LA GRANDE DÉESSE
Sous quelques-uns de ses innombrables aspects
*
JOHN DEYME DE VILLEDIEU (†)
(2ème partie)
 
II - A propos de Vénus

a) Voisinage étymologique du nom de Vénus

     Ce n’est pas le caractère alphabétique, mais la syllabe « qui est regardée comme constituant l’unité primitive et l’élément fondamental du langage, toute racine verbale est d’ailleurs syllabique. La racine verbale est appelée en sanskrit dhâtu, mot qui signifie proprement « semence », parce que, par les possibilités de modifications multiples qu’elle comporte et renferme en elle-même, elle est véritablement la semence dont le développement donne naissance au langage tout entier. On peut dire que la racine est l’élément fixe ou invariable du mot, qui représente sa nature fondamentale immuable ». C’est ce qu’explique René Guénon dans L’Homme et son devenir selon le Vêdânta (page 99, note 1).

     L’étymologie, en effet, c’est « l’étude du vrai », et c’est sans doute pourquoi la civilisation du mensonge en dénigre l’étude avec une si belle unanimité.

     Or il n’est pas sans intérêt de constater que la signification de certaines racines confirme parfois tel ou tel symbolisme quelque peu surprenant. Ainsi, l’on n’imaginerait pas la force de vérité qu’apporte aux fonctions mythiques de Vénus la seule racine de son nom. Pour nous, cela démontre l’existence de connaissances doctrinales très anciennes conservées aux sources mêmes du langage : le symbolisme de Vénus s’en trouve « justifié » jusque dans des acceptions qui peuvent en certains cas paraître inappropriées, voire contradictoires.

     Le nom de Vénus provient de l’indo-européen wen-I, racine exprimant l’amour et la grâce, comme nous le dit Grandsaignes d’Hauterive.

     Cette racine a fourni à l’Occident un très riche vocabulaire dont nous ne donnerons ici que quelques exemples pour en montrer l’étendue. En latin, nous avons ainsi venia (grâce, pardon), venerari (prier), et il est intéressant de noter que ces derniers mots s’apparentent au sanskrit van (servir, honorer). Nous avons en outre venari (chasser), qui « avait primitivement un caractère religieux », et venenum (philtre, puis poison). Du latin dérivent nombre de mots européens, dont, en français, « veneur », « venaison », et, en espagnol venablo (épieu) et veneno (poison). Du germanique, enfin, nous avons reçu les idées nuancées de désir et de victoire (voir l’anglais wish et win), mais aussi de ravissement et d’illusion (en allemand Wonne et Wahn).

     L’indo-européen wen-, sans parler du nom même de Vénus qui en dérive, comporte donc très largement des idées d’attraction et de poursuite, lesquelles sont caractéristiques de l’amour, et il fournit aussi les deux notions de montée et de descente, comme par exemple dans la prière et la grâce, notions qui ne manquent pas, non plus, d’intervenir dans la dynamique essentielle de l’Amour, c’est-à-dire, comme on le verra plus loin, en mode majeur.

     L’idée d’attraction que comporte la racine wen-I, se retrouve dans des mots qui en dérivent, tels que l’anglais wish ou l’allemand wünschen, lesquels expriment le souhait, rejoignant ainsi l’idée de prière, qu’affectent trop souvent bien des préoccupations d’ordre profane.

     L’indo-européen wen- apporte également, avec le latin venari, la notion de chasse, où, comme plus haut, se manifestent symboliquement deux directions : la descente, lorsque c’est la Divinité qui jette son filet sur les hommes pour les capturer, et l’ascension lorsque c’est l’homme qui, sur la voie spirituelle, traque Dieu. Ici, comme dans le cas de la prière et de la grâce, on constate la présence de deux intentions de sens opposés qui tendent à se rejoindre. C’est qu’en effet, la Divinité, en notre for intérieur, nous dit que nous ne la rechercherions pas si nous ne l’avions déjà trouvée, et cette recherche n’est rien d’autre que notre réponse à Dieu, lequel ne cesse de frapper à la porte de l’âme humaine.

     Ainsi, l’attraction, dans sa signification la plus complète et la plus véridique, pourrait être définie comme la cause et la connivence de deux mouvements inverses allant à la rencontre l’un de l’autre.

     Il est très intéressant de découvrir, côte à côte, dans cette même racine wen-I, l’idée d’amour et celle de chasse, dont le rapport ne nous apparaît plus toujours, aujourd’hui, dans toute la richesse de correspondances et d’affinités, dont, apparemment, on était jadis conscient. Il existe pourtant un témoignage de cette association de l’amour et de la chasse, même si les protagonistes s’en trouvent être des animaux : il semble que l’image de l’herbivore écrasé sous les griffes du fauve qui le chevauche, soit un symbole reconnu de l’acte sexuel. Or, nos très lointains ancêtres, quant à eux, n’ignoraient pas, comme nous le verrons plus loin, l’idée que certaines violences puissent être mêlées à l’acte d’amour, du moins si l’on en croit les traces que l’on en retrouve dans telles « décorations » symboliques des cavernes préhistoriques, mais aussi, parfois, dans des expressions verbales qui voisinent dans une même racine étymologique.

