I. LES LIVRES HERMÉTIQUES (V)
FEDERICO GONZALEZ

    Il faudrait joindre au nom de Pic de la Mirandole celui de son disciple, Johannes Reuchlin (1455-1522 : Du Verbe Mirifique, De l’Art Kabbalistique) qui a lutté inlassablement au sein de l’Église pour défendre ces idées dans leur aspect kabbalistique, celui déjà mentionné du cardinal Égide de Viterbe (1465-1532), du platonicien Augustin Steuco, créateur du terme Philosophia Perennis, titre de son œuvre la plus notable, de Paolo Ricci (Apologeticus Sermo, et surtout De l’Agriculture Céleste), et de François Georges de Venise (1460-1540 : Problemata, Apologie), qui réunit chrétien et hébraïque, hermétique et musique, dans son œuvre principale, la bien nommée De Harmonia Mundi. Inutile de dire que nous n’avons mentionné que les auteurs et les livres les plus connus et les plus étudiés ; il y eut à part eux de nombreux écrivains et des œuvres importantes qui avaient de l’influence dans leur milieu et à leur époque et qui sont à peine connues de nos jours ; en raison des caractéristiques de ce livre, nous ne pouvons pas nous étendre là-dessus, ni même les mentionner pour ne pas commettre d’injustice ; ils se trouvent d’ailleurs amplement cités dans les travaux que nous avons indiqués.75

    Pourtant, la vie et les périples des hermétistes, presque tous grands voyageurs, dont les aventures à la recherche de la Cité Céleste et de son reflet sur la Terre, et les multiples péripéties de leur parcours, constituent les histoires les plus riches et les plus extraordinaires à la portée des hommes actuels, en raison de l’extravagance et de l’inépuisable créativité et ressources intellectuelles dont ils font preuve, sans compter l’explicite génialité des moyens employés et les flots de possibilités développées, qui embrassent tous les domaines de la Science et de l’Art pour toujours mener à la Connaissance.

    Mais la pensée de la Renaissance ne s’est pas plongée uniquement dans l’espace de la littérature et des livres hermétiques ; cette pensée était au contraire totalisatrice et englobait par conséquent tous les arts et les sciences de l’homme, ainsi que les re-découvertes et les nouvelles perspectives qui s’offraient à une société d’un modèle aussi ouvert et homogène que celle-là, où les idées philosophiques avaient cours également sous les aspects les plus beaux et harmonieux, ce dont témoignent d’innombrables monuments, édifices et sanctuaires.76

    Il nous suffit pour le démontrer de mentionner la sculpture et la peinture de la Renaissance ainsi que, bien entendu, son architecture intégrale où demeures, classes, fontaines et jardins formaient un ensemble animé, de même que les représentations théâtrales, les danses et les représentations musicales (héritées de certaines cours médiévales), donnant ainsi le champ libre à l’intelligence, la connaissance et l’action qui s’exprimaient à travers l’Art d’Être et de Vivre comme enfants et héritiers du Dieu cosmique, qui, quant à lui, nous offre la possibilité d’être les démiurges de notre plan et d’assembler à notre tour notre propre création, un espace et un environnement sacralisé à Image et Ressemblance de l’Original qui est son Archétype.77 Donc la magie naturelle et les nouvelles sciences et techniques essayées, qui se répandront au cours des siècles suivants, s’articulaient parfaitement dans une conception sacrée où tout contribuait, par l’intermédiaire de la Beauté issue de l’Intelligence fondée sur la Sagesse, à la pleine réalisation de l’homme sur la terre, c’est-à-dire à la première ascension de sa dignité, comme le signale Pic de la Mirandole, donc à la conquête de l’Homme Véritable ou Homme Nouveau, au détriment de l’homme ancien qui doit mourir et n’a pas sa place dans une société, ou dans un ensemble d’hommes ayant trouvé l’Être et se sachant part de la Révélation.

