PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS


Détails du Zodiaque. Vierge et Balance.
Hammath, près de Tibériade, IVe siècle.


CHAPITRE III
LA CABALE DE PROVENCE ET DE GÉRONE
(suite et fin)

 
Ezra de Gérone et son Commentaire sur le Cantique des Cantiques
    Ce membre éminent du cercle des cabalistes de Gérone –que l’on suppose avoir été le beau-père d’Azriel, bien que, ainsi que nous l’avons dit, d’autres sources soutiennent qu’ils étaient beaux-frères– commenta l’un des écrits les plus courts et dont le contenu ésotérique et métaphysique est l’un des plus profonds de la Bible, le Cantique des Cantiques, attribué au sage roi Salomon. Ainsi qu’Ezra nous en avertit dans le premier prologue :

Dans ce texte (...), à partir du moment que tu possèdes par savoir et par tradition les idées générales, tu ne dois pas te préoccuper des détails. Par un grand effort mental tu ne réussirais qu’à te perdre en vains discours et à t’exposer à de nombreuses difficultés. Pénètre-toi de cette recommendation.100

Le cabaliste déclare également qu’il a observé trois types de commentateurs du livre, correspondant clairement aux trois niveaux de lecture (il en existe un quatrième dont on ne peut rien dire, puisqu’il appartient au domaine métaphysique) de tout texte sacré : les littéraux,

qui affirment que le Cantique ne sont que des paroles d’amour profane, des mots frivoles et sans utilité ;

les allégoriques, qui reconnaissent dans le texte

l’amour que montre le Créateur, qui est appelé Dieu de toute terre, envers Israël, son peuple élu et part de sa propriété, le comparant à l’amour que ressent l’amant pour l’objet de sa passion et l’homme pour sa compagne,

et le troisième groupe auquel

appartiennent ceux qui sont admis auprès de la Présence, qui ont part et portion dans la Loi de Dieu, à savoir les sages d’Israël : par la voie de la sagesse et avec le but du savoir, ils ont découvert les mystères et les secrets du livre.

Ceux-là sont ceux qui réalisent la lecture symbolique ou cosmogonique.

Pour cette raison, dans la « Troisième observation préliminaire », qui est une synthèse de tout le Commentaire, Ezra commence par faire référence au plus haut mystère que puisse aspirer à pénétrer tout être humain, c’est-à-dire l’expérience toujours possible et actuelle dans la conscience de cet état d’indifférenciation pré-cosmique, et l’expérience simultanée de comme l’Innommable ou l’Infini concentre en un point de son sein sans fond la possibilité de l’Être, donnant lieu, si l’on peut dire, à la première dualité, l’Androgynie Primordiale101, le principe de l’apparente polarisation qui sera à l’origine du Cosmos et dont le déploiement sera toujours marqué par la conjugaison permanente des deux courants sexuels complémentaires. Le symbole de l’Androgynie Primordiale révèle et voile la vérité, ou la réalité en soi inexprimable de l’union indissoluble et sans confusion hiérarchique du Non-Être et de l’Être. Voici un fragment de ce prologue en manière d’illustration :

Il a mis un terme à l’obscurité. L’on sait que l’obscurité est non-être ; en en parlant l’on ne peut d’aucune manière employer le verbe former, ni même le verbe créer. La création désignée par ce dernier verbe signifie que dans l’obscurité, qui n’a ni terme ni fin, Dieu a défait une union et a donné lieu a une émanation, et par sa parole Il a mis un terme à l’obscurité, c’est-à-dire Il a tracé une limite dans l’obscurité, Il lui a donné un terme et lui a mis un point final, comme le précise la suite du verset : et Il détermine toute dimension.

Ce qui n’a ni commencement ni fin, et par conséquent ce « qui n’a pas été engendré ni n’a pu l’être » qui « est, a été et sera à jamais », comme nous dit le Corpus Hermeticum, « se retire et laisse un espace découvert, où brille un petit point lumineux, la concentration de la lumière divine qui rendra possible la première émanation, Kether, et de là le flux permanent des émanations créatrices et révélatrices ».102 Ezra l’explique par ces mots :

là se trouve le point de départ de l’émanation du tout : les entités ont toujours été, mais l’émanation les a menées du non-être à l’être.

Et il ajoute, à un autre moment :

Cela revient à dire qu’à chaque attribut et à chaque entité qui subsiste dans le potentiel du non-être dont il s’agit, Dieu donne une détermination. En d’autres mots : après avoir fait passer chacun d’eux du potentiel à l’acte, Dieu œuvre pour l’attribut ainsi actualisé, et réalise les dimensions et réceptacles qui sont détermination et limite. (...) « Obscurité » et « ombre profonde » sont les appellations du non-être dans le potentiel duquel se trouve la lumière.103

En outre, le commentateur de Gérone extrait des paroles du Cantique des Cantiques toute la révélation de la Cosmogonie, c’est-à-dire l’explication du geste mystérieux par lequel le Principe de l’être affirmé dans l’infinité du Non-Être, faisant un vide dans sa concavité, se fécondant de sa propre semence, concevant dans son propre sein, engendrera et accouchera sans sortir de son essence, dans le plus secret et occulte recoin, sa suprême Aimée, la Sagesse, source et origine de la Création « carrière dont sont extraites les pierres saintes, à savoir les vingt-deux lettres, chacune desquelles est un objet servant de vase précieux », la comparant également à « une roche dure, à cause des sentiers dissimulés en elle » et à la racine de toutes les entités dont l’émanation constituera la plénitude universelle.104

