CHAPITRE XII
LA DUALITÉ: ÉNERGIES DESCENDANTES ET ASCENDANTES
Revenons à présent sur la division déjà traitée entre énergies descendantes et énergies ascendantes, qui se trouvent en constant mouvement sur le plan intermédiaire, sur la terre, entre le ciel et le monde souterrain, qui unissent et relient ces polarités et dont les caractéristiques sont incarnées par les esprits, les étoiles et la végétation, dans la perpétuelle bataille cosmique. Les déités sont ces énergies ou attributs de l'unité indissoluble, du dieu inconnu et invisible qui demeure au plus haut des cieux et qui, immobile, s'invente perpétuellement lui-même en se manifestant à travers des émanations descendantes qui, après avoir parcouru et formé toutes choses, remontent à lui au rythme alterné et cyclique de l'énergie universelle, s'exprimant sur trois niveaux: le ciel, la terre et l'inframonde. Les dieux sont donc par définition les intermédiaires du plan cosmique, et leur interaction permanente porte les noms de toute la création. Ce mariage du ciel et de la terre –ou du ciel et du monde souterrain, dans les cultures qui ne considèrent pas la triade ciel-atmosphère (ou homme)-terre, sinon celle de ciel-terre-inframonde)– est permanent, et les dieux naissent, meurent et ressuscitent, comme les hommes, les astres au cours du jour et de la nuit, et aussi comme la végétation au cours de la période cyclique annuelle, et en général toute notion de recyclage ou de rythme se retrouvant dans toute manifestation.

Le Quetzalcóatl méso-américain et le Viracocha inca, ainsi que bien d'autres divinités précolombiennes analogues, comme le Gukumatz-Kukulkán maya et le Bochica colombien, illustrent clairement cette interaction de l'ascendant et du descendant, qui s'effectue dans le corps de la déité. En effet, ces dieux sont incarnés comme des hommes, meurent, ressuscitent et remontent de nouveau dans leur demeure. Dans le cas particulier de Quetzalcóatl, son nom même (serpent à plumes) symbolise la conjonction d'opposés, l'union de ce qui rampe et de ce qui vole, les énergies représentées par la terre et l'air qui s'opposent et luttent, à l'image et en correspondance avec les autres éléments du cosmos: l'eau et le feu.1 

En réalité, l'énergie descendante-ascendante incarnée et synthétisée par Quetzalcóatl se dédouble sur le plan de la terre où elle se manifeste en deux paires d'opposés symétriques, comme nous l'avons déjà dit dans cet ouvrage. Quetzalcoatl est le symbole de l'énergie axiale bipolaire haut-bas, celle qui, rencontrant un milieu adéquat, s'exprime en générant le plan horizontal. Par rapport à ce plan, l'énergie axiale descendante-ascendante est centrale puisque, en se dédoublant en deux paires de contraires, auxquelles l'opposition descendante-ascendante est transmise sous forme cruciforme, elle demeure sur le cinquième point, au croisement immuable, car c'est sa force qui a créé la figure et c'est à cet axe qu'elle revient toujours pour assurer constamment son équilibre au moyen du jeu des tensions de sa propre structure, c'est-à-dire de tout ce qu'elle est. Ce cinquième point correspond à Quetzalcóatl en tant qu'intermédiaire de ces deux énergies, de ce qui rampe et de ce qui vole, de l'humain et du divin, qui, nous l'avons dit, s'y conjuguent, ce pour quoi on lui attribue la création, la stabilisation et le salut et on lui octroie le chiffre cinq, numéro de l'homme et du mystère de sa double nature, qui peut être unifiée dans son propre cœur comme dieu homme et homme dieu. Or, le rôle de l'axe, du chiffre cinq et son attribution à Quetzalcoatl étant éclairci une fois de plus, il nous reste à souligner les quatre autres points du plan horizontal, c'est-à-dire l'énergie descendante-ascendante projetée dans le cosmos et s'étendant sur toutes choses, à savoir aux quatre coins du monde, dans les quatre couleurs, dans les quatre saisons du temps et, surtout, dans ce cas, dans les quatre éléments de manifestation de la 'matière'. La matière n'est telle qu'en vertu de l'interaction cruciforme de ces éléments et leur mouvement de ronde alternée, où ils se succèdent de manière précise, dans l'espace et dans le temps, l'un deux prédominant toujours sur les autres. Ceci peut clairement être observé dans la division du ciel en cinq Grandes Ères associées à ces éléments, division propre aux civilisations américaines.2


