Hermès Mercure Trismégiste. 
Mosaïque de la Cathédrale de Sienne, 1488
Hermès Mercure Trismégiste.
Mosaïque de la Cathédrale de Sienne, 1488
I. LES LIVRES HERMÉTIQUES (IV)
FEDERICO GONZALEZ

De la Renaissance au XVIIIe siècle
    En réalité, il n’y a pas de division claire entre le Moyen Âge et la Renaissance, bien que certaines des idées appartenant à la seconde se développeront en donnant lieu à l’époque moderne, et cette dernière, après Descartes et l’Encyclopédie, pensera effectivement d’une manière diamétralement opposée à la pensée médiévale, et même à celle de la Renaissance qui lui a donné naissance, s’intéressant à l’Antiquité grecque et romaine, égyptienne et chaldéenne, c’est-à-dire à ce que signifiait l’authentique Tradition, qui refleurissait effectivement à cette époque, enrichie également par le judaïsme et le christianisme, ainsi que par l’islam, dont elle avait déjà reçu l’influence au cours du Moyen Âge. Mais ce n’est pas seulement l’influence culturelle de l’islam qui s’est transmise du Moyen Âge à la Renaissance, sinon des échantillons culturels qui l’anticipaient, aussi bien dans le domaine des arts (le gothique), dans sa sociologie (centralisation dans les grandes cités, techniques modernes de production agraire et industrielle), que dans celui des idées, exprimées principalement de façon littéraire comme la saga arthurienne62, Rabelais et Boccace (Généalogie des Dieux), ou dans le domaine philosophique et théologique, comme chez Nicolas de Cues, et il est inutile de commenter en la matière la « modernité scientifique » du personnage et des œuvres de Roger Bacon et Raymond Llull.63 En effet, la ligne de division entre les deux époques est parfois très floue car certaines des idées qui fleuriraient à la Renaissance ont commencé à se développer au Moyen Âge, la Renaissance en reçoit directement l’irrigation qui à son tour se mêle à celle de l’Antiquité gréco-romaine, car les deux époques possèdent un dénominateur commun (sans oublier la « touche » orientale des livres hermétiques et iraniens auxquels elles porteraient toutes deux un vif intérêt), et étaient la garantie d’une sagesse proverbiale. Maurice de Gandillac64 note à ce sujet : « Même dans ses modes d’expression la pensée du XVe et du XVIe siècles est, dans l’ensemble, beaucoup plus héritière qu’innovatrice », tout en se demandant : « l’infini n’est-il pas la notion la plus centrale de toute la pensée de la Renaissance ? » après avoir laissé entendre que telle était aussi la pensée du Moyen Âge, qui voit se multiplier « de Nicolas de Cues à Giordano Bruno ».

    Un bon exemple de cette continuité culturelle entre la Renaissance et le Moyen Âge serait peut-être l’édifice-symbole de la cathédrale de Sienne, débutée dans le style gothique et achevée en pleine Renaissance, à l’intérieur de laquelle les figures du Christ, de la Vierge, des prophètes et des saints, se mêlent à celles des Sibylles, des trois Grâces, de Socrate et de Cratile représentées sur son pavement, avec celle d’Hermès Trismégiste (œuvre extraordinaire de Giovanni di Stephano terminée en 1488) accompagné de Moïse (auteur du Pentateuque) à qui il montre un texte de l’Asclepius, placé au premier plan. Pour sa part, la Renaissance italienne vécut sa prolongation dans la Renaissance française et, plus tardivement encore, dans l’Angleterre élisabéthaine qui devint à son tour un centre de diffusion de la pensée hermétique, nous le verrons plus en avant, thème richement traité par Frances Yates (L’Art de la Mémoire, Giordano Bruno et la Tradition Hermétique, L’Illuminisme Rose-Croix, La Philosophie Occulte à l’Époque Élisabéthaine, Essais Réunis, Les Dernières Œuvres de Shakespeare : une nouvelle interprétation).