    Nous ne voudrions pas oublier la figure de Guillaume Postel (1510-1581 : Alphabet des Douze Langues, Grammaire Arabe, République des Athéniens, De Orbis Terrae Concordia, Absconditorum Clavis (traduit en espagnol par Editions Indigo, Barcelone, 1997) Candelabrum Typicum, Euclides Christianus, Les Raisons de la Monarchie, Restitution de Toutes les Choses, Le Livre des Causes, Le Lien du Monde, l’Éversion des Faux Dogmes d’Aristote, Divinationis, contribution à l’édition du Nouveau Testament Syrien, commentaires sur le Livre de la Création, l’Apocalypse, le Livre de Ruth ; traduction du Zohar, du Bahir, du Protoevangile de Jacques) qui, conjointement avec un autre compatriote, Lefèvre d’Étaples (1450-1536 : Théologie vivifiante, Introduction Métaphysique, édition du Crater Hermetis de Ludovic Lazzarelli et De la Triple Vie de Ficin, traduction du Pymandre, édition, prologue et commentaire de l’œuvre d’Aristote ainsi que d’une Aritméthique médiévale, Contemplations et De l’Ami et l’Aimé de Llull, Corpus Areopagistique, les Éléments d’Euclide, De Ars Oppositorum de Bouelles, les Psaumes, l’œuvre presque intégrale de Nicolas de Cues), apporta la kabbale et l’hermétisme de la Renaissance en France, après être allé en Italie et y avoir connu personnellement les académiciens florentins et d’autres kabbalistes, respirant l’air de la Renaissance et celui de l’Hermétisme qui s’exhalait aussi dans ce pays, suivis par Guy Le Fèvre de la Boderie (1541-1598 : Dictionnaire syrio-chaldéen, Encyclique des Secrets de l’Éternité, les Hymnes Ecclésiastiques, collaboration à la Bible Polyglotte, traduction de Harmonia Mundi et de l’Heptaplus, etc.) et son frère Nicolas, ainsi que par d’autres auteurs en dépit du catholicisme fermé et agressif de leur milieu qui eut en la personne de Marin Mersenne son plus notable représentant.78 Le personnage de Guillaume Postel est aussi imposant que sa vie fut extraordinaire, sous l’inspiration d’un génie aussi accompli, d’un feu ou d’une passion d’une telle vivacité que la plupart de ses contemporains, depuis leur platitude, le considéraient comme fou, et comme tel il fut raillé et persécuté ; c’est là un prototype qui se répète inlassablement chez les auteurs des livres de la Tradition Hermétique, et qui est d’ailleurs commun à tout l’ésotérisme. Le Pymandre le disait déjà (IX, 4):

    « … celui qui a appris à connaître Dieu, étant comblé de tous les biens, tient ses intellections de Dieu même, et elles ne sont pas semblables à celles de la foule. De là que ceux qui sont dans la Connaissance ne plaisent pas à la multitude et que celle-ci ne leur plaise pas à eux. On les fait apparaître comme fous et ils sont exposés à la risée publique, on les hait et les méprise, et il se peut même qu’on leur donne la mort. »

    Cette attitude de Postel nous intéresse beaucoup, ou plus exactement, ce qu’il se produit lorsqu’un homme empli de l’esprit de la Vérité, c’est-à-dire de la Révélation et de la Tradition (la kabbale) qu’il connaît de façon directe, à savoir qui s’est faite en lui, affronte les impudents, aussi littéraux qu’incapables, réfugiés dans la vérité suprême de leur officialité et leur faible bagage, reflet de la médiocrité de leurs prétendus maîtres, beaucoup desquels sont auteurs de livres de philosophie religieuse, ou défendent une Foi inventée d’après leurs intérêts particuliers convertis en grandes vérités, en normes et en règles. Le cas de Guillaume Postel est comme un modèle dans le processus de la Connaissance, comme l’a été celui du « maudit » et « démoniaque » Cornélius Agrippa von Nettesheim, né en Allemagne (1486-1535 : commentaires sur le Banquet et le Pymandre¸De la Triple Manière de Connaître Dieu, Dialogue de l’Homme qui est l’Image de Dieu, Du Péché Originel, Réfutation de la Théologie des Gentils, De la Vanité des Sciences, etc.). À ce dernier personnage revient d’avoir écrit le premier traité systématique sur l’hermétisme (continuellement traduit et réédité jusqu’à l’heure actuelle) qui rassemble de manière claire et décidée la philosophie hermétique, représentée par les textes du Corpus, et le courant populaire de l’hermétisme « pratique » qui emploie la magie naturelle, l’astrologie, les talismans et les invocations, les sympathies et les correspondances, et use même de la Kabbale en ce qu’elle considère les lettres hébraïques comme les signes de réalités spirituelles concrètes, modelées ou coagulées dans les signes eux-mêmes qui, dans leurs combinaisons et échanges mutuels, sont capables de générer la vie (ou de modifier celle qui existe), par la nature même du cosmos qui fait de l’homme un petit démiurge à son échelle :

