FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS |
LA CABALE DE CASTILLE |
Joseph Gikatila En revanche, Gikatila et Moïse de Léon n’insistèrent pas autant sur ces combinaisons et calculs mais, respectant la Cabale linguistique, l’appliquèrent à la théorie des émanations ou sefirot. C’est-à-dire qu’ils lui donnèrent une possibilité théosophique par l’approfondissement de la cosmogonie et des émanations ou Noms Divins, qui viennent y ajouter des projections indéfinies, surtout à partir du Sefer Yetsirah. La Cabale linguistique, c’est-à-dire la métaphysique du langage, est pour eux un complément à la concentration sur les Noms Divins, suivant en cela l’école de Provence et de Gérone. Gikatila écrivit dans la seconde moitié du XIIIe siècle un traité extraordinaire intitulé Les Portes de la Lumière (Cha’aré Orah) dans lequel il nomme les sefirot dans l’ordre inverse de celui dans lequel elles sont exposées normalement, puisque presque tous les divers textes antérieurs développent les sefirot comme l’émanation du Principe Suprême en différentes étapes également sacrées jusqu’à la Reine-Fiancée, à savoir Malkhout, leur réceptacle à toutes. À l’inverse, Gikatila emploie dans ce texte le chemin ascendant, c’est-à-dire de Malkhout à Keter. Les investigations actuelles ont découvert du même auteur quatre manuscrits antérieurs sur ce thème, ou plutôt trois, car l’un d’eux constitue un livre également important dans l’œuvre de Gikatila intitulé Les Portes de la Justice (Cha’aré Tsédéq) : l’auteur était donc déjà totalement familiarisé avec les sujets dont traite Les Portes de la Lumière. Le texte que nous commentons se réfère, comme ceux d’autres cabalistes, aux Noms de Dieu et l’auteur le fait savoir dès la préface de son ouvrage, par un avertissement sur la majesté de tout ce qui concerne la Cabale et du danger que cela représenterait pour celui qui tenterait de la pénétrer dans un esprit mal approprié. Dès le prologue de cette œuvre l’on commence à dire que la crainte de Dieu est le principe de toute Sagesse et que cette volonté de respect du sacré doit être possédée par quiconque prétendrait avoir accès à la Cabale :
Il développe ensuite les dix sefirot, les dix Noms Divins et, comme nous le disions, les suit à partir de la réalité la plus immédiate qui est la Reine, la Chekhinah sacrée, énumérant ainsi les noms de la Déité en commençant par ceux du Règne.113 Ce n’est pas en vain que la Cabale Séfarade a été appelée Cabale de la Lumière, comme ce livre le constate, depuis le titre jusqu’au contenu, où il décrit un chemin ascendant dans la lumière des sefirot, par leur influx sacré à toutes (Shefah), qui constituent un corps organique où l’émanation de l’intelligence, fécondée par la Sagesse et présidée par la Couronne se reflète en chacune des sefirot et son flamboiement illumine noms et nombres, la majesté du sacré, loué soit-il. L’étude, la concentration et méditation, la prière (téfilah) centrée en permanence sur l’Arbre Séfirotique, le sacrifice (faire sacré) et l’assujettissement à l’ordre cosmique fixé par la Loi, ainsi que le rite pérenne de l’union des opposés et de la fidélité au ciel qui est fixé par les canaux, ou les chemins du soi, à mesure que l’on accède au destin, c’est-à-dire à la liberté, sont les méthodes qui ont toujours caractérisé la Cabale et que l’on trouve déjà chez Gikatila, qui recueille la Tradition de son peuple et la ravive, ainsi que l’ont toujours fait les sages jusqu’alors. Et cela implique cette lumière, cet enseignement qui devient aussi incréé, qui fixe toutes choses par le son des noms et la perfection des nombres et des lettres, encore et encore. Par son discours et ses relations indéfinies, ce texte pourrait être le travail de spéculation de toute une vie pour les disciples, ou les apprentis qui s’y engagent. D’innombrables images sont suscitées par sa lecture, certaines fugaces, d’autres plus claires, qui dans leur constant jeu de miroirs réfléchissent la géographie de la pensée cabalistique, véritable corps de lumière qui, comme le Vajra hindo-bouddhiste tibétain, reflète l’éclat visible de l’harmonie universelle, et l’illumination par l’un de ses multiples reflets. Et dans le but de connaître, le cabaliste se soumet à un dur rite quotidien, sans rien attendre, tout en percevant par éclairs et lueurs fugaces qu’il fait lui-même partie de ce corps de lumière. Illumination interne, non extérieure, où il prend conscience de son identité au sein du Sacré, et vit comme un habitant de cet espace autre. Charles Mopsik synthétise avec exactitude Les Portes de la Lumière dans un chapitre qu’il intitule « Structure et dynamique du monde divin » de son ouvrage sur Le Secret du Mariage de David et Bethsabée, également de Gikatila.
