PRÉSENCE VIVANTE DE LA CABALE
FEDERICO GONZALEZ - MIREIA VALLS

CHAPITRE IV
LA CABALE DE CASTILLE
(suite)

 

Abraham Aboulafia
    Mosche Idel, érudit extraordinaire, établit dans son livre L’Expérience Mystique d’Abraham Aboulafia123 une différence tranchée entre la Cabale dite théosophique, et l’extatique (ou linguistique) conduite par Abraham Aboulafia qui l’avait enseignée à bien des disciples lors de ses nombreux voyages en Méditerranée, ce qui en explique la grande diffusion postérieure. L’auteur, successeur de la chaire de Gershom Scholem à Jérusalem, soutient cette différence dans de multiples écrits et la considère comme une conclusion définitive, ce qui lui fait énoncer dans le livre cité plus haut une suite de raisons qui, loin de nous paraître convaincantes, renforcent plutôt l’impression de se trouver en présence d’une seule et même Cabale dans des modalités différentes qu’Aboulafia lui-même, béni soit son nom, se charge de conjuguer.

Apparemment, le travail préalable doit être réalisé par la concentration, les méditations, les exercices mnémotechniques, la visualisation de lettres et de couleurs ainsi que les rites respiratoires, qui sont appliqués par la suite à la Cabale dite théosophique.

De tels enseignements furent en leur temps rejetés par peur et envie –tandis que le Zohar, écrit à la même époque, fut accepté dès le début, ce qui lui valut soixante dix éditions. Cependant, avec le temps, les enseignements d’Aboulafia devinrent le mode de transmission de la Cabale jusqu’à présent, sans différence entre l’une et l’autre, les incorporant comme le fit à son époque Aboulafia lui-même, qui déclare dans son Épître des Sept Voies124 :

Cette sixième voie mène au secret des soixante‑dix langues par la méthode de la Guématria et de la combinaison des lettres qui permet de ramener les lettres à leur matière première, par une évocation et une méditation sur la voie des dix Séfirot inessentielles dont le secret est saint.

Gershom Scholem, auteur d’une brillante étude sur Aboulafia, émet dans le chapitre IV de son ouvrage Les Grandes Tendances de la Mystique Juive125 cette considération :

Le spécialiste de la Cabale doit commencer par la contemplation des dix sefirot. Durant la méditation, celles-ci doivent se transformer en objets de l’imagination plus qu’en objets d’une connaissance extérieure acquise par le simple apprentissage de leurs noms en tant qu’attributs ou même en tant que symboles de Dieu. Car dans les sefirot aussi, selon Aboulafia, se révèlent les « profondeurs de l’intellectus agens », cette force cosmique qui, pour le mystique, coïncide avec la splendeur de la Shekhinah. Ce n’est qu’à partir de là qu’il doit passer aux 22 lettres, qui représentent un stade plus avancé d’approfondissement.

En réalité, la vie de notre auteur (Saragosse 1240-Comino s/d) est intimement liée à sa propre Cabale, puisqu’il perçoit à différents moments de son existence et en des lieux divers plusieurs révélations, à commencer par ses pérégrinations en Palestine et au Proche-Orient à la recherche du fleuve mythique “Sambation”, qu’il voulait traverser puisque cela était considéré comme la quête des dix tribus perdues d’Israël126, puis ses séjours dans différents pays et villes européennes (Tudèle, la Grèce, l’Italie, Vérone, la Catalogne, la Castille, la France, la Grèce, l’Italie, la Sicile, Comino). C’est ainsi que lui furent données peu à peu les idées fondamentales qui constitueront ses travaux, liés à une série de méthodes, analogues à celles d’autres traditions, développées par la suite de manière orale et dans ses écrits. Cette possibilité de ce qu’Aboulafia appelle à son plus haut degré la prophétie –c’est-à-dire le plus haut grade d’initiation dans d’autres systèmes métaphysiques– et qui pourrait être assimilée à la déification de l’adepte, et donc à des notions possiblement messianiques, n’a généralement pas joui de l’approbation des autorités exotériques.

Cependant, l’auteur de [Get ha-shemot ; Sitre Torah, commentaire mystique du Guide des Perplexes ; Sifre nebou’ah, courts traités mystiques écrits en Grèce ; ‘Or ha-sékhel, sur les combinaisons des quatre lettres du nom divin ; Sefer hayye ha-‘olam ha-ba’ ou Sefer ha-shem, l’une de ses œuvres principales, qui explique le nom divin de 72 lettres ; ‘Osar ‘eden ganouz, qui contient des informations autobiographiques ; Sefer ha-heseq ; Sefer ha-‘ot, écrit en 1288 en exil, à Comino, et au caractère prophétique (impr. 1887) ; We-zot li-Yhudah, un texte polémique contre Salomon ben Adret, de même que Sebá’ netibot ha-Torah ; Sefer ha-maftehot, un commentaire de la Torah, écrit en 1289 ; Gen na’oul, commentaire du Sefer Yetsirah (impr. 1784)] exprime inlassablement sa pensée. Son œuvre la plus importante est ‘Imre sefer, achevée en 1291, de nouveau sur les combinaisons de lettres du Nom Divin en cercles concentriques.