    « Dieu a donné à l’homme l’esprit et le discours qui sont, comme le dit Hermès Trismégiste, le signe de sa vertu, de son pouvoir et de son immortalité ; et dans son omnipotence et providence il donna l’éloquence en plusieurs Langues qui, selon leurs différences, ont des Caractères d’Écriture propres et différents, un certain ordre, un nombre et une figure qui ne sont pas distribués au hasard ni par accident, ni par caprice des hommes, sinon formés divinement, ce qui les fait coïncider et correspondre avec les corps célestes, les corps divins et leurs vertus. »

    Son Occulta Philosophia, le manuel de plusieurs générations d’occultistes, est un travail plutôt clair et bien structuré illustré par de nombreuses gravures, où se conjuguent une vaste érudition sur la Philosophie et la Théosophie sanctionnée par les plus hautes autorités de tous les temps, et des « recettes » astrologiques et magiques qu’un esprit cultivé pourrait voir aujourd’hui comme une « vulgarisation », ou qualifier de superstitions, ou encore d’ignorance, si elles n’avaient pour toile de fond les explications –parfois assez vagues– de l’auteur, qui fonde tout son travail sur la loi des analogies entre le ciel et la terre, et leurs étroites correspondances avec la vie et l’être humain, doctrines qui sont au cœur de la Tradition Hermétique. Cornelius Agrippa, persécuté dans toute l’Europe, avec sa réputation de nécromant et la prétendue compagnie d’un chien noir, est une figure fantasmagorique qui reflète la crainte des foules envers l’inconnu. Nous devons reconnaître qu’en assumant ces idées, Agrippa assuma également son rôle et, quoique célèbre érudit placé sous la protection de plusieurs maisons régnantes ou nobles, et ami de la plupart des philosophes et grands de son époque, il dut vivre dans de perpétuelles pérégrinations toujours poursuivi par la même médiocrité. Son œuvre, outre son Occulta Philosophia, mérite d’être reconsidérée, de même que sa figure indépendante et rebelle par rapport à son milieu. En 1512, il publia un commentaire sur l’œuvre de Platon, tout de suite traduit par l’Académie Florentine, et, en 1515, un autre commentaire, sur la version de Marsile Ficin du Pymandre.

    Lorsque l’on considère la figure d’un Postel ou celle, plus tardive, d’un Giordano Bruno, ou d’Agrippa –tous débordants de cette « fureur » ou enthousiasme divin platonicien– qui proposait l’unification des Credo et des rites, et qui fondait tout sur l’idée d’une Philosophie Pérenne, c’est-à-dire d’une même vérité pour tous les peuples du monde encore qu’exprimée de différente manière en fonction des caractéristiques des variables spatiotemporelles, et que par ailleurs l’on s’arrête sur leurs ardentes convictions, sur leur attitude virile, y compris face à l’Église à laquelle ils appartenaient et par laquelle ils furent, d’une façon ou d’une autre, condamnés, l’on pourrait penser, cela s’est dit, que leur dieu était Hermès, le révélateur du Noûs. En effet, Hermès est le Dieu de ceux qui n’ont pas de Dieu, c’est-à-dire la présence sacrée avec laquelle vivent ceux qui n’ont pas de dieu personnel, qui ne se sentent rattachés à aucune religion ni à ses déités, dogmes ou rites spécifiques, car ayant transcendé de nombreuses apparences, ils ne peuvent trouver de mode fixe ou déterminé pouvant contenir ce qu’ils Connaissent, et que les formes religieuses, en raison de leur condition même, nient ou tendent à nier, se constituant plutôt en ennemis de la Connaissance par leur limitation et leur infinité de préjugés sentimentaux ou pseudo-moraux capables de proscrire le processus d’une véritable transformation alchimique en échange de consolation et de compassion, et du lâche besoin d’appartenir à quelque chose, de rallier la légalité et l’officialité encore que ce soit n’importe quelle duperie ou une chose complètement différente de ce qu’ils avaient « rêvé » ; mais la terreur du Non-Être est telle qu’il vaut mieux se raccrocher à n’importe quoi, si cela semble sûr, ne pas faire attention à « l’autre », si ce n’est pour conserver face à soi-même, au moins un minimum d’apparence. Ainsi donc, Hermès est l’éther au cœur de ceux qui ont osé traverser les vastes eaux car il ne peut s’abriter dans les cœurs étroits ou mesquins.79