Ces enseignements de la Cabale correspondent clairement à ce fragment de l’Asclepius où l’on exprime également le sacrifice par lequel l’Un se polarise en un « autre » apparent, dont l’union en permanence actualisée fera jaillir l’ordre universel, imprimant dans chaque monde, être ou entité cette même structure duale :

Quant à l’ensemble de la création, elle obéit à ce gouverneur suprême qui est son seigneur, de manière qu’il ne s’agit pas d’une composition multiple, mais d’une unité, car si tous les êtres se trouvent soumis au Un et dérivent de l’Un, même si pris séparément il semble que le nombre est infini, en les considérant dans leur ensemble, l’on voit qu’ils constituent une unité, ou mieux, une dyade, de qui tout provient et par qui tout est produit.105

Tout ce Commentaire sur le Cantique des Cantiques est en réalité une incantation constance à la déesse Sagesse, Hokhmah, vue comme « le néant dont émanent toutes les entités ». C’est d’elle que coule la lumière, symbole d’une « lumière suprême qui existait déjà dans le potentiel suprême », qui sera déversée en chaque monde ou plan de l’Être sous la forme symbolique de dix sphères diaphanes106 unies par des sentiers également lumineux, et son éclat ne diminuera pas avec l’émanation mais brillera dans toutes et chacune de ses productions, car le Principe est immanent dans toute manifestation et il n’y a rien en-dehors de lui.

 « C'est à partir de l'émanation de la Sagesse et de son éclat qu'Il diffusa la lumière primordiale; c'est de là que la lumière a émané, vérité que la Genèse Rabba formule ainsi : « D'où fut créée la lumière ? Dieu se couvrit d'un manteau et Il en fit rayonner l'éclat, d'une extrémité de l'univers à l'autre. »

Il est également dit dans le texte, et cela est unanimement partagé par toutes les traditions, que la Sagesse est le

lieu de commencement de la parole et du vol de la volonté ; d’où provient la cause et subsistance de toutes choses, la source de la vie, ses influx et la satisfaction de tous les êtres, les supérieurs et les inférieurs.

Le souffle, le Verbe ou la Parole profère les vingt-deux lettres, dont la conjugaison nommera et donnera l’existence à l’organisme vivant du Cosmos, et ces désignations ne sont autres que les indéfinis aspects ou facettes de l’Un et Tout. D’où l’on comprend l’énorme importance que la Cabale accorde au Tserouf, ou science des combinaisons et permutations des lettres, des numérotations qui leur correspondent et des idées qu’elles expriment, support d’une grande importance pour que l’initié puisse accéder à l’intellection des entrailles du macrocosme et du microcosme. Voyons un exemple, extrait du texte d’Ezra :

À ce propos l’Écriture dit (Deutéronome V, 19) : Une grande voix, rien de plus. Les docteurs ont comparé le tout au marteau dont la force de frappe est unique, mais qui fait éclater la pierre en multiples fragments. Ainsi donc les voix sont cinq au total, et sont cependant, détaillées, un total de sept, hormis la « voix intrinsèque » qui correspond à la nation unique. Le Deutéronome s’en remet à cette voix-là. Finalement, celui qui admet « dix voix » prend le total supérieur, c'est-à-dire les dix sefiroth. Le tout suit une unique voie, le tout fut donné par un pasteur unique.

Puis, dans le paragraphe suivant, l’on conjugue la notion de Sagesse comme source de la lumière et de la parole ou verbe qui révèlera la Science Sacrée, ou Torah :

Nous constatons que, dans la première section, le mot « lumière » est écrit cinq fois, tandis que, dans la seconde, le mot « eau » est écrit également cinq fois. C’est dire qu’il y eut cinq gouttes d’eau contenant cinq gouttes de lumière, qui sont les cinq voix qui étaient intervenues lors de la révélation de la Torah.

Celui qui est entré dans les voies, les noms et les nombres lumineux de ce corps de lumière qu’est l’univers, n’aspire plus qu’à s’identifier pleinement et perpétuellement à toutes les nuances de cette irradiation, et les réunir à tout moment dans son essence unique. Voici de quelle façon Ezra l’exprime dans son Commentaire :

Ah ! Que ne m’es-tu un frère... Réponse de la Gloire. Si ton désir et ton aspiration est que je m’unisse avec toi, pour ma part, tout mon désir est devant toi, afin que tu me sois un frère et que je ne sois pas séparée de toi; tu as sucé le sein de ma mère, j’ai reçu la nourriture du même lieu que toi, de l’Esprit du Dieu Vivant. Te trouvant dehors... en effet, mon désir et ma volonté est de te reprendre à l’exil que tu subis avec tes fils, et de t’embrasser en te retrouvant, de sorte que tu t’unisses à moi, que je puisse te conduire, te mener à mon sanctuaire : la maison de ma mère. Tu m’enseignerais : l’âme ne manifeste pas ses opérations si ce n’est à travers le corps, pas plus que celui-ci n’opère sans l'âme; de même le Saint, béni soit-Il, manifeste ses hauts faits et ses signes par l’instrument de ses attributs. Je te donnerai à boire des vins aromatiques..., tout cela symbolise l’approvisionnement de lumière suprême dont pères et fils reçoivent la bénédiction.

Et encore cet autre exemple :

toutes les choses n’ont qu’un désir, et n’aspirent qu’à s’élever et pénétrer dans les chambres intimes du sanctuaire, qu’à extraire l’eau des sources de la Sagesse.

