PRÉSENCE
VIVANTE DE LA CABALE |
LA CABALE DE CASTILLE (suite) |
Abraham
Aboulafia Apparemment, le travail préalable doit être réalisé par la concentration, les méditations, les exercices mnémotechniques, la visualisation de lettres et de couleurs ainsi que les rites respiratoires, qui sont appliqués par la suite à la Cabale dite théosophique. De tels enseignements furent en leur temps rejetés par peur et envie –tandis que le Zohar, écrit à la même époque, fut accepté dès le début, ce qui lui valut soixante dix éditions. Cependant, avec le temps, les enseignements d’Aboulafia devinrent le mode de transmission de la Cabale jusqu’à présent, sans différence entre l’une et l’autre, les incorporant comme le fit à son époque Aboulafia lui-même, qui déclare dans son Épître des Sept Voies124 :
Gershom Scholem, auteur d’une brillante étude sur Aboulafia, émet dans le chapitre IV de son ouvrage Les Grandes Tendances de la Mystique Juive125 cette considération :
En réalité, la vie de notre auteur (Saragosse 1240-Comino s/d) est intimement liée à sa propre Cabale, puisqu’il perçoit à différents moments de son existence et en des lieux divers plusieurs révélations, à commencer par ses pérégrinations en Palestine et au Proche-Orient à la recherche du fleuve mythique “Sambation”, qu’il voulait traverser puisque cela était considéré comme la quête des dix tribus perdues d’Israël126, puis ses séjours dans différents pays et villes européennes (Tudèle, la Grèce, l’Italie, Vérone, la Catalogne, la Castille, la France, la Grèce, l’Italie, la Sicile, Comino). C’est ainsi que lui furent données peu à peu les idées fondamentales qui constitueront ses travaux, liés à une série de méthodes, analogues à celles d’autres traditions, développées par la suite de manière orale et dans ses écrits. Cette possibilité de ce qu’Aboulafia appelle à son plus haut degré la prophétie –c’est-à-dire le plus haut grade d’initiation dans d’autres systèmes métaphysiques– et qui pourrait être assimilée à la déification de l’adepte, et donc à des notions possiblement messianiques, n’a généralement pas joui de l’approbation des autorités exotériques. Cependant, l’auteur de [Get ha-shemot ; Sitre Torah, commentaire mystique du Guide des Perplexes ; Sifre nebou’ah, courts traités mystiques écrits en Grèce ; ‘Or ha-sékhel, sur les combinaisons des quatre lettres du nom divin ; Sefer hayye ha-‘olam ha-ba’ ou Sefer ha-shem, l’une de ses œuvres principales, qui explique le nom divin de 72 lettres ; ‘Osar ‘eden ganouz, qui contient des informations autobiographiques ; Sefer ha-heseq ; Sefer ha-‘ot, écrit en 1288 en exil, à Comino, et au caractère prophétique (impr. 1887) ; We-zot li-Yhudah, un texte polémique contre Salomon ben Adret, de même que Sebá’ netibot ha-Torah ; Sefer ha-maftehot, un commentaire de la Torah, écrit en 1289 ; Gen na’oul, commentaire du Sefer Yetsirah (impr. 1784)] exprime inlassablement sa pensée. Son œuvre la plus importante est ‘Imre sefer, achevée en 1291, de nouveau sur les combinaisons de lettres du Nom Divin en cercles concentriques. La vie d’Aboulafia fut un voyage permanent à travers l’Europe, dont plusieurs périodes en Espagne où il fut en contact avec les cabalistes de Catalogne127. Il avait été auparavant le maître de Joseph Gikatila en Castille lors d’un cours qu’il avait donné sur le Guide des Perplexes de Maimonide128, livre qui, avec le Sefer Yetsirah, sont indiqués par le maître comme Sources de son savoir, qu’il a lui-même vérifiées par l’expérience. Abondant dans le sens de la pensée d’Aboulafia, Francisco Ariza129 explique :
Nous pensons que Moshe Idel, en dépit de tous les mérites de ses investigations, se trompe en déclarant que les méthodes cabalistiques expliquées par Aboulafia dans ses livres sont radicalement différentes de celles d’autres traditions, signalant que le bouddhisme et l’hésychasme possèdent seulement des exercices pour retenir l’oxygène et produire des effets déterminés. D’ailleurs, et outre le fait que les méthodes de l’hésychasme ne sont pas celles du bouddhisme, cela n’empêche pas qu’elles soient, avec celles la Cabale, des moyens de transformer la psyché des apprentis, pénétrant les profondeurs du mystère par leurs exercices. Mais aujourd’hui, au fil d’événements apocalyptiques et de la venue du Messie, nous ne voyons pas pourquoi l’œuvre de cet auteur extraordinaire ne peut pas être expliquée ni traduite comme elle le devrait, et surtout pourquoi elle n’est pas développée consciencieusement étant donné qu’elle s’inspire, ou plutôt appartient à la tradition cabalistique hébraïque elle-même. Il est cependant constant dans la Cabale que les auteurs de ses textes s’expriment avec parcimonie et demeurent dans le vague, ce dont Aboulafia est un exemple, lui qui prit grand soin de se manifester dans le respect de la loi mosaïque et des conventions propres des us et coutumes. En effet, la tradition doit être préservée, donc, ainsi que le dit Scholem :