Quetzalcóatl. Codex Nuttall, p. XLVI

Pour en revenir à Quetzalcóatl, précisons qu'il existe plusieurs versions de l'histoire de ce personnage mythique qui correspondent également à la verticalité de ses fonctions en tant que dieu, c'est-à-dire émissaire de l'énergie divine. Cependant, elles se rejoignent toutes dans ce schéma de descente-ascension avec certaines caractéristiques particulières et secondaire qu'il est intéressant d'observer. Quetzalcoatl est le dieu du feu et son sacrifice répète celui de Nanahuatzin, le 'bourgeon' créateur, à Teotihuacan, que l'on identifie aussi à Huehuetéotl. C'est le fils du couple émanant de Ometéotl: Ometecutli-Omecíhuatl et, comme tel, un dieu descendant. C'est aussi le dieu de l'air et, par conséquent, le souffle et le messager divin. En tant que déité du vent il est dans le 'principe de l'eau', dans le 'cœur de l'eau', car il balaie le chemin des pluies, auxquelles il annonce la fin de la saison sèche en tant qu'émissaire de la régénération de la nature. Dans la même optique, comme héraut du matin, il précède le soleil dans sa course et annonce un nouveau jour, agissant comme lien entre les ténèbres nocturnes et la lumière matinale. Son rôle dual peut aussi être remarqué en tant que père des jumeaux et, en particulier, dans le lien avec son propre jumeau Xolotl –c'est-à-dire Vénus, étoile matinale et étoile vespérale– qui représente la partie obscure, humide, souterraine du parèdre dont lui-même signifie la part lumineuse. À Teotihuacan et dans d'autres manifestations culturelles méso-américaines, il est associé à Tlaloc et donc à la pluie et aux eaux –ainsi qu'à la lune–, et par conséquent à la fécondation, à la génération et à la végétation, ce qui le rattache également aux déités de la terre et de la nature. Il réunit en lui les quatre éléments qui s'y complètent et, comme déité descendante-ascendante, il recycle constamment l'univers.3 C'est la puissance divine en action, le verbe et le souffle de cet être déjà vieux qui est appelé monde. Ce rôle d'intermédiaire a toujours été attribué à Quetzalcoatl –de là son étroite relation avec le soleil– car il est le constructeur du monde, le démiurge, également soutien et colonne du cosmos, et aussi créateur de l'homme à partir des os des défunts, arrosés du sang de son propre écartèlement, comme d'autres dieux, d'autres traditions. Il est aussi nourricier et, comme tel, 'découvre' le maïs, l'aliment constitutif du genre humain. Il est éducateur, psychopompe, il a donné la science et dispense la connaissance des mystères de la cosmogonie et de la théurgie. Il est en outre salvateur et libérateur, car la révélation et l'incarnation de l'entité ainsi nommée favorise en nous l'initiation de l'Homme Véritable, de l'Homme Archétypal par définition, modèle, symbole et exemple que devaient suivre rituellement sages, guerriers, artistes et agriculteurs qui formaient la communauté des peuples américains. Quetzalcóatl se retrouve au commencement (comme créateur), au milieu (comme nourricier), et à la fin (comme espoir de retour, à savoir la possibilité d'être reçu par l'homme actuel en son sein), car l'on attend, de manière traditionnelle et unanime, son retour messianique sur le continent indigène. Comme symbole de la planète Vénus, il parcours le monde souterrain et sort victorieux des ténébreuses épreuves auxquelles il est soumis.4 Quetzalcoatl Topiltzin, roi de Tula, son image historique, fait de même et réitère un voyage véritablement souterrain (ou de l'inframonde) qui intègre l'ivresse et l'inceste –comme symboles de ce qui est en-dehors ou au-delà de la loi– avant son couronnement comme étoile de l'aube. Déité centrale des peuples américains –qui le connaissent sous différents noms– il regroupe en lui l'action divine et est donc la plus notoire image du potentiel sacré.