La description de l’ascension dans la ramure ou le cœur de l’arbre trouve son expression la plus pure dans le langage de l’Amour. La Cabale en général, et tout particulièrement ce texte, démontre la profonde charge érotique qui s’éveille à l’intérieur de l’adepte lors de son rapt ou son aspiration verticale par cette énergie copulative. Elle a le pouvoir de dissoudre les erreurs et l’ignorance, de conjuguer toutes les polarités, de rattacher ce qui est dispersé, de diffuser la lumière de l’Unité et de réunir l’expérience de tout le cognoscible avec l’Innommable et Infini. L’union du fiancé et de la fiancée, ou du Roi et de la Sulamite du Cantique, sont des symboles de tous les mariages possibles qui constituent l’Univers : celui de l’homme et de la femme, celui de l’âme et de l’Esprit, celui de l’être humain et de son Principe, celui du Ciel et de la Terre, tous étant les reflets sexués d’une Unité qui se polarise, celle du Non-Être et de l’Être, la Suprême Identité. Nous avons déjà dit que, pour révéler une réalité si resplendissante, l’auteur du Cantique et son commentateur s’appuient sur l’ardent langage d’Éros, construisant un récit qui est non seulement émouvant et de toute beauté, mais aussi théurgique, c’est-à-dire qu’il a le pouvoir de provoquer chez l’initié l’identification avec les énergies subtiles et intérieures de l’Arbre de Vie, avec ses noms de pouvoir, par l’intermédiaire du rythme évocateur de la poésie. Cette dernière fait entrer en consonance la conscience du cabaliste avec toute la gamme de vibrations de l’univers, traçant le chemin de la Libération s’il se livre sans préjugés, mais retenu au mât de la doctrine, à l’appel de l’Amour (Ahabah), qui est du reste un autre des noms de l’Unité (Ehad), deux mots qui ont en hébreu la même valeur numérique (13, c’est-à-dire : 13 = 1 + 3 = 4 = 1 + 2 + 3 + 4  = 10 = 1 + 0 = 1).

Glanons maintenant quelques strophes de cet itinéraire de cour, de don et d’union :

Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Paroles proférées par la Gloire, qui aspire ardemment à l’élévation et à la conjonction, afin d’être illuminée par la Lumière Suprême, incomparable et exaltée dans la Pensée. (...) Le <baiser> symbolise la délectation dont les causes sont la conjonction de l’âme avec la source de la vie et l’accroissement de l’Esprit Saint.

Fais-moi savoir, aimé de mon âme. Montre-moi ton lieu pour que je m’y rende, viens vers moi comme aux temps passés et que mes fils reviennent à leur ancien état.

Les amants rêvent l’un à l’autre, se cherchent et se trouvent :

Que tu es belle... Ce verset parle de la construction de la demeure et de l’entrée dans la chambre nuptiale.

Le roi m’a introduite dans ses appartements. Sa volonté est que je m’élève et pénètre dans ses appartements par la voie de ses « sentiers », qui sont trente-deux.

L’union est réalisée dans le recoin le plus intime et secret, dans un domaine caché, symbole d’un monde à part, hors du temps et de l’espace, profond, analogue à la cavité la plus profonde du cœur de l’initié qui garde son plus précieux trésor ; l’athanor où s’élaborent toutes les transmutations, toutes les transformations, et où l’on vit la plénitude d’Être et Non-Être simultanément :

Les poutres de la demeure étaient en bois d’acacia (...) Par le mot rahit, l’auteur désigne symboliquement les « traverses », car celles-ci traversent la demeure d’une extrémité à l’autre, tout cela figurant le thème de la conjonction, de l’intimité et du temps des amours.

Dans cette pièce réservée, le Saint Palais intérieur de la Cabale, les amants goûtent les délices de l’amour :

Que ton amour a de charmes, ma sœur, Épousée ! Que ton amour est délicieux... Plus que le vin ! Et l'odeur de tes parfums meilleur que tous les baumes ! C'est du miel pur que tes lèvres distillent, ô Épousée ! Du miel et du lait sous ta langue ! Et le parfum de tes vêtements est comme l’odeur du Liban ! Ton amour qui procède du vin de la loi, voulant dire par là la source de la Sagesse et ses sentiers. « Le parfum de tes vêtements » symbolise la lumière de la Sagesse, qui se diffuse et croît le long de ses attributs, lumière qui procède du lieu où « tous les baumes » sont intégrés. « Le miel et le lait » symbolisent les deux lois et rappellent que la Présence est placée entre les deux chérubins. « Le parfum de tes vêtements » : les vêtements ne sont pas autre chose qu’elle; ils sont l’émanation et l’éclat de la Sagesse qui l’entoure.

Noces qui atteignent leur apogée par la restitution de l’Androgynie Primordiale et l’expérience, à chaque instant, du jubilée ou libération de toute détermination :

Un roi est pris dans ta chevelure. L’approche des deux Gloires et leur union. L’auteur compare sa taille au palmier, arbre qui est mâle et femelle, un seul corps, deux branches.

Tout l’édifice s’élève en communion et en union jusqu’à l’infini, sans que la fuite de l’Esprit Saint ne trouble l’harmonie.

Ainsi ce Commentaire constitue une synthèse évocatrice de la Cosmogonie et, simultanément, du chemin du retour de l’initié à son véritable foyer à travers le symbolisme de l’Amour, qui n’a pas été utilisé sans conditionnement que par l’ésotérisme juif, mais a également exercé une énorme influence sur certains courants et organisations ésotériques de la Tradition Hermétique contemporaines de la Cabale de Gérone, ainsi que nous l’explique Francisco Ariza107 dans une étude intitulée Les Courants Hispaniques de la Cabale, ce qui conclura ce paragraphe :