La vie d’Aboulafia fut un voyage permanent à travers l’Europe, dont plusieurs périodes en Espagne où il fut en contact avec les cabalistes de Catalogne127. Il avait été auparavant le maître de Joseph Gikatila en Castille lors d’un cours qu’il avait donné sur le Guide des Perplexes de Maimonide128, livre qui, avec le Sefer Yetsirah, sont indiqués par le maître comme Sources de son savoir, qu’il a lui-même vérifiées par l’expérience.

Abondant dans le sens de la pensée d’Aboulafia, Francisco Ariza129 explique :

En partant des enseignements du Livre de la Création, Aboulafia établit une méthode fondée sur le système de combinaison des lettres, méthode qu’il explique dans son ouvrage précisément intitulé Science de la Combinaison des Lettres (Hokhmath ha-Tserouf). Comme tous les cabalistes, Aboulafia accorde une importance capitale aux lettres de l’alphabet hébreu, puisqu’elles constituent des entités symboliques qui, en tant que telles, expriment la réalité des archétypes, principes et idées d’ordre universel. Chaque lettre, y compris sa forme même, est un schéma symbolique qui renferme tout un monde de significations qui doivent être déchiffrées par le spécialiste de la Cabale. Ainsi, par son caractère révélé, la langue sacrée, et pas seulement l’hébreu, est un véhicule de la Connaissance, qu’elle manifeste autant qu’elle la symbolise. D’où le fait que, pour Aboulafia, l’alphabet sacré apparaisse comme l’objet d’étude et de méditation le plus précieux dont dispose le cabaliste pour la réalisation de son processus intérieur.

Nous pensons que Moshe Idel, en dépit de tous les mérites de ses investigations, se trompe en déclarant que les méthodes cabalistiques expliquées par Aboulafia dans ses livres sont radicalement différentes de celles d’autres traditions, signalant que le bouddhisme et l’hésychasme possèdent seulement des exercices pour retenir l’oxygène et produire des effets déterminés. D’ailleurs, et outre le fait que les méthodes de l’hésychasme ne sont pas celles du bouddhisme, cela n’empêche pas qu’elles soient, avec celles la Cabale, des moyens de transformer la psyché des apprentis, pénétrant les profondeurs du mystère par leurs exercices.

Mais aujourd’hui, au fil d’événements apocalyptiques et de la venue du Messie, nous ne voyons pas pourquoi l’œuvre de cet auteur extraordinaire ne peut pas être expliquée ni traduite comme elle le devrait, et surtout pourquoi elle n’est pas développée consciencieusement étant donné qu’elle s’inspire, ou plutôt appartient à la tradition cabalistique hébraïque elle-même. Il est cependant constant dans la Cabale que les auteurs de ses textes s’expriment avec parcimonie et demeurent dans le vague, ce dont Aboulafia est un exemple, lui qui prit grand soin de se manifester dans le respect de la loi mosaïque et des conventions propres des us et coutumes. En effet, la tradition doit être préservée, donc, ainsi que le dit Scholem :

Les mystiques juifs tendent à rester sur leur réserve au sujet des zones occultes de la vie religieuse, et donc de la sphère des expériences extatiques, de l’union mystique avec Dieu et d’autres, similaires. Ce type d’expériences se trouve sous-jacent dans de nombreux écrits cabalistiques –bien qu’évidemment pas dans tous– bien que parfois l’auteur ne le mentionne même pas.

Néanmoins, le mystique de Saragosse échappe aux normes et publie des traités sur des méthodes pratiques pour faciliter l’union avec l’Absolu, à travers une méthodologie très claire –en dépit de son style d’écriture quelque peu alambiqué– sur les modes qui constituent sa propre méthode d’atteindre ce but.

À propos de la respiration, Moshe Idel cite un texte du maître, le Maftéah ha-shemot (La Clef des Noms). Il y déclare :

Il devra prendre chacune des lettres [du tétragramme] séparément et la remodèlera selon les mouvements de sa respiration [la plus longue possible] de façon à ne prendre, entre deux lettres, qu’une seule inspiration très longue, autant qu’il lui sera possible de la prolonger; ensuite il se reposera le temps d’une respiration. Il devra ainsi procéder pour chaque lettre de manière à ce qu’il y ait deux temps de respiration pour chaque lettre : l’une que l’on retient au moment de la récitation de la lettre vocalisée, et l’autre au moment du temps de pause entre chaque lettre. Et c’est une chose bien connue de tous que chaque inspiration par le nez se produit en aspirant le souffle du dehors vers le dedans (inspiration) c’est‑à‑dire de l’extérieur (BaR) vers l’intérieur (GaW), dont le secret linguistique démontre la vérité de la midda de GeBouRa [puissance] et de son essence, en vertu de laquelle l’homme sera appelé fort, c’est‑à‑dire GiBoR, en vertu de la force par laquelle il maîtrise son penchant.