Les déités symbolisées par le soleil et par la lune possèdent également un aspect ou un mouvement ascendant et un autre descendant. Le soleil accomplit le premier durant le jour, de minuit à midi, et le second de midi à minuit, en passant par le levant et le ponant, c'est-à-dire par quatre étapes qu'il répète au cours de l'année, du solstice d'hiver au solstice d'été, et du second au premier en passant par les équinoxes. La lune effectue sa période ascendante (ou croissante) de la nouvelle lune à la pleine lune, et sa période descendante (ou décroissante) de cette dernière à la nouvelle lune. Elle la réalise également en quatre étapes, qui sont les quatre semaines de sept jours d'un mois de vingt-huit. D'autre part, les lunes qui se succèdent au cours d'une année sont au nombre de treize, ce qui donne un total de cinquante-deux semaines de sept jours (7 x 52 = 364). Mais ce mouvement d'énergies ascendante-descendantes ne doit pas être considéré seulement pour chaque astre individuellement: il faut également tenir compte que, durant le binôme soleil-lune, le soleil est considéré comme ascendant (actif) et la lune comme descendante (passive), raison pour laquelle la plupart des traditions précolombiennes les ont convertis en mari et femme, ou en frère et sœur, ou en ciel et terre. Et si le ciel est le père et la terre la mère, ces mêmes valeurs se transposent au firmament et sont représentées par le soleil et la lune en tant que déités intermédiaires.

D'autre part, le soleil est identifié au feu et la lune à l'eau, l'air étant associé à l'expansion solaire et la terre à la réception lunaire et à sa postérieure fécondation. Nous remarquerons également que les déités descendantes doivent être célestes, car sinon elles ne pourraient pas descendre et, inversement, les déités ascendantes doivent être liées à la terre. L'on peut immédiatement observer que la lune –et le soleil aussi dans certains cas, en particulier le soleil de midi– est ascendante en ce sens qu'elle est considérée comme liée à la terre, à la croissance et à la végétation, et descendante par rapport au ciel, fondamentalement en raison de sa participation aux pluies. Nous devons donc rappeler le caractère dual descendant-ascendant compris dans ces déités –et que nous venons de souligner– ainsi que leur interrelation pérenne, leur jeu contrepointiste d'oppositions et de correspondances qui caractérisent leur commerce en rapport direct avec tous les autres habitants de l'espace et du temps. Les pôles ciel et terre (ou inframonde) limitent l'univers, lequel n'est autre qu'un plan intermédiaire entre ces deux notions, dans lequel demeurent non seulement les hommes et les différents êtres de la nature, mais aussi fondamentalement les dieux. Certains d'entre eux son en rapport avec ce qu'il y a de plus élevé, d'autres avec le plus à ras de terre; les célestes créent et fécondent les terrestres, qui luttent pour revenir à leur origine et s'identifier à leurs pères. Il existe également de nombreuses énergies intermédiaires qui sont des esprits plus ou moins célestes ou terrestres –ou souterrains– selon le rang qu'ils possèdent sur l'échelle –c'est-à-dire leur éloignement par rapport à un pôle ou l'autre–, parmi lesquels l'on peut remarquer les phénomènes atmosphériques, comme des exemples des premiers, et les rivières et les sources, etc., personnifiant les seconds.


Dieu descendant. Tulum

La descente des énergies célestes, leur demeure sur la terre (ou dans l'inframonde) et leur postérieur retour aux cieux, forment un cycle, une ronde de descente et ascension (nocturne et diurne) permanente. Les déités constituent les énergies de ce constant trajet effectué entre ciel et terre –et inframonde– et chacune d'elles répète cette opposition descendante-ascendante en son intérieur –à instar de toutes les choses– et elles dansent, chantent, peignent ou tissent de façon pérenne le cosmos tout entier, dont elles sont les protagonistes. En même temps, tout cela se reproduit simultanément à l'intérieur de l'homme, où se répètent les hiérarchies, ou les plans échelonnés qui vont du plus diaphane du neuvième ciel, c'est-à-dire de l'impassibilité éternelle du principe, jusqu'au dernier monde souterrain, l'activité bouillonnante et obscure de la terre et ses déités infernales. Nous indiquerons également que, à mesure que descend la déité descend, s'incarne, s'humanise, l'être humain au moyen de l'invocation et le rite s'élève, monte, se divinise. En termes théogoniques, la grâce est descendante, la prière et le sacrifice sont descendants. Yolotl Gonzalez Torres affirme:

«Les Tzontemoques aussi, qui descendent la tête la première, étaient considérés comme des fantômes et des astres.»