Il est d’ailleurs inutile de dire l’influence que le « Cantique » a exercé sur la littérature ésotérique du Moyen Âge et de la Renaissance, et tout spécialement sur celle qui, comme dans le « Cantique » de Salomon, transmettait aussi des connaissances d’ordre transcendant sous le langage de la poétique et de l’amour courtois. C’est le cas du poème hermétique « Le Roman de la Rose », écrit par Guillaume de Lorris et Jean de Meung en plein XIIIe siècle. Nous retrouvons également ce langage dans les œuvres de Dante « La Vita Nuova » et le « Convivio » (le « Banquet »), et aussi dans « Le Décaméron » de Boccace, les circonstances faisant que ces poètes appartenaient tous deux à l’organisation initiatique appelée précisément « Les Fidèles d’Amour ». Dans la littérature des Ordres de Chevalerie nous trouvons pareillement la présence de l’amour comme élément constitutif et principal de l’idéal chevaleresque, car son énergie (qui tend à concilier les opposés) est le feu qui alimente et provoque la recherche de la Dame céleste, qui n’est autre que l’Âme supérieure. Et bien sûr, c’est cet amour que chantaient les trouvères et les poètes qui parcouraient tous les chemins de la Chrétienté en évoquant et transmettant aux courtisans et au peuple la réalité d’une mémoire mythique et symbolique. Nous ne voudrions pas non plus oublier les grands mystiques tels que saint Bernard, et Van Ruysbroeck l’Admirable. Et comment ne pas parler, puisque nous mentionnons les mystiques, de sainte Thérèse de Jésus et de saint Jean de la Croix, tous deux descendants de juifs convertis, qui vécurent dans cette Espagne du « Siècle d’Or » qui, bien qu’amputée culturellement de la présence de son élément sémitique et oriental, continua néanmoins de le conserver aux tréfonds d’elle-même.

Nahmanides et sa discrète révélation de la doctrine cabalistique
    C’est peut-être de la vie de ce sage, né à Gérone en 1194 et appartenant au groupe de cabalistes de cette ville, que nous sont parvenues le plus d’informations, en raison de son engagement et son travail dans le cadre de la vie publique de Catalogne. Outre avoir été médecin et homme d’une grande érudition, il était très versé en thèmes juridiques et de droit, et possédait une profonde connaissance de l’exotérisme de sa tradition, raison pour laquelle il occupa à partir de 1264 la charge de grand rabbin de Catalogne, jouissant de la confiance et du respect du roi Jacques Ier. Il participa à la célèbre controverse connue sous le nom de « Dispute de Barcelone », à partir de laquelle s’aggravèrent la colère et la répulsion de l’église catholique envers les juifs vivant dans la péninsule ibérique, beaucoup desquels étaient de plus en plus attachés à de rigides préceptes de moralité et mêlés à toutes sortes de luttes de pouvoir. Nahmanides, qui tenta par son témoignage de maintenir un ordre social et religieux émanant de principes supérieurs, fut de moins en moins compris, non seulement des chrétiens, mais aussi de certains secteurs juifs influencés par la tendance rationaliste engagée par Maimonide, qui gagnera peu à peu du terrain au détriment de la culture du côté métaphysique, et par un concours de circonstances dut partir pour la Palestine en 1267, s’installant plus tard dans la ville d’Akko, où il mourrait peu après.

Sa production littéraire est abondante et porte sur de nombreuses branches du savoir, mais en ce qui concerne la Cabale, il s’est toujours montré très réservé et peu disposé à mettre par écrit une doctrine qu’il estimait devoir se transmettre oralement. De ses quelques rares textes sur ce point de vue intérieur, distinguons le Commentaire sur le Pentateuque (pour autant que nous sachions, pas encore traduit de l’hébreu), le Commentaire sur le Sefer Yetsirah (dont ne nous est parvenu que le premier chapitre), ainsi que quelques sermons et homélies où transparaissent de manière voilée les enseignements ésotériques. Nahmanides était lié avec Ezra, et surtout avec Azriel, mais l’on sait aussi qu’il avait reçu une partie de sa formation à Barcelone du Maître Yehoudah ben Yaqar et que certains aspects du courant de Provence lui étaient parvenus par Yitzhak de Trinquetaille.

Dans le chapitre qui s’est conservé de son Commentaire sur le Sefer Yetsirah, l’on perçoit la subtilité avec laquelle ce cabaliste pénètre dans les arcanes de sa tradition et, loin de répéter littéralement ce qu’il avait reçu de ses maîtres, offre les prémices de ses méditations et de ses expériences fondées sur le « Livre de la Formation ». Il commence ainsi :

Par trente-deux sentiers. Il s’agit des dix sefyroth et des vingt-deux lettres. Les lettres finales Mem-Noun-Tzade-Peh-Khaf, nous les devons aux prophètes et elles n’entrent pas dans le calcul de trente-deux.

Malgré que nous ayons inclus et compris les dix sefyroth dans l’ensemble des lettres, elles ne sont pas comme les lettres mais en constituent l’intériorité ; elles sont quelque chose d’invisible qui se trouve dans les lettres, s’extériorisant à l’unisson avec elles, par une voie unique, à travers l’esprit et le corps.

Le nombre trente-deux est une allusion au cœur, et le cœur est la Volonté, tel que l’exprime le verset « Ton cœur est-il aussi droit que le mien, comme le mien l’est avec le tien ? » Toutes et chacune des choses existantes doivent leur existence à la Volonté qui se trouve en elles. S’il se produit une inversion de Volonté, l’on provoque le retour à l’origine initiale, comme si quelqu’un aspirait, attirant vers soi-même son propre souffle.

Le début de la Torah et sa fin sont dans les lettres Beth –de Ber’eshith et Lamed –d’Israel–c’est-à-dire que le retour de l’objet à son véritable propriétaire, l’union avec la terre, est la disparition totale. « Totale » a été traduit en araméen comme « Éternité Absolue », ce qui indique qu’elle se trouve hors de portée de la connaissance humaine.

