autorité ne t’arrache par la crainte de ces choses qu’une raisonnable persuasion signale comme une juste contemplation. Car la véritable autorité n’est pas un obstacle à la juste raison, ni la juste raison à la véritable autorité. Sans doute aucun toutes deux émanent d’une source, à savoir, la Sagesse divine.92

Tout ceci démontre qu’Azriel, bien qu’initié à l’ésotérisme de la tradition hébraïque, reconnaît l’unanimité sous-jacente dans toutes les formes particulières nées du tronc commun de la Tradition Primordiale, et par conséquent son travail constitue une véritable synthèse et non un résumé syncrétique.

Un autre aspect très important abordé par Azriel dans ses traités est celui de la Création à partir du Néant, ou la notion que l’Être Universel est le Non-Être affirmé et qu’à partir « de cette affirmation du Soi se déploient toutes les possibilités de manifestation comprise en Lui, des plus subtiles aux plus grossières ou matérialisées, et totalisées aussi bien dans la décade séfirotique que dans la numérique ». Cette émanation obéit à un geste gratuit, presque inexplicable, de la Volonté divine. À ce sujet, G. Scholem nous dit, dans Les Origines de la Kabbale II :

Le « saut » de la création ne réside pas, par conséquent, dans la transition de en sof dans la première sefirah, mais dans l’unité des deux avec la seconde sefirah. Ce saut constitue la libre décision de Dieu d’émaner. Le lecteur expert découvrira que cette idée est présente chez tous les représentants de l’école de Gérone, y compris Nahmanides, et il semblerait qu’elle fasse partie de l’héritage que ce cercle a légué à l’auteur du Zohar.

Plus loin il ajoute, citant un fragment d’un écrit d’Azriel :

Il faudrait dire de en sof, comme de la Volonté, qu’il n’existe rien en dehors de lui : « Tous les êtres viennent de cet éther primordial incompréhensible, et leur existence [yetsut] provient du pur Néant. Cependant cet éther primordial n’est divisible en aucun sens, et il est Un dans une simplicité qui n’admet aucune composition. Tous les actes de la volonté sont dans son unité, et la volonté précède toutes les choses. […] et c’est là le sens de [Job 23, 13] : ‘Il est un’ (Il est l’unité de la volonté hors de laquelle rien n’existe) ».

Bien entendu, cet aspect de l’enseignement n’est pas exclusif à la Cabale, puisque nous pouvons retrouver dans la Tradition Hermétique d’innombrables exemples où l’on décrit la genèse et le dédoublement du Cosmos à partir de la Volonté du Principe Suprême. Voyons cet extrait du Pymandre :

« Tu as vu en pensée la forme primordiale, le pré-principe antérieur au commencement sans fin ». Ainsi me parla Pymandre. « Alors, d’où les éléments de la nature ont-ils surgi ?, ai-je dit, et il me répondit : « De la volonté de Dieu, qui ayant reçu en Lui le Verbe et ayant contemplé la beauté du monde archétypal, voulut l’imiter, et modela un monde en ordre, à partir de ses propres éléments et de ses propres productions, les âmes ».93

Ce déploiement se contemple de haut en bas et se complète avec le processus inverse, c’est-à-dire celui de la réabsorption de tout ce qui est manifesté et déterminé dans le Principe unique, la volonté humaine étant dans ce second cas l’impulsion sur le chemin du retour, volonté qui est vue comme la poussée qui s’éveille en lui et l’élèvera degré à degré dans les niveaux de la conscience, lui donnant la force nécessaire pour pénétrer et s’identifier aux idées et accomplir ainsi sa mission de restaurateur ou recréateur de l’ordre universel.

L’homme et la femme peuvent rendre effective cette fonction à l’aide de la prière. Du point de vue ésotérique, ce rite n’a jamais été considéré comme une demande intéressée et duale à un dieu extérieur à soi, ni comme l’expression pieuse ou sentimentale d’une dévotion envers une déité toujours inaccessible, mais comme un authentique acte théurgique-unitif, aussi valable hier que maintenant, et que tout initié estime à sa juste valeur de puissant véhicule de réalisation spirituelle et de régénération universelle. Azriel déclare :