Néanmoins, le mystique de Saragosse échappe aux normes et publie des traités sur des méthodes pratiques pour faciliter l’union avec l’Absolu, à travers une méthodologie très claire –en dépit de son style d’écriture quelque peu alambiqué– sur les modes qui constituent sa propre méthode d’atteindre ce but. À propos de la respiration, Moshe Idel cite un texte du maître, le Maftéah ha-shemot (La Clef des Noms). Il y déclare :
Puis il explique :
Le processus qui vient d’être largement décrit est aussi brièvement rappelé dans le ‘Or ha-sékhel :
Et enfin :
En fait, la transmutation interne est la matière de l’alchimie et le but ultime de la théurgie, et bien qu’il se pourrait que les circonstances ou les phénomènes externes se transforment parfois, cela est complètement secondaire et accessoire, un dérivé de la concentration intérieure. De toutes manières, les exercices d’Aboulafia liés à ce qui est appelé la Cabale pratique n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle aujourd’hui la Cabale cérémonielle, aux grandes prétentions et maigres efforts, sinon inexistants. Cependant, ces cérémonies et invocations magiques fondées consciemment ou inconsciemment sur le pouvoir et la personnalité sont encore en vigueur aujourd’hui. En revanche, il y a des cabalistes modernes basés sur la Tradition qui travaillent avec la respiration, bien que, dans ce cas, celle-ci soit quadripartite en référence au divin nom de Yahvé et aux quatre plans où s’organise la création : Olam ha Atsilouth, Olam ha Beriah, Olam ha Yetsirah et Olam ha Asiyah. Une respiration quaternaire de cette nature et d’autres possibles sont également indiquées, bien qu’Aboulafia ne le signale pas expressément dans ce que nous connaissons de son œuvre. Ainsi d’autres exercices, avec les bras et les mains joints à certains balancements de la tête, dans le même esprit que le mystique de Saragosse. Scholem nous dit :
Le même commentateur, dans le travail sur Aboulafia déjà mentionné, signale des thèmes qu’il nous semble important de souligner pour comprendre sa pensée. Dans le premier, il précise que :
Le second est d’une grande originalité et totalement nouveau à l’époque :
Au sujet du rapport entre son système et la musique, le mystique médiéval explique :
L’imagerie sexuelle dans la conception de l’Homme Nouveau, récepteur de la Kavanah –et que certains rabbins ont comparée à la création du golem–, a également été étudiée par les commentateurs d’Aboulafia, en accord avec ce qu’exprimait la cabale de Gérone, en particulier Azriel et Ezra, à propos de la création de fils spirituels qui pourraient atteindre le grade de « prophètes », selon la terminologie utilisée par le maître. Pour en terminer avec les citations de l’étude de Scholem, nous relèverons maintenant un témoignage postérieur, écrit en 1295 par un disciple d’Aboulafia sur la Cabale prophétique et qui conclut son exposé de cette manière :
Toutes ces pratiques ont pour but la régénération et la purification complète de l’âme, ce qui est vécu par Aboulafia et ses successeurs comme une véritable alchimie interne, qui réunit les trois phases du Grand Œuvre (œuvre au noir, au blanc et au rouge), ainsi que l’exprime ce texte repris par M. Idel dans son travail déjà cité et qui correspond au Séfer ha-‘ot du cabaliste médiéval :
Et, plus loin :
Dans ce combat de grande magnitude, Aboulafia met en jeu toutes les pratiques que nous avons vues jusqu’à présent, les appliquant avec stratégie, les combinant suivant un art martial très subtil, constamment axé sur la concentration intérieure et favorisant la connaissance de la nature intime qui anime l’univers tout entier, comme en traite cet extrait du Séfer sitrê Tora :
Dans ce style guerrier, le cabaliste nous apporte de nouvelles expériences et des supports afin de livrer un combat dont les étapes verront se révéler et reconnaître les facettes de l’âme, et, mettant à l’épreuve ses qualités, permettront de les transcender, car il ne s’agit pas de les réprimer mais de les transmuer, conquérant ainsi la réalité supérieure qui est leur origine et leur destination. Pour tout cela, la visualisation est une autre tactique très importante, non pas au sens d’inventer ou de générer sans cesse des images, mais dans celui de fixer l’attention intérieure sur des symboles aussi universels que celui de la roue-sphère, par exemple, ou celui de l’échelle ou de l’axe du monde, qui contiennent en soi de puissantes forces transmutatoires :