    Reprenant le fil de notre exposé bibliographique, nous devons mentionner ici un ouvrage très important dans le développement de la littérature hermétique, car il comporte de nombreuses gravures et symboles iconographiques qui marqueront par la suite, par le biais de l’évolution des arts graphiques, tout un style de livres hermético-alchimiques ; il s’agit de la Hieroglyphica80 d’Horapollon (Horus-Apollon), découverte au début du XVe siècle et éditée pour la première fois en 1505, bien que circulant déjà dans plusieurs pays d’Europe comme de nombreux incunables, qui sont manuscrits. Les livres d’imprimerie, et fondamentalement les ouvrages de gravures alchimiques, sont à leur façon le reflet des manuscrits enluminés du Moyen Âge, si ce n’est qu’il ne s’agit plus d’illustrations d’un texte sinon que, pour beaucoup, la gravure même devient texte et, inversement, le commentaire l’illustre. Cela a donné lieu à un art singulier, dépositaire permanent d’images muettes, de symboles d’un silence par ailleurs éloquent, comme celui du Mutus Liber qui ne comporte pas de textes mais seulement des gravures. Cette nouvelle forme de transmission se propagea rapidement et donna lieu à diverses séries de livres d’allégories et d’emblèmes, dont la Hypnerotomachia Poliphili (1499 ; sa version française est Le Tableau des Riches Inventions, attribuée au père F. Colonna, Paris, 1600) fut probablement le plus divulgué81, dans le même temps que les livres hermétiques étaient publiés en quantités limitées, l’ensemble constituant un nouveau langage qui a pu non seulement générer un « style » de littérature spécifiquement lié à l’hermétisme, mais aussi dont la projection a influencé l’accroissement des arts visuels en général, ce qui se traduit aujourd’hui sous des formes aussi diverses que la publicité, le cinéma, la bande dessinée, etc.

    Un autre auteur allemand de grande importance est Théophraste Bombastus von Hohenheim, Paracelse (1493-1541), individu à la vie tout aussi riche et pleine d’expériences que celles d’Agrippa et des auteurs déjà mentionnés. Médecin et Philosophe, il parcourut l’Europe entière, exposant et mettant en pratique ses idées sur la Spagyrie, l’Art de Guérir, la Pharmacopée (il fut le précurseur de l’homéopathie et de sa devise, Similia similibus curantur) et l’Alchimie. Il écrivit beaucoup, et en de nombreux lieux, ce qui a en partie dispersé son œuvre, plusieurs apocryphes lui étant attribués. C’est la raison qui a conduit Sudhoff à étudier et publier ses Œuvres Complètes. Parmi ses livres, il faut mentionner la Philosophie des Générations et des Fruits des Quatre Éléments, le Livre de l’Hôpital, Du Mal Français, Exposition et Description de Tous les Arts, Des Richesses Honnêtes, Des Maladies Invisibles et de leurs Causes, Du Mariage des Prêtres, Du Lit Conjugal, Des Causes Magnifiques, La Pronostication, La Grande Astronomie, Météorologie ; Le Trésor du Trésor des Alchimistes, etc.).

    Il refusa toute sorte de mécénat et de protections, car il possédait un caractère extrêmement indépendant et franc, ce qui lui valut de nombreuses difficultés. Son nom figure en tête de n’importe quelles investigations alchimiques, bien que ce soit son influence personnelle dans le domaine social, plus que son œuvre écrite, ce qui a préservé sa réputation. Il méprisait les vanités académiques, il s’habillait et vivait simplement, parlait et écrivait en dialecte allemand et non pas en latin comme il était « de rigueur » de le faire à l’époque. Son œuvre souligne le rapport astronomique aux maladies et l’analogie en tant que système ; c’est également une constante invitation à la recherche. Pour son travail et pour la popularisation de la triade des principes alchimiques, il est considéré comme l’un des pères de cette Science et cet Art. Serge Hutin, dans son ouvrage L’Alchimie82, nous dit, après nous avoir expliqué le principe alchimique de l’unité de la matière :

    Les trois Principes : Soufre, Mercure et Sel. Les alchimistes, cependant, distinguent deux principes opposés : le Soufre et le Mercure, auxquels ils associent un moyen terme : le Sel. Ce fut Paracelse qui popularisa la célèbre division tripartite : Soufre, Mercure, Sel (également appelé Arsenic), qui avait été développée auparavant par Geber, Roger Bacon et Basile Valentin.