Si le sage ne connaît pas Celui qui l’a créé, comment serait-il sage? L’essentiel du service divin chez les maskilim et chez ceux qui méditent sur son Nom, réside en ceci (Deut. XIII, 5): à Lui vous adhérerez (= bó-tidbóqoún). Le principe fondamental que la Tora donne au sujet de la prière et des bénédictions est d’accorder sa pensée a sa foi, comme si elle adhérait en haut, pour unifier le Nom avec ses lettres et y intégrer les dix sefirot [afin qu’elles y soient unies] comme la flamme l’est a la braise. Avec la bouche on invoque les attributs, et dans le coeur on les réunit à l’édifice et à la forme écrite [du Nom]. Le symbole [scripturaire] en est (Prov. VII, 4): dis à Hokmá ‘je te rejoindrai’, tu appelleras Biná ‘connue’.94

Et, dans cet autre passage, la prière est également reconnue comme un véhicule fondamentalement intellectuel (et non pas rationnel ni mécanique), ainsi que comme un dynamiseur de l’enchaînement magique des mondes, plans et attributs de la déité –qui s’expriment à travers les lettres, les nombres, les noms et les sentiers interconnectés–, qui attire les vibrations subtiles vers ce qu’il y a de plus concret et matérialisé tout en les élevant simultanément au plus haut, entretenant une circulation permanente et la cohésion du Tout avec sa Source et ses Racines :

Les dix [invocations de cette prière commençant par] «béni soit» correspondent à dix Noms [divins] qui sont ‘EHYH, YH, le nom particulier, ‘Adonay, ‘Sadday, ’Sebaot, ‘El, ‘Elohim, ‘Elohey Yisrael, ‘El Elyon. Le premier [de ces noms est] la puissance des essences, il correspond à «et il y avait eu le monde». Par le second [nom] furent créés les deux mondes; il correspond à «béni soit qui oeuvre dans le commencement ». Le troisième, qui renferme deux noms, correspond à « qui dit et oeuvre ». Le quatrième [nom] est Seigneur; il correspond à «qui décrète et fait subsister »; en effet on ne reconnaît la souveraineté que de celui qui décrète et possède la puissance de faire exécuter tout ce qu’il décrète, ainsi qu'il est écrit (Job XXIII, 13): Il a décidé, qui le fera revenir? Le cinquième [nom] est Sadday, il correspond à « qui étend sa Miséricorde sur la terre », en tant qu’Il dit ases misères « assez ». Le sixième [nom] est Sebaot, il correspond à « qui prend en miséricorde les créatures », [en tant qu’] Il prend en miséricorde ses armées. Le septième [nom] est ‘El, il correspond à «qui rétribue», ainsi qu’il est écrit (Ps. CXLVI, 5): heureux l'homme qui a pour aide le Dieu (= ‘El) de Jacob. Le huitième [nom] est ‘Elohim, il correspond a « béni soit-Il », ainsi qu’il est écrit (Jos. XXIV, 19): Il est ‘Elohim des saintetés. Le neuvième [nom] est ‘El Yisrael, il correspond à « béni soit Son Nom », ainsi qu’il est écrit (Ps. LXXVI, 2): grand est son nom en Israel. Le dixième [nom] est ‘El ‘Elyon, il correspond à « béni soit ‘El qui vit et subsiste a jamais ». Et lorsqu’on prononce le nom ‘El, c’est comme si l’on disait « béni est son souvenir ». L’invocation « vivant parfait » s’explique par (II Sam. XXII, 47): vivant est YHWH, béni est mon Rocher, c’est-à-dire, puisse le Nom [de quatre lettres] devenir parfait. Et toutes les perfections [que l’office mentionne] correspondent à [trois noms]: ‘El, ‘Elohim, YHWH, par lesquels on affirme qu’Il est Dieu, qu’Il est le donateur des formes, qu’Il est le Créateur. A chacun de [ces trois noms] correspondent dix louanges: elles font allusion aux Sentiers de la Sagesse, qui sont [au nombre de] trente-deux, et Lui les domine tous.

Les dix noms divins [énumérés] s’intègrent en quatre d’entre eux, ce sont: ‘EHYH, YHWH, ‘Adonay, ‘Elohim; ces quatre [noms sont contenus] dans les quatre lettres [du Tétragramme], voilà pourquoi cette bénédiction [se divise] en quatre parties.