    Sur le plan des idées –et pas seulement sur ce plan–, Nicolas de Cues est peut-être en toute justice celui qui devrait figurer en tête de liste des penseurs dont l’infatigable activité rendrait possible l’avènement de la Renaissance. En effet, le personnage du cardinal de Cues est d’une importance vitale pour la diffusion des doctrines hermétiques à cette époque et sa valeur apparaît sous plusieurs aspects. Tout d’abord, pour la diffusion qu’eurent ses idées, constituant une source d’inspiration et un vivant témoignage de la Philosophia Perennis. Il faut y ajouter ses idées pratiques sur la réforme du calendrier, et surtout sa proposition aux pères du concile de Bâle de La Concorde Catholique, programme qui comprend l’union avec l’église de Byzance, idée soutenue par le Pape Eugène IV. À ces fins, il voyage avec le cortège papal jusqu’à Constantinople et là fait la connaissance du philosophe byzantin Gémiste Pléthon65, qu’il invitera à venir en Italie, avec le « basileus » et le patriarche grec, d’où le contact de ce dernier avec l’Académie Florentine. Avec le cardinal grec Jean Bessarion66 et d’autres philosophes, il fomente les sciences et les arts liés à la connaissance, tous deux y prenant part et les faisant respecter au sein de la hiérarchie ecclésiastique, puisqu’il obtient en 1458 la charge d’administrateur des états pontificaux durant la papauté de son ami Pie II.

    Dans son œuvre principale et la plus connue, La Docte Ignorance, il mentionne les écrits hermétiques dans les chapitres XXIV et XXV et les cite : « Aussi est-ce à bon droit qu’Hermès Trismégiste dit que, puisque Dieu est l’universalité des choses, il ne peut avoir aucun nom approprié, parce que ou bien il serait nécessaire que Dieu soit désigné par tous les noms, ou bien toutes choses par son nom, puisque lui-même contient dans sa simplicité l’universalité de toutes les choses. » Au travers de ses écrits l’on peut détecter l’influence de Maître Eckhardt et de Denys l’Aréopagite, son rattachement aux auteurs grecs et romains des premiers siècles de notre ère et aux premiers Pères de l’Église, outre les textes antiques et modernes liés à la Théologie catholique et à la Philosophie, tous plus ou moins en rapport –souvent seulement séparés par des terminologies, ou des différences secondaires– avec les idées de la pensée hermétique.67

    Marsile Ficin (1433-1498) est, à juste titre, considéré historiquement comme le moteur de la Renaissance. En effet, en tant que Platonicorum maximus de l’Académie des Médicis, qu’il avait lui-même contribué à former, son importance fut extraordinaire, non seulement à Florence ou en Italie mais aussi dans le reste de l’Europe, durant les trente ans d’activité de l’Académie sous sa direction. Il traduisit et publia les œuvres d’Hermès, ainsi que les Hymnes Orphiques68, les Dialogues de Platon, Proclus, Porphyre, Jamblique, De la Monarchie de Dante, et le Commentaire de Priscien au De Anima de Théophraste pour en conclure l’accord d’Aristote avec Platon. Son immense activité est reflétée dans ses rencontres continuelles avec les hommes les plus importants de son époque, qu’il contacte constamment pour quelque problème pratique ou bien de doctrine69

    L’on n’a pas donné à son œuvre personnelle (Institutions Platoniciennes, Vie de Platon, De la Fureur Divine, d’autres écrits sur musique et poésie, Théologie Platonicienne, De la Triple Vie, Contre les Jugements des Astrologues, Concorde entre Moïse et Platon, De la Religion Chrétienne, Confirmation du Christianisme par le Socratisme, Du Soleil, De la Lumière, ses commentaires ou exégèses du Banquet –De Amore–, du Philèbe, du Politique, et celui des Lettres de Paul que sa mort allait laisser inachevé) toute la valeur méritée en raison de l’immense importance personnelle qu’il a eu à la tête de l’Académie et dans sa vie publique, ainsi que son travail de diffusion de la pensée platonicienne, néoplatonicienne, hermétique et théurgique70. Malgré tout, il était également chrétien pratiquant et homme de grande bonté et grande piété ; astrologue, médecin, musicien et exécutant des hymnes orphiques, précurseur des sciences naturelles ainsi que des arts libéraux ; il n’avait aucun préjugé quant au fait de pratiquer son christianisme simultanément avec ses rites de magie blanche et naturelle, liés à la beauté et toujours au sacré ; bien au contraire, il voyait la vie comme un immense rite théurgique où les vertus des gestes et des idées correspondraient à l’harmonie universelle.