Il s’agit donc de voir avec les yeux du cœur les lettres, les noms divins, leurs combinaisons, et laisser faire leur pouvoir :
Ce dont Moshe Idel fait ainsi la synthèse dans son étude :
Et Aboulafia l’exprime avec cette ardeur :
Et ainsi, étant défait du péremptoire et en reprenant dans l'inasible (joli paradoxe) se réalise l’union, comme l’affirment ces extraits :
Et ensuite :
À cause de ce type de discours, Aboulafia fut toujours poursuivi par les autorités religieuses, auxquelles l’opposaient de sérieux différents. C’est ainsi qu’il dut à plusieurs reprises fuir les villes où il vivait, trouvant finalement refuge dans une petite île sicilienne, Comino, où il mourut entre luttes, solitude et illuminations. Il était fondamentalement détesté pour ses écrits, mais surtout parce qu’il y donnait parfois l’impression, car il parlait à la première personne, de se considérer comme un prophète. De fait, ses enseignements étaient orientés vers ce but, le don de la prophétie, qui était sa manière d’appeler l’Initiation dans la Connaissance. Il fut aussi accusé de masturbation, car il semble l’indiquer lui-même dans certains de ses nombreux traités, dont beaucoup étaient autobiographiques. Et il semble aussi l’avoir vécu aussi intensément que dramatiquement, car sa relation profonde avec sa religion le conduit à l’amertume existentielle (Genèse 38, 9, Onan et Er)133. Chez un auteur de ce type, d’une telle profondeur, l’on peut facilement conjecturer que la douleur d’avoir perdu sa semence fait référence à ses enseignements qui ne sont pas tombés en terrain fertile, ou qui, pour différentes raisons, n’ont pas pu se développer. Ainsi, dans un texte déjà cité, Sefer ha-‘ot (le Livre du Signe), où il raconte sommairement sa vie, il inclut de façon prononcée ceux à qui il avait dispensé ses enseignements dans diverses villes, desquels pratiquement aucun n’a pu incarner ces enseignements et encore moins le niveau d’illumination auquel prétendait Aboulafia, bien que certaines relations qu’il appréciait aient été conservées, à différents niveaux. Parmi celles-ci, Joseph Gikatila était le plus éminent, et presque le seul, et il atteint par la suite le même niveau, bien qu’en matière de Tradition (Cabale) il soit impossible d’en juger, puisque celle-ci demeure vivante ici ou ailleurs, à une époque ou une autre, c’est-à-dire qu’elle subsiste de façon latente et se rallume dans n’importe quelle situation spatiotemporelle, ce dont témoigne l’histoire même de ces idées. Le silence, le secret et l’anonymat sont propres à ces disciplines. D’autre part, sa pensée serait exprimée, c’est-à-dire qu’elle connut une renaissance postérieure, par l’intermédiaire de M. Cordovero dans son Pardes Rimonim ainsi que d’autres écrits et chez Chayyim Vital, qui surent estimer à sa juste valeur toute sa véritable dimension de prophète.134 Rappelons ce que nous avons dit auparavant au sujet de la Cabale actuelle qui lui doit rien de moins que l’exaltation de la science du Tserouf et l’art de la méditation sur les lettres. Pour achever le portrait de ce profond innovateur cabalistique qu’était Aboulafia, nous voudrions souligner un fait qui nous semble le caractériser. En effet, au cours de l’un de ses voyages il eut l’idée d’aller parler avec le Pape, bien que l’on ne sache pas avec certitude quelles étaient ses intentions. L’on a également parlé de ses approches du catholicisme et des philosophes chrétiens qu’il connaissait probablement et avec qui il avait dialogué, chose qu’il souligne lui-même dans certaines de ses œuvres. Il est aussi probable qu’il en connaissait les textes, car les compositions philosophiques chrétiennes de son époque, comme les œuvres d’Albert le Grand ou la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, circulaient dans les pays européens qu’il fréquentait. En fait, le Pape refusa de le recevoir, malgré qu’Aboulafia ait insisté à plusieurs reprises. Devant ce refus, il décida de partir pour le Vatican et de se présenter à sa porte, tout en sachant que le Pape avait donné l’ordre de l’emprisonner s’il le faisait.135 Mais la veille de l’arrivée d’Aboulafia, voici que le pape Nicolas III meurt sans que la rencontre puisse avoir lieu. Aboulafia dut pour cela passer un mois en prison, bien que la peine fut considérée comme minime. Sur quoi se fondait cette ferme volonté d’avoir une entrevue avec le Pape ? Que comptait-il communiquer à Nicolas III en tant que chef des chrétiens d’occident ? Prétendait-il, ainsi qu’on le dit, le conduire au judaïsme ? |
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NOTES | |
123 | Moshe
Idel. L’expérience mystique d’Abraham Aboulafia.