Azriel explique également que, pour que tout prenne effet, il est indispensable que :

Celui qui prie doit se défaire de tout ce qui l’obstrue et le perturbe, et doit reconduire le monde à son origine, littéralement à son Néant. (Azriel, cité par Scholem dans Les Origines de la Kabbale…)95 Et celui qui s’élève de cette manière, mot à mot, par le pouvoir de son intention, jusqu’à parvenir à en-sof, doit diriger sa kavanah de façon qu’elle corresponde à sa perfection, de telle manière que la volonté suprême se revête de sa volonté, et pas seulement que sa volonté se revête de la volonté suprême. (…) Alors, lorsque la volonté supérieure et l’inférieure, dans leur indistinction et dans leur devekouth à l’unité [divine], se convertissent en une seule, l’effluve jaillit dans la mesure de sa perfection.

Tout ceci avec l’intime certitude que le cognoscible n’est qu’un pont pour faire l’expérience, simultanée, de ce qui est totalement illimité et innommable, où il n’y a plus rien à nommer, à dénombrer ni à connaître, car c’est la plénitude des plénitudes :

Ceux qui intelligent la vérité ne disent pas cette prière, car ils s’élèvent de Parole en Parole, jusqu’à la Volonté intrinsèque, au sujet de laquelle il est écrit (II Chr. XX, I2): nous ne savons plus que faire; c’est-à-dire, après avoir gravi degré par degré les Paroles, jusqu’au Néant Parole, nous ne pouvons plus continuer.96

Ce sage médiéval était un contemplateur du Cosmos –qu’il voyait comme un grand réceptacle et émetteur de lumière–, et remplissait également l’office de constructeur actif de l’Univers, action qu’il mena à bien à travers la transmission orale ainsi que par la cristallisation de la parole dans ses écrits. Voyons deux textes, dans lesquels Azriel médite sur la symbolique de la lumière ; dans le premier, il souligne son aspect cosmogonique ; dans le second, il la présente comme le symbole du processus de déification ou de divinisation entrepris par l’être humain :

Ce qui est visible se manifeste à partir de la Lumière Occulte dont [dérivent] la Lumière Émanatrice, la Lumière de l’Emanation et la Lumière Emanée; [ensuite] la Lumière de l’Esprit appelée yehida, et la Lumière de l’Esprit appelée haya, la Lumière de l’Esprit appelée rouah, la Lumière de l’Esprit appelée nefes, la Lumière de l’Esprit appelée nesama et la Lumière du Corps. La Lumière Émanatrice, la Lumière de l'Émanation et la Lumière Émanée sont pour le besoin des supérieurs; quelquefois leur lumière est attirée vers les inférieurs. Quant aux sept qui sont pour le besoin des inférieurs, ce qui dérive d’elles apparaît, conformément au modèle, sous l’aspect de lumière; [les manifestations visibles des sept lumières inférieures sont]: la Lumière de l’Aurore, la Lumière du Matin, la Lumière du Zénith, la Lumière du Crépuscule et la Lumière de l’Obscurité. Et la Lumière Occulte réunit [toutes ces lumières] à la manière d’une langue de feu dans laquelle se confondent toutes les couleurs [particulières].97

Celui qui décide quelque chose dans son esprit avec une droiture parfaite en fait l’essentiel. Ainsi, si tu prie et prononces des bénédictions, ou encore que tu désires véritablement diriger la Kavanah vers quelque chose, imagine que tu es lumière et que tout est lumière autour de toi, lumière de toutes les directions et de tous les côtés ; et dans la lumière un trône de lumière, et dessus, une « lumière rayonnante », et en face un trône, et dessus, une « bonne lumière ». Et si tu te trouves entre les deux et désires la vengeance, tourne-toi vers le « rayonnement » ; et si tu désires l’amour, tourne-toi vers la « bonne lumière », et tout ce qui sortira de tes lèvres doit s’adresser à son visage. Et tourne-toi vers la droite et tu trouveras une « lumière brillante », vers la gauche et tu trouveras une aura, qui est la « lumière radieuse ». Et entre elles et au-dessus d’elles, la lumière du Kabod, et autour d’elle la lumière de la vie. Et au-dessus d’elle, la couronne de lumière qui couronne les désirs des pensées, qui illumine le chemin des représentations et illumine l’éclat des visions. Et cette illumination est insondable et infinie et de sa gloire parfaite proviennent la grâce et la bénédiction, la paix et la vie pour ceux qui observent le chemin de son unification.98

Afin de comprendre qu’en réalité :