    Il fut le premier, nous l’avons vu, à traduire le Pymandre en latin, bien qu’il croyait qu’Hermès Trismégiste était un dieu d’une antiquité fabuleuse, en voici la généalogie :

    « Lorsque naquit Moïse, vivait l’astronome Atlas, frère du physicien Ptolémée, aïeul maternel de l’antique Mercure, qui eut pour petit-fils Mercure Trismégiste…, le plus grand des prêtres et des rois tout ensemble…, que l’on a appelé le fondateur de la théologie. »

    Mais Ficin n’était pas seul, il fallait compter avec l’active protection de Cosme de Médicis, prince et philosophe, le séjour préalable de Gémiste Pléthon et du Cardinal Bessarion (1402-1472) ainsi que la brillante et fugace apparition de Pic de la Mirandole dans la longue vie du Platonicorum maximus, et sur de nombreux autres sages qui travaillaient alors en toute harmonie. Parmi eux, un autre personnage remarquable est Égide de Viterbe (1465-1532 : Ub Kubrum…Commentationes ad mente Platonis ; Shekinah) qui devint vicaire général de l’ordre des augustiniens et qui, avec Pic de la Mirandole, incorporerait la kabbale hébraïque à la pensée hermétique en raison de leurs évidentes correspondances. Cependant, comme dans le cas des livres d’Hermès, il nous faut remonter dans le temps pour expliquer cette résurgence kabbalistique à la Renaissance, fondamentalement sous l’impulsion d’un chrétien, le comte de la Concorde, Jean Pic de la Mirandole (1463-1494 : De la Dignité de l’Homme, de l’Être et du Un, Heptaplus, Conclusions (magiques et kabbalistiques, théologiques, philosophiques, etc.) qui, à vingt ans, était déjà reconnu par Ficin lui-même comme un véritable restaurateur de la science sacrée et un érudit de premier ordre. En effet, l’on mentionne généralement Élie de Medigo et d’autres juifs comme étant les initiateurs de Pic de la Mirandole à l’art kabbalistique. Il est très probable qu’il en ait été ainsi, mais il faut en tout cas signaler un courant de pensée juive et traditionnelle durant tout le Moyen Âge, qui deviendra finalement ce que l’on a appelé la kabbale chrétienne. L’historien de cette période François Secret, y fait référence dans La Kabbale Chrétienne de la Renaissance71 :

    « Est également connue la place qu’occupait, au sein de cette littérature, la kabbaleau XIIe siècle, durant lequel ce terme, qui avait longtemps désigné la tradition en général, signifiait plus particulièrement la tradition ésotérique. Rappelons que, dans une première phase, la plus longue, du Ierau Xe siècles, des spéculations se développèrent sur le problème de la création, appelée, d’après le chapitre premier de la Genèse, Ma’aseh Berêsîth, et sur celui des intermédiaires possibles entre la transcendance de Dieu et le monde, appelé, selon le chapitre premier d’Ezéchiel, Ma’ase Merkhaba (le chariot). Les traités les plus célèbres furent ceux des Hekhalot ou palais célestes, le Sefer Yetsirah, le livre de la création, le Raziel, du nom de l’ange qui révéla à Adam les secrets perdus après la chute, les Pirké de Rabbi Eliezer. Ces spéculations, qui se propagèrent en Allemagne, dans le sud de la France et en Espagne, avec des caractéristiques très particulières, –Hassidisme autour du grand nom d’Éléazar de Worms, kabbale prophétique avec Abraham Abulafia (1240-1292), qui alla à Rome discuter avec le Pape au nom des juifs– préparèrent la publication du Zohar, en araméen, sous le nom du prestigieux Rabbin Siméon bar Yohaï, disciple d’Akiba ben Joseph. Les plus célèbres monuments de ce courant d’idées sont le Bahir, livre de la brillance; le Ginnet Egoz, jardin du noyer, intitulé d’après le Cantique des Cantiques; les Sa’are Ora, les portes de la lumière de Joseph Gikatilia; les commentaires sur la Bible de Bahya ben Ascher, appelé Bechaï à la Renaissance; ceux de Moïse Ben Nahman ou Nachmanide, et de Menahem de Recanati (1290-1350). »