    Hutin indique ensuite les quatre éléments de l’Antiquité, Feu, Air, Eau, Terre, qui sont présents dans notre Corpus Hermeticum, et les sept planètes qui, à titre de régents, jouent leur rôle dans la cosmogonie hermétique, constituant l’une des caractéristiques propres à l’Alchimie, concepts que les hermétistes ont toujours traités.

    D’autre part, les processus de l’Œuvre Alchimique, identifiables à diverses phases caractérisées par des couleurs et autres particularités (comme l’odeur et le froid), sont assimilables à l’ascension des âmes du Corpus hermétique, effectuée à partir d’un feu déterminé et assujettie à la coagulation et à la dissolution ; l’athanor des Adeptes est le cratère du livre IV du Pymandre.

    Dans un autre ouvrage, Histoire de l’Alchimie, Serge Hutin nous dit encore :

   « C’est ainsi que les trois couleurs principales de l’Œuvre (le noir de la putréfaction, des ténèbres, de la « tête de corbeau », plus le blanc du cygne et le rouge de la réussite glorieuse) figurent à la fois dans les étapes matérielles du développement des opérations de laboratoire et dans les états psychiques qui jalonnent l’ascension intérieure, grâce auxquels l’alchimiste progresse vers sa libératrice illumination intérieure. Et –autre symbole fondamental– de même que la matière initiale doit être purifiée pour être apte à ressusciter, il est aussi nécessaire que « l’homme ancien » meure pour permettre à la conscience de l’adepte d’obtenir sa glorieuse et radieuse résurrection… Il n’est pas vain de rappeler que le légendaire Hermès Trismégiste devrait être, entre autres fonctions symboliques, le guide, le conducteur des morts dans leur quête de la Vie Éternelle. L’on n’insistera jamais assez sur cette clef alchimiste essentielle : le stricte parallélisme entre les opérations matérielles et les exercices spirituels. »

    En effet, les alchimistes recherchaient, à travers leur science et leur art, une transmutation spirituelle qui impliquait une régénération psychique, où toutes les images étaient rembobinées, si l’on peut dire, et ramenées à leur état virginal, bien que l’être, désormais libre de préjugés et d’identifications, se trouvait lui-même en lui-même, comme il l’avait été depuis toujours.

    Nous avons vu que depuis la période Alexandrine, ainsi qu’au Moyen Âge et tout au long de la Renaissance, les Alchimistes s’identifiaient spécifiquement avec Hermès, ou bien se plaçant sous son patronage, ou en l’invoquant, ou en le nommant d’une façon ou d’une autre ; de même lorsqu’ils mentionnaient leurs origines égyptiennes, ou plutôt gréco-égyptiennes, ou encore lorsque la déité leur était révélée dans leur cabinet de travail, illuminant leurs investigations et méditations individuelles, leurs contemplations des Universelles au sein du devenir, de l’agitation et des obligations du monde profane.

    Il est vrai qu’ils associaient le noir à la mort et à la putréfaction, étape correspondant à une descente préalable aux enfers ou dans les entrailles de la terre qui, ainsi que le dit Basile Valentin (Azoth, Les Douze Clefs de la Philosophie, Le Char Triomphal de l’Antimoine : 1525, Révélation des Mystères des Teintures Essentielles des Sept Métaux, etc.) est une part indispensable du voyage hermético-alchimique de transmutation :

    « Visite les entrailles de la terre et c’est en rectifiant que tu trouveras la pierre occulte. »

    Cette mort indispensable, il est presque inutile de le préciser, équivaut à une résurrection, à un retour à la vraie vie dont l’homme s’était détaché à cause de la « chute », c’est-à-dire à cause de l’oubli de ses possibilités véritablement humaines, premier pas vers la réalisation de son potentiel supra-cosmique.