Et il ajoute:

«Au sujet des Tzontemoques, il faut signaler que, dans plusieurs codex, ils sont représentés comme des êtres qui descendent des cieux la tête la première, à la différence de certains dieux –dont Quetzalcoatl–, qui descendent aussi, mais debout, par une corde ou un chemin. Ces êtres descendants ont le corps peint comme les vavantin, les morts sacrifiés.»

Nous voulons mettre l'accent sur ce dernier paragraphe dans lequel l'auteur identifie ces déités descendantes à leurs opposés, les morts par sacrifice, parmi lesquels l'on trouve les guerriers et le roi-prêtre Quetzalcóatl lui-même, identifié comme Vénus. D'autre part, rappelons que, dans les codex mexicains, l'on représente Tlachinolli, la 'guerre sainte' –en définitive la lutte interne, le déchirement intérieur, puisque toutes les choses sont perçues et vivent sur le champ bataille de la conscience–, sous sa forme idéographique, par les glyphes de l'eau et du feu, éléments respectivement descendants et ascendant, ce qui est facilement observable.

Nous voulons insister sur ce que les dieux les plus élevés du ciel communiquent avec la terre par la médiation des déités du plan intermédiaire, c'est-à-dire les planètes et les étoiles –en particulier le Soleil, la Lune, Vénus et les Pléiades–, étroitement liées à la mesure harmonique du temps, les phénomènes atmosphériques et les esprits du tonnerre, de la foudre, de l'éclair, du vent et de la pluie, déités créatrices puisque fécondatrices et régénératrices.5 Pour parler en général, nous pouvons dire que les anciens américains concevaient le cosmos comme un être gigantesque dont les yeux étaient le soleil et la lune, ou bien les étoiles, son haleine (son souffle de vie) le vent, la voix le tonnerre, son arme (le regard = la flèche) l'éclair et ses larmes la pluie.