    Ces antécédents de la kabbale médiévale européenne demeuraient cependant comme occultes, et ce pour deux motifs : le premier par la nature même, plus ou moins mystérieuse, de tout ésotérisme. L’autre en raison des persécutions qu’eurent à souffrir les juifs dans les milieux chrétiens, ce qui les obligeait à être prudents, si ce n’est prévoyants. C’est pour cela que l’honneur revient à Pic de la Mirandole (personnage à demi fabuleux dont la naissance avait été annoncée par quelques prodiges) d’avoir en grande partie dévoilé les « mystères kabbalistiques », dont l’on connaissait jusqu’alors fort peu de chose dans les milieux culturels de l’époque. Ainsi le proclamait-il lui-même dans son Apologie : « Je crois être le premier à avoir mentionné de façon explicite la kabbale », tout en soulignant constamment l’origine hébraïque de cette science que Moïse avait reçu au sommet de la montagne avec les tables de la loi, c’est-à-dire deux sortes d’enseignements, les ésotériques et les exotériques, qui se sont transmis depuis lors et que Pic de la Mirandole diffuse dans son milieu. Et cette influence de l’ésotérisme est si grande et la métaphysique de la kabbale si décisive –car la kabbale représente pour lui le meilleur exemple de la Tradition Universelle, de la Science Sacrée– que sans elle ni la magie (lire la théurgie) il est impossible de comprendre ou de connaître l’appareil exotérique de la religion :

    « Tout comme la véritable Astrologie nous enseigne à lire dans le livre de Dieu, ainsi la kabbale nous enseigne à lire dans le livre de la loi. »

    Nous transcrivons également ici ses « Conclusions selon la doctrine primitive de l’égyptien Hermès Trismégiste », de ses Conclusions Magico-kabbalistiques :

1. Où il y a vie il y a âme et où il y a âme il y a esprit.

2. Tout ce qui est mobile est corporel, tout ce qui est muable est incorporel.

3. L’âme est dans le corps, l’esprit dans l’âme, dans l’esprit le verbe et leur père à tous est Dieu.

4. Dieu est dans toutes les choses et agit pour toutes, l’esprit est dans l’âme, l’âme dans l’air et l’air dans la matière.

5. Il n’y a rien au monde qui manque de vie.

6. Il n’y a rien dans l’univers possible de mort ni de corruption. Par conséquent : partout il y a vie, partout il y a providence, partout il y a immortalité.

7. Dieu annonce à l’homme les choses futures par six voies : par les rêves, les prodiges, les oiseaux, les intestins, les esprits et la Sibylle.

8. Est vrai ce qui n’est pas perturbé, déterminé, coloré, figuré ni brisé et est nu, clair, compréhensible en soi, non transmutable, bon et complètement incorporel.

9. En chacun de nous il y a dix ennemis : l’ignorance, la tristesse, l’inconstance, le désir, l’injustice, la luxure, la déception, l’envie, la fraude, la colère, la témérité et la malice.72

10. Les dix ennemis que j’ai nommés d’après la conclusion venant d’Hermès correspondent mal, comme arrivera à le voir le contemplateur profond, avec la coordination dénaire de la Kabbale et ses préfets au sujet desquels je n’ai rien mis dans les conclusions kabbalistiques, car c’est secret.

    Pic de la Mirandole nous avertit bien que tous les dénaires ne sont pas exactement correspondants même s’il existe presque toujours, ajouterons-nous, un rapport entre eux, mais davantage dans ce cas où le dénaire n’est autre qu’un duodénaire, ce qui peut être constaté à première vue et être corroboré dans le texte latin traduit ici, duodénaire de maux lié à l’habitacle zodiacal comme une « tente » temporelle d’où il faut sortir, lesquels sont expulsés à l’arrivée de la Décade des biens spirituels, le premier desquels est la Connaissance (XIII, 8-12).