Toutes [les lumières] dérivent d’un principe unique; mais il ne faut pas comparer la primordialité [des lumières émanées] à la primordialité [de la première lumière]. Car celle-ci est supérieure (yéter) à celles-la; leur puissance est émanée de sa [puissance], en raison de sa surabondante (yitrón) primordialité.99

Ces méditations sur le fini et l’infini et le rôle médiateur du symbole et du rite pour l’expérience métaphysique ne sont pas une exclusivité d’Azriel ; d’autres adeptes, proches de son cercle, exprimèrent les mêmes pensées dans des écrits tout aussi inspirés. Voyons cet extrait d’Ezra sur l’oraison « Écoute Israël » qui nous servira de liaison avec l’étude de l’œuvre la plus remarquable et connue de cet autre sage cabaliste de Gérone, le Commentaire sur le Cantique des Cantiques :

Tu dois savoir que l’unification, [réalisée] lorsque l’homme invoque les Noms et de nombreuses autres choses [de la même élévation], demande que l’on soit prudent et que l’on unifie tout jusqu’à ‘En-Sof pour indiquer qu’Il est la cause de tout et que tout vient de Lui, et aussi pour que cette invocation ne produise pas la plus petite séparation ni diminution dans le monde, car, comme les multiples branches de l’arbre qui commencent par sortir d’un tronc central et, ensuite, les unes des autres, ainsi est l’unification. Le fondement de la prière « Écoute Israël » consiste à réaliser l’unité totale et, étant donné que chaque mot a son importance, l’homme doit se concentrer sur chacun d’eux en particulier et tout réunir en un seul mot. La lettre ‘Aleph [initiale] du mot ‘Ehad [qui signifie un dans « Écoute Israël, ‘Adonaï notre Dieu, ‘Adonaï est un »] fait allusion à [un niveau] au-delà duquel la pensée ne peut se répandre. La [deuxième lettre de ce mot, qui est] Het [dont la valeur numérique est huit] évoque les huit sefiroth [qui se trouvent entre le premier niveau et le dernier], et [la troisième et dernière lettre du mot, qui est] Dalet [dont la valeur numérique est quatre] est Grandeur [la quatrième sefirah, et étant donné que cette lettre s’écrit comme une majuscule] contient une allusion à la dixième sefirah qui règne sur les quatre vents qui correspondent aux quatre campements [d’Israël, c’est-à-dire sur le monde] ». (Quatre Textes Cabalistiques…, introd.)

NOTES
83

G. Scholem. Grandes temas y personalidades de la Cábala. Riopiedras Eds. Barcelone, 1994.

84

Azriel. Le Commentaire sur la Liturgie Quotidienne. Leiden, 1974. Introduction, traduction annotée et glossaire des termes techniques de Gabrielle Sed-Rajna.

85

Comme on le voit, ce livre constitua la référence principale et la base de la Cabale de Provence, et surtout celle de Gérone, d’où les commentaires réalisés, ainsi que nous l’avons mentionné, par de nombreux membres de ces cercles d’enseignement sur ce petit opuscule, comme Isaac l’Aveugle, Azriel lui-même, Nahmanides et d’autres encore. Myriam Eisenfeld commente à ce propos : « L’école de Gérone étudia et développa les thèmes qui apparaissent dans le Sefer Yetsirah à l’état embryonnaire, comme le concept de sefyroth, ces canaux par lesquels circule la réalité divine, apportant à la cabale postérieure ses prémices essentielles. Nous pourrions affirmer que la terminologie et les idées de base de la pensée géronaise ont continué d’être utilisées ultérieurement par tous les cabalistes qui reconnaissent de cette façon la force de cet héritage intellectuel et spirituel ». (El Libro de la Formación. Sefer Yetsirah…, œuvre citée, introduction).

86

Azriel. Cuatro Textos Cabalísticos. Ed. Riopiedras. Barcelone, 1994.