     Quant il s’agit de l’attraction amoureuse et de ses conséquences naturelles, il n’est pas difficile de la comparer à la chasse qui, telle qu’on la pratiquait jadis, était en général une poursuite, comme elle l’est encore du reste aujourd’hui, mais moins souvent peut-être. Pour parler des pièges, par exemple, s’ils étaient et sont encore utilisés dans la chasse, ils le sont aussi et l’ont toujours été en amour, et d’autant moins subtils, alors, que le « gibier » répugne moins à s’y laisser prendre.

     On retrouve, dans les pièges de l’amour et de la chasse, la « traîtrise » inhérente à certains modes d’action de la féminité, comme pour mieux montrer que l’amour et la chasse appartiennent bien à la même vocation irréductible ; l’idée s’en trouve d’ailleurs exprimée dans l’allemand Wahn, qui est l’illusion, et dans les diverses notions de tromperie qui s’y rapportent. Les mêmes subterfuges sévissent enfin dans la guerre, dont le mot, il est vrai, n’est pas directement cité parmi les significations que nous propose la racine wen-I, mais dont l’idée ressort pourtant dans le vieux haut allemand winnen, avec le sens de lutter. Vénus, du reste, qui incarne le caractère attractif de la racine wen-, n’était-elle pas également une célèbre divinité guerrière ? Or donc, la guerre, étroitement apparentée à la chasse, en utilise naturellement les armes et les méthodes, contre les hommes, certes, et non contre les animaux, mais le symbolisme en reste semblable. Comme l’amour et la chasse, la guerre possède ses pièges, tel par exemple le repli, très féminin, que l’on ménage au centre de la ligne de bataille, pour y attirer l’ennemi entre les ailes de l’armée qui se refermeront alors sur lui, victime de l’attraction tentatrice.

     Il est encore un mot, dérivé de la même racine wen-, et qui se rapporte aussi à l’amour, à la guerre et à la chasse : c’est l’allemand Wonne, qui est délice, transport de joie, extase, délire, ravissement, enivrement. Or qui n’a entendu vanter l’ivresse de l’amour, de la chasse ou de la bataille ? Ici encore transparaissent, sans qu’on les sollicite trop, les deux acceptions essentielles de wen- ; la montée et la descente. Le ravissement, en effet, évoque l’enlèvement et l’élévation, ivresse qui transporte, mais il est aussi dans cette ivresse, parfois, un aspect de lourdeur qui attire dans les abîmes vertigineux.

     Les aspects antithétiques de la racine wen- se retrouvent avec une force marquée dans le latin venenum, qui est un philtre, une potion, un poison. Ce peut être un philtre d’amour comme celui que burent Tristan et Yseult ; ce peut être aussi, approche matérielle et trompeuse de l’immortalité, un onguent pour embaumer les défunts mais ce peut être enfin, simplement, un breuvage de mort.

     Ce venenum désigne même, aussi, selon une expression de Manilius, l’écume de la mer, « venenum pelagi ». Certes, c’est une expression de poète, mais il ne faut peut-être pas la négliger, car si l’écume est vertu séminale d’Ouranos, elle est aussi celle d’Indra qui l’utilise comme une arme de mort pour décapiter Namuci et produire ainsi la vie, selon ce que nous explique A.K. Coomaraswamy dans La Doctrine du Sacrifice (p. 24). Ainsi, une fois de plus, la mort engendre la vie, et nous reviendrons plus loin sur cette question.

     En tant que potion d’origine végétale, le venenum latin possède une double nature, à la fois aérienne et souterraine, se rattachant ainsi au symbolisme complexe de l’Arbre de Vie et de l’Arbre de Mort, tous deux situés sur le même axe vertical qui est l’Arbre du Monde. En somme, on pourrait dire ici que, en contexte spirituel, l’Arbre de Vie nous entraîne vers le haut, et l’Arbre de Mort vers le bas.

     Ce qui est intéressant, également, c’est la coïncidence des deux significations opposées. Le venunum, certes, surtout dans son acception profane, peut être soit un « élixir de vie », soit un breuvage de mort, mais en tant que symbole, et c’est ce qui nous intéresse essentiellement dans le cas présent, le venenum est simultanément l’un et l’autre, car « tout ce qui est “remède” sous un certain aspect est en même temps “poison” sous un aspect contraire », comme l’écrit René Guénon dans son ouvrage sur les Symboles fondamentaux de la Science sacrée (p. 335).

     Nous retrouvons donc, nettement représentée dans ce dernier vocable latin, l’ambivalence latente ou exprimée à travers nombre de significations auxquelles a donné naissance l’indo-européen wen-I. L’attraction, en effet, ne suppose-t-elle pas, comme nous le disions déjà plus haut, l’existence de deux pôles opposés qui, séparés à l’origine, ne cessent de tendre à se rejoindre ? Séparation, éloignement à partir d’un étai d’union et d’harmonie parfaite, vers lequel, ultérieurement, s’effectue un retour progressif qui conduit, à la fin, à la réunion. Descente et remontée, déroulement et enroulement, condensation et dissipation, amour et mort, termes divers dont les significations se complètent en s’opposant, et se renversent même, parfois, selon le point de vue auquel on se place pour les examiner. C’est le rythme binaire de la Manifestation universelle, la respiration cosmique régie par la Grande Déesse, rythme dont la racine wen-I n’exprime qu’un certain nombre de ses innombrables images.