    Cependant, la cosmogonie et la théogonie de la kabbale, qui possèdent de claires affinités avec leurs correspondantes du Corpus Hermeticum, peuvent être synthétisées afin de rendre plus claire au lecteur leur inclusion avec et dans la pensée platonicienne et néoplatonicienne, néo-pythagoricienne, hermétique et finalement chrétienne, au moyen du diagramme séphirotique, ou des Numérations, également appelé Arbre de la Vie, par lequel les êtres montent et descendent de leur Origine incréée à la manifestation et de la manifestation à leur Origine. Ce schéma Cosmogonique et Théogonique comprend le développement du dénaire pythagoricien et sa réintégration dans l’unité (10 = 1 + 0 = 1) ainsi que les diverses hypostases et esprits archangéliques et angéliques en un processus où les émanations les plus pures mènent à une cristallisation et une opacification se matérialisant finalement sur le plan d’Olam ha’Asiyah, la matière et la terre telles qu’elles sont perçues par les sens de l’homme. Du plus subtil au plus dense et, par le vecteur de la transmutation alchimique, la réintégration à son Origine divine, supra-cosmique et donc supra-humaine. Cette évolution ou involution, selon le point de vue adopté, est également symbolisée par la suite des éléments, dont le moteur est l’Éther invisible, quintessence de la création dont Feu-Air-Eau-Terre sont des condensations successives ou, inversement, Terre-Eau-Air-Feu, des sublimations progressives.

    Les noms hébreux de ces dix numérations (ou sphères) divines et leur traduction sont les suivantes, de l’Unité Primordiale à la décade : Keter (la Couronne), Hokhmah (la Sagesse), Binah (l’Intelligence), Hessed (la Grâce), Guevourah (la Rigueur), Tiferet (la Beauté), Netsah (la Victoire), Hod (la Gloire), Yessod (le Fondement), Malkhout (le Royaume).

    L’Arbre de la Vie kabbalistique admet à son tour quatre divisions, perceptibles dans le parcours de plus en plus densifié de l’Émanation Universelle, puisque le diagramme séphirotique est un modèle du Cosmos, toujours présent, vivant et perpétuellement actuel. Ces divisions, plans ou mondes, sont (toujours de haut en bas) : Émanations, Création, Formation, Concrétion ou Acte. Le premier monde (Atsilouth), englobe les trois premières numérations et correspond au plan des Principes Universels composés d’une triade qui se reproduira ensuite aux différents nivaux du processus créatif. Bien entendu, ce plan est non seulement invisible, mais aussi incréé, bien que ses émanations configurent constamment la création. Au-dessus de lui et de l’unité qu’il représente l’on trouve le Non-Être, En Soph, la vérité suprême, la Non-Dualité, qui ne peut être énoncée qu’en termes négatifs. L’Esprit pourrait être associé à ce monde d’Atsilouth, le non-manifesté. Le deuxième monde (Beriah) est composé d’une triade correspondant aux numérations 4-5-6 (Hessed, Guevourah, Tiferet) et constitue la plus haute partie de l’âme (psyché), la part supra-formelle, qui se trouve au-dessus de la superficie des eaux. Avec le plan qui se trouve au-dessous, Yetsirah ou monde des formations (subtiles et formelles) composé des sefirot 7-8-9, Netsah, Hod, Yesod, ils constituent le plan intermédiaire, ou plan de l’âme, dont le centre est le soleil autour duquel se rassemblent et se distinguent les autres planètes qui forment avec lui la structure cosmique (le Corpus les appelle les régentes), et que la kabbale désigne comme étant les sephirot de « construction », se référant justement à la construction cosmique. Il existe un abîme profond entre ces six numérations et les trois premières, que marque le passage du nombre trois au nombre quatre, c’est-à-dire ce qui constitue le mystère de la Création, car toute la création est sous le signe du chiffre quatre, puisque ce nombre se réduit à l’unité (4 = 1 + 2 + 3 + 4 = 10 = 1 + 0 = 1), se qui se répète avec le sept (7 = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6 + 7 = 28 = 2 + 8 = 10 = 1 + 0 = 1), chiffre de l’autre composante du plan intermédiaire, l’âme inférieure, qui se trouve sous la superficie des eaux, manifestation subtile et informelle que certains nomment plan astral ou psychisme inférieur, et dont la lune est le centre. Enfin il nous reste un plan, celui d’Asiyah ou monde de la terre, matière des concrétions et des solidifications, qui donne lieu à la « réalité » perçue par les sens et qui est associé au corps et à la manifestation grossière. Comme nous l’avons indiqué, l’Arbre de la Vie est un modèle de l’Univers et, en tant que tel, comme macrocosme, il possède en l’homme sa réplique exacte, ou microcosme. De fait, tous ces mondes coexistent en l’homme et leur ensemble, l’Arbre de la Vie, est appelé l’Homme Universel, ou Adam Kadmon dans la Kabbale, et représente la totalité de la Création, au-dessous du zéro métaphysique ou infini En-Soph (ou Ayn = Néant, selon certains kabbalistes) identifié au Non-Être.

