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Pour
parler en termes de généralités, la philosophie est l'expression d'une
pensée qui s'entrelace avec d'autres, constituant des schémas
conceptuels qui débouchent sur une idée de la vie, du monde
et de l'homme, sur une cosmovision, une cosmogonie. Cette synthèses
d'images ne doit pas forcément suivre un développement linéaire
et logique au sens rationaliste du terme. Le discours de la pensée
humaine se manifeste de diverses manières et, chez les peuples archaïques,
qui sans doute aucun sont plus proches des origines, il s'exprime par le
biais d'unités associatives qui entrent en relation à travers
les analogies et sont fondées sur la nature même des choses,
et se cristallise dans les symboles, les mythes et les rites grâce
auxquels la réalité est appréhendée, de manière
directe et intuitive, au contraire de l'artifice 'logique' qui la présente
de façon indirecte et successive. La philosophie actuelle a oublié ses
propres racines et ne se réfère qu'à des spéculations
déshumanisées et à des 'systèmes' abstraits
et classificatoires totalement éloignés de cette réalité,
qu'ils considèrent comme un objet d'étude intellectuelle;
quelque chose devant passer par l'analyse de l'esprit avant de pouvoir
lui octroyer une catégorie existentielle. En revanche, la philosophie
des peuples primitifs se conserve dans un état de pureté et
de communication entre l'univers et l'homme (macrocosme et microcosme)
beaucoup plus développé: il permet donc une meilleure compréhension
des choses et, par conséquent, une plus ample connaissance des divers
plans qui la constituent. Ce type de Philosophie est pérenne et
universel, et correspond à une cosmovision traditionnelle et unanime
que l'on retrouve en tous lieux et de tous temps, puisque dans la nature
existent des lois constantes de causalité, nombre, espace-temps,
etc.
Cependant, l'attitude rationnaliste (qui débouche sur la vision matérielle) est aujourd'hui la posture 'officielle', et qualifie avec mépris son opposée de 'pré-logique'. Il existe également une certaine confusion en ce qui concerne le terme 'primitif': toutes les grandes civilisations ont été primitives à l'origine, et leur maturité n'est pas autre chose que le développement de leurs potentiels. Or, si l'on voulait désigner par ce mot un individu incivil, inculte, ignorant, d'esprit étroit, l'on ferait mieux de l'appliquer à un habitant des grandes villes actuelles plutôt qu'au membre d'une communauté archaïque. Les peuples archaïques et traditionnels ont fondamentalement utilisé le symbole comme forme de communication, ce qui établit une perpétuelle relation entre le signe et l'objet de la symbolisation. Toutes leurs connaissances s'expriment symboliquement parce que leurs symboles sacrés, comme cela a déjà été expliqué, manifestent de manière réelle et véritable les énergies qu'ils représentent et dont ils sont les médiateurs. Le symbole est magique en vertu de l'analogie qui le rattache indéfectiblement (et l'identifie) à ce qu'il symbolise. Parmi ces symboles, il faut particulièrement remarquer l'extraordinaire importance magique et sacrée des nombres et des figures géométriques, que toute société archaïque a connu et grâce auxquels elle a symbolisé le cosmos et ses vibrations, en vertu du fait que ces nombres et ces figures géométriques possédaient les énergies invisibles dont ils témoignaient, en parfaite correspondance avec leurs caractéristiques visibles. Deux de ces symboles géométriques sont particulièrement mis en relief dans les sociétés indigènes: nous faisons référence au cercle et au carré (ainsi qu'à leurs dérivés), ce dernier étroitement associé au chiffre 4, chiffre de la cosmogonie présente dans toute manifestation (et aussi au chiffre 5, possibilité du supracosmique et du non-manifesté), comme nous l'avons signalé auparavant. En ce qui concerne le cercle, Black Elk, célèbre sage indigène, héritier direct de la tradition des plaines américaines:
Cette notion de circularité associée au vent qui tourbillonnait et à tous les phénomènes naturels, animiques et matériels, liée également à l'idée de cycle, de réitération, de totalité, et en particulier à celle de centre, d'axe, de génération et de vie, peut être retrouvée dans les diverses traditions connues. Chez les Chinois, la figure circulaire est associée au ciel et elle se voit attribuer la valeur numérique de neuf. La forme quadrangulaire est liée à la terre. Il existe cependant entre elles une intime relation arithmétique et géométrique, et toutes deux sont constituées de 4 angles d'une valeur de 90 = 360. Quant à la sphère et au cube, qui sont les représentations volumétriques du cercle et du carré, ils sont également apparentés, bien que la première soit plus