Et tel est le sens secret de ’ABG YTTs QR’ STN ainsi que de YGL PZQ ShQW TSYT, constitué par l’émission du souffle de l’intérieur vers l’extérieur (expiration) et cette deuxième composante va de l’intérieur (GaW) vers l’extérieur (BaR).

Puis il explique :

Le processus de prononciation des lettres s’accompagne chez Aboulafia de mouvements de la tête en rapport avec la voyelle associée aux lettres prononcées. Nous possédons une description détaillée des formes de ce balancement dans le Séfer hayyê ha‑‘olam ha‑ba’, que nous citerons intégralement.

Dès que tu auras commencé à prononcer la lettre, tu te mettras à balancer ton cœur et ta tête. Ton cœur en imagination, parce qu’il est à l’intérieur, et ta tête elle‑même, parce qu’elle est à l’extérieur et tu onduleras ta tête dans un mouvement imitant le dessin de la voyelle associée à la lettre que tu prononceras. La courbe du mouvement sera comme il s’ensuit. Sache que le point‑voyelle qui se trouve en haut s’appelle le holam et que les quatre autres voyelles se trouvent en bas sous la lettre, et lorsque tu prononceras celle qui se trouve en haut de la lettre ‘alef que tu prononceras avec la lettre kaf ou la lettre qof, au début ne penche la tête ni à droite ni à gauche, ni vers le haut ni vers le bas, mais tiens ta tête droite comme si elle était au même niveau que celle d’un individu de même taille que toi qui te parlerait face à face; alors, lorsque tu prolongeras le mouvement de la lettre que tu prononces, tu relèveras la tête une fois vers le haut, c’est‑à‑dire vers le ciel, tu fermeras les yeux et ouvriras la bouche, et tes paroles s’éclaireront. Ne risque pas d’interrompre la prononciation de la lettre; le mouvement [de la tête] vers le haut durera tout le temps que durera ta respiration, jusqu’à ce que la respiration arrive à bout et que s’interrompe du même coup le mouvement de la tête, et s’il te reste un instant pour arriver jusqu’au bout de ta respiration, ne rabaisse pas la tête avant que celle‑ci ne soit complètement achevée.

Le processus qui vient d’être largement décrit est aussi brièvement rappelé dans le ‘Or ha-sékhel :

Et la tête ceinte de tes phylactères et tournée vers l’orient, car de là sort la lumière qui [éclaire] le monde en direction des cinq extrémités [du monde], tu la mouvras en disant le holam. Commence à partir du milieu en direction de l’orient, en purifiant tes idées, et relève la tête en respirant très lentement jusqu’au bout, la gardant toujours en haut, et quand tu auras fini, prosterne‑toi jusqu’à terre une fois... pour [la prononciation du] tséré, tu balanceras la tête de la gauche vers la droite, et pour le qamats de la droite vers la gauche.

Et enfin :

En conclusion, rappelons la façon dont G. Scholem caractérise la voie que nous venons de décrire. A plusieurs reprises, il la qualifie de magie de l’intérieur dont le but principal est de transformer la structure interne de l’homme. Or Aboulafia prétend que l’on peut changer à la fois la nature et l’âme humaines. C’est pourquoi l’on peut qualifier sa voie de « voie magique », chaque fois qu’elle tend à modifier la nature externe. Mais son intention majeure d’influer sur l’âme mérite le terme de « technique » plutôt que de « magie ». Face à la vaine tentative de modifier le monde extérieur, Aboulafia aura du moins réussi à transformer sa propre conscience, comme l’ont fait d’autres mystiques.

En fait, la transmutation interne est la matière de l’alchimie et le but ultime de la théurgie, et bien qu’il se pourrait que les circonstances ou les phénomènes externes se transforment parfois, cela est complètement secondaire et accessoire, un dérivé de la concentration intérieure. De toutes manières, les exercices d’Aboulafia liés à ce qui est appelé la Cabale pratique n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle aujourd’hui la Cabale cérémonielle, aux grandes prétentions et maigres efforts, sinon inexistants. Cependant, ces cérémonies et invocations magiques fondées consciemment ou inconsciemment sur le pouvoir et la personnalité sont encore en vigueur aujourd’hui.