b) Le meurtre du Dragon

     Le rythme binaire de la respiration cosmique se trouve illustré dramatiquement par un double meurtre, celui bien connu où périt le Dragon, et qui revêt un caractère sacré. A l’aube de la Manifestation universelle, il s’agit d’un Sacrifice dans lequel les dieux sont en cause, alors qu’à la fin, le héros est humain et le Sacrifice qu’il offre est la contrepartie du premier. C’est qu’en effet, pour être achevé, le Sacrifice doit comporter deux actes où le Dragon qui, dans le premier cas, représente l’Obstacle à la Manifestation, ou descente cosmique, assume, dans le second cas, l’aspect d’un obstacle à la volonté de purification et de Délivrance du héros. Il s’agit donc d’abord d’une « descente » qui engendre le Monde, puis d’une « remontée » au Ciel. C’est le Sacrifice traditionnel auquel consent la Divinité en s’incarnant dans les humains, puis celui qu’en retour doivent réaliser les humains en se divinisant. Descente et remontée, on reconnaît là les deux mouvements caractéristiques de l’attraction vénusienne.

     Nous retrouvons ici, clairement sacralisée, la violence mortifère que nous évoquions plus haut à propos de la chasse et de la guerre, et nous allons voir l’amour se mêler encore à cette violence, et de façon assez curieuse. Nous voici donc, une fois de plus, confrontés au rapprochement réputé antinomique de l’amour et de la mort. Mais ce qui est intéressent, dans le cas présent, c’est que nous allons voir se superposer l’acte d’amour et l’acte de mort, qui se révèlent, en fin de compte, comme symboliquement identiques.

     Dans les considérations qui vont suivre, nous nous référerons essentiellement, en nous contentant de désigner les pages, à diverses observations d’Ananda K. Coomaraswamy dans son remarquable et très riche ouvrage, La Doctrine du Sacrifice, dont Gérard Leconte nous donne une précieuse traduction qu’accompagne une introduction substantielle.

     L’histoire commence par la trahison que commet le dieu Indra. Jadis pourtant, « Indra et Namuci, le Titan et le Magicien dont l’identité avec Vritra est évidente, avaient été de joyeux compères, c’est-à-dire qu’ante principium ils buvaient ensemble de la liqueur appelée surâ. Un pacte est conclu, selon lequel Indra ne tuera Namuci « avec rien de sec ni d’humide, ni de jour ni de nuit », donc apparemment en aucun cas (…). Indra cependant découvre le moyen de tuer Namuci, échappant aux conditions de l’accord par un subterfuge » (p. 25) : et notamment, selon le Rig-Veda, il « arracha la tête de Namuci en la tordant » (p. 26).

     Le Dragon, ici, représente la Divinité rétentrice, laquelle apparaît sous divers noms, tels, par exemple, que Namuci ou Vritra, et c’est à ce Dragon qu’il s’agit de ravir les eaux et toutes les richesses qu’il accapare et qui sont indispensables pour créer et nourrir le Monde. D’où la nécessité d’un Tueur de Dragon. Or, nous dit Coomaraswamy, dans Hindouisme et Bouddhisme (p. 19), « en réalité, le Tueur et le Dragon, le sacrificateur et la victime sont Un en esprit derrière la scène, où il n’y a pas de contraires irréductibles, tandis qu’ils sont ennemis mortels sur le théâtre où se déploie la guerre perpétuelle des Dieux et des Titans ».

      Quant aux modalités selon lesquelles s’accomplit le meurtre, elles varient, mais peuvent être cumulées. D’après les récits, la victime est souvent décapitée, ou parfois aussi démembrée, pourfendue, émasculée, transpercée… C’est comme une surenchère de violence et de cruauté, un acharnement, une soif ardente qui serait inassouvissable. Cependant il s’avère, en fait, que la victime n’est pas tuée vraiment. Comme le précise Coomaraswamy, « il ressort de la plupart des textes que le Dragon n’est pas mis à mort, mais grièvement blessé et rendu impotent » (p. 38, note 28). La confusion semble due parfois à une traduction maladroite : ainsi, par exemple, le sanscrit han, rendu par le verbe « tuer », comme le fait Caland, signifie plutôt « frapper » ou « blesser ». Ajoutons, quant à nous, que le français « tuer » dérive du latin tueri qui a, dans l’ensemble, le sens de « protéger », mais aussi celui plus particulier d’« éteindre ». En latin médiéval, on disait « tutare candelam », c’est-à-dire « tuer la chandelle ». Enfin, en vieux français, le verbe « tuer » signifiait d’abord « frapper », et aujourd’hui, il prend souvent le sens de « lasser, épuiser, exténuer ».