Sentiers. Ce sont des voies si subtiles que l’homme qui commence à y marcher ne peut voir où il se dirige. Pour cette raison, le Sefer Yetsirah ne dit pas « chemins », car ceux-ci sont larges et dégagés. Celui qui se trouve à la croisée des chemins peut embrasser de la vue l’endroit vers lequel il marche, ce qui est impossible dans ces voies, à cause de leur subtilité. À cela se réfèrent les Écritures en disant : « Détenez-vous sur les chemins et voyez. Interrogez sur les sentiers du monde ». Dans ce verset, les chemins sont en rapport avec la vision et les sentiers sont associés à l’interrogation.108

Pour commencer, le nouvel initié aux mystères de la Cabale reconnaît son immense ignorance ; au centre de son cœur un grand point d’interrogation se déploie et les questions se succèdent en rafale : Qui suis-je ? Qu’est le monde ? D’où vient-il ? Y a-t-il un ordre qui le constitue ? et, quel est-il, comment l’appréhender ? Qui se pose ces questions ? Qui y répond ? Qui enseigne ? Qui apprend ? Qui est le maître ? Qui à l’origine ? Et avant... ?

La doctrine et les modèles révélés, comme l’Arbre de Vie et ses lettres, ses nombres et ses sentiers, indiquent la route et constituent les supports pour la recherche et la réalisation interne. Tout se trouve à l’intérieur de soi. De même pour les réponses, qui ne sont jamais un « je le sais » venant augmenter l’archivage d’une prétendue mémoire mécanique et accumulative, mais une identité avec ce qui est connu. Chaque formulation est un rapprochement vers le Centre, ou l’ascension d’un degré vers le sommet de la montagne, c’est-à-dire la possibilité d’identifier l’interrogateur, l’interrogé et l’interrogation, de réunir ce qui est dispersé et de découvrir qu’il n’existe pas une autre, mais d’infinies étincelles d’une unique Réalité, non duale, qui s’avère paradoxalement binaire ; un mystère qui, au fur et à mesure qu’il est vécu dans la conscience, est de plus en plus mystérieux, par sa propre nature supra-rationnelle et métaphysique. Il s’agit donc de connaître le cognoscible par l’identification et de s’ouvrir à l’expérience de ce qui ne peut pas être conçu comme ayant une forme, une qualité, un attribut, mais peut être vécu de manière directe dans la conscience. Et qui sera, au fond, toujours une question sans réponse, car y répondre équivaudrait à limiter et le véritable objectif n’est autre que de donner au cœur l’intuition de l’indicible et de l’indescriptible.

La cosmogonie, qui est le symbole de l’innommable par excellence, constitue le sujet et l’objet permanent de la spéculation du cabaliste, rite qui n’a rien à voir avec une activité mentale rationaliste, mais demande le concours de la pensée analogique et de la faculté supra-naturelle appelée intuition intellectuelle, ou intuition du cœur. Ainsi Nahmanides ajoute dans son Commentaire :

Sagesse (Jokhmah). C’est la limite de ce que l’homme peut atteindre au moyen de sa pensée. La tradition sur ce thème nous indique que Couronne Suprême –Béni soit-Il– possède un contenu si immense qu’il dépasse tout ce que le cœur pourra jamais méditer sur Sa Gloire. Couronne réduit la substance de sa Gloire jusqu’à adopter la mesure du propitiatoire entre les deux chérubins, c’est-à-dire un palme. L’obscurité recouvre tout, car l’absence de lumière provoque l’obscurité (ou bien l’excès de lumière est obscurité). De la source du Tout coule la lumière translucide (Or habahyr) appelée Sagesse (à travers) trente-deux sentiers qui perforent, un par un, l’obscurité : les lettres selon leurs formes, et les sefyroth, qui correspondent à la mesure qui se trouve dans la volonté du Décisionnaire –Béni et Loué soit-Il–, ont été faites différentes les unes des autres. La perforation de la lumière des sentiers et leur sortie –séparés les uns des autres– s’appelle « sculpture ». Pour cette raison il est dit que « sculpta Yah », c’est-à-dire que les sentiers de lumière sont 32 et lorsqu’ils coulent de la Couronne Suprême, le Sculpteur –qu’Il soit Béni–sculpte avec eux l’obscurité, réalisant la substance de sa Gloire, qui correspond au Nom Yod-Hé. Cette Gloire est ce que l’on nomme Sagesse, au nom des propres sentiers. Couronne Suprême –Béni et Glorifié soit-Il– est représenté par les lettres Alef et du nom ‘Ehyeh, et correspond à l’Unité parfaite entre tous les aspects qui concernent la Pensée. À hauteur de cette première sefyrah il ne faut pas faire référence à l’action appelée « sculpture ».

La source continuant de couler, la substance de la Gloire appelée Y-H-W-H devient active –vocalisée comme le nom d’Elohym. En ajoutant au premier nom (Yah), les lettres W-H, qui correspondent à la sefyrah Entendement, c’est-à-dire que le fondement de l’Édifice se trouve en W-H.