En revanche, il y a des cabalistes modernes basés sur la Tradition qui travaillent avec la respiration, bien que, dans ce cas, celle-ci soit quadripartite en référence au divin nom de Yahvé et aux quatre plans où s’organise la création : Olam ha Atsilouth, Olam ha Beriah, Olam ha Yetsirah et Olam ha Asiyah. Une respiration quaternaire de cette nature et d’autres possibles sont également indiquées, bien qu’Aboulafia ne le signale pas expressément dans ce que nous connaissons de son œuvre. Ainsi d’autres exercices, avec les bras et les mains joints à certains balancements de la tête, dans le même esprit que le mystique de Saragosse.

Scholem nous dit :

Aboulafia avait fermement rejeté la magie et condamné d’avance toute tentative d’employer à des fins magiques la doctrine des noms sacrés. Lors d’une série de polémiques, il condamne la magie comme une falsification du véritable mysticisme ; il admet une magie dirigée vers soi-même, une magie de l’intériorité –je pense que c’est le nom générique que l’on pourrait donner à sa doctrine–, mais il n’admet aucune magie qui tende à produire des effets externes tangibles, même si les moyens sont intérieurs, permis, voire sacrés. Selon Aboulafia, ce type de magie est possible, mais celui qui la pratique sera condamné.

Le même commentateur, dans le travail sur Aboulafia déjà mentionné, signale des thèmes qu’il nous semble important de souligner pour comprendre sa pensée. Dans le premier, il précise que :

L’identification de la prophétie avec l’amour de Dieu est également démontrée dans le mysticisme des nombres, et celui qui sert Dieu par pur amour est sur la voie qui mène à la prophétie. C’est pour cela que les cabalistes chez qui la pure crainte de Dieu se transforme en amour sont, pour lui, les véritables disciples des prophètes.

Le second est d’une grande originalité et totalement nouveau à l’époque :

D’ailleurs, Aboulafia fait également la distinction entre le maître humain et le divin. Si cela était nécessaire, l’on pourrait se passer du premier : Aboulafia soutient que ses propres écrits peuvent finir par se substituer au contact immédiat entre disciple et maître.

Au sujet du rapport entre son système et la musique, le mystique médiéval explique :

… car l’oreille entend les sons de diverses combinaisons, en accord avec le caractère de la mélodie et de l’instrument. Ainsi, deux instruments différents peuvent former une combinaison et si les sons s’harmonisent, l’oreille de celui qui écoute perçoit une sensation agréable, reconnaissant leur différence. Les cordes pincées de la main droite ou de la main gauche ont vibré, et leur son est doux à l’oreille. Et de l’oreille la sensation voyage jusqu’au cœur, et du cœur à la rate (siège de l’émotion) ; l’union des différentes mélodies produit toujours un nouveau plaisir. Il est impossible que celui-ci se produise si ce n’est par la combinaison des sons, et c’est la même chose avec la combinaison des lettres. Que l’on pince la première corde, qui est comparable à la première lettre, et que l’on pince tout de suite la seconde, la troisième, la quatrième et la cinquième, les différents sons se combinent. Et les mystères exprimés dans ces combinaisons réconfortent le cœur qui connaît son Dieu et s’emplit d’une joie toujours renouvelée.130

L’imagerie sexuelle dans la conception de l’Homme Nouveau, récepteur de la Kavanah –et que certains rabbins ont comparée à la création du golem–, a également été étudiée par les commentateurs d’Aboulafia, en accord avec ce qu’exprimait la cabale de Gérone, en particulier Azriel et Ezra, à propos de la création de fils spirituels qui pourraient atteindre le grade de « prophètes », selon la terminologie utilisée par le maître.

Pour en terminer avec les citations de l’étude de Scholem, nous relèverons maintenant un témoignage postérieur, écrit en 1295 par un disciple d’Aboulafia sur la Cabale prophétique et qui conclut son exposé de cette manière :

Mais comme pour cette science il n’y a pas de preuves expérimentales, puisque ses prémisses sont aussi spirituelles que ses inférences, je me suis vu obligé à conter l’expérience que j’ai eue. En réalité, dans cette science il n’y a pas d’autre preuve que l’expérience elle-même (…) C’est pour cela que je dis à l’homme qui met en doute cette voie que je peux lui donner une preuve expérimentale, c’est-à-dire ma propre perception des résultats spirituels de mes expériences personnelles dans la science des lettres, suivant le Sefer Yetsirah. Bien sûr, je n’ai pas fait l’expérience des effets corporels [magiques de telles pratiques], et même en supposant qu’il existe la possibilité de faire une expérience de ce type, moi, pour ma part, je ne la souhaite pas car c’est une forme inférieure, surtout comparée à la perfection que l’âme peut atteindre spirituellement. En réalité, il me semble que celui qui tente d’obtenir ces effets [magiques] profane le nom de Dieu, et c’est à cela que nos maîtres font référence lorsqu’ils disent : depuis qu’existe la licence, le nom Dieu a été enseigné seulement aux prêtres les plus discrets.