     Coomaraswamy cite encore un autre exemple : « (dans la version de Keith), dit-il, c’est après qu’Indra a « tué » Vritra que Vritra enroule autour de lui ses seize anneaux, et nous devons comprendre que c’est après qu’Indra a « frappé » Vritra que la chose a lieu » (p. 114, note 26). Mais ce geste enveloppant de Vritra, après qu’il ait été « tué » ou « frappé », n’aurait-il pas quelque chose de voluptueux ? Nous sommes ici à l’origine de la création, et nous n’avons pas oublié que, dans les mêmes circonstances, le Très Mystérieux, lui aussi, selon la Kabbale, « frappe » son Vide qui répond en résonnant avant de donner naissance au Monde. De plus, Coomaraswamy explique fort clairement la chose. « D’une certaine manière, dit-il, le Dragon est toujours féminin par rapport au héros solaire, et peut être “tué” en plus d’un sens ». Par ailleurs, la racine shnath, « “percer”, en général Vritra ou Shushna », peut revêtir aussi un sens sexuel, par exemple quand il s’agit d’Urvashî (p. 119, note 39). Or Urvashî est une Apsara, c’est-à-dire une des nombreuses entités féminines du Ciel hindou, lesquelles sont des courtisanes célestes, bien qu’elles soient aussi tout autre chose car leur nom, Apsara, désigne étymologiquement « l’essence des eaux ». Le symbolisme de l’Eau est vaste et captivant, mais il nous faut rester ici dans les limites de notre problème.

     Parmi les trésors que retient Vritra, les eaux vivifiantes ne sont pas des moindres, mais quand Indra le « frappe » de sa force virile (vîryêna), Vritra libère, avec la Lumière, les Eaux précieuses dont l’apport est indispensable à la création et à la subsistance du Monde (p. 44-45, 112). On voit qu’ici aussi intervient le signal du « Fiat Lux », et dans les mêmes circonstances, car toutes les traditions authentiques se rejoignent au sommet.

     Coomaraswamy, cependant, nous ramène au vif de notre sujet. « L’Amour et la Mort, nous dit-il, sont une même personne. Il y a d’inséparables connections entre l’initiation, le mariage, la mort et l’assimilation digestive » (p. 195, note 12). « L’Indra solaire avale le Vritra lunaire “la nuit de leur cohabitation” (…) : Vritra doit par conséquent être envisagé comme femme d’Indra (…) et c’est en femme qu’elle connaît son Seigneur (…). Dans le langage érotique, être “tué” ou être in gloria, sont une seule et même chose (…). Et nous voyons aussi que le mariage est une assimilation de principes opposés, et qu’être assimilé, c’est mourir » (p. 196, note 13). On comprend alors toute l’importance du meurtre du Dragon lorsqu’on découvre qu’il symbolise à merveille l’acte de création. C’est « indubitablement la signification la plus profonde du Sacrifice Mors janua vitae » (p. 120, note).

     Il y a dans tous ces mythes quelque chose de déconcertant. On y parle beaucoup de « tuer », et nous avons vu ce que l’on peut en penser, mais en même temps, et nous l’avons fait observer, le Dragon n’est pas véritablement mis à mort. En fait, semble-t-il, ce n’est qu’une part de la victime qui est sacrifiée, bien que cette part, cependant, soit assez substantielle, dans des conditions naturelles, pour entraîner la mort. Or nous sommes dans le monde du symbolisme, et les mythes, qui n’ont aucune raison de se plier aux modes terrestres, se contentent de suivre leur logique propre.

     Quelles que soient les richesses dont nous ayons connaissance, elles nous arrivent d’en Haut. « Toutes choses, les Anges, les sciences, la gloire, la nourriture et la beauté proviennent de Vritra, qui gît privé de son contenu tel un sac vide, “rétréci et vidé” » (p. 38). « Vritra est dépossédé de son contenu, et il est comparé à une outre vide » (p. 114). Cependant, ces déclarations reçoivent un correctif. Ce dont Vritra est vidé, c’est seulement de « l’ensemble de ce qu’il connaît, l’ensemble de ce qu’il peut offrir », selon les mots de Maître Eckhart, c’est-à-dire, précise Coomaraswamy, « ce qui est évidemment son aspect fini et visible, sa “face”, car seul un “quart” de son être est “en devenir” (…), “les trois quarts demeurent cachés” » (p. 38, note 27). En effet, « ce qu’Indra obtient de Vritra est “ce par quoi lui, Vritra, est ces mondes” » (p. 112), donc le manifestable. Ces diverses remarques clarifient les propos suivants « lors du Déversement primordial (…), “Tout Ceci”, qui avait été dans “Cet Un”, fut répandu ou expiré » (p. 128 et note 57).

     Il n’est pas difficile de reconnaître, dans ce riche texte de Coomaraswamy et dans les citations qu’il nous propose de différents textes traditionnels hindous, l’exposé « dramatisé » du passage du Manifestable à la Manifestation universelle. C’est un sujet, évidemment capital, sur lequel il revient sans cesse, et il nous en donne un aperçu, à la fois plus dépouillé et plus explicite que les fantastiques mythes hindous, dans quelques phrases de son article sur « l’Exemplarisme védique », paru dans la revue Études Traditionnelles en 1976. Il cite d’abord Tauler (The Following of Christ, § 154) : « l’Etre de Dieu est réparti également dans toutes les créatures, seulement chacun le reçoit selon sa réceptivité ». Et il ajoute, deux pages plus loin, à cette réflexion de Tauler, un appoint personnel. « Cet Esprit, écrit-il, ce Souffle ou ce Vent (âtman, prâna, vâta, ou vayu) (…) est le seul bien qui puisse être partagé et ainsi apparemment divisé : c’est l’Etre parmi les êtres, le souffle vital dans les êtres qui respirent » (p. 67).