Et cette trinité principielle déverse ses effluves dans les mondes inférieurs, comme une source dont les eaux se répandent dans la vallée, formant les miroirs de l’unité dans deux autres plans inférieurs (le monde de Beriah et celui de Yetsirah) jusqu’à finalement cristalliser en Asiyah. Cette descente est également vue par Nahmanides comme le flamboiement de l’éclair qui féconde et forme les mondes, et le parcourir en sens inverse donne à l’être humain la possibilité d’entrevoir et de pénétrer le mystère de chacune des dix sefirot, ce qui génère au sein du cabaliste un nouveau flot d’images, des archives symboliques et significatives dans sa mémoire qui, plus qu’emmagasiner, sert à découvrir et établir les liens, jusqu’alors insoupçonnables, entre toutes les subtiles vibrations de la symphonie cosmique, permettant à l’être humain de se joindre à sa recréation ou à l’entretien des pulsations de l’Être Universel. C’est pour cela que Nahmanides expose aussi quelques-unes des analogies avec lesquelles il opère, établissant des correspondances numériques entre le macrocosme et le microcosme, idées qu’il expose non seulement dans ce commentaire du « Livre de la Formation », mais qui apparaissent aussi clairement dans le texte d’une homélie qu’il avait écrite pour un mariage, où il dit :

Tout ce qui a été créé en haut, l’a été (corrélativement) en bas, comme dans le verset « Tout ce qui existe dans le ciel, existe sur la terre ». Comment ? Le monde a quatre limites et elles (répondent à l’ordre exposé dans le Livre de la Formation) l’une au-dessus de trois et trois au-dessus de sept (sept au-dessus de douze).109 La population (du monde) se divise entre sept climats distribués obliquement entre les douze limites de la diagonale. En eux se trouvent les soixante-dix nations qui descendent de douze familles des fils de Japhet.

Au-dessus d’elles sont les sept fils de Japhet. Au-dessus d’eux sept sont (les trois fils de Noé) Sem, Cam et Japhet. (Les chiffres) qui leur correspondent jaillissent de l’intérieur (de l’unité), car dans le cœur, qui est le conducteur du corps, ils se trouvent dans son intérieur.

D’un seul des fils de Noé (qui est Sem) descendent trois pères (qui sont Abraham, Isaac et Jacob) plus quatre mères (qui sont Sarah, Rébecca, Rachel et Léa) ce qui donne comme résultat sept. Or, de ces sept descendent à leur tour douze tribus (qui sont les douze tribus d’Israël) à l’intérieur desquelles se trouve celle de Lévy (qui est comme le cœur) et d’elles descendent les soixante-dix membres du Grand Sanhédrin. Tous incarnent (l’expression) « un au-dessus de trois, trois au-dessus de sept, et sept au-dessus de douze ».

Et une telle architecture de l’univers, marquée par les nombres 1, 3, 7 et 12, se trouve en intime correspondance avec la constitution de l’être humain, ainsi que le révèle cet extrait :

Le corps humain en soi est considéré comme un microcosme, et fut créé sur la base de l’ordre (existant dans le cosmos), car lui aussi se divise en quatre parties, qui correspondent aux quatre vents et aux quatre saisons de l’année.

La première section (de la structure corporelle), est régie par la chaleur du cerveau ; la deuxième section est régie par celle (la chaleur) du foie ; la troisième section par la chaleur des reins et la quatrième section, qui est celle qui a de l’influence sur la conduite de l’homme, se trouve sous l’action de deux humeurs très froides qui viennent de la bile et de la rate.

Dans ces quatre sections se trouvent disposés les douze conducteurs du corps humain : main droite et gauche, jambe droite et gauche, rein droit et gauche, foie, bile, rate, pharynx, œsophage et estomac.

Au-dessus d’eux sont les sept orifices de la tête. Au-dessus se trouvent les trois parties du corps : tête, ventre et tronc.

Dans le crâne il y a trois espaces unis entre eux et un autre qui est au-dessus. En eux résident les fonctions de veille, mémoire, discernement et connaissance ordonnée suivant le principe de « un au-dessus de trois ».

Comme l’on voit, dans ce sermon que Nahmanides adresse à des fiancés se retrouve un exposé en clef cabalistique de toute la Cosmogonie, et dès la première page il exhorte les époux à se livrer à la quête de la Sagesse, ainsi qu’à toujours interroger leur cœur afin de scruter les mystères de l’Univers, puisque c’est dans cet organe symbolique que réside la faculté supra-naturelle appelée intuition intellectuelle, qui favorise la connaissance directe, non duale et sans intermédiaire, du Soi. En outre, l’on perçoit dans le texte une intention didactique qui, à l’instar d’Azriel, dénote une claire influence de la méthode platonicienne du dialogue, compris non pas comme une discussion ou un exposé d’opinions, mais comme un recours pour aider à extraire de l’intérieur ce qui est su depuis toujours mais a été oublié, ce que le maître Socrate a appelé maïeutique ou art des accoucheuses. Ainsi, parlant de la Sagesse du roi Salomon, Nahmanides écrit :

Qu’est-ce qui lui fit atteindre la connaissance pour expliquer (la Thorah)?

Posséder un cœur qui sait entendre.

C’est ce qu’il a demandé à Dieu, et Il lui a accordé un cœur circoncis. Ce cœur est celui qui contient les trente-deux sentiers de la Sagesse : seize inscrits (dans le monde) supérieur et seize inscrits dans (le monde) inférieur.

De ces trente-deux sentiers de Sagesse émane la vie du Souffle, comme le démontrent les Écritures dans le verset « La Sagesse donne vie à ceux qui la possède » et dans « L’enseignement du sage est une source de vie », ainsi que « Source de vie est l’intellect pour son possesseur ».

Quelle est la cause qui provoque que quelqu’un devienne sage par les trente-deux sentiers de la Sagesse ?

C’est ce qui est écrit dans « L’homme qui possède la Connaissance est celui qui acquiert le cœur ».

Mais comment est-ce possible qu’un homme sage puisse « acquérir » le cœur ?

(Évidemment) il est fait référence aux trente-deux sentiers de la Sagesse qui émanent du cœur.110 (...)

En quoi consistent ces trente-deux sentiers mentionnés ?

Ce sont les dix paroles –ma’maroth– par lesquelles le monde fut créé, plus les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu dont la combinaison a créé le Tout. (...)