parfaite que le second puisque tous ses points limites se trouvent à égale distance du centre, et celui-ci se trouve comme enkysté, ou contraint par rapport à elle. La spirale (et la double spirale) est associée à la forme circulaire bien qu'il y ait, en vertu de l'analogie déjà mentionnée, des spirales carrées figurant sur des tissages, de la vannerie, de la céramique et des monuments indigènes. Le quaternaire ne se manifeste pas seulement par le quadrangle, sinon qu'il le fait aussi par la croix (moteur interne de la circonférence) et son centre. Et aussi, de façon secondaire, par les frises 'grecques' ou grecques échelonnées, par exemple, et même par les svastikas. Ces deux représentations de la forme cosmique sont encore présentes à l'heure actuelle dans divers rites, cérémonies et conceptions, et sont en parfaite correspondance avec d'autres cosmogonies, vivantes ou disparues, qui ont synthétisé leur philosophie et leur vision du monde avec ces symboles. Cette identité symbolique entre différentes traditions n'a rien de surprenant ou de casuel lorsque l'on sait que ces symboles universels et unanimes sont liés effectivement et véritablement à la trame du cosmos, constituant sa structure, et qu'ils vivent dans les entrelacs intérieurs de l'être humain et de 'l'inconscient collectif' ou le 'génie de l'espèce'. Le concept métaphysique du quaternaire se trouve exprimé, de manière dynamique et ouverte, sous la forme d'une croix s'inscrivant dans une circonférence, et de façon statique et fermée dans le quadrangle. Ce quaternaire, qui se réfère aux directions de l'espace, aux périodes du temps, aux 'couleurs' de toute manifestation et aux étapes de son processus, comme nous l'avons dit, est l'élément conceptuel commun qui a permis la fusion des cultures indigènes avec les européennes, à la suite de la découverte de l'Amérique. À ces concepts directionnels, il faudrait ajouter celui de haut et bas –ce qui convertirait le cercle en sphère, et le carré en cube, en leur ajoutant une nouvelle dimension– également présent dans les deux cultures qui, nous le répétons, utilisent de façon analogue le chiffre 4 comme classificateur de notions. Un cube gigantesque divisé en innombrables petits cubes (ou les mailles d'un filet, ou un quadrillage) constitue un plan du monde similaire à celui d'une sphère qui se scinde en d'innombrables sphères, ces deux perspectives conservant, inaltérable, la notion d'un centre (ou d'un axe pour le volumétrique) archétypal à partir duquel toute progression est possible. Les coordonnées spatio-temporelles d'un ensemble cubique ont pour but de fixer cet ensemble dans l'instabilité du devenir, tel que le fait l'organisme vivant de la ville, du temple ou de la maison habitation. Le développement d'une entité quaternaire s'effectue à partir d'un centre d'irradiation, atteint ses propres limites et retourne à ses origines par le même chemin, irriguant et revitalisant perpétuellement sa structure. Le quaternaire est donc la somme, magique et sacrée, d'intervalles indispensables, un entrelacs d'énergies horizontales et verticales qui s'exprime de manière analogue à travers les formes du cercle et du quadrangle. Et il peut organiser et conserver la vie sociale et individuelle, par sa propre catégorie de symbole, apte en conséquence pour imiter et recréer l'énergie du cosmos qu'il représente lui-même. Le quatre est également le plan quadrangulaire de base de la pyramide précolombienne, l'un des monuments les plus typiques de cette tradition, où divers étages échelonnés se superposent, du plus grand au plus petit. Cette figure indique sans le moindre doute une ascension graduelle ou une division verticale hiérarchisée, ce qui devient évident si l'on observe que ces constructions étaient des temples et que les plus hauts hiérarques de l'échelle sociale, c'est-à-dire les sages et les prêtres, y demeuraient et y officiaient. Le plan de la pyramide précolombienne est constitué de quadrangles compris dans des quadrangles, ou d'un quadrangle central contenu dans les autres. Cette image se retrouve généralement dans différents peuples du monde, s'articulant du centre vers la périphérie, et constitue aussi bien le modèle de l'organisation sociale que celui de la cité-état, où le prêtre-empereur, vivant au centre, ou plutôt sur l'axe qui relie la terre et le ciel, structure et hiérarchise son règne. Les quatre voies d'accès qui communiquent l'intérieur et l'extérieur sont représentées en trois dimensions par quatre escaliers qui unissent le sommet à la base, comme pour les pyramides précolombiennes. En ce qui concerne la spirale et la double spirale que l'on retrouve partout en Amérique, ainsi que dans les cultures extracontinentales, disons que cette variante de la figure du