Toutes ces pratiques ont pour but la régénération et la purification complète de l’âme, ce qui est vécu par Aboulafia et ses successeurs comme une véritable alchimie interne, qui réunit les trois phases du Grand Œuvre (œuvre au noir, au blanc et au rouge), ainsi que l’exprime ce texte repris par M. Idel dans son travail déjà cité et qui correspond au Séfer ha-‘ot du cabaliste médiéval :

Et sur son front, un signe de sang et d’encre, aux deux coins, et la forme de ce signe ressemblait à la baguette d’un arbitre entre deux, et c’était un signe très inconnu. Le sang était de couleur noire et il devint rouge, et l’encre était de couleur rouge et elle devint noire, et le signe qui séparait les deux était blanc. O merveille, qui fut révélée par le sceau (c’est‑à‑dire) la clé sur le front de celui qui s’approcha (c’est-à‑dire l’homme) entraînant et déplaçant avec lui (c’est-à-dire le sceau) toute son armée.

Et, plus loin :

Je regardais le signe frontal, et je le reconnus, et en l’observant, mon cœur s’ouvrit, et mon esprit vécut avec lui une vie « éternelle » (un moment d’éternité] et il m’apporta son enseignement et sa loi me poussa à parler et à rédiger l’ouvrage sur ce signe (Séfer ha‑’ot).

Dans ce combat de grande magnitude, Aboulafia met en jeu toutes les pratiques que nous avons vues jusqu’à présent, les appliquant avec stratégie, les combinant suivant un art martial très subtil, constamment axé sur la concentration intérieure et favorisant la connaissance de la nature intime qui anime l’univers tout entier, comme en traite cet extrait du Séfer sitrê Tora :

C’est une chose bien claire et bien connue de tous les Sages versés dans la Tora –les kabbalistes– et qui n’est pas non plus ignorée des vrais philosophes qu’une entière liberté est donnée à l’homme, sans aucun facteur de nécessité ou de violation [de cette liberté], mais il existe en l’homme une force humaine connue sous le nom de force de l’éveil de soi, et c’est elle qui éveille son cœur à agir ou à ne pas agir. Après cela, l’homme trouve en son cœur [la force] qui arbitre et décide entre ces deux [forces] contraires, laquelle des deux l’emportera et qui mettra en mouvement les membres qui accompliront les bonnes ou les mauvaises actions. C’est ce principe qui explique pourquoi l’homme est toujours en lutte, et se bat avec les pensées [qui habitent] son cœur, et ce sont ces deux premières [forces opposées] qui déclenchent tout l’enchaînement de ses nombreuses pensées, comme le dit le Séfer yetsira : « Le cœur de l’âme est comme un roi en guerre... » L’homme possède ces deux formes appelées tantôt penchants, ou forces, ou anges131, ou pensées, ou images, ou de quelque autre façon que tu veuilles les appeler. Car, en fait, l’intention est une et unique, et l’essentiel est de parvenir à [sentir] leur existence et de connaître vraiment leur essence par les preuves traditionnelles ou rationnelles, et de distinguer entre leurs deux manières d’être, et de comprendre le grand fossé qui les sépare selon leur degré, et de savoir si toutes deux ne sont qu’une même réalité, ou deux réalités combinées, et, si elles sont séparables ou si elles ne peuvent être séparées. Or, ce n’est qu’en voyant leur combat en notre cœur que nous connaîtrons qu’elles sont [effectivement] deux et qu’elles agissent l’une sur l’autre, et l’une en fonction de l’autre, et c’est pourquoi il est un temps pour celle-ci et un temps pour celle-là, et pour le moment, [ce] n’est qu’un petit point indivisible, et qui dure moins qu’un clin d’œil, et c’est ce qui est dit allusivement par l’expression « il est un temps de Dieu qui est comme un clin d’œil  ».

Dans ce style guerrier, le cabaliste nous apporte de nouvelles expériences et des supports afin de livrer un combat dont les étapes verront se révéler et reconnaître les facettes de l’âme, et, mettant à l’épreuve ses qualités, permettront de les transcender, car il ne s’agit pas de les réprimer mais de les transmuer, conquérant ainsi la réalité supérieure qui est leur origine et leur destination. Pour tout cela, la visualisation est une autre tactique très importante, non pas au sens d’inventer ou de générer sans cesse des images, mais dans celui de fixer l’attention intérieure sur des symboles aussi universels que celui de la roue-sphère, par exemple, ou celui de l’échelle ou de l’axe du monde, qui contiennent en soi de puissantes forces transmutatoires :