     Nous avons essayé, plus haut, de rendre clair ce dont Vritra va être « amputé », et c’est, en réalité, de sa part manifestable. Or il est encore quelque chose à observer : la future victime paraît avoir la prémonition du sort qui va être le sien. C’est ainsi que Vritra demande à Indra de ne pas le faire mourir, et lui propose même la solution qu’adoptera du reste Indra : « Ne lance pas ton foudre sur moi, lui dit-il, coupe-moi seulement en deux » (p. 115). Les choses, semble-t-il, se passent en parfaite connivence, comme si chacun des deux protagonistes avait son rôle à jouer, et se trouvait tacitement d’accord.

     Le symbolisme de la dissociation originelle se répète dans toutes les traditions, à part quelques détails. « Dans le mythe védique de la création, la Personne (purusha) primordiale est divisée » pour fournir le Ciel et la Terre. « On a souvent, et à juste raison, comparé cette subdivision de l’Homme primordial à celle du géant Ymir » dans les récits nordiques. « De même, dans le mythe babylonien, Marduk coupe en deux Tiâmat, et façonne le Ciel avec sa partie supérieure » (p. 106).

     Cependant, en ce qui concerne Vritra, s’il a désiré être « coupé en deux », ce n’est certainement pas par souci d’équilibre mathématique, mais simplement pour désigner deux parties, et comme nous l’avons vu, sa partie « en devenir » et « visible » ne représente que le quart de son être, dont les trois quarts restent donc invisibles, et en fait non manifestés, proportions du reste tout à fait traditionnelles.

     Au gré de tous ces récits mythiques, nous relevons une chose tout à fait remarquable. En effet, « si Indra pourfend Vritra (…), cela revient à dire, en d’autres termes et du point de vue de la Personne (purusha), qu’il “se pourfend lui-même” (…), séparant ainsi les principes masculin et féminin qui n’avaient fait qu’un dans son unité androgynale » (p. 108). C’est qu’il ne faut pas oublier qu’à ce stade, in divinis, nous sommes encore dans un contexte de non-dualité, ce qui rend compréhensible cette fusion d’Indra avec Vritra, laquelle pouvait être envisagée comme « une représentation de l’Identité Suprême de deux principes complémentaires, divin et titanique, qui ne peuvent être caractérisés que comme “bien et mal” » dans notre monde où règne la notion de dualité, sinon même de dualisme (p. 238, note 86).

     A la faveur de ce climat identitaire, il nous est alors aussi plus facile d’admettre que, dans la Mort sacrificielle où l’Un donne cours au multiple, « le démembrement est une fin désirée par la victime elle-même ; c’est la libération des principes emprisonnés, de “Tout Ceci” (l’Univers) jadis contenu dans “Cet Un” » qui expire et déverse à sa « mort » tout l’ensemble de cet Univers (p. 111), et qui se trouve alors lui-même délivré de cette pesanteur, partie manifestable il n’y avait encore qu’un « instant ».

     Telles sont les circonstances essentielles de la première phase du Sacrifice, que l’on peut considérer comme un drame divin, et qui sont, en plus d’un cas, comme la préfiguration de la seconde phase du Sacrifice, laquelle incombe aux humains.

     Ainsi Vritra, qui, comme on l’a vu, n’a pas été réellement mis à mort, survit « dans l’appétit qui est en nous (…), ou dans l’“âme sensible” (esthétique), que si souvent Rûmi appelle avec justesse le “Dragon”, avec lequel tout homme brave doit lutter dans son propre combat » (p. 115). Cet appétit est insatiable et avide de « tout ce que l’on peut désirer, tout ce qui nourrit notre existence, tout ce qui alimente les feux vitaux ; ce sont les nourritures de l’œil, du mental et ainsi de suite. Le feu de Vritra est la source de notre voluptas quand nous ne cherchons dans les œuvres d’art rien d’autre qu’une expérience “esthétique”, et de notre turpis curiositas quand nous avons “soif de connaissance” pour la seule connaissance » (p. 211212), c’est-à-dire, ici, une connaissance égoïste, d’ordre individuel et profane. Du reste, « la transmigration (samsâra) n’est rien d’autre que notre désir (…), car “On devient ce à quoi l’on pense” » (p. 212).

      Or ce sont justement « l’âme appétitive, le mental avide » qu’il faut sacrifier (p. 213). En fait, c’est le soi mortel, individuel, que le sacrifiant doit immoler (p. 115). En effet, « celui qui a tué son Vritra – qui a dominé son moi » obtient la Délivrance. Ainsi, lorsque nous sommes véritablement libérés, « les actes ne sont plus “nôtres” », et « c’est seulement en ce sens (…) que la chaîne causale du destin (…) peut être rompue », et cela, tout simplement « parce que “nous” n’en faisons plus partie » (p. 225).

c) Blessure et Féminité

     Il existe une seconde racine wen-, germanique celle-ci, dont Grandsaignes d’Hauterive fait aussi mention. Wen-II comporte l’idée de blessure, que l’on retrouve dans ses dérivés anglais, wound, et allemand, Wunde. A première vue, cela pourrait peut-être sembler s’éloigner des douceurs attendues de l’amour que désigne la racine wen-I. Mais en fait, la blessure est en rapport évident avec la chasse et la guerre, et Vénus ne dédaignait pas, avec Adonis, de poursuivre le gibier dans les forêts du Liban, de même qu’elle n’était pas sans affinité avec les armes, ne fut-ce que par ses relations avec Mars. Enfin, l’on compare souvent l’amour à une blessure, même si, dans bien des cas, ce n’est guère plus qu’un procédé littéraire.