    La première triade du modèle se reflète dans le chaos (c’est-à-dire qu’elle s’y reproduit de manière inversée), créant le cosmos, ou plan intermédiaire, sur deux niveaux, supérieur et inférieur, l’ensemble débouchant sur la solidification matérielle, le plan final, Olam ha’Asiyah, dont la numération unique, Malkhout, ou le Royaume, est placée sous le signe du dix, nombre dans lequel l’unité se retrouve présente de façon immanente (10 = 1 + 0 = 1) –la Chekhinah– et marque également la possibilité d’un retour aux origines grâce à la remontée de la structure cosmique, c’est-à-dire du plan intermédiaire (l’Âme, symbolisée par les planètes), vers des États toujours plus vastes et transparents de l’Existence Universelle. Ce dernier monde où se déroule la plus grande partie de l’existence humaine (la hyle, le soma) est un monde visible, corporel, manifesté, formel. Le monde des Formations, Olam ha’Yetsirah, est incorporel, manifesté et subtil-informel, et correspond à la psyché inférieure. Le monde de Beriah représente la part la plus élevée de l’âme, la plus proche des Principes, la psyché supérieure, invisible, incorporelle, manifestée et non-formelle (à la différence de la précédente dont les formes sont informes, si l’on peut dire). Le monde le plus élevé, correspondant aux Premiers Principes, contient en lui toutes les formes de la Possibilité Universelle. C’est le Noûs, qui peut être assimilé au Pneuma. De cette première triade découle tout le reste, de la même façon que tous les nombres proviennent du nombre trois et que toutes les formes dérivent du triangle. C’est-à-dire que cette triade, qui est également l’Unité, se reflète dans les différents mondes de la création tout en la générant et en se manifestant à divers degrés ou niveaux, lesquels prennent bien entendu des caractéristiques distinctes, marquées par les différents noms divins ou hypostases dans lesquels s’exprime l’Émanation primordiale et qui définissent des états d’existence inégaux.

    Ainsi que nous l’avons remarqué, la triade Hermétique Dieu, Démiurge (ou Cosmos) et Homme correspond, dans l’ensemble du diagramme kabbalistique, aux plans d’Atsilouth, Beriah, Yetsirah, et finalement à celuid’Asiyah : respectivement Noûs-Dieu, Noûs-Démiurge, et Homme (esprit, âme, corps dans le microcosmos).

    Comme nous venons de voir, la première tri-unité comporte implicitement tout le développement du diagramme des numérations, ce qui en fait à son tour un modèle à l’échelle de tout le diagramme ; la division verticale sous forme de plans est dans ce cas une expression des Principes contenus dans la première triade archétypale kabbalistique : 1) Keter = la Couronne, 2) Hokhmah = la Sagesse, et 3) Binah = l’Intelligence ; ce qui devrait correspondre à 1) Noûs-Dieu, 2) Noûs-Démiurge, ou Cosmos, et 3) Homme.73 À première vue, ces correspondances semblent quelque peu forcées et appartiennent au thème de la triade en général et plus particulièrement à celui des triades platoniciennes, néoplatoniciennes et gnostiques, etc., sujet extrêmement varié –et que nous ne pouvons pas traiter ici– en raison de problèmes de terminologie et parce que les divers auteurs, groupes ou écoles, diffèrent complètement les uns des autres, même s’il reste clair qu’ils se réfèrent tous à la même chose, vue de différentes perspectives ou dans des langues diverses ; tous nous parlent d’ailleurs d’une Triunité Primordiale.74