87

Myriam Eisenfeld, dans le prologue du livre cité plus haut, souligne : « Lorsque Azriel définit les sefiroth comme ‘la force qui détermine tout ce qui a des limites, au moyen de la numération décimale (Yesirah 1, 2, et Portique 3), il ne dissimule pas sa proximité intellectuelle avec les penseurs qui estimaient que les mathématiques constituent la source du savoir et de la compréhension. Parenté qu’il partage aussi avec d’autres cabalistes comme l’auteur anonyme du traité Ma’arek et Ha-‘elohut qui avait écrit : ‘Les dix sefirot sont le fondement de tout ce qui se limite au moyen du nombre, par conséquent, aucun nombre ne peut dépasser le décimal, comme le savent tous les mathématiciens’. » Et elle ajoute à un autre moment : « Notre auteur a recours, comme bien d’autres à la sensibilité néoplatonicienne, à des doctrines qui, comme cela peut être déduit de certains passages du Commentaire sur le Livre de la Formation et du Portique du Questionneur, laissent transparaître les origines pythagoriciennes » (Op. cit.)

88

Azriel. Le Commentaire sur la liturgie quotidienne. Leiden, 1974.

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Les racines de cette forme d’exposé plongent dans la méthode inaugurée par Socrate (et même plus tôt, par Pythagore, bien que cela n’ait pas été mis par écrit) et cristallisée par Platon dans ses dialogues. C’est un style compris surtout comme une didactique activant la réminiscence et la pensée analogique et évocatrice, ainsi que comme un outil aidant à extraire la véritable identité de chacun. De fait, c’est un recours qui apparaît très fréquemment comme support de l’enseignement de la Science Sacrée chez de nombreux peuples et civilisations (comme c’est le cas ici de la Cabale ou de la Tradition Hermétique, dont de nombreux livres révélés sont exprimés sous la forme de questions et réponses, comme l’Asclepius et quelques traités des Fragments de Stobée, etc.), car cette formulation est un symbole de la constance interrogation qui s’ouvre au cœur de l’initié, et de la possibilité qui lui est offerte de se reconstruire selon l’ordre universel, à mesure qu’il reconnaît intérieurement les réponses.

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Azriel. Cuatro Textos Cabalísticos…

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Azriel. Cuatro Textos Cabalísticos…, introduction.

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División de la Naturaleza. Ed. Orbis, Barcelone, 1984. De son côté, Myriam Eisenfeld, l’une des rares a avoir transgressé le silence imposé aux femmes en ce qui concerne le rôle actif de diffusion de l’ésotérisme juif, mentionne dans le prologue auquel il a été fait référence auparavant l’arrivée de quelques textes de l’ésotérisme islamique et de beaucoup d’autres issus d’auteurs néoplatoniciens, gnostiques et néo-pythagoriciens, écrits en grec ou en arabe, dans la région catalane et provençale (concrètement à l’école de médecine de Montpellier), où ils avaient été traduits en hébreu et mis ainsi à la portée des sages cabalistes qui surent en pénétrer l’essence et en extraire les symboliques voisines ou identiques à celles qu’ils avaient reçues à travers leur tradition. Cet écrivain contemporain pense que des questions aussi importantes dans les écrits d’Azriel que « la relation entre l’homme et les éléments, l’existence du sperme féminin, l’explication de la procréation au moyen de la métaphore végétale, l’origine du sperme dans le cerveau –notion pythagoricienne–, l’existence de deux cavités à l’intérieur de la matrice qui déterminent mécaniquement le sexe de l’embryon et l’explication de l’érection phallique par un principe pneumatique » ont leur origine dans de nombreux traités inspirés par Galien, que ce cabaliste avait connu personnellement.

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Hermès Trismégiste. Obras Completas. Corpus Hermeticum. Ed. Indigo. Barcelone, 1998.

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Azriel. Commentaire sur la liturgie…

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Ce qui nous rappelle les mots de Proclus : « Il est nécessaire de prévenir tous les obstacles contre la visite des dieux et établir autour de nous un repos total, pour que la présence des esprits appelés par nous se réalise sans perturbation et dans le calme ». (Oracles Chaldéens avec une sélection de témoignages de Proclus, Psellos et M. Italique. Edition espagnole : Oráculos Caldeos con una selección de testimonios de Proclo, Pselo y M. Itálico. Ed. Gredos. Madrid, 1991).

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Passage d’une lettre qu’Azriel avait envoyée à Burgos, publié par Scholem dans Madda’ey ha-Yahadut, et incorporé par Sed-Rajna au Commentaire sur la Liturgie Quotidienne.

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Scholem attribue ce texte à Azriel ou à son cercle. Il s’intitule : Chapitre sur la kavanah, par les anciens cabalistes et figure dans son livre Les Origines de la Kabbale (Los Orígenes de la Cábala II).

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Azriel. Commentaire sur la liturgie…