Editions du Cerf, Paris, 1989. |
124 | Abraham
Aboulafia. L’Épître des sept voies. Editions
de L’Éclat, Paris, 1985. Traduite
et publiée pour la première fois à Leipzig en
1854 par Adolf Jellinek. |
125 | Gershom
Scholem, Les Grandes Tendances de la Mystique Juive. Pour
l’édition espagnole, Las Grandes Tendencias de la
mística judía. Siruela, Madrid, 1996. |
126 | Cette
utopie pourrait être mise en parallèle avec celle de
Christophe Colomb qui crut être arrivé au Paradis Terrestre
en arrivant en Amérique. Cela montre en tout cas un mode de
pensée présent au Moyen Âge que la Renaissance
héritera. |
127 | Baruch
Togarmi de Barcelone est mentionné comme son initiateur à l’étude
du Sefer Yetsirah. |
128 | Il semblerait que, comme beaucoup d’auteurs de cette époque, Aboulafia pourrait faire l’union de la pensée l’Aristote et de Platon, qui coïncident d’ailleurs sur certains points essentiels dont certains seront hérités par Thomas d’Aquin, entre autres, dans une partie de sa Somme, comme l’ont souligné plusieurs commentateurs. Moïse ben Maimonide (Cordoue, 1138 - Le Caire, 1204). En 1190, il avait terminé en Égypte son œuvre la plus importante, Le Guide des Perplexes, écrite en arabe, complètement dans la ligne aristotélicienne ; il oblige cependant les lecteurs à réfléchir inlassablement sur les Noms Divins. Au XIIIe siècle, l’on entendit en Provence plusieurs polémiques contre Maimonide, qui l’accusaient d’attitude intellectualiste, « rationaliste » et attachée à la philosophie au détriment de la Tradition. Il est vrai que l’importance de Maimonide est indéniable, y compris dans la pensée chrétienne postérieure. Il reçut également de fortes critiques de Nahmanides qui l’accusait de dénaturer le sens du judaïsme. |
129 | Revue SYMBOLOS
Nº 6 : Francisco Ariza, ![]() |
130 | Voir Francisco
Ariza, ![]() |
131 | Aboulafia dit à propos des anges : « Nous, communauté d’Israel, communauté de Dieu, nous savons véritablement que le Saint béni soit-il n’ést ni corps, ni une force de ce corps, et qu’il ne “s’in-corporera” jamais. Mais, du moment où le prophète prophétise, ce qui émane de lui [peut] créer un interméiaire corporel, et cela c’est l’ange. » |
132 | Dans
le texte, Aboulafia fait une description de la vision de l’univers
du prophète suivant ce modèle universel de la sphère
combiné avec celui de l’échelle. |
133 | Alors
Juda dit à Onan : « Va vers la femme de ton
frère, remplis avec elle ton devoir de beau-frère et
assure une postérité à ton frère. Cependant
Onan savait que la postérité ne serait pas sienne et,
chaque fois qu’il s’unissait à la femme de son
frère, il laissait perdre à terre pour ne pas donner
une postérité à son frère. Ce qu’il
faisait déplut à Yahvé, qui le fit mourir lui
aussi. » (Genèse
38, 8-10, Bible de Jérusalem). |
134 | Il
faut signaler que dans la véritable Cabale la génération
est spirituelle, transmise par des écrits et surtout oralement
au moyen de la parole. Dans ce cas, la salive est considérée
comme le sperme, c’est-à-dire la semence. |
135 | « Bien
qu’Aboulafia reconnaissait clairement la primauté de
la langue hébraïque dans son système mystique,
il admettait également la valeur d’autres langues et
cultures. À plusieurs endroits, il utilise des termes étrangers
pour démontrer une assertion et les incorpore même à ses
calculs numéristiques. Parfois, il utilise des nombres arabes
ou indiens pour la démonstration. Il a aussi des discussions
avec des mystiques chrétiens et loue leur discernement. À certain
endroit, il établit : “Il n’y a pas de doute
qu’il y a des individus parmi les chrétiens qui connaissent
ce mystère. Ils ont débattu les mystères avec
moi et révélé que c’est là indiscutablement
leur opinion, ce pour quoi je les juge comme parmi les pieux des
gentils. Il ne faut pas se précoccuper des sots de chaque
nation, puisque la Torah n’a été donnée
qu’à ceux qui ont de l’intelligence.” » Aryeh
Kaplan, Méditación y Cábala. Ch.
III. Equipo Difusor del Libro, Madrid, 2002. |