Par quel moyen l’homme atteint-il la Sagesse ?

Au moyen du Discernement, comme le disent les sages : « Le Sage Béni soit-Il accorde la Sagesse seulement à celui qui possède le Discernement » (Binah).

Le texte conclut en montrant l’analogie entre la structure numérique du macrocosme, du microcosme et de la cérémonie du mariage, au sens où les rites à y accomplir sont au nombre de trois (celui du dais, celui de la sanctification et la bénédiction), les bénédictions au nombre de sept et douze mots sont utilisés pour décrire la joie des époux.

Celui qui aura le mérite d’épouser une femme suivant ces préceptes vivra et aura des fils consacrés à la Torah, aux commandements et aux actions positives.

Cela nous laisse penser que dans la culture juive les préceptes exotériques ont été rigides (et, pour la même raison, changeants selon les circonstances et les intérêts du moment) et contrôlés par un rabbinat strict, alors que l’enseignement ésotérique est toujours apparu comme étant véritablement universel et libérateur, et il ne pouvait vraiment pas en être autrement, étant donné la nature métaphysique, et donc inconditionnée, de son objectif.

Et, de même que la religion a imprimé une séparation de plus en plus infranchissable entre la femme et l’homme, reléguant celle-là à une position de subordination et de soumission, voire d’annulation dans certaines conditions111, en revanche, l’enseignement profond, l’ésotérique, a toujours considéré le parèdre homme-femme comme un symbole du « fractionnement » binaire de la déité, de comme elle se révèle et forme le Cosmos ; et l’union du couple (pas toujours en tant qu’époux, puisque la transgression de la légalité est ce qui a permis à certains moments d’engendrer une descendance, non seulement de sang, mais fondamentalement spirituelle) était vue comme un support pour une permanente restitution de l’état d’Unité. C’est pour cela que le thème de la conjonction des opposés (exprimé à plusieurs niveaux et par différents symbolismes) a toujours été une constante dans la Cabale, et l’union de l’homme et de la femme n’a jamais été méprisée ni censurée, mais toujours considérée comme un puissant vecteur de connaissance et d’intellection de la cosmogonie, et simultanément comme une aide à la déification de l’initié.

Nous apportons ces précisions car, durant de nombreux siècles, l’on a attribué à la plume de Nahmanides le texte Lettre Sainte sur le rapport entre mari et femme112 et, bien que dernièrement certains spécialistes en doutent et l’attribuent soit à Azriel, soit à Gikatilla ou un autre auteur anonyme, le fait est qu’il s’agit d’un petit opuscule doctrinal écrit dans le cercle de Gérone ou celui de Castille, où l’on aborde le thème de l’essence du don des époux, ainsi que l’époque correcte pour la rencontre, les aliments adéquats, les intentions de l’acte et les manières appropriées. Il y est dit des choses aussi significatives que :

Le sens caché des connaissances que je te confie est que l’être humain est inclus dans le mystère de la Sagesse, de l’Intelligence et de la Connaissance : l’homme est Sagesse ; la femme Intelligence et l’union charnelle pure de tous deux, la Connaissance. C’est là le secret de l’homme et de la femme dans la Tradition intime [ha-qabalah ha-penimit]. Ainsi donc, l’union charnelle comporte une grande élévation lorsqu’elle est accomplie comme il est juste. C’est le mystère des chérubins unis l’un à l’autre à la ressemblance de l’union du mâle et de la femelle. S’il y avait quelque chose d’ignoble, le Seigneur du monde n’aurait pas ordonné aux chérubins de le faire et ne les aurait pas placés dans le lieu le plus saint et le plus pur de tous les lieux, au-dessus de la plus profonde des fondations.

Et aussi :

Ainsi donc, l’union du mari et de l’épouse figure, lorsqu’elle est accomplie comme il se doit, le mystère de l’édification du monde et de sa population ; à travers cet accouplement l’homme devient le collaborateur du Dieu Saint, Béni soit-Il !, dans l’œuvre de la Création. C’est le mystère dont nous parlaient nos Docteurs en disant que lorsque l’homme se joint à sa propre femme en sainteté, la Divine Présence est entre eux, comme signifie le verset : « Avant qu’il te forme dans le ventre de ta mère je t’ai connu ».

Mais ce n’est pas là la Présence d’une divinité externe qui s’insinue dans la maison d’un autre ; l’être humain ne la vit pas non plus comme une intromission étrangère à son être, mais comme la possibilité de naître et de connaître ce qu’il est véritablement, d’où l’importance de l’intention dans n’importe quel acte de sa vie, et en particulier celui de l’union charnelle, où toute pensée doit tendre à l’identification au plus haut, avec la Pensée d’où émane tout :

Au sujet de « connais-le », tu sais déjà ce que veut dire le verbe « connaître » : c’est l’ajustement de l’âme rationnelle, de son union avec la lumière suprême, de même que l’union de mari et femme se nomme « connaissance ». L’union de l’âme au monde de l’intellect se nomme « connaissance ». Tu sais déjà que l’on ne peut dire que l’on connaît quelque chose jusqu’à ce que l’intelligent s’unisse à l’intelligible. Comprend bien tout ceci.