    Ainsi, pas à pas, couleur après couleur, degré après degré, l’âme se purifie au moyen du sacrifice, (du feu), de ses écorces les plus épaisses à travers une série de morts-renaissances, où peu à peu sa densité devient plus subtile, affinant la perception, et « apprenant le métier », comme le fait l’apprenti constructeur maçon dont la tâche est de dégrossir la pierre brute.

    Ce que l’on recherche en Alchimie, c’est la pierre philosophale –dont l’équivalente dans la construction est la pierre angulaire–, assimilée à un brillant et parfois, à un degré moindre, à un parfait rubis. Auparavant, il faut atteindre l’or, assimilé au soleil, c’est-à-dire au Jardin d’Eden. Cette pierre, moulue, est la poudre de projection, à savoir la possibilité démiurgique au moyen des théurges et, liquéfiée, l’Élixir d’Immortalité, symbole de la régénération et du passage à d’autres états d’existence de l’Etre Universel.

    De fait, l’on retrouve également comme un thème commun à tous les traités alchimiques la présence de « souffleurs », c’est-à-dire de faux alchimistes qui n’avaient qu’une conception littérale des opérations, en une gamme allant des simples escrocs ou des chercheurs d’or matériel aux imitateurs éblouis par la possibilité de quelque chose qui les dépassait et qu’ils traduisaient par d’amphigouriques airs graves et religieux, par des révérences et de stupides mea culpa, par des illusions infantiles qu’ils plaçaient comme en-dehors d’eux-mêmes, comme s’ils n’étaient pas les sujets de l’obtention de l’Or Philosophique.

    Les véritables Adeptes s’appellent eux-mêmes philosophes et artistes, et lorsque leur patron n’est pas Hermès, comme nous l’avons indiqué, c’est Élie Artiste, personnage qui lui est parfaitement assimilable, puisqu’il est également identifié avec Hénoch ; car aucun des deux n’est mort, ni Élie ni Hénoch, sinon qu’ils ont été emportés dans un char de feu et vivent encore, ainsi que nous l’avons dit : c’est-à-dire que l’Enseignement d’Hermès-Hénoch et d’Élie, leur influence spirituelle et leur pouvoir régénératif, est aussi intact que lorsqu’il fut révélé, aux commencements des temps, et ainsi cette énergie-force peut être trouvée par celui qui la cherche, car elle est pérenne, toujours présente, et se montre à ceux qui la sollicitent à travers un travail dur et exigeant, et des épreuves initiatiques qui sont toujours subies et reconnues dans la solitude.83