Codex Nuttall, p. XXI

C'est donc l'idée d'une pensée divine, exprimée par la parole du dieu dont les attributs sont la signification, ou encore, par les esprits planétaires ou atmosphériques –hiérarchisés en plan ou cieux–, fils du Dieu Unique et de sa Dualité Primitive, qui sont aptes à produire par leur lutte dialectique la réaction nécessaire –fécondatrice et régénératrice– des déités de la terre. Le concours de ces dernières permet de compléter le cycle ordonné qui donne lieu à la vie universelle, et d'établir ainsi l'équilibre du cosmos par la possibilité d'une nouvelle ascension vers l'origine, comme une offrande sacrificielle à la déité ultime dont l'aliment symbolique est la vie, la floraison, le maïs, les animaux, et aussi l'homme. En toute logique, les dieux les plus populaires sont ceux de la terre, par leur condition même qui les rend plus accessibles à la plupart, tandis que les dieux astraux ou célestes, plus élevés et abstraits, sont aussi plus lointains en raison de leur nature intangible. La même hiérarchisation existe à l'intérieur de chaque conscience individuelle en ce qui concerne le processus de la Connaissance. Dans le schéma de la civilisation aztèque, le plus abstrait correspond au ciel le plus haut et à la caste sacerdotale. Le matériel correspond au plus bas, et à la caste des macehuallis. Le point central est occupé par le soleil –la caste guerrière– en tant que fils et petit-fils du Père et de l'Aïeul divins, la lune étant son parèdre. Les attributs des dieux les plus élevés sont cependant transférés sur le soleil, et cela coïncide avec le passage de la caste sacerdotale à la caste guerrière (de Quetzalcóatl à Huitzilpochtli) et l'éloignement de la déité la plus haute, en vertu de ces lois cycliques qui constituent l'univers. Un exemple notoire de l'inversion descendante-ascendante est le feu. En tant que principe céleste, il est descendant –les Aztèques le voyaient dans trois étoiles (mamalhuaztli) à l'exemple desquelles ils produisaient le feu physique, par frottement de deux d'entre elles. Mais comme réalisation terrestre, il est évidemment ascendant, ce qui est visible à l'œil nu, les deux feux étant cependant analogues, deux représentations d'un même principe polarisé, conjugué avec l'homme, qui peut comprendre cette inversion primitive et utiliser le feu terrestre comme une image dérivée d'une origine commune qui, de cette perspective, se présente alors comme ascendante, c'est-à-dire comme un retour à l'identité, à l'essence.6 Le paradoxe est que les déités descendantes sont les plus élevées tandis que celles qui montent sont les plus basses. Cela est très clair en considération du double trajet qui doit être réalisé, et de l'inversion –et l'analogie– qui existe selon qu'elles sont envisagées d'un point de vue ou de l'autre, ce qui se traduit chez l'homme par une contradiction entre ses deux natures et la perspective dans laquelle se place l'observateur par rapport à ces natures. Observons aussi que Ometecutli –le Seigneur Dual– envoyait sa chaleur et ses émanations aux femmes enceintes qui devaient générer, donner la vie sur terre. Rappelons en outre que les parturientes mortes en couches étaient considérées comme des guerriers et, comme telles, accompagnaient le soleil durant sa course triomphale. D'un autre côté, les divinités de la pluie sont elles aussi particulièrement magiques, car leur action constante produit la fructification de la terre, la vie, et l'on considère sacré leur perpétuel aller-retour, descendre sous forme d'eau et repartir –au contact de la terre– transformées en vapeur et nuages pour ensuite revenir, blessées par l'éclair, féconder le monde. Il n'y a pas de peuple qui n'ait connu ce processus, même s'il ne l'expliquait pas en termes scientifiques ou philosophiques. Notons également que le sang des sacrifiés, liqueur sacrée, était appelée l'eau précieuse (chalchiuitlatl). Ce liquide, tout comme le pulque, réunissait la contradiction symbolique de l'eau et du feu, et faisait se fraterniser au sein du sacré, sans préjudice aucun, le 'mal' et le 'bien', son vice et sa vertu.7


Codex Tudela, p. LXIX

Les exemples précolombiens de ce que nous affirmons se comptent par dizaines, et sont peut-être plus facilement perceptibles chez les divinités des Indiens d'Amérique du Nord et d'Amérique du Sud, des Caraïbes et de la région maya que dans le panthéon plus complexe et polyfacétique des Aztèques, bondé d'esprits en constante bataille dynamique et aux attributs interchangeables. De plus, nous savons déjà que faire l'énumération des dieux n'est pas parler de la déité ni de la conception du sacré. Cependant, les attributs divins, c'est-à-dire l'identification des déités et de leurs fonctions, sont importants pour la lecture des codex méso-américains où ils apparaissent combinés à des nombres, des mois, des jours et autres états ou expressions du sacré, en une danse aux couleurs changeantes, en un kaléidoscope de significations. 8 

D'autres thèmes qui apparaissent invariablement, comme celui de la dualité (couples, jumeaux), celui de la hiérarchie entre les mondes ou les cieux (aïeul, père, enfants, dieux intermédiaires, etc.), celui de la virginité de la mère, celui du déluge (lié aux grandes ères), celui de la création par le verbe et celui du retour de la déité à la fin du cycle, sont ceux qui se rapportent au parcours du Soleil, de la Lune et de Vénus. Ces planètes représentent les voyageurs célestes par antonomase, et leur trajectoire invariable établit les règles du modèle du cosmos. Elles naviguent toutes dans le ciel –chacune à sa manière–, à travers l'océan sidéral, de la ligne de l'horizon oriental au coucher occidental, où elles disparaissent pour mourir dans l'inframonde –monde des défunts, de la dissolution, nocturne et larvaire– qu'elles parcourent pour triompher de la mort et renaître, et croître, et accomplir de nouveau le cycle. Le soleil descend par une porte –l'anneau du ponant du jeu de pelote– et monte par l'autre –l'anneau du levant– après avoir subi l'exil, la prison et la mort dans le monde souterrain, ressuscitant comme un corps céleste qui éloigne la possibilité des ténèbres et du mal qui s'opposent à lui. Pour les Égyptiens, ce parcours était réalisé à l'intérieur de la déesse Noût qui, repliée sur elle-même –ses bras et ses jambes formant quatre colonnes– accouchait de son fils le soleil, qu'elle réabsorbait à la fin du jour.