Dans Les Portes de la Lumière, Gikatila transfère le nom YHVH sur l’Arbre séfirotique en attribuant les deux premières lettres au plan d’Atsilouth, le V aux sefirot de construction et le deuxième H à Malkhout. D’autres cabalistes ont placé les lettres en correspondance avec les plans ou mondes de subdivision de l’Arbre : Atsilouth, Beriah, Yetsirah et Asiyah. Les Portes de la Lumière fut l’un des tout premiers traités cabalistiques imprimés et fut publié à Riva de Trente et à Mantoue en 1561, éditions qui furent suivies de beaucoup d’autres. Il y en a eu également une traduction en latin très connue à la Renaissance italienne, celle du vénitien Paolo Ricci, intitulée Portae Lucis. Dans une entrée signée de K. Kohler et M. Seligsohn de la Jewish Encyclopedia de 1906, l’on peut lire au sujet de Gikatila :
Et, plus loin :
De fait, ce commentaire du Sefer Yetsirah n’en est qu’un parmi tous ceux qui avaient été écrits à l’époque, car Scholem en détecte près de 150, et il se pourrait qu’il y en ait eu davantage durant ces années, aussi bien en Provence qu’en Catalogne, et tous appartenaient au même courant de lumière qui s’était installé dans ces lieux ainsi qu’en Castille où a été écrit le traité principal (Le Zohar) qui, comme nous l’avons dit, a couronné la transmission de ces temps vers l’avenir, diffusant sa sagesse et parvenant jusqu’aux chrétiens, une branche du même arbre. Nous le rappelons, car nous appartenons au même courant de pensée que ceux qui écrivirent ces textes et ceux qui les ont suivis, comme ce fut le cas des transmetteurs qui répétaient ainsi le rite de la Tradition : recevoir, accepter, rendre. Car tous se réfèrent non seulement à une métaphysique commune mais aussi à une cosmogonie traditionnelle et unanime, malgré les différences d’origine, de langue, de temps et d’espace. Le traducteur d’une nouvelle version en français des Portes de la Lumière, Georges Lahy, note115 :
En effet, les études répétées sur le diagramme séfirotique, les spéculations (au sens étymologique du terme) sur ses aspects multiples et les analogies qui se produisent dans cet espace intellectuel, font que la relation sujet-objet aille en s’incorporant dans le cabaliste, qui peut ainsi se concevoir comme un point plus que lumineux de la lumière incréée dans l’immensité des états de l’Être Universel, avec lesquels il veut s’identifier, ses différents états de conscience en étant la réponse. Moshe Idel, auteur de l’introduction historique des Portes de la Lumière116 en anglais, déclare au sujet de la Cabale de Castille :
De fait, les similitudes, et même les différences entre Gikatila et Moïse de Léon laissent transparaître une origine doctrinale commune quant aux formes religieuses juives, en particulier en ce qui concerne l’Arbre de Vie séfirotique, car ce dernier admet différentes perspectives de vision chez les différents spécialistes, toutes également valables, puisque finalement elles se conjuguent dans l’essentiel, ce qui est précisément ce qui se passe avec les diverses manifestations métaphysiques entre elles.117 Pour sa part, Charles Mopsik a traduit et annoté Le Secret du Mariage de David et Bethsabée, mentionné précédemment, qui avait été publié avec d’autres textes dans des miscellanées cabalistiques de Ferrare en 1556, encore que le manuscrit manié par l’auteur se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris. Le texte est divisé en deux parties bien définies : dans