Sache que la sphère de l’intellect – lorsqu’elle est mue par l’Intellect actif et lorsque l’homme se trouve pris à l’intérieur, il progresse sur cette roue qui tourne sur elle‑même à reculons tout comme sur une échelle. Et au moment d’une authentique ascension, il voit ses pensées se retourner sur elles‑mêmes, ses yeux ne voient plus ce qu’ils voyaient auparavant, et rien de ce qu’il croyait avoir acquis ne reste entre ses mains, si ce n’est la certitude d’un changement profond de sa nature et d’une [nouvelle] naissance : comme celui qui se dégage de l’emprise du sentiment pour passer sous celui de l’intellect, ou comme celui qui se coupant de l’élément terre passe sous l’emprise de celui d’un feu qui brûle. En conclusion, tout ce qu’il voyait s’est transformé sous ses yeux, ses pensées se sont trouvées confondues, ses songes en sont sortis troublés, et cela, en vérité, car cette roue132 purifie et examine [l’homme qui la parcourt].

Tout le temps que je contemplais cette échelle qui est le Nom du Saint béni soit-il, je voyais mon âme agrippée à l’‘Ên‑sof avec le maître de l’union.

Dans le Nom, mon intellect a trouvé une échelle [susceptible] de m’élever jusqu’à l’échelon de la vision.

Il s’agit donc de voir avec les yeux du cœur les lettres, les noms divins, leurs combinaisons, et laisser faire leur pouvoir :

Visualise par la pensée le Nom du Saint béni soit‑il, ainsi que ses anges supérieurs, et visualise‑les en ton cœur, comme s’ils étaient des êtres humains, debout ou assis à tes côtés, toi étant au milieu d’eux comme un délégué que le roi et ses serviteurs veulent envoyer en mission.

Ce dont Moshe Idel fait ainsi la synthèse dans son étude :

Résumons à présent notre argumentation sur le passage du Séfer hayyê ha‑‘olam ha‑ba’. Le prophète a la vision de lettres qui s’envolent, se posent et reviennent sur la montagne. Ces lettres sont les lettres des noms divins dont la source remonte au pouvoir de l’intellect ou à celui de l’imagination. Or, l’on peut démontrer que les noms divins eux‑mêmes se trouvent dans l’âme de l’homme et, donc, que l’envol [des lettres] ou leur retour ne sont que des processus de l’intériorité. Dans le Séfer ha‑’ot (p. 81), il est dit : « Et il me fut montré une image de son Nom gravée dans mon cœur; je l’ai contemplée et j’y ai vu en vision mon tsélem et mon image se mouvoir dans deux voies [différentes], c’est‑à‑dire deux fois 26 [valeur du tétragramme] l’une correspondant au tsélem, et l’autre à l’image. » Le Nom du tétragramme gravé dans l’âme humaine renferme en lui‑même le tsélem et la demout qui sont l’intellect et l’imagination.

Et Aboulafia l’exprime avec cette ardeur :

Et celui qui entreprend la voie de la méthode combinatoire, qui est, entre toutes les autres, la voie la plus proche de la connaissance véritable de Dieu, sera examiné sur‑le‑champ, et son cœur se trouvera purifié par une grande flamme, qui est le feu du désir; et s’il possède en lui la force de supporter la voie de la morale qui est proche du désir, et si son intellect est plus fort que son imagination, et s’il la maîtrise comme le cavalier chevauchant son cheval le maîtrise et le dirige en le frappant de ses bottes pour qu’il avance selon son désir, les rênes en main pour l’arrêter là où son esprit voudra, et si son imagination ne perçoit que ce que la connaissance [da’at] reçoit... Un tel homme doué d’une telle force est un homme [gever, gibbor : homme, héros, ont les mêmes consonnes] véritablement.

Et ainsi, étant défait du péremptoire et en reprenant dans l'inasible (joli paradoxe) se réalise l’union, comme l’affirment ces extraits :

L’individu est attaché aux nœuds du monde, de l’année et de l’âme (à l’espace, au temps et à sa personne) qui à travers eux est reliée au monde de la nature, et s’il dénoue ces liens qui le lient, il « s’unira » à Celui qui est au‑dessus d’eux et qui veille sur son âme comme Il le fait pour tous ceux qui appellent au nom de YHWH et qui sont ceux qui le craignent et méditent sur son Nom, et qui sont appelés Peroushim (séparés), peu nombreux, [et] qui « se séparent » [du monde] pour connaître Dieu, béni soit‑il et que son Nom soit béni. Ils partent à la conquête d’eux‑mêmes pour ne pas se laisser aller aux plaisirs de ce monde, et se gardent bien de se laisser attirer comme un chien par sa femelle; c’est pourquoi, quand il se sera habitué à se tenir à l’écart [du monde], il renforcera sa réclusion et ses relations (hitya’atsout), et il saura comment unifier le Nom.