Codex Cospi, p. II

Le symbole du serpent à deux têtes, une à chaque extrémité du corps, s'étend tout au long de l'Amérique Antique, bien qu'il soit pratiquement universel (rappelons l'amphisbène, ou autres). L'on retrouve également cet étrange animal dans la symbolique méso-américaine, et il est généralement assimilé au ciel –et, pourquoi pas, à la terre, sa contrepartie inversée, comme s'il s'agissait des deux moitiés d'une sphère, ou d'un carré en forme de losange, c'est-à-dire la figure symbolique d'une double pyramide (ou d'un cône) unie par la base– dévorant le soleil qui ressort, à l'autre bout, d'entre ses dents. Certains auteurs signalent sa parenté iconographique avec le dragon extrême-oriental. Dans toutes les traditions, ces deux portes, ou symboles de passage, ont été rattachées aux deux solstices de l'année et aux équinoxes (ou à la saison sèche et à la saison des pluies) en référence au perpétuel recyclage cosmique. Cette circonstance fait de ces 'voyageurs' de véritables intermédiaires et seigneurs, puisqu'ils révèlent le plan cosmique dans leur comportement, et donc la pensée de leur créateur, ce qui les convertit en hiérophantes ou psychopompes, c'est-à-dire en messagers divins, en initiateurs aux mystères et au sacral de la vie, ce qui trouve son équivalence chez l'homme américain qui, à travers les rites d'initiation, réitère le geste créatif, assiste à la régénération d'un monde lumineux et ordonné, toujours neuf et intact en lui-même, qui donne à son existence sa valeur et sa raison d'être. Car étant fils de la terre mère –comme le maïs–, fécondée par le ciel, il se dresse comme intermédiaire qui réunit les deux principes, ce qui le rend apte à monter, à retourner de nouveau vers le ciel –et de là, redescendre s'il le fallait– exécutant l'accomplissement de la loi cyclique.9 L'on a peut-être ici la caractéristique de base de l'Unité Archétypale entre les différentes traditions, car elle se retrouve sous une forme ou une autre dans la totalité des sociétés et leurs symboles, que ces sociétés aient ou non engendré de grandes civilisations.

 