la première, l’on parle de l’organisation du Cosmos, fondée sur l’Arbre séfirotique ; la seconde traite de l’Androgynie divine, imprimée dans la création toujours duale et divisée dans la manifestation par opposés qui s’attirent afin de se compléter, comme l’homme et la femme qui tentent de s’unir afin de reconstruire l’Androgyne Primordial. Curieusement, Mopsik refuse l’influence néoplatonicienne dans cette partie de son étude, et cependant insiste sur le Corpus Hermeticum en tant que possible inspiration de Gikatila, bien qu’il soutienne que l’androgyne a toujours été présent dans la Tradition Hébraïque. Voici le texte du Corpus Hermeticum qu’il signale (1,18) :
Mais il met l’accent sur la deuxième partie, le thème véritablement central de ce court opuscule –bien qu’il n’en écarte pas la partie cosmogonique– et qui est fondamental à cet aspect, car le texte porte sur l’Androgynie divine, le rôle du féminin et du masculin, l’amour, etc. Le même auteur a traité également ce sujet dans différents ouvrages comme Le Sexe des Âmes, Cabale et Cabalistes et Les Grands Textes de la Cabale119 dans lesquels il insiste à plusieurs reprises sur la dualité au sein de la déité suprême, c’est-à-dire en Keter, ce qui est véritablement propre à la cabale mais contraire à sa propre tradition religieuse monothéiste, ainsi que nous l’avons vu plus haut ; et cela même a toujours éveillé les soupçons du rabbinat, et provoqué par conséquent des persécutions dans les domaines les plus variés. L’Androgynie est fondamentalement unité, bien que la dualité palpite implicitement en son sein, chose qui est une impossibilité logique pour Eyn-Soph, qui ne possède aucune détermination, qu’elle soit appelée nombre, être, affirmation, verbe ou lumière, et encore moins sexe. C’est pour ce motif qu’Isaac l’Aveugle plaçait Eyn-Soph « en-dehors » de l’Arbre séfirotique, ce qui n’était pas le cas des groupes de Séfarades qui le situèrent dans la part de Keter la plus élevée. Cette « dispute » subsiste entre les cabalistes actuels.120 Poursuivant notre propos, nous publions ici quelques fragments de ce traité, traduit en castillan à partir du français et de l’hébreu par Myriam Eisenfeld :
Au fil de ces considérations, nous reprenons le texte Lettre Sainte sur la relation entre mari et femme qui, comme nous l’avons noté au chapitre précédent, et d’après les études actuelles, semblerait être dû à la plume de Gikatila et non de Nahmanide. Dans ce traité, court mais important, l’on aborde également le thème de l’androgynie divine imprimée au plus profond des entrailles du microcosme (et, par analogie, dans le macrocosme), qui fait que l’être humain reproduit dans le monde d’en bas la polarisation archétypale du monde d’en haut. Cela fait que la relation, l’investissement complet de l’homme et de la femme renferme une grande valeur symbolique, puisqu’il n’est autre que l’imitation de la permanente copulation des deux courants par lesquels se manifeste la déité, et par laquelle ils s’unissent constamment, restitution que l’accouplement de l’homme et de la femme contribue à rendre effective. L’union charnelle possède alors, pour celui qui la vit dans une ample ouverture de la conscience, une répercussion qui va au-delà du domaine physique et de la psyché inférieure, opérant dans les plus sublimes sphères universelles, et même dans celles de la première conjonction, c’est-à-dire celles de l’Intelligence et de la Sagesse au sein même de l’Unité. Voici une citation de Charles Mopsik, écrite pour le prologue de l’édition française de Verdier121 de cet opuscule :