cercle marque sur le plan une sortie de la réitération et, par conséquent, manifeste l'évolution à d'autres niveaux plus élevés, comme dans le cas des ziggourats babyloniens et celui, nous venons de le voir, de la pyramide américaine. À la différence que cette dernière est quadrangulaire, alors que les monts babyloniens sont circulaires, mais tous deux sont des représentations de l'axis et du sommet. Outre la spirale évolutive, il en existe également une involutive, et toutes deux se conjuguent dans le signe de la double spirale, qui s'enroule en permanence. Une spirale inférieure et souterraine correspond à la spirale supérieure et aérienne. Toutes deux sont réunies par le plan quadrangulaire de la base, et la spirale supérieure se reflète dans l'inférieure comme à la surface des eaux. Toutes deux sont analogues mais inversées, comme le jour par rapport à la nuit. Cette conception indigène dans laquelle les cieux ou les gradins sont au nombre de neuf, est en parfait accord avec la Tradition occidentale et médiévale, les gnostiques grecs, la kabbale hébraïque, la cosmogonie arabe, la pensée de Ptolémée et la Divine Comédie de Dante. Il est curieux et surprenant que les Européens aient une cosmogonie identique à celle des Indiens et ne soient pas capables de la discerner, alors qu'elle était évidente dans certains des symboles monumentaux qu'ils avaient sous les yeux et qui étaient des temples, ainsi que dans la cosmogonie précolombienne racontée oralement, dans laquelle l'on parle expressément de neuf ou treize cieux.1 Il est encore plus curieux que cela n'ait pas été souligné jusqu'à présent, alors qu'il existe des informations complètes sur le sujet, aussi bien dans des études réalisées sur la Tradition américaine que dans des travaux portant sur la Philosophie et la Culture d'occident. Cependant, cette correspondance entre des idées déterminées, en particulier dans les rites et cérémonies religieuses, a été patente pour certains prêtres et moines qui remarquèrent les analogies et supposèrent que les indigènes avaient déjà été évangélisés (par Saint Thomas en particulier) ou possédaient des origines culturelles identiques aux leurs, c'est-à-dire qu'ils étaient eux aussi une ramification de l'arbre juif; cela sans compter les références classiques ou autres présentes dans l'œuvre de certains chroniqueurs. La spirale est dont un symbole de descente-ascension, et un moyen de communication entre les plans souterrains, le terrestre et les célestes, parcours qui est effectué au cours de n'importe quelle initiation et dans toute genèse (celle du jour, celle du mois, celle de l'année, etc.) où l'on doit mourir à un état pour naître à un autre, régénérant une fois de plus le processus cosmique dont découlent les différents processus et auquel participent les astres, les dieux de la terre, et l'inframonde. L'américaniste Fernando Ortiz écrivit un épais volume sur la spirale, dans lequel il l'identifie dans différentes cultures et religions comparées, dans la nature, etc. Pour plusieurs raisons, ce travail d'étude et d'érudition est d'une grande valeur. Cependant, dans son essai il associe ce symbole exclusivement avec l'ouragan (en particulier avec les cyclones américains) et avec les vents en général. La spirale, au contraire de ce que pense l'auteur, ne symbolise pas l'ouragan sinon que c'est l'ouragan qui symbolise la spirale. Car la spirale, en plus de ce qui a été dit plus haut, manifeste symboliquement un processus archétypal présent dans toute création, celui d'une énergie centripète et d'une force centrifuge coexistant en tout organisme, ce dont témoignent les trombes, les cyclones, les tornades (ou déités bénéfiques-maléfiques des vents), parmi une multitude d'autres objets et phénomènes.2 Les 'grecques échelonnées', qui identifient pratiquement les cultures précolombiennes, sont clairement apparentées aux méandres grecs et sont des variantes des spirales, hélices et ondes circulaires qui représentent un tout continu, sans commencement ni fin; elles sont généralement employées entrelacées et formant des chaînes, ou encadrant des images planes possédant le même sens.3