NOTES
75
    En ce qui concerne la Kabbale, nous voulons souligner La Kabbale et son Symbolisme, édition en espagnol Mexico, 1976, ainsi que Développement Historique et Notions Basiques de la Kabbale, édition espagnole Riopiedras, Barcelone, 1994, Les Grands Thèmes et Personnalités de la Kabbale, idem, et Les Grandes Tendances de la Mystique Juive, pour l’édition espagnole Siruela, Madrid, 1996, tous ces ouvrages étant de Gershom Sholem. Voir aussi: Cábala, Editions Debate, Madrid, 1989, de Z'ev ben Shimon Halevi. En ce qui concerne plus précisément les sephiroth o « numérations », voir : Paul Vuillaud, La Kabbale Juive, 2 volumes, Editions d'Aujourd'hui, Plan-de-la-Tour, France, 1976; Léo Schaya, El significado universal de la Cábala, Dédalo, Buenos Aires, 1989. De même: Julio Peradejordi, La Cábala, Ed. Obelisco, Barcelone, 1996. Voir également, d’Aryeh Kaplan: Meditation and Kabbalah, S. Weiser, York Beach, Maine (USA), 1985, et The Bahir, idem, 1989. Sobre Hénoch et bien d’autres sujets, Moché Idel: Hénoch c'est Métatron, dans Ch. Mopsik: Le Livre hébreu d'Hénoch, ou Livre des Palais, Verdier, Lagrasse (Fr), 1989.
76
    La Tradition Hermétique au Moyen Âge et à la Renaissance a construit de grands temples, du roman au gotique, avec l’aide des corporations de bâtisseurs, en passant par des centaines de constructions particulières qui, partiellement ou dans leur ensemble, sont fabriquées suivant les Règles de l’Art. Néanmoins, le disciple d’Hermès n’avait pas besoin de temples pour effectuer ses rites et ses oraisons, qu’il réalise dans son cabinet de travail, ainsi que l’on peut le voir dans les gravures de textes alchimiques. Ajoutons que la construction de jardins symboliques occupait une place importante à cet aspect (voir Los jardines del sueño, Polifilo y la mística del Renacimiento, E. Kretzulesco-Quaranta, Siruela, Madrid, 1996) de même que les inventions mécaniques (réalisées par des personnages aussi importants que Léonard de Vinci) et les jeux ésotériques.
77
    Pour approfondir, voir E. Wind : Mystère Païens de la Renaissance, pour l’édition espagnole, Alianza Ed., Madrid, 1998. Il faut préciser que ces succès, ou ces idéaux de la société de la Renaissance comportaient une éducation classique dans laquelle la musique et la gymnastique jouaient un rôle important tout autant que les arts libéraux, généralement trivium et quadrivium. Cette vision d’une société idéale a constitué l’un des genres littéraires les plus importants de la Renaissance, ce que nous ne pouvons malheureusement pas approfondir ici ; il s’agit des « utopies », parmi lesquelles nous pouvons mentionner : Thomas Moro (Utopie, 1517), V. Andreae (Christianopolis, 1619), T. Campanella (La Cité du Soleil, 1623), Francis Bacon (Nouvelle Atlantide, 1627), etc. Nous ne pouvons pas non plus faire d’incursion dans le domaine de la littérature hermétique qui comprend des auteurs aussi variés que Shakespeare, Boccace, Rabelais (voir p. 55), Fray Luis de Leon, Calderón de la Barca et, par la suite, des artistes comme le peintre-poète William Blake, Rostand, le Romanticisme allemand, Novalis en tête, ou les prix Nobel Hermann Hesse et W. Butler Yeats ; de même, dans le domaine espagnol, le spécialiste du symbole Jean E. Cirlot, etc.
78
    Mérite une mention particulière Jacob Boehme (1575-1624 : Aurora, De Signatura Rerum, Mysterium Magnum, etc.), artisan illuminé qui compose dans son œuvre une cosmogonie kabbalistique, hermétique, alchimique, reprise par le poète Angelus Silesius (Johann Scheffler, 1624-1677), auteur du Pèlerin Chérubinique, et qui, à l’instar de celle de Swedenborg (1688-1772 : Arcane Céleste, La Nouvelle Jérusalem, Ciel ou Enfer, l’Apocalypse Révélée, Amour Divin et Sagesse, etc.), homme de science et prophète suédois, a encore aujourd’hui de nombreux admirateurs et adeptes ; ils sont d’ailleurs tous chrétiens.
79
    « Où courrez-vous hommes, ivres comme vous l’êtes, ayant bu jusqu’à la lie le vin sans mélange de la doctrine ignorante, vin que vous ne pouvez pas même supporter, sinon que vous allez déjà le vomir ? Sortez de l’ivresse, arrêtez-vous ! Regardez en haut avec les yeux du cœur. » « … Là où resplendit la brillante lumière, pure de toute obscurité, là où nul n’est ivre, sinon que tous demeurent sobres, élevant le regard du cœur vers Celui qui veut être vu. » Pymandre, VII 1-2.
80
    Il y a une traduction en espagnol chez Akal, Torrejón de Ardoz (Madrid), 1991.
81
    Auquel il faut ajouter Hieroglyphica de Piero Valeriano, Mythologiae de Natalis Comes, les Emblèmes d’Alciat : Akal, T. de Ardoz, Madrid, 1993 ; il faut également remarquer, de Vincent Cartari, son livre Le imagine de i dei degli antichi, qui comporte une comparaison systématique entre les divinités gréco-romaines et les égyptiennes.
82
    Eudeba, Buenos Aires, 1973.
83
    L’initiation hermétique est individuelle et se produit par une série de Révélations successives du Noûs en celui qui s’identifie à ce qu’il connaît, c’est-à-dire au Un et Seul (le Soi-même) générateur de l’Intellect Divin et producteur de l’Intelligence. L’ascension dans les sphères se réalise, d’après le Corpus, à mesure que sont abandonnées les erreurs, gouvernées par les esprits les plus denses, auxquelles les hommes tendent à s’identifier.