     L’anglais wound, blessure, dériverait, selon Grandsaignes d’Hauterive, de la racine wen-II. Or d’après l’Oxford Dictionary, wound serait « peut-être » apparenté au mot win que Grandsaignes, quant à lui, rattache, nous l’avons vu, à la racine wen-I. Du reste, l’Oxford Dictionary signale aussi win comme apparenté au latin Venus. Cela ne confirme-t-il pas, finalement, que les deux racines, l’indo-européenne et la germanique, appartiennent bien, à travers le temps, à la même famille linguistique ?

     L’anglais win, en tant qu’il apporte sa part des valeurs vénusiennes de la racine wen-I, nous donne des significations intéressantes. Par exemple, il vient confirmer, parmi des qualités spécifiquement féminines, et justement célébrées en Vénus, une combativité bien plus rarement signalée. Win, en fait, d’une façon générale, c’est s’assurer la possession de quelque chose par la lutte, la guerre, le jeu, ou un effort quelconque : c’est donc gagner, mais c’est aussi vaincre. Remarquons, en passant, que l’anglais game qui désigne le jeu, désigne aussi le gibier : or il ne s’agit bien que d’un seul et même mot remontant au vieil anglais gamen. On pourrait noter aussi que game-keeper, c’est un garde-chasse. En vérité, win, c’est tout simplement gagner la guerre, l’emporter dans une bataille, se distinguer dans une rixe ou à la chasse, s’imposer dans quelque compétition que ce soit, vaincre donc, mais aussi convaincre, persuader. C’est « exercer un attrait grandissant » qui emporte finalement l’adhésion. C’est, bien entendu, séduire. Le dictionnaire explique l’adjectif winning, dans ce sens, par les mots charming et attractive. Dans charming, nous retrouvons la signification du latin venustas, charmant, signification à laquelle se mêle toujours plus ou moins celle de charme magique dont se pare le philtre (venenum). Quant à attractive (séduisant), il participe du même mystère. L’attraction, c’est l’attrait et le charme, en même temps que cette force obscure, toujours énigmatique, de l’aimant et de la gravitation, force qui traverse peu ou prou toutes les significations de la racine wen-I. C’est l’attraction universelle de l’Amour, « l’Amor que muove il Sole e l’altre Stelle », disait Dante, comme aussi la séduction, la fascination, l’attirance d’un sexe pour le sexe adverse, magnétisme mystérieux et même secret.

     On voit que l’anglais win possède bon nombre des valeurs découvertes dans la famille dont les éléments se trouvent énumérés dans la racine indo-européenne wen-.

     Pour en revenir à la blessure, dont l’anglais wound est avec hésitation rapproché de win, dans l’Oxford Dictionary, hésitation, en somme, entre wen-II et wen-I, cette blessure n’est, finalement, que le résultat vraisemblable de toute combativité plus ou moins acharnée. Ce n’est sans doute pas sans raison, non plus, que l’on a quelquefois comparé cette blessure à l’ouverture du sexe féminin. La blessure absorbe la pointe de l’arme de mort et rend le sang, porteur de vie. La vulve « avale la virilité et rejette la vie », lit-on dans le Dictionnaire des Symboles. Pareillement, c’est le glaive de Mithra qui répand le sang du Taureau primordial, et c’est de ce sang que proviennent les créatures animales et végétales. Certes, c’est d’un sacrifice cosmique qu’il s’agit ici, mais il est précisément possible de l’interpréter symboliquement comme « accouplement » qui aurait donné naissance à la vie sur terre. Il est, par ailleurs utile, pour l’interprétation de certaines illustrations, de savoir que la vulve est symboliquement identique à la gueule et donc aussi à la bouche. Blessure, vulve et gueule s’identifient dans de nombreuses représentations du « meurtre » du Dragon : c’est par sa gueule, en effet, que le pénètre le plus souvent la lance du héros.

     La blessure, qui intervient dans la chasse, intervient aussi dans la guerre, et l’on en parle souvent de même à propos de l’amour. Il y aurait sans doute plus d’un sens à découvrir dans l’association de Mars et de Vénus : guerre des sexes, bien sûr, mais également, d’une certaine manière, assimilation des deux arts, guerre et amour, où chaque partenaire donne et reçoit. Échange semblable d’ouvertures et de percées, qu’il s’agisse de combat singulier, de stratégie militaire, de manœuvres amoureuses, ou d’acte sexuel.

     La guerre est traditionnellement considérée comme porteuse de paix. Si vis pacem, para bellum, disaient les Romains, peuple guerrier et paysan. Pacifier une région s’est toujours fait en y portant la guerre. Pacifier est synonyme de guerroyer. Mais l’amour ne pacifie-t-il pas aussi à sa façon ?