C'est également le cas de la svastika qui, par-dessus tout, est un symbole du pôle et des mouvements alternés qui ont lieu autour. Cependant, ces symboles ont en plus d'autres significations complémentaires liées à la forme cosmique, que nous ne pouvons pas traiter ici in extenso. Quant au symbolisme de la croix, répétons qu'il s'agit de la structure interne de la cosmologie précolombienne, en dépit que ce fait ait dû immédiatement être dissimulé, nié et tergiversé par le christianisme. Une autre chose intéressante qui mérite d'être mise en avant, c'est la 'coïncidence' de la notion de Création Universelle par le biais de la Parole ou Verbe, ce dont témoignent des textes chrétiens et indigènes: la Genèse, l'Évangile selon Saint Jean, le Chilam Balam de Chumayel, le Popol Vuh, le Codex Vaticano, etc. Ce point nous paraîtra peut-être plus profond que la constatation de sacrements analogues, tels que le baptême, la confession, la communion (et bien évidemment l'ordre sacré), que plusieurs chroniqueurs ont signalés comme étant propres aux indigènes, et que nous avons déjà mentionnés. Ainsi que nous le disions, l'attention est également attirée par la connaissance dont les natifs firent preuve au sujet du déluge, et surtout par l'existence de vierges qui accouchaient de héros salvateurs et civilisateurs, et la présence d'un Père et d'un Fils, d'un Dieu supérieur et d'un homme dieu. Il semblerait néanmoins que les découvreurs, égarés par des différences minimes, telles que si les Indiens utilisaient ou non des chaussures, allaient à demi-nus, laissaient pousser leurs cheveux et se peinturluraient le visage et le corps, ou s'effrayaient des chevaux et que tout surprenait (ils étaient vraiment ingénus et furent donc pris, par erreur, pour des idiots), ne surent pas observer, ou ne voulurent pas, ou ne purent pas, l'extrême similitude de certains concepts clefs entre eux et leurs conquérants et qui, en toute logique, en qualité de vaincus, durent s'adapter immédiatement aux circonstances de l'envahisseur, sans que pratiquement aucun Espagnol ne s'intéresse pour peu que ce soit au monde indigène, si ce n'est pour en tirer profit: les soldats, or et richesses; les prêtres, convertis et fidèles. Et, tandis que la race rouge s'ajustait à la culture européenne de l'époque pour pouvoir survivre, et professait la foi catholique afin de préserver ses rites (ils firent immédiatement de la croix un étendard, de la Vierge Marie la terre vierge et l'énergie passive et sapientielle, des saints leurs dieux, et continuèrent de pratiquer les sacrements d'une manière christianisée, réalisant dès lors beaucoup de leurs cérémonies dans l'église), les blancs, en revanche, n'adoptèrent que certains aliments indigènes et les mots suffisant pour pouvoir être distingués en tant que créoles. Mais nous ne devons pas porter de jugement erroné: la plupart des chrétiens d'aujourd'hui croient en un dieu historique et personnel, étant superstitieux à l'extrême, de même que les protagonistes de la conquête de l'Amérique, avec les circonstances aggravantes que, en ce qui concerne le thème précolombien, ou le sujet des religions comparées, sans aller chercher plus loin, beaucoup de recherches ont été menées à bien et nous avons beaucoup appris depuis les seizième et dix-septième siècles jusqu'à nos jours. Pour cette raison, nous ne devons pas nous étonner: nous avons déjà mentionné auparavant le fait que les chrétiens ne connaissent pas leur ésotérisme et que l'existence de la Philosophie Pérenne est pratiquement inconnue dans le monde. L'on ne sait pas non plus que l'univers a un modèle, un plan, que sa connaissance est la cosmogonie et que cette science a été connue de tous les peuples grâce à sa structure archétypale. L'on ignore aussi que l'humain est toujours le même, qu'il s'agit d'un homme analogue même s'il revêt une infinité d'habits, se couvre d'innombrables formes et s'appelle de différents noms sur le ruban réitératif de l'Histoire; et que, par conséquent, ses cycles sont égaux, ses besoins sont les mêmes, ses institutions sont semblables, ses religions sont similaires et son Dieu est identique, en dépit de l'impressionnante variété que prennent les diverses humanités et les manières kaléidoscopiques de leurs formes culturelles. Ce n'est que durant les époques d'obscurcissement et de destruction que nous, les hommes, nous oublions ces choses. C'est là le cas présent, nos jours sont marqués de la fin d'un cycle qui a débuté de façon critique son vertigineux affaiblissement à la fin du Moyen Âge et à la première Renaissance à cause de la Réforme et de la Contre-Réforme, constituant ce que l'on nomme 'l'Époque Moderne', qui a précisément vu naître les sciences actuelles et leur enfant: l'homme contemporain et ses ignorantes conceptions opposées à la Cosmogonie Unanime et Universelle, à la Philosophie Pérenne. L'on pourrait faire remarquer que, à cette même époque, la Tradition Précolombienne succombait. |
NOTES | |
1 | Dans ce dernier cas, les 4 de la base s'ajoutent aux 9 aériens, les 9 souterrains demeurant toujours intacts. La somme est toujours 9 + 4 + 9 = 22. |
2 | Voir Fernando Ortiz, El Huracán (L'Ouragan), F.C.E., Mexico, 1947. Voir également Jill Purce, The Mystical Spiral, Thames & Hudson, Londres, 1974. |
3 | Voir Hermann Beyer, El Mexico Antiguo, tome X, 1965. |
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