Et ensuite :

Il faut relier et intervertir un nom avec l’autre et renouveler un problème, relier ce qui est dénoué et dissocier ce qui est relié avec les noms bien connus, en les faisant tourner (et correspondre) avec les douze signes (du zodiaque), avec les sept planètes et avec les trois éléments, jusqu’à ce que celui qui noue et qui dénoue se délivre des catégories de l’interdit et du permis, qu’il établisse une nouvelle forme du prohibé et du permis.…

Et il est bien connu que les forces internes et les esprits cachés de la nature humaine se trouvent différenciés dans le corps, et que la vérité intrinsèque de chacune des forces ou de chacun des souffles est en fait que lorsqu’ils se délieront des liens [qui les attachent à la matière], ils courront vers leur source première qui est une sans dualité et qui contient la multiplicité à l’infini; et ce [détachement] la mène jusqu’en haut où, en invoquant [ou en récitant] le Nom divin, il s’élève et se fixe au haut de la couronne suprême, et la pensée tire de cet endroit la triple bénédiction.

À cause de ce type de discours, Aboulafia fut toujours poursuivi par les autorités religieuses, auxquelles l’opposaient de sérieux différents. C’est ainsi qu’il dut à plusieurs reprises fuir les villes où il vivait, trouvant finalement refuge dans une petite île sicilienne, Comino, où il mourut entre luttes, solitude et illuminations.

Il était fondamentalement détesté pour ses écrits, mais surtout parce qu’il y donnait parfois l’impression, car il parlait à la première personne, de se considérer comme un prophète. De fait, ses enseignements étaient orientés vers ce but, le don de la prophétie, qui était sa manière d’appeler l’Initiation dans la Connaissance.

Il fut aussi accusé de masturbation, car il semble l’indiquer lui-même dans certains de ses nombreux traités, dont beaucoup étaient autobiographiques. Et il semble aussi l’avoir vécu aussi intensément que dramatiquement, car sa relation profonde avec sa religion le conduit à l’amertume existentielle (Genèse 38, 9, Onan et Er)133.

Chez un auteur de ce type, d’une telle profondeur, l’on peut facilement conjecturer que la douleur d’avoir perdu sa semence fait référence à ses enseignements qui ne sont pas tombés en terrain fertile, ou qui, pour différentes raisons, n’ont pas pu se développer. Ainsi, dans un texte déjà cité, Sefer ha-‘ot (le Livre du Signe), où il raconte sommairement sa vie, il inclut de façon prononcée ceux à qui il avait dispensé ses enseignements dans diverses villes, desquels pratiquement aucun n’a pu incarner ces enseignements et encore moins le niveau d’illumination auquel prétendait Aboulafia, bien que certaines relations qu’il appréciait aient été conservées, à différents niveaux.

Parmi celles-ci, Joseph Gikatila était le plus éminent, et presque le seul, et il atteint par la suite le même niveau, bien qu’en matière de Tradition (Cabale) il soit impossible d’en juger, puisque celle-ci demeure vivante ici ou ailleurs, à une époque ou une autre, c’est-à-dire qu’elle subsiste de façon latente et se rallume dans n’importe quelle situation spatiotemporelle, ce dont témoigne l’histoire même de ces idées. Le silence, le secret et l’anonymat sont propres à ces disciplines. D’autre part, sa pensée serait exprimée, c’est-à-dire qu’elle connut une renaissance postérieure, par l’intermédiaire de M. Cordovero dans son Pardes Rimonim ainsi que d’autres écrits et chez Chayyim Vital, qui surent estimer à sa juste valeur toute sa véritable dimension de prophète.134 Rappelons ce que nous avons dit auparavant au sujet de la Cabale actuelle qui lui doit rien de moins que l’exaltation de la science du Tserouf et l’art de la méditation sur les lettres.

Pour achever le portrait de ce profond innovateur cabalistique qu’était Aboulafia, nous voudrions souligner un fait qui nous semble le caractériser. En effet, au cours de l’un de ses voyages il eut l’idée d’aller parler avec le Pape, bien que l’on ne sache pas avec certitude quelles étaient ses intentions. L’on a également parlé de ses approches du catholicisme et des philosophes chrétiens qu’il connaissait probablement et avec qui il avait dialogué, chose qu’il souligne lui-même dans certaines de ses œuvres. Il est aussi probable qu’il en connaissait les textes, car les compositions philosophiques chrétiennes de son époque, comme les œuvres d’Albert le Grand ou la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, circulaient dans les pays européens qu’il fréquentait. En fait, le Pape refusa de le recevoir, malgré qu’Aboulafia ait insisté à plusieurs reprises. Devant ce refus, il décida de partir pour le Vatican et de se présenter à sa porte, tout en sachant que le Pape avait donné l’ordre de l’emprisonner s’il le faisait.135

Mais la veille de l’arrivée d’Aboulafia, voici que le pape Nicolas III meurt sans que la rencontre puisse avoir lieu. Aboulafia dut pour cela passer un mois en prison, bien que la peine fut considérée comme minime. Sur quoi se fondait cette ferme volonté d’avoir une entrevue avec le Pape ? Que comptait-il communiquer à Nicolas III en tant que chef des chrétiens d’occident ? Prétendait-il, ainsi qu’on le dit, le conduire au judaïsme ?