    Nous devons ajouter que la division entre ces mondes kabbalistiques ne peut pas être tranchée, même si elle correspond à une réalité que l’on essaie de décrire, puisque tous les plans et niveaux sont interpénétrés ; le diagramme intellectuel et mécanique n’est évidemment qu’un symbole de l’organisme vivant.

NOTES
62
    Voir Mircea Eliade : Histoire des Fées et des Croyances Religieuses, tome 2, où il cite Festugière. Voir également l’article de P.-G. Sansonetti « Les Hermès du Graal », Villard de Honnecourt nº 21, Neuilly-sur-Seine, 1990.
63
64
    Historia de la Filosofía. Volume 5 : « La Filosofía en el Renacimiento » (La Philosophie à la Renaissance). Siglo XXI, Mexico, 1982.
65
    (1360 ?-1452) : Des Différences entre Aristote et Platon ; Des Vertus ; De la Destinée ; Hymnes ; Traité des Lois et Mémorial à Théodore (pour l’édition espagnole, Tecnos, Madrid, 1995) ; etc. D’autre part, durant son séjour à Florence, il fit un résumé en deux parties de l’œuvre de Strabon jusqu’alors inconnue en Occident : De la Forme du Monde Inhabité et Correction de quelques erreurs commises par Strabon.
66
    (1402-1472) In calumniatorem Platonis, Vestigia Trinitatis, etc.
67
68
    Il existe une traduction en espagnol de M. Periago : éditions Gredos, Madrid, 1987. Il y en a également une du De Amore, Tecnos, Madrid, 1989, et de La Fureur Divine, Sobre el Furor Divino y otros textos, Anthropos, Barcelone, 1993.
69
    The Letters of Marsilio Ficino, 5 volumes, Shepheard-Walwyn, Londres, 1975-1994.
70
    Voir D.-P. Walker: Spiritual and demonic magic from Ficino to Campanella, Warburg Institute, Londres, 1958.
71
    Ed. Taurus, Madrid, 1979.
72
    L’ignorance, la tristesse, l’incontinence, la concupiscence, l’injustice, la cupidité, la duperie, l’envie, la fraude, la colère, la précipitation, la méchanceté. (Pymandre, XIII 7).
73
74
    Par exemple, dans le livre de la Sagesse (7, 22-29), elle semble être identique au Noûs, ou Intellect divin. La Sagesse (Hokhmah en hébreu), pourrait être assimilée au Noûs Démiurge (« avec toi est la Sagesse qui connaît tes œuvres, qui était là lorsque tu faisait le monde »), au point qu’il est dit aussi que « qui, si ce n’est la Sagesse, est l’artisan de tout ce qui existe ? » (8, 6), à savoir la Sagesse archétypale, avec laquelle le Démiurge a créé le monde. La divine Sophia en tant que génératrice, compagne du Noûs Démiurge, sa contrepartie féminine, la Déesse Sophia, avec qui il va former le Cosmos. Tout cela fait référence à l’incréé, à la génération des idées archétypales ; c’est également l’Âme du Monde : elle est la « mère, sustentatrice et nourricière, du Monde » (Filon d’Alexandrie). « L’on aura raison d’appeler Père du créé le démiurge qui a créé notre univers, et Mère la Sagesse du géniteur, car Dieu a cohabité avec elle et a produit la création » (id. De Ebrietate, 30–32) autres œuvres de Filon d’Alexandrie : De aeternitate mundi, Quod deus sit immutabilis, De opificio mundi, De vita contemplativa, etc. chez Éditions du Cerf, Paris). Et aussi Proverbes 8, 30 : « j’ [la Sagesse] étais là, comme architecte ».