Codex Cospi, p. XII



NOTES
1 L'eau est froide et le feu est chaud. De la même façon, l'air est humide (et chaud) et la terre est sèche (et froide). Il existe la croyance que l'équilibre de ces éléments instables –contenus les uns dans les autres– construit la santé de l'organisme cosmique, social et individuel. Nous devions rappeler ici la ronde des éléments de la tradition classique gréco-romaine et d'autres civilisations, équivalente à la succession des états de la 'matière' et à leur transformation et perpétuel recyclage. Cette conception se retrouve dans les traditions précolombiennes, en particulier en ce qui concerne les Grandes Ères ou cycles cosmiques.
2 Dans certains calculs, la division du cycle se fait parfois seulement en quatre, car le point central n'est pas pris en considération dans ces cas-là. Ajoutons que les Indiens Washo de Californie ont un mythe de la création dans lequel un énorme incendie brûle la terre. Les flammes arrivent jusqu'au ciel et atteignent les étoiles, qui tombent alors en provoquant une inondation à laquelle les hommes tentent d'échapper en construisant une tour.
3 Nous octroyons de l'importance aux 'éléments' et aux états apparents de la matière, et à leur fluidité –qu'ils soient pris comme des principes ou comme des qualités sensibles de celle-ci– pour comprendre la cosmogonie et la théogonie des antiques Américains, non seulement parce qu'eux-mêmes le concevaient ainsi, mais aussi parce que ces traditions –peut-être pour leurs mobilisations constantes– se trouvent de plus étroitement liées à la nature en tant que manifestation évidente du sacral, c'est-à-dire à la réalisation d'un principe dont elle est la qualité sensible. Nous devons éclaircir que cette nature n'a rien de 'naturel' par rapport à ce que l'on entend aujourd'hui par ce terme, et n'a non plus rien à voir avec ce que les 'découvreurs' et les 'colonisateurs' entendaient par là aux seizième et dix-septième siècles. (Voir par exemple les 'Historias Naturales' de Indias).
4 La planète Vénus décrit dans le ciel un parcours 'excentrique' qui comprend aussi un mouvement rétrograde. La période de Vénus est de 584 jours et se divise en quatre parties: pendant 250 jours, c'est l'étoile vespérale; elle devient ensuite invisible durant 8 jours; elle apparaît de nouveau comme étoile du matin pour 236 jours; et disparaît finalement pendant 90 jours, pour revenir de nouveau sous forme d'étoile du soir, et ainsi de suite. Si nous prenons Vénus pour point de départ, en un jour où elle apparaît à six heures du soir, près du ponant, après le coucher du soleil, nous pourrons observer qu'à partir de ce moment, les jours suivants à la même heure, Vénus s'éloigne du ponant et apparaît plus haut jusqu'à ce que son allongement maximal atteigne les quarante-six degrés, demeurant alors stationnaire pendant plusieurs jours. Elle a réalisé un mouvement rétrograde. Ensuite, elle se rapproche de plus en plus du ponant jusqu'à disparaître en raison de sa conjonction avec le soleil. Postérieurement, elle réapparaît au levant, comme étoile du matin, jusqu'à atteindre de nouveau un allongement de quarante-six degrés où elle se maintient stationnaire, pour retourner une fois de plus jusqu'à l'Orient et disparaître encore dans l'autre conjonction solaire, que l'on distingue de la précédente en les appelant inférieure et supérieure. C'est-à-dire que le mouvement appelé direct est celui qui est effectué de gauche à droite, dans le sens des aiguilles d'une montre, et le rétrograde est à l'inverse. À savoir, que le premier se réalise en circonvallation autour de l'axe qu'il laisse sur la droite, et le second l'ayant à gauche. Il est nécessaire de préciser que les cultures précolombiennes prenaient en considération la naissance de Vénus à l'Est, où elle débutait son parcours. Pour les Aztèques, le cycle commençait à ce acátl, signe de l'Est et de Quetzalcoatl-Vénus.
5 Avec l'austérité presque schématique propre à la civilisation inca, nous trouvons qu'à Cuzco, le temple du soleil ou de Coricancha comprenait aussi des enceintes pour le culte de la lune, des étoiles, et des dieux du tonnerre et de l'éclair, ainsi que pour l'arc-en-ciel, symbole universel de passage et de communication.
6 Chez les Muiscas, les fautes les plus graves étaient punies par l'extinction du feu central du foyer, ce qui équivalait à la mort civile et physique.
7 L'un des 'présages' de la fin de la culture aztèque fut l'incendie du temple de Huitzilopochtli, au Mexique Tenochtitlan, et les flammes étaient d'autant plus vives qu'on leur jetait de l'eau pour les éteindre. Là, un élément prédomina clairement à l'exclusion complète de son opposé.
8 Il faut souligner que beaucoup des éléments ou des signes des calendriers précolombiens sont des animaux, à l'instar des zodiaques et des constellations du Vieux Monde. L'idée que l'univers tout entier, ou certaines de ses parties, soient assimilées aux animaux, se retrouve unanimement dans les différentes traditions connues. C'est totalement lié à la notion d'un cosmos animé dans sa totalité, et par conséquent dans chacune de ses manifestations, ce qui assoit la possibilité d'agir sur lui magiquement.
9 De même qu'il existe une part du plus haut des cieux qui ne s'exprime pas et que nous appelons le non-manifesté, c'est-à-dire une modalité de l'Être Universel ou de la divinité qui ne descend jamais, il y a aux antipodes certaines déités souterraines ou terrestres qui ne peuvent effectuer l'ascension, constituant constamment la matière passive ou négative de la création. C'est sur le plan intermédiaire –descendant-ascendant– que la conjonction de ces énergies devient possible, ainsi que la réintégration en soi-même.