À un autre moment, il note, en ce qui concerne l’attraction, la fusion et la circulation vivificatrice de la Pensée :

Ceux qui possèdent la Tradition [qabalah] savent que la pensée de l’homme trouve son origine dans le lieu de l’âme rationnelle, laquelle provient à son tour du monde d’en haut, et aussi que la pensée a la force de descendre et de monter et d’atteindre le lieu d’origine, où elle s’unit [mystiquement] dans le secret suprême, et de là descend et ils deviennent, elle et Lui, une seule chose. Lorsque la pensée revient du haut vers le bas, tout devient semblable à une seule ligne, et cette lumière suprême émane vers le bas par la force de la pensée, qui l’attire vers le bas, et la Divine Présence se manifeste en bas ; alors la lumière resplendissante est attirée et se diffuse à l’endroit de celui qui a cette pensée. C’est ainsi que les saints hommes de l’antiquité unissaient la pensée au monde d’en haut et attiraient vers le bas une partie de la lumière suprême, de manière que les choses [d’ici-bas] recevaient l’augmentation et la bénédiction en accord avec la force de la pensée.

Et ainsi continue ce texte dans lequel se dessinent les manières respectueuses, délicates et amoureuses que se doivent les amants, reconnus non seulement comme des êtres complémentaires mais comme androgynes, car de même que l’homme répand son liquide séminal, cet écrit mentionne également l’existence du sperme féminin :

le sperme de la femme peut être comparé à la matière ; et lorsque vient ensuite celui de l’homme, c’est à la ressemblance du Créateur qu’il donne forme à la matière (p.60).

Cette copulation sacrée engendrera la descendance, qui, du point de vue ésotérique, ne s’applique pas uniquement aux enfants de la chair et du sang, mais aussi aux fils spirituels, ces fils de la lumière qui prendront le relais de l’incarnation, de la vivification et de la transmission de la tradition. N’oublions pas non plus que tout ce processus unitif de l’homme et de la femme est également le symbole des incessantes noces et copulations qui doivent être réalisées par tout initié ou initiée dans le monde intermédiaire, celui de l’Âme (inférieure et supérieure ou, en termes cabalistiques, Yetsirah et Beriah) afin de restituer l’androgynie primordiale et l’état d’Unité, où il n’y a plus aucune trace de distinction.

NOTES
100
Ezra de Gérone. Commentaire sur le Cantique des Cantiques (Commentario sobre el Cantar de los Cantares. Ed. Indigo. Barcelone, 1998).
101
C’est un thème qui sera également traité plus amplement dans d’autres chapitres.
102
SYMBOLOS nº 25-26. Introducción a la Ciencia Sagrada. Barcelona, 2003: http://introduccionalsimbolismo.com/
103
Le groupe déjà cité de cabalistes anonymes, qui avait eu de l’influence sur les sages de Gérone pendant le XIIIe siècle et se connaissait comme le cercle Iyyun, insinue ces réalités métaphysiques par ces mots : « Comment produisit-Il et créa-t-Il son monde ? Comme un homme qui retient sa respiration et s’auto-restreint, pour que peu puisse contenir beaucoup. Ce cette façon Il restreignit la lumière à un espace, conforme à la mesure de son espace, et ainsi le monde demeura dans l’obscurité, et dans l’obscurité il talla les roches pour produire avec les chemins, appelés les merveilles de la Hojmah, c’est de cela que l’Écriture dit [Job 28, 11] : ‘Et Il fit sortir à la lumière ce qui était caché’ ». Cité par Scholem dans Les Origines de la Kabbale (Los Orígenes de la Cábala II, Ed. Paidós. Barcelone, 2001.
104
À un autre moment, Ezra écrit, au sujet de la trinité principielle de l’ordre cosmique : « D’autre part, puisque les dix sefirot se trouvent intégrées dans les trois qui sont Sagesse, Intelligence et Science, la liturgie contemple trois Sanctus afin de les unifier, (...), ainsi qu’il est écrit [Proverbes III, 19-20] Le Seigneur a fondé la terre par la Sagesse ; Il a établi les cieux par  l’Intelligence ; par sa science furent creusés les abîmes et les nuages distillent la rosée. »
105
 Corpus Hermeticum. Ed. Indigo. Barcelone, 1998.
106
Bien que chaque sefira soit vue comme une sphère de lumière, il est clair qu’elle reproduit en elle la structure de la dyade, de telle manière qu’elle possède une facette lumineuse et une autre obscure, une positive et une négative, elle est réceptive en regard de celle qui la précède et positive par rapport à celle qui lui succède, etc.
107
F. Ariza. Las Corrientes Hispánicas de la Cábala.  Ed. Symbolos. Guatemala, 1993.
108
Sefer Yetsirah. Ed. Obelisco. Barcelone, 1992. Appendice I.
109
Nous ne pouvons pas nous empêcher de mentionner l’étroite parenté de ce fragment avec ce passage de la Table d’Émeraude : « Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable : Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ; pour que s’œuvrent  les miracles d’une seule chose. (...) Son père est le Soleil, et la Lune, sa mère, le Vent l’a porté dans son ventre, sa nourrice est la Terre ». 
110
Dans une note en pied de page, le traducteur nous dit : « Jeu de mots : en hébreu, le mot ‘cœur’ et le nombre ‘trente-deux’ s’écrivent de la même manière : lev ».  (Sefer Yetsirah, Obelisco, Barcelona, 1992. Appendice II). Par conséquent, il existe une identité entre le cœur et les sentiers, en ce sens que cet organe est dans l’être humain le symbole du centre où réside le Principe d’où coule l’ordre universel. En outre, cœur s’écrit avec les lettres Lamed (30) et Beit (2), et si on les inverse l’on obtient le mot Néant, ce qui indique la non-dualité entre l’Infini et le Principe de la manifestation qui niche dans le cœur.
111
Ce qui a eu lieu également dans l’islam, la religion catholique et le christianisme en général.
112
Le texte avec lequel nous avons travaillé est : Mestre Mosse de Girona. Lletra Santa Concernent l’Ajustament Carnal de Marit i Muller. Ed. Columna. Barcelone, 1986.