     Il n’y a du reste rien de surprenant à ce qu’amour et guerre se superposent avec tant d’aisance, puisqu’ils sont, l’un et l’autre, la même prérogative d’Aphrodite. En effet, déesse de l’amour et des relations sexuelles, on lui vouait à Chypre, Cythère, Corinthe, mais également en Sicile, un culte spécial, celui de la fertilité, qui s’exprimait notamment, comme jadis à Babylone, par la prostitution sacrée. Mais la déesse de l’amour était également vénérée comme une très puissante guerrière : à Thèbes, à Sparte, à Smyrne, on la représentait armée, et même à Chypre, sa statue tenait une lance, alors qu’en Argos, on en faisait la « pourvoyeuse de la victoire ». Si, en tant que « déesse de l’éternel miracle de l’amour », on tient à voir en elle la seule qui ait « pouvoir d’assurer la paix du monde » (Britannica Instant Research Report, n° 776), il nous semble qu’elle assure cette paix, avec au moins autant de certitude, en tant que guerrière et puissante protectrice de diverses cités.

     Le mot « paix » dérive de l’indo-européen pak-, que Grandsaignes d’Hauterive jumelle avec l’indo-européen pag-, deux racines qui apportent le sens de « fixer », la première moralement, et la seconde matériellement. Pag-, c’est la compacité, l’assemblage, le resserrement : ce qui, au sens figuré, pourrait évoquer l’union de deux êtres humains. Cependant, pag- a transmis, en ancien grec, le sens de « ficher, enfoncer », et c’est également un pieu dans le vieux français pel qui a aussi le sens de « lance ». Toujours en vieux français, paleter, c’est combattre à la lance. Puis, à l’idée de pieu s’est évidemment ajoutée celle d’empaler.

     Parmi d’autres dérivés de pag-, on rencontre de nouvelles significations agressives, telles que l’anglais fang qui désigne un croc, arme redoutable du chien comme du loup, ou aussi l’allemand Fang qui indique la capture. Étymologiquement, donc, la paix se trouve indissociablement associée aux idées d’enfoncer, d’assembler étroitement, de saisir et de capturer. Or à la chasse comme à la guerre, on enfonce effectivement l’épieu ou la lance dans le corps de l’animal ou de l’adversaire, mais il arrive parfois qu’on se contente de le capturer : cette capture, dans l’antiquité, équivalait à une sorte d’« association », car les bêtes prises participaient aux travaux de leur maître dans les fermes, ou à ses « distractions » dans les cirques, et il en allait exactement de même des prisonniers de guerre car ils devenaient esclaves. 

     Quant à la racine pak-, d’où dérive le mot « paix », c’est avant tout la convention établie, le pacte, gage de paix ou d’apaisement. Comme le disait un linguiste à la radio, cela a le sens d’un arrangement légal après un litige. Dans la pacification romaine, par exemple, il faut que le rebelle se repente et se soumette volontairement : alors, d’ennemi qu’il était, il ressuscite en tant qu’ami, car son « mal » seul a été « tué ». Sans ces conditions, le latin pax prend son sens sinistre qui se rapporte au sanscrit pasa, de la même famille linguistique, lequel désigne le « lien » de la Mort. Pareillement, dans le domaine du sacré, « le meurtrier rituel est un shamitri, celui qui donne la paix ». En effet, la paix est en sanscrit shânti, qui vient « de la racine sham, “se reposer” ». C’est que tout cela « s’applique également à la guerre sainte de l’Esprit contre l’âme charnelle », de même qu’à la « guerre des sexes » qui n’en est « qu’un cas particulier » (A.K. Coomaraswamy : La Doctrine du Sacrifice, pages 231-233).

     Il est consternant de constater qu’au mépris de toute tradition et de toute expérience journalière, par hypocrisie ou par sottise, plus personne ne semble aujourd’hui reconnaître que c’est par la Guerre que l’on obtient la Paix ; et pas seulement en s’y préparant, comme le recommande, paraît-il, le dicton latin, mais en la pratiquant. D’ailleurs, parare bellum, ce n’est peut-être pas simplement « se préparer » à la guerre, c’est aussi la « décider », l’obtenir comme on « acquiert » des richesses (parare divitias). Le Christ lui-même a précisé qu’il n’apportait pas avec lui la Paix, mais le Glaive, ce qui laisse entendre clairement que c’est par l’exercice du second que l’on conquiert la première. Et même, on pourrait comprendre qu’il n’y a pas là deux choses consécutives, mais qu’elles sont simultanées. Pendant que Skanda guerroie pour protéger son frère Ganêsha, celui-ci est plongé dans la contemplation au sein de la Grande Paix. Dans le vrai combat japonais au sabre, l’initié, s’étant retiré dans son for intérieur, dans cette Grande Paix, combat extérieurement avec la plus dangereuse efficacité.

     On voit que la racine germanique wen-, dans son acception de « blessure », n’est pas sans rapport avec l’indo-européen wen-, et qu’elle s’y lie même assez étroitement dans certaines de ses significations. Cependant, que dire de ses autres acceptions de « tumeur » ou de « loupe » ?