Ainsi, la relation sexuelle, son essence, le temps idéal de l’accouplement, les aliments qui lui sont bénéfiques et les manières propices dénotent une finalité théurgique, un acte puissant par lequel l’être humain se déifie ou se cosmogonise en même temps que la divinité rend sa plénitude effective, le tout dans une indissoluble et indestructible unité. Mopsik ajoute à ce sujet :
Et de terminer :
Ainsi, ce cabaliste du Moyen Âge, à l’instar de beaucoup de ses compagnons, récupéra les symboliques ancrées dans sa Tradition, tel le cas de l’androgynie –l’ayant dépouillée d’idées préconçues, de morales toujours variables ou de coutumes limitatrices–, et s’en servit de support afin de restituer les états indéfinis de l’Être Universel, ainsi que pour se joindre à la permanente recréation du macrocosme qui s’édifiait simultanément en son intérieur, et entretenir une théurgie vivante comme point d’appui à l’expérience de l’infini et mystérieux domaine de la métaphysique, dans lequel même le Nom ineffable est réabsorbé dans le Néant Illimité. |
NOTES | |
113 | Nous voudrions rappeler le
pouvoir d’Adam au Paradis Terrestre de nommer toutes les choses. En effet, en
nommant ces entités on les crée, ou plus exactement on les recrée sur un autre
plan en réinterprétant leur essence, leur fournissant ainsi leurs attributs
propres ; cela revient à dire leurs limites, leurs couleurs ou leurs sons
dans le reste de la communauté d’entités du concert universel, c’est-à-dire les
lettres, mots et nombres qui en constituent le discours théurgique. |
114 | R.
Yoseph Chiquitilla. Le
Secret du Mariage de David et Bethsabée, introduction, traduction, notes et texte
hébreu de Charles Mopsik. Pour l’édition espagnole, El Secreto
de la Unión de David y Betsabé. Riopiedras Eds. Barcelone, 1996. |
115 | Joseph Gikatila : Les portes de la Lumière. Ed. Georges Lahy. Roquevaire, 2001. |
116 | Rabbi Joseph Gikatilla, Gates
of Light (Sha’are Orah), traduction de Avi Weinstein, Harper Collins
Publishers, New York, 1994. |
117 | L’on dit néanmoins que ces
dernières se meurent d’une trop grande vitesse, et le microcosme de même en
vertu des lois de l’analogie ; mais c’est là un secret sacré, Loué soit-Il. |
118 | Textos Herméticos, introduction, traduction et notes de Xavier Renau Nebot, Editorial
Gredos, Madrid, 1999. |
119 | Charles Mopsik, Le sexe des âmes, Éditions de L’Éclat, Paris-Tel Aviv, 2003; Cabale et cabalistes, Éditions Albin Michel, Paris, 2003; Les grandes textes de la cabale, Éditions Verdier, Lagrasse, 1993. |
120 | Il ne peut en tout cas pas
cesser d’exister dans la Cabale une indissoluble identité entre Eyn-Soph et Keter, bien que l’intuition intellectuelle les perçoive sous des
formes distinctes, car Eyn-Soph se réfère à la Possibilité Universelle et Keter qu’à un des mondes ou humanités indéfinies. |
121 | Lettre sur la Sainteté. La relation de l’homme avec sa femme. Igueret ha-Qodech. Verdier, Lagrasse, 1993. |
122 | Dans une note en pied de page,
Mopsik dit à propos de ce terme : « Cette expression signifie littéralement ‘mesure de la
taille’. Elle renvoie à une doctrine anthropomorphique qui
s’enracine dans le judaïsme antique et qui connut des développements
importants dans la philosophie juive, le piétisme achkénaze et la
cabale médiévale. » (p. 9, note 7) |