NOTES
123
Moshe Idel. L’expérience mystique d’Abraham Aboulafia. Editions du Cerf, Paris, 1989.
124
Abraham Aboulafia. L’Épître des sept voies. Editions de L’Éclat, Paris, 1985. Traduite et publiée pour la première fois à Leipzig en 1854 par Adolf Jellinek.
125
Gershom Scholem, Les Grandes Tendances de la Mystique Juive. Pour l’édition espagnole, Las Grandes Tendencias de la mística judía. Siruela, Madrid, 1996.
126
Cette utopie pourrait être mise en parallèle avec celle de Christophe Colomb qui crut être arrivé au Paradis Terrestre en arrivant en Amérique. Cela montre en tout cas un mode de pensée présent au Moyen Âge que la Renaissance héritera.
127
Baruch Togarmi de Barcelone est mentionné comme son initiateur à l’étude du Sefer Yetsirah.
128

Il semblerait que, comme beaucoup d’auteurs de cette époque, Aboulafia pourrait faire l’union de la pensée l’Aristote et de Platon, qui coïncident d’ailleurs sur certains points essentiels dont certains seront hérités par Thomas d’Aquin, entre autres, dans une partie de sa Somme, comme l’ont souligné plusieurs commentateurs.

Moïse ben Maimonide (Cordoue, 1138 - Le Caire, 1204). En 1190, il avait terminé en Égypte son œuvre la plus importante, Le Guide des Perplexes, écrite en arabe, complètement dans la ligne aristotélicienne ; il oblige cependant les lecteurs à réfléchir inlassablement sur les Noms Divins. Au XIIIe siècle, l’on entendit en Provence plusieurs polémiques contre Maimonide, qui l’accusaient d’attitude intellectualiste, « rationaliste » et attachée à la philosophie au détriment de la Tradition. Il est vrai que l’importance de Maimonide est indéniable, y compris dans la pensée chrétienne postérieure. Il reçut également de fortes critiques de Nahmanides qui l’accusait de dénaturer le sens du judaïsme.

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Aboulafia dit à propos des anges : « Nous, communauté d’Israel, communauté de Dieu, nous savons véritablement que le Saint béni soit-il n’ést ni corps, ni une force de ce corps, et qu’il ne “s’in-corporera” jamais. Mais, du moment où le prophète prophétise, ce qui émane de lui [peut] créer un interméiaire corporel, et cela c’est l’ange. »

132
Dans le texte, Aboulafia fait une description de la vision de l’univers du prophète suivant ce modèle universel de la sphère combiné avec celui de l’échelle.
133
Alors Juda dit à Onan : « Va vers la femme de ton frère, remplis avec elle ton devoir de beau-frère et assure une postérité à ton frère. Cependant Onan savait que la postérité ne serait pas sienne et, chaque fois qu’il s’unissait à la femme de son frère, il laissait perdre à terre pour ne pas donner une postérité à son frère. Ce qu’il faisait déplut à Yahvé, qui le fit mourir lui aussi. » (Genèse 38, 8-10, Bible de Jérusalem).
134
Il faut signaler que dans la véritable Cabale la génération est spirituelle, transmise par des écrits et surtout oralement au moyen de la parole. Dans ce cas, la salive est considérée comme le sperme, c’est-à-dire la semence.
135
« Bien qu’Aboulafia reconnaissait clairement la primauté de la langue hébraïque dans son système mystique, il admettait également la valeur d’autres langues et cultures. À plusieurs endroits, il utilise des termes étrangers pour démontrer une assertion et les incorpore même à ses calculs numéristiques. Parfois, il utilise des nombres arabes ou indiens pour la démonstration. Il a aussi des discussions avec des mystiques chrétiens et loue leur discernement. À certain endroit, il établit : “Il n’y a pas de doute qu’il y a des individus parmi les chrétiens qui connaissent ce mystère. Ils ont débattu les mystères avec moi et révélé que c’est là indiscutablement leur opinion, ce pour quoi je les juge comme parmi les pieux des gentils. Il ne faut pas se précoccuper des sots de chaque nation, puisque la Torah n’a été donnée qu’à ceux qui ont de l’intelligence.” » Aryeh Kaplan, Méditación y Cábala. Ch. III. Equipo Difusor del Libro, Madrid, 2002.