     L’anglais wen possède les sens de goitre, de tumeur bénigne, de loupe, de surpeuplement. Or si nous avons rencontré précédemment plus d’un rapport entre la blessure (wen-II) et l’amour (0), il ne semble pas, à première vue, que l’on puisse, ici, opérer quelque rapprochement entre l’amour (wen-I) et le domaine des tumeurs (wen-II). L’Oxford Dictionary nous dit bien que le mot anglais wen est « probablement » apparenté au gothique winnan (souffrir). Evidemment, dira-t-on, il arrive souvent que l’amour soit souffrance. Mais par ailleurs, si une tumeur, même bénigne, peut n’être pas exempte de quelque douleur, en quoi, plus précisément, pourrait-elle bien, mise à part une sorte d’humour dépréciateur, évoquer l’amour? On ne voit pas immédiatement, non plus, ce qui serait de nature à rapprocher de la racine wen-I, le surpeuplement d’une ville comme Londres, appelée pour cette raison « the great wen ». Sans doute y a-t-il attraction du sang dans une tumeur, qui est en état de congestion. Et là se cache peut-être la solution de la parenté mystérieuse entre cette tumeur déplaisante et le tout aimable amour.

     Le mot « tumeur » dérive d’une racine indo-européenne teu-, dont le sens général est « gonfler » et de laquelle dérivent aussi les termes de « tumescence » et d’« intumescence ». Or cette intumescence consiste dans le gonflement des chairs ou d’un organe, gonflement dû à une rétention de sang veineux. Et c’est le phénomène qui se produit en prélude à l’acte d’amour dans les organes intéressés. Car toutes les intumescences ne sont heureusement pas malignes, et il est du reste des intumescences tout à fait naturelles, et même fonctionnelles.

     On voit ainsi que les significations de la racine wen-II, en dépit de certains exemples déplaisants du fait de leur acception quelque peu morbide, voisinent de bien plus près qu’on ne l’aurait cru, avec celles de la racine wen-I. Qu’il s’agisse de l’intumescence dont nous venons de parler, ou des blessures de toutes sortes qu’occasionnent tant de luttes si diverses, pour obtenir la paix, la satisfaction ou l’apaisement qu’apporte la victoire, il intervient toujours en tout cela un combat de la mort et de la vie qui n’est pourtant pas sans complicité, il faut y insister. Cette Mort et cette Vie, dont il était déjà question dans la racine wen-I, nous rappellent à leur manière les images de la vulve et du glaive apparues plus haut dans le contexte de la Blessure et de la Féminité. Or, de cette Mort et de cette Vie, les significations se devinent bien mystérieuses, sinon même, peut-être, insondables, quand il s’agit de l’Amour.

*
*    *

     Nous ne prolongerons pas, ici, ces considérations qui prennent appui sur deux racines étymologiques où nous avons rencontré, autour du nom même de Vénus, des significations confirmant ou révélant bien des aspects de cette déesse de la guerre et de l’amour, voire de certaines aberrations. En revanche, nous citerons deux témoignages, raccourcis saisissants dont les traces, dans les grottes préhistoriques, proviennent d’époques séparées au moins par plus de dix millénaires de civilisations successives. C’est dire que certains aspects morbides ici envisagés ont préoccupé nos ancêtres avec une belle persévérance au cours des temps, bien que nous en ignorions la cause. 

     En effet, rien ne vient éclairer, dans ces souvenirs, les raisons d’un choix aussi barbare dans la symbolisation de ce qu’il nous faut bien reconnaître comme la transposition d’un acte d’Amour dans une union charnelle, qu’il s’agisse d’animaux ou d’êtres humains. En l’absence de toute explication convaincante, seule demeure, ironique et peut-être inquiétante, l’interrogation que suscitent ces témoignages cruels dont l’obsession de brutalité ressort encore aujourd’hui dans certains comportements aberrants de nos contemporains. S’agirait-il de souvenirs héréditaires et confus de rapts et de viols ancestraux, lesquels ne manquent pas de se reproduire à l’époque actuelle même, en Europe et ailleurs ? Et d’où viendraient, du reste, ces indices d’une sauvagerie monstrueuse ?

     Mais laissons la « parole » au monde pariétal de nos grottes préhistoriques.

     Ainsi Régis Boyer, dans La Grande Déesse du Nord (p. 127), évoque une « gravure rupestre de l’âge du bronze où est représentée une truie vers le sexe de laquelle est pointé un poignard », et il y voit une association de la fécondité à des valeurs telles que le combat, voire la possession puisque « le poignard est un substitut phallique bien connu ».

     Certes, mais pourquoi faudrait-il qu’un substitut phallique fût blessant ou mortel ?

     On a beau remonter même jusqu’à la haute préhistoire, on n’y rencontre que la culture paléolithique, avec les énigmes de son art pariétal et de son sanctuaire. « C’est peut-être quant à ce dernier que se manifeste de la façon la plus émouvante l’homme préhistorique », ainsi que le remarque G. Huon, commentant un ouvrage d’art (Cahiers internationaux du symbolisme, n° 12, page 106). « Dans les sanctuaires du fond, conclut le commentateur, aux cavernes “féminines” dont les étroitures, les passages ovales, les fentes et les alvéoles sont recouverts de rouge, l’amour et la mort tendent à s’identifier. L’homme peut y être sagaie et la femme blessure, abîmés dans l’antre nocturne de la fécondité »

(À suivre)


NOTE

* 

Article publié par la revue française VERS LA TRADITION dans son Nº 102 : Décembre 2005 - Janvier - Février 2006.


Home Page